LE VERS LIBRE AU CANADA:
NOTES A PROPOS D'UN PROBLÈME DE
DATATION
Ivor A. Arnold
Il est normal en matière d'histoire littéraire de croire que les maîtres d'un genre seraient les écrivains les plus aptes à l'innovation et pour le fond et pour la forme de leurs oeuvres. Et si en poésie québécoise on compte H. de Saint-Denys-Garneau et Alain Grandbois parmi ceux qui auraient élevé l'expression poétique à un plus haut degré de précision et de beauté à un moment donné, on tend à les considérer également comme innovateurs en ce qui concerne la technique du vers, et surtout du vers dit libre.
Mais donné que Regards et jeux dans l'espace n'a paru dans sa totalité qu'en 1937, et que Les Iles de la nuit attendent l'année 1944 pour une publication chez nous, il a semblé valable de se demander si en fait le vers libre n'était déjà bel et bien accepté et acceptable au Québec au sein d'un public littéraire avant ces dates, à une époque où néanmoins la norme prosodique restait, il est vrai (et surtout pour les critiques québécois), le vers régulier traditionnel.
Evidemment, une telle proposition doit faire face à la diversité de formes de vers non-réguliers, et il faut distinguer tout de suite entre "vers libérés," "poème en prose" d'un côté, et de l'autre, le verslibrisme tel que l'on le conçoit dans la poésie moderne québécoise. Et notons qu'au début de ce mouvement de la "libération" de la prosodie, il y a souvent hésitation dans un même recueil entre vers libres tels quels et des proses qui seraient surtout "poétiques" par le fond et l'approche (cette hésitation étant dignement préfigurée dans les oeuvres de poètes français tels Laforgue, Baudelaire, Lautréamont, de Nerval, pour ne mentionner que les Français les plus connus).1
Pour une précision des termes nous avons eu recours nécessairement à l'historique de la poésie de la France, qui a toujours été l'on le sait, en avance des développements canadiens-français.
On parle de vers "libérés" d'abord dans les Innovations de Verlaine (qui n'admettait pas le vers libre), et, dans un sens, de Rimbaud2 (celles strophiques car c'est peut-être ce dernier qui, le premier, a savamment "mélangé" les vers et les proses poétiques). Le vers libéré est un vers essentiellement régulier mais qui permet, selon W. T. Elwert:
a) une compte de syllabes plus mobiles grâce à la variabilité de l'apocope;
b) la violation des règles de l'hiatus
c) la mobilité ou la suppression de la césure
d) l'enjambement
e) de nouveaux vers, p. ex.. impairs
f) la libération de la quantité de la rime et la libération de l'alternance
g) la possibilité de remplacer la rime par l'assonance3
Bref, c'était un modeste refus des lois séculaires de la prosodie classique, la norme jusqu'à l'ère du romantisme. Mais, consciemment ou non, savamment ou par inexpérience, cette liberté du vers est déjà en place au Canada français grâce à l'influence énorme de la prosodie romantique française considérée chez nous presque comme un "classicisme" depuis L.-H. Fréchette.
L'on sait aussi que, lors des "batailles"4 autour du "Symbolisme" qui jaillissent à Paris vers 1885, il y a en France plusieurs qui réclament le mérite d'avoir "Inventé" le vers libre, proprement dit. Ce qui est clair pour nos définitions c'est qu'il ne s'agit pas de la poésie en prose qui, tout comme le vers libéré, a nettement devancé le verslibrisme. Justement on refuse les prétensions de Maria Krysinska qui, encouragée par Charles Cros, publie en 1882 des poèmes en strophes non-rimées: ce ne sont (à une exception possible) que des poèmes en prose qu'elle a simplement redisposés sur la page sans changement aucun.5 C'est à G. Kahn et à C. Moreas de disputer sérieusement la couronne: Kahn qui a voulu abolir la numération syllabique" et "exprimer la chanson qui est en soi" en se fiant aux "mesures rythmiques"6; Moréas qui "revendiquait l'invention du vers libre par le talent"7 (talent qu'il a d'ailleurs exagéré).
Dans cette historique, ce qui nous intéresse beaucoup à nous autres Canadiens, à cheval pour ainsi dire sur deux continents (puisque l'influence en France d'un Walt Whitman,8 comme Poë, très apprécié par des poètes symbolistes, n'est pas à déconsidérer) c'est la contribution importante du franco-américain Viélé-Griffin qui publie d'abord en 1887 Cygnes, dont la forme présente une poésie libérée, mais surtout Joies (1888) dont la Préface annonce:
"Le vers est libre! ... Désormais comme toujours mais consciemment libre cette fois, le Poète obéira au rythme personnel auquel il doit d'être. . ."9
Il s'agit maintenant de la nouvelle prosodie symbolique où "un vers peut avoir autant de syllabes qu'il sera nécessaire pour exprimer le mouvement de la pensée. Il sera orchestré, long si l'émotion est intense, bref si l'émotion est rapide . . ."10, c'est un vers "affranchi de la double tyrannie ( ... ) du nombre fixe des pieds, celle de la rime. . ."11 (notons ici que la rime n'est pas bannie, elle devient facultative, et si l'on s'en sert, la rime cesse désormais d'être "sonnante"12, et, de nécessité, et à plus forte raison, c'est une forme strophique libérée de la forme fixe.
A cet instant d'évolution (1888) le vers libre n'est donc pas qu'une simple prose émotive, imagée, d'une part, ni, de l'autre, une prosodie classique tant soit peut libérée des contraintes autrefois mandatoires. C'est dorénavant un discours musical et cadencé ('orchestré'13a), c'est-à-dire disposé volontairement en strophes selon une mesure "qui convient à l'intensité de sensation et d'expression" 13b du subet selon l'inspiration du sentiment poétique individuel.
Il faut souligner que cette modernité n'arrive au Canada français qu'en plein vingtième siècle et cela dans une littérature qui a déjà connu Paul Claudel, ce qui complique les choses. Aux possibilités de liberté poétique envisagées à la fin du dix-neuvième siècle français s'ajoute pour les acolytes de la modernité au Canada l'expérience stylistique du verset claudélien, de ce poète symboliste énormément respecté chez nous pour être grand catholique. Alors, par son intermédiaire l'influence du style biblique est aussi venue contribuer à l'abandon de la métrique traditionnel de façon à créer une malheureuse confusion esthétique entre le vers symbolique libre que nous avons déjà discuté, -- vers pour ainsi dire "laîques" -- et celui claudélien, plus acceptable pour les poètes de tendance dévote parce que quasi-sacré de ton.14
La difficulté donc de fixer le moment où la métrique traditionnelle québécoise cède la place au verslibrisme en tant que norme poétique pour certains (pas pour tous), est compliquée d'abord par cette hésitation au Canada entre deux styles plus ou moins séparables, mais où le verset claudélien jouit d'un plus grand prestige auprès des fidèles, et ensuite par cette autre hésitation déjà connue par les symbolistes européens à la fin du dix-neuvième siècle entre les divers "maîtres" de styles que seraient Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Kahn et/ou Moréas. Ajoutons en outre les indécisions naturelles à une littérature qui a eu rarement un 'chef de file' autochtone.
En quête d'une précision plus sûre, nous avons eu recours aux textes et il a fallu examiner l'oeuvre de plusieurs écrivains qui ont ressenti cette confusion et qui peut-être en souffraient sans le savoir. Quels sont-ils?
Il y a d'abord dans l'Ecrin (Trois-Rivières, 1934) de Jeanne l'Archévêque-Duguay des récitatifs pieux ou historiques qui demeurent entre les deux selles de la poésie en prose et des vers libres en strophe. Il n'y a pas de rime, le texte est disposé en forme irrégulière de vers (présence du majuscule au début de chaque membre de phrase, donc on entend une présentation strophique) et il y a vers-librisme si l'on accepte avec Kahn que "le vers peut avoir autant de syllabes qu'il est nécessaire pour exprimer le mouvement de la pensée."15 Si chez L'Archévêque-Duguay l'oeuvre en général est insuffisante en tant que poésie, c'est parce qu'elle n'a pas le don de la musique, l'instinct de l'orchestration; pourtant par exception:
Seule, sur cette nouvelle colline sainte, la Croix demeure.
Cartier et ses marins, vers d'autres cieux, portent leur exploits;
Hérauts du Christ et de la France, ils posent leurs jalons,
Forteresses de la Foi et de la Patrie
Seule, la Croix de pin blanc veille et prie sur cette terre neuve.
Dans la bruine des matins frais et argentés
Quand la caresse du midi réchauffe son vieux bois;
A l'heure crépusculaire, enveloppée d'un voile pourpre et
d'ambre
Son faite auréolé d'étoiles, son pied entouré d'un anneau de
feuilles mortes.
Toujours seule, la Croix veille et prie, sur cette terre neuve....
("La sainte veilleuse, " extrait)16
En dépit de leur titre, ses Cantilènes (1936) sont plus nettement disposés en versets claudéliens, comme si à cette époque déjà elle avait opté pour le ton facilement pieux de ce mode où, au Canada du moins, un style prosaïque à l'intérieur du verset déleste le poète moins doué des difficultés de l'orchestration de la phrase. Ici le rôle de ce qui est 'à la mode' est là pour s'imposer et limiter le choix d'expression chez un poète mineur qui ne cherche pas à créer un style original.
Les vers de Jacqueline Francoeur (Aux sources claires, Montréal, sont pour la plupart réguliers et traditionnellement cadencés, mais un rare poème montre la plus grande liberté de voix poétique (puisée vraisemblablement chez Viélé-Griffin: une partie de ce recueil s'intitule "Joies"). Dans le poème suivant on voit à quel point la cadence libre et la rime classiquement inacceptable ("bleu" /"aveux") se trouvent musicalement adéquates à l'époque:
Pierrot dans l'air de cristal bleu
Soupire de tendres aveux
A l'adorable Colombine
Dont le grand col de mousseline
Voile un trouble jeune et charmant.
Au chaste plaisir du moment,
Elle s'abandonne sans crainte
Quand resserrant son brusque étreinte,
Pierrot pose un baiser vainqueur
Sur la petite bouche en fleur. (Esquisses, "Figurines")17
Mais le vrai titre d'innovateur en vers libre à cette époque s'attribue assurément au poète qui, nous semble-t-il, aurait satisfait à deux conditions essentielles: faire une oeuvre originale en utilisant le vers libre comme un outil de style esthétiquement motivé, même si la critique conventionnelle ne l'aurait pas reçu comme tel; l'utiliser de façon quantitativement considérable dans cette oeuvre, de sorte que le vers libre parvient à une norme de discours à l'intérieur de l'oeuvre.
A partir de ces critères, c'est la présence des Tentations de Simone Routier qu'il faut signaler.
Simone Routier étudie la phonétique à l'Université de Paris de 1930 à 1931. Elle voyage en Europe en 1931/2/3 et elle travaille comme dessinatrice en cartographie aux Archives du Canada à Paris de 1930 jusqu'en 1940. En même temps (1929-1940) elle est membre de la Société des Poètes canadiens-français. Les Tentations sont publiées à Paris par les Editions de la Caravelle en 1934, mais elle a déjà vu paraître dans la capitale française Ceux qui seront aimés aux Editions Pierre Roger en 1931. (Sa première plaquette dédiée à P. Morin, paraît à Québec en 1928, probablement à ses frais: c'est l'Immortel adolescent.)
C'est sans aucun doute son expérience parisienne qui lui a permis de s'aventurer dans un style 'normal' en France depuis longtemps, mais elle ne semble pas s'y engager d'emblée. Ceux qui seront aimés est mis en vers réguliers strophiques; c'est peut-être qu'au moment de la création de cette oeuvre la tradition canadienne reste la norme pour cette oeuvre de débutante (la technique en est néanmoins excellente). En effet, le recueil qui est Les Tentations constitue pour l'auteur elle-même une oeuvre de transition stylistique. Car les poésies de cet ouvrage se trouvent reparties entre quatre 'Livres': Livre I réunit des poèmes divers (dont certains portent la date de 1929) qui sont principalement à forme fixe (même si les vers n'en sont pas à tous égards réguliers). Les poèmes plus homogènes de "Mon album de fleurs séchées" (des notes de voyages en vers) sont pour la plupart traditionnels (pp. 69-89). D'autres poèmes sont des chansons de forme quasi-classique, p. ex. "Rondel" (pp. 52-3), et "Villanelle" (p. 54).
Néanmoins il faut constater à la page 60, en date de septembre 1931, un poème qui répond déjà aux critères du vers libre rimé pratiqué par Viélé-Griffin, parmi tant d'autres:
J'ai vu le cordon de Saint-François
Le cordon qui sentit battre un grand coeur,
Un coeur souverain sans textes et sans oracles
Qui sut aimer les hommes, les bêtes et la vie
Et dont l'ombre plane encor toute sur la douce Ombrie.
Le cordon brun du divin voyageur
Le vieux cordon témoin des beaux miracles,
J'ai vu le cordon de Saint-François. ("Assise" [fin])
et aux pp. 90/1 le très important "Neige et Nostalgie", qui malheureusement ne porte pas de date (mais un style semblable s'étale dans le poème style "reportage-sur-place" portant le titre de "11 novembre" et la date de 1933 et cf. aussi "14 juillet.": notons que pour ceux-ci la rime est plus en évidence):
Neige, tu tombes, tombes et tombes sur le sol étonné, plus sensible et résigné,
Sur le sol résigné de mon pays, enjouée et volontaire, tu tombes,
De mon pays que j'ai laissé certain printemps derrière mes pas,
Que J'ai laissé sans me retourner pour voir s'il était toujours là,
S'il était toujours là robuste et cruel et tumultueux et vierge,
Tu tombes, ô neige, profuse, verticale, circulaire, neige de mon pays,
Tu tombes en tourbillon qui aveugle, saccage et désempare,
En tourbillon tu tombes distraite et fatale,
Tu tombes sur mon pays là-bas,
Tu tombes et je n'y suis pas.18
On peut mettre de côté le Livre IV, la partie la moins originale (il s'agit des "Tentations de Saint-Antoine", après Flaubert en quatrains réguliers à rimes croisées) qui perpétue également le style traditionnel. Ce sont les Livres II et III qui témoignent de la mise-en-oeuvre la plus considérable et la plus variée du verslibrisme chez Routier. Dans ces pages le vers libre sans rime se mêle au vers libre rimé. Ce qui caractérise plutôt ces vers -- et ce qui donne au style sa valeur et qui les distinguent nettement des autres "Livres" -- c'est l'ampleur dans les périodes; un style "naturel" mais en fait orchestré avec soin dans les cadences; la musicalité phonique foncièrement travaillée; et enfin l'emploi moderne de l'anaphore, procédé structural qui viendra éventuellement "sonner" dans les vers modernes québécois pour tenir lieu de la rime: signalons "Le coeur est seul", "Lassitude", "La Troisième tentation", "L'Eternel ailleurs" et permettons-nous de citer la fin de "Tu es venu... . ."19:
Tu es venu, ô toi qu'appelaient avec douceur et obstination mon silence, ma foi sereine,
Toi que cherchait mon silence que ne peut distraire le tumulte des voix qui n'étaient pas la tienne,
Mon silence que ne surent tromper les appels qui n'étaient pas la tienne,
Ta voix pénétrante et pleine et vertigineuse d'amour,
Ta voix essentielle que je connaissais depuis toujours.
Tu es venu éblouissant et divin
Et les mains ouvertes en livrant ton destin.
....................................
Tu es venu et tes mots sont doux et ton corps est somptueux,
tes vertes prunelles sont des lagunes enchantées et ton sourire mord à tant d'hardiesse!
Tu es venu et mes yeux se sont ouverts, et la vie, toute la vie, puissante, troublante, et savoureuse est entrée en moi d'un élan perdu.
Tu es venu et mon corps a compris sa jeunesse, ma gorge sa ferveur et mes mains leur tendresse.
Tu es venu, mais je ne t'ai point dit combien je t'avais choisi.
Tu es venu, mais je ne t'ai point dit combien je avais attendu.
(Les Tentations, II, p. 99, sans date)
Il est temps de considérer ce que faisait Hector de Saint-Denys-Garneau à cette époque. En fait lui aussi est en train d'évoluer vers un style moderne, le style qui verra le jour en 1937 dans les Regards et jeux dans l'espace.
Alors cette évolution est bien hésitante et incertaine. L'on sait d'abord par ses Juvenilia20 qu'il débute (1928-1933) en pratiquant des vers plus que traditionnels dans des poèmes qui ne sont que des hommages stylistiques à Lamartine, Musset, Baudelaire, Verlaine (il a seize ans). Mais déjà au Collège Jean-de-Brébeuf de Montréal il écrit (sans publier), en date du mois d'août, 1928:
Sur le bord de l'eau, sur les roches grises
J'ai rêvé tout bas
Contemplant les cieux, écoutant la brise
Qui pleure, là-bas
Entre le feuillage
Du bocage. . . ("Rêve gris")21
et sur la même feuille envoyée à Françoise Charest, le poème "Neige", écrit en décembre de la même année:
La neige tombe,
Lente sur le sentier,
Sur les tombes,
Entre les peupliers.
Sous la neige blanche
La feuille craque encor
Des feuilles d'or
Aux branches.
Du ciel gris
La neige tombe, lente,
Sur un lit
De neige et de feuilles qui sentent
L'automne qui n'est plus ...
Il neige ...
............................................22
Que ces poèmes, séparés en date de composition par quatre mois, soient réunis dans ce qui était peut-être une sorte d'étrenne, semble indiquer un moment de prise de conscience d'un style, mais il ne reprend pas le vers libre avant 1930: "Ah! de t'avoir revue", daté 18.1.31, est en alexandrins selon les normes classiques, par exemple.
Si l'on excepte "Cimetière" (5.6.29, Oeuvres, pp. 76/7) qui est mis en vers rimés et de longueur inégale (pourtant fort réguliers quant à la cadence), le vers libre véritable et typique de l'oeuvre mûre de Saint-Denys-Garneau -- un récitatif en prose lyrique -- ne paraît qu'avec "Et vers le passé d'or..." (date probable: septembre 1931), et à son tour ce poème représente un moment isolé dans son évolution. Comme fait remarquer J. Brault ce n'est qu'en 1933-4 qu'il "passe des exercices rimés à la poésie" et se met "dans la voie qui le mène vers Regards et jeux dans l'espace"23, ayant publié entre 1934 et 1937 (c-à-d. avant la publication de ce recueil) seuls:
Saule" (1936)
"Pins à contre-jour" (1936)
"Maison fermée" (1937)
"Tu croyais tout tranquille" (1937)
"Qu'est-ce qu'on peut ..." (1937)
"Accueil" (1937)
"Ma solitude n'a pas été bonne" (1937)
Le premier poème daté qui paraît dans les Cahiers est "Ma maison" qui est un poème régulier (1934). Les poèmes de forme libre publiés ou bien de son vivant dans Regards et jeux dans l'espace ou bien par R. Elie posthumément sous titre des Solitudes voient le jour pour la première fois dans les Cahiers de 1935 et suivant. Bref, Saint-Denys-Garneau ne pratique pas véritablement le vers libre avant 1934, et le monde littéraire ne le connaît qu'à peine avant 1937.
Qu'en conclure? Evidemment les vers de jeunesse de Garneau sont presque entièrement dérivés des grands maîtres français du dix-neuvième siècle. Est-ce que le vers libre évolue chez lui d'un coup indépendamment de toute influence, s'agit-il en fait d'un "original" en matière de style,24 ou est-ce qu'il y a inspiration ailleurs et chez les poètes français encore? Il est difficile de dire parce que lui n'en parle presque pas. On trouve certes des échos chez lui des oeuvres de Péguy, de Claudel, de Verhaeren, de Supervielle, tout naturellement parce que Garneau lisait beaucoup.25 On cite Rimbaud, Mallarmé, comme "sources" poétiques même s'il ne nous donne aucune précision à ce sujet lui-même .26 Est-ce qu'il y a aussi inspiration chez ces compatriotes?
Il est permis de remarquer une certaine ressemblance de ton dans les poèmes "pessimistes" mais de forme régulière des Masques déchirées (1932) de Jovette Bernier. Ceux-ci rappellent certaines plaintes dans les poèmes "non-artistes" de Saint-Denys-Garneau. Du point de vue thématique il n'est pas impossible qu'il ait connu l'Aux sources claires de Jacqueline Francoeur (à Montréal, aux Editions Albert Lévesque, 1935). Et en 1937 il a publié dans La Relève "Cantilènes", commentaire en marge du recueil de ce titre (Beauchemin, 1936) du poétesse Jeanne L'Archevêque-Duguay (il n'y a aucune correspondance stylistique entre l'oeuvre "claudélienne" de Duguay et celle de Saint-Denys-Garneau) où en fait il n'en commente que le thématique et le ton moral (exception faite d'une référence unique à sa "musicalité"). On trouve aussi dans son Journal déjà vers la fin de 1936 (Cahier VI), dans les mêmes pages où il insère "Qu'est-ce qu'on peut. . ." et "Ma solitude n'a pas été bonne", un brouillon de ce commentaire précédé d'une remarque brève, (non-publiée) sur la forme des Cantilènes dont il goûte le "style parlé, à peine modulé. . ." (Oeuvres, Notes, p. 1132). Il semble qu'il n'ait pas connu Ecrin de cette auteur ou bien il ne trouve aucune raison pour le commenter lors de cette étude.
Donné les explorations diverses de Garneau dans le domaine de l'art de créer: la littérature, la peinture, la musique, plus indicatrices peut-être sont certaines références générales au mimétisme esthétique. Il parle des mystérieuses concordances entre la nature et l'imagination27 (allusion à Debussy, compositeur impressionniste goûté par les symbolistes et les verslibristes français du dix-neuvième siècle) et de Katherine Mansfield qui "est indéfatigablement à la recherche de l'amour dans tout. Et qui cherche le rythme intérieur par quoi une chose est belle. . ." (ceci dans une méditation qui en quelque sorte résume l'essentiel mystique du symbolisme français des années 1980, point de départ théorique du verslibrisme).28
Mais à part une allusion (Journal, IV, 1935), faite à une lecture de poésie populaire russe (dans quelle langue?), à savoir: "Ce qui me séduisait dans ces vers ... c'est l'enchaînement des mots et des syllabes, ainsi que la cadence qu'il provoque et qui produit sur sensibilité [sic] effet tout proche de celui de la musique" (Oeuvres, p. 394), Saint-Denys-Garneau n'offre aucune précision au sujet de son propre discours poétique tel quel qui pourrait servir d'indication qu'il était en train d'innover délibérément et pour son propre compte. Et si au contraire le recueil de Routier intitulé Les Tentations aurait joui chez lui du rôle de "déclencheur" en matière de style, ainsi qu'il l'aurait pu pour certaines idées-clés (il faudrait citer en totalité "Lassitude", "La Troisième tentation", "L'Eternel ailleurs": voir plus haut), malheureusement rien ne nous permet de le savoir non plus.
Arrivé donc au terme de ce regard jeté sur les premiers verslibristes québécois, on se trouve en fin de compte devant une question fort épineuse, car on souhaiterait être à même de dater incontestablement l'entrée du vers libre moderne au Canada. On aimerait préciser à qui en fait revient l'honneur d'avoir lancé cet abandon de la tradition. Est-ce vraisemblablement Jean-Aubert Loranger, dont les Poèmes de 1922, peu musicaux, privés de rythme intérieur et en fait toujours de petits "poèmes en prose" gentiment disposés en strophes (se distinguant donc peu, en matière de style, des Atmosphères: le passeur, poèmes et autres proses, Montréal, 1920) rappellent curieusement les "fausses" innovations de Marie Krysinska quarante ans plus tôt? Il est fort douteux que ce petit recueil "re-trouvé" n'ait jamais inspiré qui que ce soit.
Est-ce Simone Routier, qui se sert d'un verslibrisme véritable dès 1931, un auteur hautement respecté par ses compatriotes littéraires et reconnu pour son mérite par la Société des Poètes Canadiens-français (malgré le conservatisme de la plupart de ses membres illustres) mais dont l'oeuvre n'est pas ré-édité au Canada? A elle seule, peut-être que non. Mais Jeanne Duguay et Jacqueline Francoeur sont là pour montrer que le verslibrisme est déjà tout à fait "dans l'air" en 1935 au moment où Saint-Denys-Garneau commence à abandonner à jamais le style traditionnel, dix-neuvièmiste. Et l'on n'a certes pas besoin d'attendre la ré-édition des Poèmes de Hankeou (1934) par Grandbois dans Les Iles de la nuit de 1944.
Evidemment les indications ne permettent pas de répondre avec certitude à la question. Néanmoins, à titre de preuves indirectes (surtout stylistiques), nous trouvons admissible la supposition que c'est surtout par les femmes poètes examinées dans cette étude que la poésie québécoise fait son entrée au vingtième siècle, du moins pour ce qui est de la langue et de la forme, car ce sont sans doute elles qui les premières se sont délestées définitivement du respect des prescriptions de la métrique ancienne, conforme, que la tradition (et la timidité?) a si longtemps préservé.
Si les critiques québécois en général n'ont accepté que tardivement et toujours à contre-coeur, cette "révolution" esthétique, c'est-à-dire lors seulement du moment où la célébration de l'oeuvre de Saint-Denys Garneau d'abord, de Grandbois ensuite, la légitime, force est de reconnaître aujourd'hui le mérite d'un fait déjà accompli par ces femmes moins douées peut-être mais également dignes de notre reconnaissance en tant qu'artistes-exécutantes d'un mode nouveau devenu norme.
NOTES
1Notons en gros que dans l'histoire de notre poésie de ce siècle, le vers libre l'emporte de loin sur le poème en prose, et dans la totalité des oeuvres publiées, et dans la plupart des oeuvres qui essayent les deux styles dans le même recueil. Pour le poète québécois moyen, la poésie est essentiellement un genre qui entraîne une forme reconnaissable, distincte du discours prosaïque.
2 Voir, entre autres, A Barré, Le Symbolisme, Paris, 1911, p. 187 et seq. Voir aussi E. Dujardin, Les Premiers poètes du vers libre, Paris, 1922, p. 23: "Pour nous résumer, le vers libre, comme le vers régulier ou libéré et comme le poème en prose, consiste en une succession de pieds rythmiques, mais se distingue du vers régulier ou libéré en ce qu'il reste une unité formelle et en ce qu'il n'a aucun égard au nombre de syllabes (outre qu'il s'affranchit d'un certain nombre de règles accessoires) et se distingue du poème en prose en ce qui, comme le vers régulier ou libéré, il est essentiellement un vers."
3W. T. Elwert, Traité de versification française des origines à nos jours, Bibl. française et romane publiée par le Centre de Philologie et de Littératures romanes de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Strasbourg, 1965, p. 208. Voir aussi Le Vers français au 20e siècle, Colloque organisé par le même, 1967 (Klincksieck).
4Voir G. Michaud, Le Message poétique du Symbolisme, (Paris, Nizet, 1947), II. ch. IV.
5 Voir G. Michaud, op. cit., p. 360; A Barré op. cit., p. 335.
6G. Michaud, op. cit., p. 359.
7Témoignage d'Edouard Dujardin, loc. cit., cité par Michaud, op. cit., p. 360, note (68).
8Bemard Delvaille, dans son Introduction à la Poésie Symboliste, Paris, 1971, signale en 1972 déjà un article d'Emile Blémont fort élogieux de ce poète, dans la Renaissance artistique et littéraire, et "Une femme m'attend...", traduction française d'un poème de Whitman, parue dans La Vogue, 28.6.1886 (elle est de J. Laforgue).
A cette époque Merrill écrit en anglais à Viélé-Griffin (1886 ou 1887): I am not the only Arnerican who is trying to endow the French Alexandrine with a little of the enchanting music of English verse. . . " (cité par Michaud, op. cit., p. 353).
9 Cité dans Michaud, op. cit., p. 387-8.
10 A. Barré, op. cit., p. 337.
11 Ibid., p. 338.
12lbid., p. 343. Voir par exemple notre discussion plus bas de l'oeuvre de Jacqueline Francoeur et S. Routier.
13a, b. A Barré op. cit., p. 341. Il s'agit d'une discussion de la "Préface sur le vers libre", en tête de G. Kahn, Premiers poèmes, Paris, Ed. Mercure de France, 1897.
14 Voir justement plus bas notre discussion des Cantilènes de l'Archevêque-Duquay qui n'ont rien à voir pour la stylistique avec le recueil de ce nom chez Moréas.
15"Préface sur le vers libre", citée dans Barré op. cit., p. 337
16J. L'Archevêque-Duguay, op. cit., p. 7.
17J. Francoeur, Aux sources claires, Ed. Albert Lévesque, Montréal, 1955, p. 17. Au point de vue classique, ces vers sont en octosyllabes correctement réguliers, mais l'apocope du vers libre autorise une lecture plus admirablement musicale.
18 Et soulignons, en ce qui concerne la date, les petits vers plutôt circonstanciels de "Studio-Lutèce" (1932): pour le sujet, il s'agit d'un groupe de trois étudiants:
"Qui va chantant bêlant,
Mêlant
Leurs âmes
D'enfant
Dans l'escalier qui descend . . . " (p. 38).
19Si l'on ajoute à ces titres un poème régulier, un sonnet intitulé "Cigarette", on est fort tenté d'y voir une évidence bien textuelle mais frappante que Saint-Denys-Garneau aurait pu connaître Les Tentations. Voir plus bas.
20Nous renvoyons désormais à l'ouvrage critique Brault/Lacroix des Oeuvres, Les Presses de l'Université de Montréal, 1971. Ici il est question des textes datés qui paraissaient parmi les "Oeuvres posthumes", pp. 37-121.
21 Oeuvres, p. 56.
221bid., p. 65. A cette date (1928) il n'aurait pu connaître le "Neige et nostalgie" de Routier et sans doute vice versa, mais ceci est moins clair.
23 Oeuvres, p. 3 et note no. 3.
24 Robert Charbonneau le croit: voir sa lettre à S.-D.-G. (12 mars 1937) dans La Relève, série 3, cahier 4, p. 123, où il parle" [d'] une leçon de liberté donné en se jouant avec une maîtrise inégalée, peut-être, dans notre poésie."
Notons également le ton hésitant duquel la critique de R. Elie loue les vers libres de Jeux et Regards dans l'Espace (ibid., p. 121) comme s'il s'agissait d'une audace inouie.
25 Voir R. Bourneuf, Saint-Denys-Gameau et ses lectures européennes, P.U.L., Montréal, 1947, passim.
26 En ce qui concerne l'inspiration -imitation, il faut noter le passage suivant dans une lettre à J. Le Moyne (16.1.34, Lettres à ses amis, HMH, 1967, p. 106): "Ce qui m'intéresse, c'est d'y trouver [chez Péguy] beaucoup de mes idées, et que j'ai découvert et employé dans certains de mes poèmes, certaines formules très semblables aux siennes. Dans les formules de la plupart des écrivains modernes, Péguy, Claudel, Verhaeren, Valéry (moins), je découvre des aspects bien semblables à des tendances qu'illustrent des poèmes écrits avant que je ne les lise." Le terme: 'vers libre' ne paraît qu'en mars 1937 à l'instant même de la parution des Jeux et regards dans l'espace: il s'agit d'une remarque au sujet d'une critique d'Albert Peletier qui "refuse le vers libre, d'une façon générale", (à A. Laurendeau, 18.3.37, Lettres, pp. 256-7) commentaire utile aussi pour indiquer la position générale de la critique à l'époque. La mention ne soulève aucune discussion.
27 Journal, IV, pp. 76-80, 1935, Oeuvres, p. 360.
281bid., pp. 65-7, mais 1935, Oeuvres, p. 355. Voir aussi, Oeuvres, p. 360 dans le même passage sur Debussy: "Le poète rejoint son exaltation par l'acte créateur, mais cette exaltation quelle en est la source qu'il saisit? N'est-ce pas l'intuition de ces relations mystérieuses entre les choses, de cette harmonie immatérielle?"