TERRE DE CAIN, AGE D'OR, PRODIGES DU SAGUENAY: REPRESENTATIONS DU NOUVEAU MONDE DANS LES VOYAGES DE JACQUES CARTIER
Robert Melançon
Faut-il rappeler que l'Amérique a été découverte par accident au cours de voyages dont l'objectif consistait à trouver une nouvelle route maritime vers les Indes, plus courte que la circumnavigation de l'Afrique réussie par les Portugais? Lorsqu'il débarque à Cuba en octobre 1492, Colomb envoie immédiatement à l'intérieur des terres un émissaire porteur d'une lettre adressée à l'empereur de Chine.1 Ce fait bien connu, chacun sait que nos langues en ont gardé trace dans le nom dont nous avons affublé les "Indiens" d'Amérique. Il eut toutefois une conséquence dont on ne mesure pas toujours la portée: ce Nouveau Monde qui n'avait pas été cherché, on ne voulut pas le voir, on le considéra d'abord comme un obstacle qu'il fallait contourner ou un milieu duquel il fallait trouver un passage afin de passer outre et de reprendre le plus tôt possible la route la plus courte vers la Chine et les Indes.2
Au Mexique et au Pérou, les Espagnols rencontrèrent des empires dont les richesses fabuleuses rendirent intéressant en soi ce continent inattendu. L'or des Aztèques et des Incas, l'argent des mines du Potosi compensaient les épices et la soie d'un Orient plus éloigné qu'on ne l'avait pensé. Au nord par contre, rien de tel, si bien que la Nouvelle-France et Terre-Neuve ne resteront longtemps que des obstacles sur la route des Indes. Obstacles irritants, qu'on explorera dans le seul espoir de s'y frayer un passage et où on rêvera aussi de trouver un autre Mexique, un autre Pérou - rêveries qui nourriront les mythes des royaumes de Saguenay et de Norembègue.
En 1524, Giovanni de Verrazano, lors du premier voyage d'exploration français en Amérique du Nord, longea la côte alors inconnue qui joint la Floride à Terre-Neuve. Il rentra en France à la fois persuadé d'avoir découvert un nouveau continent et déçu de n'avoir aperçu aucun détroit qui aurait livré passage vers l'Asie à travers cette formidable barrière:
Mon intention était de parvenir au cours de cette navigation au Cathay et à l'extrémité orientale de l'Asie; je ne pensais pas rencontrer un tel obstacle du côté de la terre nouvelle que j'ai découverte. Si j'estimais, en effet, pour certains motifs, devoir trouver cette terre, je pensais qu'elle offrait un détroit permettant de passer dans l'Océan oriental. C'était l'opinion universellement admise par les anciens que notre Océan occidental ne faisait qu'un avec l'Océan oriental des Indes, sans aucun continent interposé.3
Il faut bien reconnaître qu'à peu d'exceptions près les Européens ont d'abord été assez indifférents à cette découverte et que celle-ci n'a pas eu d'emblée le retentissement qu'on imagine aujourd'hui. Geoffroy Atkinson a montré que l'élargissement des horizons géographiques à la Rennaissance se fait beaucoup plus vers l'Orient et l'Afrique que vers l'Amérique.4 Entre 1480 et 1609, il se publie en France quatre fois plus de livres sur les Turcs et l'Asie que sur l'Amérique.5 D'autres mondes exotiques, plus proches et parfois menaçants -- les armées turques s'avancent jusqu'à Vienne en 1529 -- mobilisent l'attention. Et l'Amérique paraît d'abord une nuisance inattendue, à laquelle on s'intéresse peu parce qu'on est trop occupé à chercher la route de l'Inde.
Il ne faut pas s'étonner donc de la lenteur avec laquelle les Européens ont perçu sa nouveauté. Et quand ils ont commencé à la soupçonner, ils lui ont résisté parce qu'elle portait trop à conséquence. Elle forçait à repenser complètement l'image du monde physique, à faire place à ce nouveau continent dans un univers pourtant déjà plein, et à admettre l'existence des antipodes que Lactance et Saint Augustin, entre autres, avaient déclarée absurde avant que le pape Zacharie la condamne comme hérésie en 945. Pire, il fallait constater l'existence de peuples qui vivaient nus sans en éprouver de honte et qui paraissaient ainsi échapper au péché originel:6 l'étonnement voisin de la stupéfaction des explorateurs européens devant la nudité des Indiens, qu'ils soulignent tous comme un fait à proprement parler impensable, témoigne d'un choc profond.
Il ne faut pas se surprendre de ce qui nous paraît rétrospectivement un véritable aveuglement: cette nouveauté américaine, trop surabondante et radicale pour être tolérable, n'a pu être admise que peu à peu, par fragments. J. H. Elliott a bien défini cette résistance qui va persister durant tout le seizième siècle, et au-delà:
Whether it is a question of the geography of America, its flora and fauna, or the nature of its inhabitants, the same kind of pattern seems constantly to recur in the European response. It is as if, at a certain point, the mental shutters come down; as if, with so much to see and absorb and understand, the effort suddenly becomes too much for them, and Europeans retreat to the half-light of their traditional mental world.7
En France, il faudra pratiquement attendre la fin du siècle et un esprit indépendant comme Montaigne pour que la portée de la découverte soit pleinement aperçue.8 André Stegmann a écrit récemment que l'Amérique avait été intégrée "sans crise de conscience" et que sa découverte n'avait apporté "sur le plan intellectuel ( ... ) aucune révolution."9 Cette thèse paradoxale est sans doute trop catégorique; mais on pourrait soutenir, me semble-t-il, que si l'Amérique a pu être intégrée sans qu'éclate le cadre des mentalités traditionnelles, c'est parce que sa nouveauté a été autant que faire se pouvait gommée, pour ne pas dire refoulée. Les Européens de la Renaissance ont élaboré des représentations du Nouveau Monde susceptibles de s'intégrer à leur univers préexistant sans le désagréger. Ces représentations se moulent sur des schémas mentaux, intellectuels et affectifs, issus aussi bien des humanités gréco-latines que du christianisme, et qu'une observation sélective, orientée et filtrée par eux, va confirmer. Ce processus est particulièrement visible dans les Voyages de Jacques Cartier, où on peut distinguer trois visions différentes de la Nouvelle-France, contradictoires en apparence mais répondant toutes trois à une stratégie de défense devant ce monde inconcevable.
La première consiste à le représenter comme un désert sans attrait. Elle correspond à un refus de vois, à une volonté de ne pas considérer ce qui n'est qu'un obstacle sans intérêt propre, qu'il faut dépasser par le plus court chemin vers Cathay.10 D'où le nom qu'il lui donne de "terre de Cain":
Si la terre estroit aussi bonne qu'il y a bons hables, ce seroit ung bien; mais elle ne se doibt nonmer Terre Neuffve, mais pierres et rochiers effrables et mal rabottez; car en toute ladite coste du nort, je n'y vy une charetée de terre, et si descendy en plusseurs lieux. Fors à Blanc Sablon, il n'y a que de la mousse, et de petiz bouays avortez. Fin, j'estime mieulx que autrement que c'est la terre que Dieu donna à Cayn. Il y a des gens à ladite terre, qui sont assez de belle corpulance, mais ils sont gens affarables et sauvaiges.
Ilz ont des barques en quoy ilz vont par la mer, qui sont faictes d'escorche de vouays de boul, o quoy ilz peschent force loups marins. Dempuis les avoir veuz, j'ay seu que là n'est pas leur demeurance, et qu'ilz viennent des terres plus chauldes, pour prandre desditz loups marins et aultres choses, pour leur vie.11
La distribution des signes positifs et négatifs dans cette description s'avère extrêmement rélévatrice. On trouve sur cette dôte de "bobs hables" où un navire peut facilement se mettre à l'abri des tempêtes ou refaire provision d'eau douce, mouillages et ports naturels dont la succession régulière fait de cette terre un excellent relais dans un voyage maritime au long cours. Mais elle n'offre rien qui la rendrait digne qu'on s'y arrête autrement que pour fair étape: "terre que Dieu donna à Cayn," frappée par conséquent de la malédiction divine, elle n'est qu'un amas de roc stérile. Les gens que Cartier y rencontre n'habitent pas ces lieux désolés: "ilz viennent des terres plus chauldes" et eux aussi ne font qu'y passer.
Mais ce désert annonce un continent trop énorme et trop varié pour qu'on puisse simplement passer outre en l'ignorant. Au lieu du passage qu'il cherche, le navigateur se heurte à une côte qui ne finit pas, où un paysage plus diversifié qu'il ne l'avait cru se déploie à ses yeux:
Celuy jour, rangeames ladite terre neuff ou dix lieuses, pour cuydez trouver hable; ce que ne peumes; car, comme j'ay cy davant dit, c'est terre basse et sonme. Nous y dessandimes celuy jour en quatre lielx, pour voir les arbres, queulx sont merveilleussement beaulx, et de grande odeur, et trouvaines que c'estoint cèdres, iffz, pins, ormes blans, frainnes, sauldres et aultres, pluseurs à nous incongneuz, touz arbres sans fruictz. Les terres où il n'y a bouays, sont fort belles, et toutez plaines de poys, grouaiseliers, blans et rouges, frasses, franboysses, et blé sauviage, conme seille, quel il semble y abvoir esté semé et labouré. C'est terre de la meilleure temperance qu'i soict possible de voir, et de grande chaleur; et y a plusieurs teurtres et ramyers et aultres ouaiseaulx. Il n'y a faulte que.de hables.12
On observe ici un complet renversement des signes de la description précédente: l'amas de rochers stériles Jalonné de "bons hables" est devenu un sol chargé de fruits, légumes et céréales, où "il n'y a faulte que de hables." Cette symétrie marque que la nouvelle description annule la première en la répétant pour l'inverser. A considérer de près de texte, et plusieurs autres qui portent les mêmes signes, on remarquera qu'il correspond en tous points, dans sa structure aussi bien que dans son contenu, au topos classique du locus amoenus.13 Il se définit comme un lieu rhétorique, et loin de rendre compte d'un paysage inédit, il l'inscrit à l'intérieur d'un schéma rebattu, véritable lieu commun obligé de la description d'un paysage aimable depuis la littérature antique. Tous les éléments du paysage poétiques classique s'y retrouvent, et dans l'ordre presque immuable qui a été fixé par les écrivains grecs et latins: la douceur du relief, la beauté des arbres et la variété de leurs essences (en sorte que ce paysage se présente comme un abrégé de l'univers), la fécondité spontanée du sol, un climat tempéré, des chants d'oiseaux Le paysage américain se trouve ainsi ramené à un lieu commun extrêmement familier. Loin de paraître nouveau, il vient prendre place dans le répertoire des paysages idéalisés de l'Europe classique -- la campagne romaine, l'Arcadie, la vallée du Tempé. Cette description confirme ainsi une représentation du monde déjà formée, dont elle fournit une illustration supplémentaire. Ce Nouveau Monde ne parait donc nouveau que dans le sens très restreint de récemment découvert. Il ne semble vraiment neuf en aucune façon puisqu'il répète en tous points l'ancien.
La description qu'il en donne montre que Carder fut émerveillé par la vallée du Saint-Laurent. Mais on peut douter qu'elle l'ait frappé par quelque nouveauté. Chose sûre, son texte n'en laisse rien voir. La description de la vallée du Saint-Laurent dans le Brief receit de 1545 n'apprenait à un lecteur de la XVIe éponde d'Horace ou du Vle livre de l'Enéide rien qu'il ne savait déjà, ne lui donnait à voir rien qu'il n'ait déjà lu:
Le landemain, dix-neufiesme jour dudict mois de septembre, comme dict est, nous appareillasmes, et fymes voille avecq le gallion et les deulx barques pour aller avecq la marée amont ledict fleuve, où trouvasmes à veoir, des deulx coustez d'icelluy, les plus belles et meilleures terres qu'il soit possible de veoir, aussi unies que l'eaue, plaines des beaulx arbres du monde, et tant de vignes, chargéez de raisins, le long dudict fleuve, qu'il semble mieulx qu'elles y aient estez plantées de main d'hommes, que aultrement; mais pource qu'elles ne sont cultivées, ny taillées, ne sont lesdictz raisins si doulz, ni si groz comme les nostres. Pareillement nous trouvasmes grand nombre de maisons sur la rive dudict fleuve, lesquelles sont habitées de gens qui font grande pescherie de tous bons poissons, selon les saisons. Lesquelles gens venoyent à noz navires en aussi grand amour et privaulté, que si eussions esté du pays, nous apportant force poisson, et de ce qu'ilz avoyent, pour avoir de nostre marchandise, tandens les mains au ciel, et faisant plusieurs serimonies et signes de joie. (...)
Il y a pareillement force grues, signes, oultardes, ouayes, cannes, allouettes, faisans, perdix, merles, mauviz, turtres, chardonnereulx, serins, lunottes, rossignolz, passes solitaires et aultres oiseaulx, comme en France, et en grand habondance.14
Le "comme en France" qui la conclut sert à bien marquer la familiarité de ce paysage et sa conformité à ceux d'Europe que le lecteur connaît déjà. Mais l'analogie ne s'établit pas tant avec le paysage réel du Vieux Monde contemporain qu'avec sa stylisation idéalisée dans le mythe de l'âge d'or ou dans le jardin d'Eden. Le paysage du Nouveau Monde incarne le paysage originaire de l'Ancien Monde, le paradis terrestre d'avant la faute ou l'Arcadie de l'âge d'or. La description de Cartier se charge en effet de signes qui renvoient directement à ces mythes de la splendeur originelle du monde. Je n'en donnerai comme exemple que l'insistance avec laquelle Cartier répète que la terre produit en abondance sans qu'il soit nécessaire de la labourer:
( ... ) Champs de blé sauvaige, et de poys en fleurs, aussi espès et aussi beaulx, que je vis oncques en Bretaigne, queulx sembloict y avoir esté semé par laboureux.
Et n'y a cy petit lieu, vide de bouays, et fust sur sable, qui ne soict plain de blé souvaige, qui a l'espy comme sefigle, et le grain conme avoyne; et de poys, aussi espez comme si on les y abvoict seimés et labourez ( ... ).
( ... ) Arbres, soubz lesquelz croist de aussi bon chanvre que celluy de France, lequel vient sans semance ny labour.15
Notation trop fréquente pour qu'elle ne porte pas sens et n'éveille pas pour un lecteur du seizième siécle l'âge d'or des poètes grecs16 et le paradis terrestre d'avant la chute. Cette multiplication des signes d'un monde édénique porte à conséquence: le paysage américain n'apparaît pas comme un monde nouveau, étranger à l'ancien; il en offre un état innocent, non corrompu, primitif; il en est le passé miraculeusement conservé, l'origine retrouvée. L'altérité se trouve ainsi résorbée: l'Europe ne découvre pas un nouveau monde en Amérique, elle y retrouve la fraîcheur de ses commencements.
Mais on trouve aussi dans les Voyages de Cartier une troisième représentation de la Nouvelle-France où l'accent paraît mis sur l'inquiétante étrangeté de ce monde radicalement autre, auquel il semble que rien de connu ne puisse être comparé. Surpris par l'ampleur du continent là où il avait espéré voir s'ouvrir un chemin rapide vers le Cathay, Carder souhaite y découvrir un nouveau Mexique ou un nouveau Pérou, un royaume aux villes aussi riches que Cuzco ou Mexico. De là cette légende du royaume de Saguenay que les Indiens élaborent pour lui et à laquelle Il prête une oreille complaisante, si même fi ne l'a pas sollicitée par les questions qu'il posait à ses informateurs:
( ... ) Il nous a certiffié avoyr esté à la terre du Saguenay, où il y a infini or, rubiz et aultres richesses, et y sont les hommes blancs, comme en France, et accoutrez de draps de laine.17
Au terme de son second voyage, en 1536, Carder ramènera avec lui le chef indien Donnacona afin qu'il puisse témoigner en France des richesses de ce royaume de Saguenay dont l'existence supposée justifiera le troisième et dernier voyage en 1541.18 A en juger par une lettre d'un pilote portugais où sont rapportés des propos de François ler, Donnacona a probablement raconté toutes les fables qu'on souhaitait entendre:
( ... ) Nous possédons la transcription, vivante et directe, d'une conversation familière, une véritable interview, entre François ler et le pilote portugais Lagarto, qui en fit rapport à Lisbonne. Elle nous révèle que le roi suivait avec passion, le progrès des découvertes. A Lagarto, qui lui montrait deux cartes marines portant les terres nouvelles, il exhiba fièrement les siennes "bien peintes et coloriées, mais pas très exactes," puis l'entretint des voyages de Jacques Carder. Il résulte de ses propos que Donnacona avait bien joué le rôle décisif qu'escomptait le Malouin, en confirmant au roi l'existence du Saguenay, "où il y a beaucoup de mines d'or et d'argent et des hommes qui s'habillent et se chaussent à notre manière." Mais Donnacona, que rien n'arrêtait, avait également certifié "l'abondance de clous de girofle, de noix de muscade et de poivre," sans parier des poissons du Saint-Laurent des oranges et des grenades des rives du fleuve.19
La désillusion était inévitable. Cartier croira trouver à Québec des "feuilles d'or fin aussi épaisses qu'un ongle d'homme" ainsi que des "diamants, les plus beaux, polis, et aussi bien taillés qu'il soit possible à homme de voir," dont il dira que "lorsque le soleil les éclaire, ils brillent comme s'ils étaient des étincelles du feu."20 L'expertise des échantillons ramenés en France révélera que l'or était de la pyrite de fer et les diamants du mica. Cette mésaventure passa en proverbe comme le rapporte le cosmographe André Thévet.2l
La Nouvelle-France restera malgré tout aux yeux des Européens au lieu peuplé de prodiges, de monstres et de merveilles, une terre d'élection en quelque sorte du merveilleux. Donnacona ne se contente pas de décrire les fabuleuses richesses du royaume de Saguenay, guère plus invraisemblables après tout que celles du Pérou. Il évoque une prolifération d'univers à proprement parler fantastiques:
Plus, dict avoyr veu aultre pays, où les gens ne mengent poinct, et n'ont poinct de fondement, et ne digèrent poinct; ains font seullement eaue par la verge. Plus, dict avoyr esté en aultre pays de Picquenyans, et aultre pays où les gens n'ont que une jambe, et aultres merveilles, longues à racompter.22
Cartier note tous ces propos, et loin de manifester le moindre scepticisme il tente d'établir la crédibilité de son informateur:
Ledict seigneur est homme ancien, et ne cessa jamays d'aller par pays depuis sa cognoissance, tant par fleuves, ripvières, que par terre.23
C'est que tout est possible dans ce monde inconnu dont la seule existence outrepasse les limites de ce qu'on pouvait concevoir auparavant. On aurait tort de voir là toutefois une authentique prise de conscience de la nouveauté de l'Amérique. Ces accumulations de prodiges l'univers familière aux hommes de la Renaissance, qui gardèrent du Moyen Age au goût du merveilleux que leur curiosité renouvelée pour l'univers cherchera à documenter avec plus de détails. J'en alléguerai comme preuve la multiplication tout au long du seizième siècle des recueils de monstres, de miracles, d'anomalies singulières, de spectacles tous plus extraordinaires les uns que les autres, comme ces Histoires prodigieuses de Pierre Boaistaua, publiées en 1560, l'un des grands succès de l'époque et qui valut à son auteur la considération des milieux savants de tout l'Europe. Quelques titres de chapitre parmi d'autres suffisent à donner une idée de l'ouvrage:
Si les diables peuvent concepvoir, avec l'histoire d'un horrible monstre engendré de nostre temps.
Histoire Prodigieuse d'un homme qui de nostre temps se lavoit la face & les mains de plomb fondu.
Prodiges de la mer, ou il est faict mention des monstres marins, Méréides, Syrénes, Tritons, poissons vollans, & autres monstres aquatiques.
Monstre excécrable qui sortoit entier du ventre d'un aultre homme, reservé la teste.
Histoire notable d'un oyseau descouvert de nostre temps, lequel n'a point de pieds, & ne vit qu'en l'air, & jamais ne se trouve prins que mort
Monstre ayant elles & les pieds d'oyseau engendré du temps du Pape Jule second, & du Roy Loys douziesme.24
Ce pays "où les gens n'ont que une jambe," que Donnacona prétendait avoir visité, ne présentait rien d'impossible pour des lecteurs qui avaient appris par Boaistuau la naissance "en la noble cité de Cracovie, au moys de Febvrier, l'an de grâce mil cinq cens quarante trois," d'un "monstre hideux" qui possédait entre autres grâces "la bouche & le nez semblable au muffle d'un beuf avec une corne approchant du promuscide & trompe de l'Elephant" ainsi que "quatre testes de chien avec leur mine truculente & furieuse" aux articulations des bras et des jambres.25 Admettre l'existence de monstres et de singularités prodigieuses dans le Nouveau Monde n'appelait aucune révolution des mentalités. C'était bien au contraire la plus sûre façon de neutraliser l'impact de la découverte en la rejetant dans les marges du merveilleux et de l'anormal: maintenue de cette façon aux confins du monde, dans quelque lisière pathologique, l'Amérique pouvait être intégrée à la vision traditionnelle de l'univers sans crise trop aiguë. Admettre l'existence de peuples et de sociétés profondément différents, certes, mais simplement et pleinement humains portait beaucoup plus à conséquence.
D'innombrables récits de voyages fabuleux datant du Moyen Age et constamment réédités durant la Rennaissance avaient d'ailleurs préparé une telle réception de la découverte de Nouveau Monde. Celui de Mandeville fera à lui seul l'objet de sept éditions en langue française au cours du seizième siècle. Le titre complet d'une traduction publiée à Paris en 1550 marque clairement cette contamination de l'image de l'Amérique par un merveilleux qui date de plusieurs siècles:
Maistre Jehan Mandeville Chevalier natif du Pays d'Angleterre. Lequel parle des grandes Adventures des pays estranges tant par mer que par terre ou il sest trouve, comme Montagnes boys Isle terre nouvelle, ou il a trouve plusieurs bestes oyseaulx Dragons pens hommes sauvaiges, poissons & austres bestes. Ensemble la terre de promission & du Sainct voyage de Hierusalem.26
Rien ne distingue le récit de ce voyage fantastique de celui de Jacques Cartier lui-même, publié en 1545:
Brief recit, & succincte narration, de la navigation faicte es ysles de Canada, Hochelage & Saguenay & autres, avec particulieres meurs, langaige, & cerimonies des habitats d'icelles: fort delectable à veoir.
Même un personnage aussi sérieux qu'André Thévet cosmographe du roi, met l'accent sur les "singularités" dans le compte rendu d'une expédition française au Brésil:
Les Singularitez de la France Antarctique, autrement nommée Amérique: & de plusieurs Terres & Isles descouvertes de nostre temps (Paris, 1558).
Les Voyages de Jacques Cartier sont un texte fruste et peu élaboré. Ils enregistrent sans apprêt à la façon immédiate d'un journal de bord, les réactions à ce pays nouveau qui se déroule de façon imprévisible de Terre-Neuve à la Gaspésie, et du Golfe au fleuve Saint-Laurent jusqu'à Hochelaga. Ils constituent en cela un document exceptionnel, presque brut, où on peut lire l'impact de la découverte de l'Amérique à travers les représentations initiales qui s'en forment. J'en ai distingué trois, sensiblement différentes les unes des autres, mais qu'on peut toutes interpréter comme des réactions de défense contre l'étrangeté trop radicale du Nouveau Monde. Dire qu'il s'agit de réactions de rejet serait excessif. Il s'agit plus exactement de tentatives d'intégration partielle de la nouveauté américaine à des structures mentales dont on ne peut se déprendre immédiatement.
Les trois représentations de la Nouvelle-France que j'ai tenté de dégager du texte de Cartier vont connaître des fortunes diverses et s'avérer de portées inégales. Celle d'une "terre que Dieu donna à Cayn," stérile et sans intérêt obstacle incontournable sur la route des épices, va l'emporter jusqu'à Champlain, et elle explique dans une large mesure l'abandon et tout effort français en Amérique du Nord pour plus d'un demi-siècle. La mésaventure des faux diamants du Canada jointe à l'échec des tentatives pour parvenir au fabuleux royaume de Saguenay ont sans doute été déterminants. On peut croire que cette représentation va continuer de peser de façon sourde sur le destin de la colonie tout au long du Régime français, et il n'est peut-être pas excessif d'en voir une réminiscence lointaine dans les célèbres "quelques arpents de neige" de Voltaire. Quant à l'image de la Nouvelle-France comme d'une terre de prodiges et de monstres, elle se dissipera au début du dix-septième siècle avec l'exploration plus systématique du territoire et l'établissement d'une colonie à Québec. Par contre, la représentation de l'Amérique comme d'un monde primitif et non corrompu, sorte d'Eden d'avant la faute, miraculeusement préservé sur ce continent coupé jusqu'alors de l'histoire, durera et portera beaucoup plus à conséquence. La description de la vallée du Saint-Laurent sous la forme idéalisée du locus amoenus classique va certes disparaître assez tôt ne serait-ce qu'à cause du démenti péremptoire d'hivers extrêmement rigoureux. Mais la vision des Indiens que soutenait cette description va poursuivre un cheminement souterrain jusqu'au bon sauvage des philosophes deux siècles plus tard. On peut suivre, de Lescarbot (Histoire de la Nouvelle-France, 1609) et Sagard (Grand Voyage au pays des Hurons, 1623) à LaHontan (Nouveaux Voyages dans l'Amérique septentrionale, 1703), Lafiteau (Moeurs des Sauvages Américains comparées aux moeurs des premiers temps, 1724) et Boulanger (L'Antiquité dévoilée, 1766), l'élaboration d'un parallèle systématique entre les "Sauvages d'Amérique" et les Hébreux, Grecs et Romains de l'Antiquité. Une vague analogie établie par les premiers voyageurs, presqu'intuitivement et dans la lumière de ce mythe de l'âge d'or si prégnant à la Renaissance,27 se transforme en un système extrêmement complexe chez Lafiteau, dont l'oeuvre peut à juste titre être considérée comme un des monuments fondateurs de l'anthropologie moderne.28
Cette image d'un Eden préservé, qu'on trouve à l'état brut et sous une forme un peu naïve chez Cartier, est la matrice d'un mythe qui occultera longtemps et profondément la réalité du Nouveau Monde. Ces "Sauvages" qu'on rencontrait et qui n'étaient pas les "Indiens" qu'on avait d'abord cru, on ne les regardera pas comme une humanité différente, porteuse de valeurs originales et incentrice de structures sociales inédites: on en fera une survivance du passé classique de l'Ancien Monde, préservée de l'histoire par un continent longtemps isolé. Au lieu finalement de rencontrer un univers vraiment nouveau en Amérique du Nord, les Français s'y sont inventé une utopie antithétique, une image qui n'a de sens qu'en relation avec l'Europe et qui n'avait d'usage que pour les Européens.
NOTES
1 S. E. Morison, The European Discovery of America -- II The Southem Voyages AD 1492-1616, Oxford U.P., 1974, p. 72.
2 S. E. Morison, The European Discovery of America - I The Northern Voyages AD 500-1600, Oxford U.P., 1971, p. 210: "America was discovered by accident not wanted when found, and early explorations were directed to finding a way through or around it."
3 Giovanni Da Verrazano, Relation du Voyage de La Dauphine à Français ler, Roi de France (1524), dans Les Français en Amérique pendant la première moitié des XVIe siècles, Paris, PUF, "Les Classiques de la Colonisation," 1946, p. 74.
4 Cf. G. Atkinson, Les Nouveaux Horizons de la Renaissance française (Paris, 1935), Genève, Slatkine Reprints, 1969.
5 Cf. G. Atkinson, La Littérature géographique française de la Renaissance. Répertoire bibliographique (Paris, 1927; supplément, 1936), Genève, Slatkine Reprints, 1969. Les nombres de renvois à l'index de cet ouvrage offrent des données révélatrices: Acadie I, Afrique 116, Amérique 115, Asie 99, Canada 7, Egypte 45, Japon 54, Malte 48, Turquie 233.
6 Cf. Genèse, II, 25 et III, 6-7.
7 J. H. Elliott, The Old World and the New 1492-1650, Cambridge U.P., 1974, p. 14. Pour une vue d'ensemble du regard européen sur l'Amérique, de la découverte à nos jours, cf. le beau livre de H. Honour, The New Golden Land -- European Images of America from the Discoveries to the Present Time, New York, Pantheon Books, 1975.
8 Essais, III-6, "Des coches."
9 A Stegmann, "L'Amérique de Du Bartas et de De Thou," dans La Découverte de l'Amérique (Actes du Xe Stage International d'Etudes Humanistes, Tours, juillet 1966), Paris, Vrin, 1968, p. 300 et 306.
10 La déception de Cartier lorsqu'il touche le fond de la Baie des Chaleurs qu'il avait prise pour ce passage ne laisse aucun doute à cet égard: "(...) Le landemain au matin, eumes bon temps, et fysmes porter jusques environ dix heures du matin, alla quelle heure eusmes congnoissance du font de ladite baye, dont fuismes dollans et masriz" -- The Voyages of Jacques Cartier, published from the originals with translations, notes and appendices by H. P. Biggar, Ottawa, Publications of the Public Archives of Canada no 11, 1924, p. 54-55 (Désormais: Cartier).
11 Cartier, p. 21-23.
12 Cartier, p. 42-43.
13 Cf. E.-R Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Age latin, Paris, PUF, 1956, ch. X.
14 Cartier, p. 141-145.
15 Cartier, p. 34, 57, 124.
16 Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 115 ssq.: "Tous les biems étaient à eux: le sol fécond produisait de lui-même une abondante et généreuse récolte." -- Traduction Paul Mazon, Paris, "Les Belles-Lettres," 1947, p. 90.
17 Cartier, p. 221.
18 Cartier, p.249-250.
19 Ch.-A Julien, Les Voyages de découverte et les premiers établissements (XVe-XVIe siècle), Paris, PUF, 1948, p. 138-139.
20 Jacques Cartier, Voyages en Nouvelle-Frunce, texte remis en français moderne par R. Lahaise et M. Couturier, Montréal, Cahiers du Québec/ Hurtubise HMH, 1977, p. 146-147. Le texte du troisième voyage de Cartier ne nous a été partiellement transmis que par la version anglaise de Richard Hakluyt publiée à Londres en 1600; on trouvera cette version dans Cartier, p. 254-255.
21 Cartier, p. 255, note 1. La légende des diamants de Québec aura malgré tout la vie dure, puisque Champlain la reprendra à son compte: "Il y a le long de la coste dudict Québec des diamants dans des rochers d'ardoyse, qui sont meilleurs que ceux d'Alençon". -- Oeuvres de Champlain, éd. C.-H. Laverdière, Québec, Desbarats, 1870; réimpression: Montréal, Editions du Jour, 1973, tome 1, p. 90.
22 Cartier, p. 221-222.
23 Cartier, p. 222.
24 Pierre Boaistuau, Histoires Prodigieuses les plus memorables qui ayent esté observées, depuis la Nativité de Jésus Christ, jusques à nostre siècle: Extraictes de plusieurs fameux autheurs, Grecs, & Latins, sacres & prophanes: mises en nostre langue Par P.B., surnommé Launay, natif de Bretaigne, avec les pourtraicts & figures (Paris, 1560), préface d'Yves Florenne, Paris, Le Club français du livre, 1961.
25 Idem, p. 30-31.
26 "On peut lire les originaux anglais et latin des Voyages de Mandeville dans The Bodley Version of Mandeville's Travels, éd. M. C. Seymour, Oxford U.P., The Early English Texts Society vol. 253, 1953. Sur le rôle des traditions médiévales dans la réception de la découverte américaine, cf. Ch.-A. Julien, Voyages de découverte .... op. cit, ch. VI, "Le legs du passé et l'initiation au Nouveau Monde"; pour une analyse du rôle de l'élargissement des horizons géographiques dans la formation de la pensée renaissante, cf. A. Dupront, "Espace et Humanisme", Bibliothèque d'Humanisme et de Renaissance, VIII-1, 1946, p. 7-104.
27 Cf. H. Levin, The Myth of the Golden Age in the Renaissance, Bloomington, Indiana U. P., 1969.
28 Cf. W. N. Fenton, "J.-F. Lafiteau (1681-1746), Precursor of Scientific Anthropogy," Southwestern Journal of Anthropology, XXV, 1969, p. 173-187; M. Duchet, Anthropologie et Histoire au Siècle des Lumières, Paris, Maspéro, 1971.