LETTRE DE GABRIELLE ROY SES AMIS DE L'ALCQ

Vous m'avez invitée comme hôte privilégiée au banquet de l'Association des littératures canadiennes et québécoises, désirant me marquer en cette occasion, m'avez-vous dit, vos sentiments à mon égard. Comme je ne pouvais venir à Saskatoon, je me suis engagée à écrire quelques pages pour témoigner, à mon tour, de mes sentiments envers vous. Les voici accompagnées de mon salut fraternel, de mes souhaits d'entente, et de ma gratitude pour l'affection que vous me portez. Elle m'est la chose la plus précieuse du monde, soyez-en assurés.

Une phrase de votre deuxième lettre, Monsieur Vanasse, a déclenché ma réponse. Vous y écriviez, à mon sujet: "Il est impossible de concevoir que l'Association des littérateurs canadiennes et québécoises puisse honorer quelqu'un d'autre dans l'Ouest du Canada."

Phrase qui m'a donné à réfléchir. "Est-ce possible me suis-je demandée, que Monsieur Vanasse ait raison et qu'en un sens je sois seule de mon espèce, unique comme il l'entend? Et en ce cas, comment le suis-je devenue, moi qui n'ai fait que suivre la route de ma vie, en quelque sorte inévitable?"

Comme vous le savez sans doute, je suis née au Manitoba, de parents venus, jeunes, du Québec, pour s'installer dans l'Ouest canadien. Je suis d'origine québécoise ou canadienne-française selon l'option politique," ainsi qu'il est dit de moi dans certain dictionnaire d'auteurs paru récemment, et je suis toujours en peine de comprendre ce que la politique a à voir là-dedans.

Avant l'Ecole Normale de Winnipeg, je fréquentai l'Académie Saint-Joseph sous la direction des Soeurs des Saints Noms de Jésus et Marie. J'y appris, comme c'était alors l'usage dans le milieu, la plupart des matières en anglais, mais à travers le français celles qui avaient trait à l'âme, à la religion, à notre histoire à nous un peu arrangée," et à la littérature française, bien entendu, du moins à ce qui en restait dans nos manuels expurgés. Je pourrais écrire cent ans sur le sujet tellement il prêtait à rire ou en pleurer, selon les heures. Je sortis pourtant de l'école en connaissant assez bien l'anglais pour ne pas trop faire rire de moi lorsque j'allai, quelques années plus tard, séjourner en Angleterre; et ayant raflé, aux examens en français, toutes les médailles. De cette surprenante éducation, je devais tirer toute ma vie de singuliers avantages, quelles qu'en aient pu être les lacunes et l'injustice fondamentale dont il n'est pas dans mon propos de vous entretenir ce soir. Pour ce soir, je préfère m'en tenir à ce que j'en ai retiré de bon, qui est immense. Car, à l'instar de Gide, "je ne suis pas assurée que ce ne soient pas les circonstances adverses qui n'aient obtenu de moi le meilleur."

Je vécus ma jeunesse, comme la plupart des nôtres à Saint-Boniface, quelque peu en suspens. Entre le passé que nous cultivions intensément, et l'avenir pour nous si incertain. Entre le rêve et la réalité, souvent amère. Cette manière de vivre, nous l'appelions survivre, mais en vérité elle était beaucoup plus que cela.

J'appartenais, j'ai toujours appartenu, au Québec par les fibres les plus intimes, les plus profondes de l'être. Ce pays que je n'avais pas encore vu, je le connaissais probablement mieux que bien des gens qui y ont passé leur vie. Surtout le petit pays perdu de montagnes d'où venait ma mère. Par mille récits du quotidien, à la fois simples et merveilleux, elle entretenait en moi les souvenirs chantants qu'elle avait de son enfance là-bas. Sa petite rivière Assomption, par exemple, me l'a-t-elle fait aimer, des années et des années avant que je n'aille la contempler de mes yeux! Mais en fait, même alors, n'est-ce pas à travers ses yeux à elle que je l'ai vue? Les yeux de l'amour qui marquent à jamais les choses et en déterminent la possession.

Mais, si j'étais éprise du Québec, je l'étais aussi du Canada, le grand pays mystérieux auz infinies possibilités d'avenir. J'allais souvent au bout de ma petite rue Deschambault en rêver, car c'était là, me semblait-il, enfant, que commençait le Canada, juste au bout de ma petite rue, pour s'étendre sans fin, de côté et d'autre, sous de grands nuages qui roulaient à l'infini.

Le Québec, c'était mon passé indéniable, ma fidélité, ma continuité, une par de l'âme, nostalgique et peut être comme inguérissable." Le Canada, c'était l'avenir énorme, encore comme inentamé, inexploré, à la fois grandiose et un peu terrifiant à l'image de ces vastes étendues qui se révèlent à nous sous les éclairs de l'orage.

J'ai pressenti, jeune, et je crois toujours, que si nous, d'origine française ou québécoise, avons beaucoup à prendre du Canada nous avons aussi beaucoup à lui apporter et que c'est peut-être en lui apportant notre richesse particulière que nous nous enrichirons le plus sûrement nous-mêmes. Je serais malheureuse si m'était ravi cet espoir.

Tout de même, il m'a fallu, pour respirer à fond, retourner vivre au Québec. Je dis: retourner, car il m'a toujours semblé que j'en venais en droite ligne. Je refis en sens inverse le voyage de mes parents, comme l'anguille, comme le saumon rappelés à leur source.

Je sais maintenant que sans ce retour je ne serais pas l'écrivain que je suis aujourd'hui. Je ne sais pas ce que je serais sans le Québec. Je lui dois infiniment. Et tout d'abord de m'être aperçue moi-même comme je ne me serais pas reconnue ailleurs, et de l'avoir peut-être lui aussi perçu comme aucun autre regard ne l'aurait pu. Il m'a fait me connaître peu à peu et aussi connaître l'essence de la vie, les tourments et la joie. Il m'a ballottée à l'extrême. A Montréal, pendant quelque temps, j'ai été l'être probablement le plus démuni, le plus seul, le plus solitaire que l'on puisse imaginer. Puis, du jour au lendemain, j'eus une vitrine pleine de moi rue Sainte-Catherine. Et je marchai dans ma petite gloire du moment là où j'avais marché la veille en souliers troués. Des moments pareils marquent. Je ne saurais pas plus me détacher du pays qui me les a procurés que de la vie elle-même. Mais je n'ai pas perdu pour autant mon amour du Canada. Je ne saurais me passer de pouvoir parcourir comme chez moi le Canada entier. J'ai besoin que soit mien l'océan de la Prairie sous l'un des ciels les plus hauts du monde et sous lequel j'ai tant rêvé "au temps où les hommes vivraient d'amour." J'ai besoin que soient à moi ces flots d'humains, ces frères de l'étranger qui nous sont venus de tous les coins de la terre. Curieusement, vous l'avez peut-être remarqué, j'ai pris mes personnages on dirait comme au hasard du vaste pays. C'était là où j'avais moi-même erré. Rose-Anna, Azarius, Florentine, Alexandre Chenevert ont été miens dès que je les eus reconnus au coin d'une rue à Montréal, dans la presse des êtres anonymes. Et le printemps ne fut jamais autant le printemps pour moi qu'à Montréal alors que je découvrais les miens aux abords du rail et du vieux canal Lachine, dans leurs croulantes petites maisons de bois. J'allais changer leurs vies, les venger! pensais-je dans ma naïve indignation. Pourtant, sont également miens ma placide Luzina dans son désert de la Petite Poule d'eau. Aussi ma vieille amie Martha Yaramko, dans son jardin au bout du monde; et sans doute la plus solitaire de mes créatures jamais rencontrées ou inventées, le Chinois Sam Lee Wong. Sont miens les gens de Saint-Henri, les trappeurs du Grand Nord, les Gaspésiens, les exilés, en Alberta, de leur Volhynie natale, le vieux monsieur Saint-Hilaire de la Route d'Altamont, ma vagabonde inuit, la pauvre petite Elsa de la Rivière sans repos, parcourant sans trêve les bords de la sauvage Koksoak, et tant d'autres qui sont venus à moi, on pourrait dire indistinctement, comme sur la marée de la vie.

Mon mérite, si j'ose y prétendre, c'est peut-être d'avoir assemblé en mes livres des êtres aussi épars, et qui pourtant constituent aujourd'hui une famille.

Si, d'avoir formé une famille avec des êtres à première vue aussi disparates et pourtant vrais, vous admettrez, n'est-ce pas qu'ils sont vrais? constitue un cas unique dans la littérature de notre pays, si, à joindre des éléments aussi divers et comme décousus, je suis parvenue quelquefois à donner une image de ce pays dont on dit parfois qu'il n'existe même pas, eh bien, vous aviez raison, Monsieur Vanesse, il me faut en convenir, à mon grand étonnement: je ne suis pas comme les autres, je suis peut-être même toute seule. Et ne m'en veuillez pas si j'en parais triste un moment. On peut trouver affligeant d'être seul tout en ayant raison. Cela dit avec le sourire, bien entendu. Car vous pensez bien que je ne me sens pas seule, ce soir, parmi vous qui m'honorez de votre confiance et de votre amitié. Voici même que, dans l'émotion, je ne sais plus comment terminer. C'est toujours ainsi, au fond, quand on s'est cru longtemps seul et que l'on se découvre tout à coup, dans l'ombre, une petite foule amie se disposant à vous faire une surprise. On en est tout embarrassé, on ne trouve plus ses mots, on ne sait que dire sinon: merci ... merci ... Et tâchons d'aborder ensemble au bon rivage!

Québec, 16 mars 1979.