1 Avec Cantique des plaines, Nancy Huston opère un retour aux origines en écrivant sur son pays natal, l’Alberta, et dans sa langue natale (le roman ayant été d’abord écrit en anglais, puis réécrit deux ans plus tard en français).1 Si Huston, qui vit à Paris depuis de nombreuses années, a toujours défini l’exil comme une nouvelle connaissance de soi, dans ce roman, c’est le retour aux racines qui constitue la nouvelle façon de voir le monde. Il s’agit d’un douloureux mais nécessaire voyage vers soi-même pour retrouver ce qui n’a été qu’à moitié effacé par l’exil, ce qui a été mis en « suspense » ou en silence par la transposition à un autre lieu et une autre langue. Car pour l’auteure, vivre ailleurs, c’est « vivre entre guillemets » (Sebbar et Huston 1 2). Retourner au Canada signifie « retrouver l’Ambivalence en personne » : c’est là, dit-elle, que j’ « éprouve la sensation troublante, comme dans un rêve, que tout m’y est absolument familier et en même temps légèrement ‘déplacé’ » (Sebbar et Huston 25). Se replongeant dans le monde de son Alberta natale, elle écrit donc Plainsong « dans une très grande exaltation, un grand bonheur de retrouvailles avec la langue anglaise » (Ce que dit Nancy 2). Elle entreprendra plus tard sa réécriture en français sous le titre Cantique des plaines.
2 Dans ce roman, Nancy Huston aborde plusieurs thèmes, dont celui des ancêtres, de la langue, de la mémoire et de l’histoire tout en posant la question : comment retrouver le passé et la mémoire sous une parole et une écriture nouvelles ? Écrire sur l’histoire du Canada est une entreprise périlleuse selon Nancy Huston. Elle l’explique dans Une enfance d’ailleurs : « pour parler du Canada, il faut toujours commencer par parler d’autres pays. (Sauf bien sûr si on veut parler des Indiens du Canada avant l’arrivée des Européens, mais alors il vaut mieux se taire parce qu’ils ne s’appelaient pas des Indiens et cela ne s’appelait pas le Canada et il n’y a aucune raison que ce soit nous qui racontions leurs histoires) » (Huston et Sebbar 43). S’agit-il donc d’une entreprise vouée à l’échec avant même de débuter ? Le roman Cantique des plaines semble cependant prouver le contraire mais il suggère au fil de la lecture que cette écriture n’a été possible que par toute une réflexion sur les modalités du dire, par tout un travail d’expression textuelle polyphonique.
3 Par sa double étape de rédaction, en anglais, puis en français, le roman se situe d’une certaine manière à l’interstice de deux langues qui ont marqué l’histoire du Canada.2 En faisant se rejoindre ces langues, ces deux identités, ou ces « deux solitudes » pour reprendre le titre de Hugh MacLennan, il s’inscrit symboliquement sur un espace liminal. À ces deux présences, l’auteure ajoute celle des Premières Nations que les deux « nations fondatrices » ont exclues. Cantique des plaines pose la douloureuse question de l’absence de l’Autre, cette absence qu’elle transforme en réalité troublante à travers le personnage de Miranda. Christiane Chaulet-Achour souligne : « avec Cantique des plaines […] ce n’est plus « eux » et « nous » mais « nous sans eux » et ce que ce « sans » a signifié » (105). Par là, le roman explore la difficile cohésion d’une nation, ou de plusieurs nations. C’est en explorant les frontières entre les identités mais aussi leur interdépendance que l’auteure invite à une réflexion sur l’écriture comme acte réunificateur. Car écrire dans l’interstice signifie souvent réfléchir sur l’écriture et sur la possibilité de construire une parole à partir de fragments, d’échos et de dédoublements. C’est ce qu’entreprend Nancy Huston dans Cantique des plaines, roman qui met au jour tout à la fois l’altérité abrupte et les rapports dialogiques qui peuvent la sous-tendre. Notre but dans cette étude est de dégager les rouages de cette écriture afin de voir comment elle fait interagir les facteurs de cohésion et les facteurs de pluralité.
4 Cantique des plaines est le roman, tout à la fois, d’une région canadienne, l’Alberta, et d’une jeune femme en quête de ses origines. Il retrace, sur quatre générations, l’histoire de deux pionniers irlandais arrivés au Canada au dix-neuvième siècle. Le récit s’installe au cœur d’une famille, mais n’en accepte pas les limites. Hommes et femmes rudes, soumis à de rudes conditions de vie, les Sterling sont animés par une exigence de cohésion, l’inflexible volonté de tenir, de durer. C’est une société qu’ils créent, selon les normes de leur vision du monde et de leurs habitudes. La foi chrétienne leur tient lieu de savoir et de loi, pratique de tous les instants qui ne permet aucun écart. Dans ce repli identitaire chacun pèse sur tous les autres : les femmes dominent par leur abnégation même, les hommes par l’exutoire de la violence, tandis que les enfants sont victimes de tous. Le roman est une critique radicale de cette impossible cohésion. À l’impérialisme de l’Un — structure sociologique et ordre symbolique — il oppose une réalité plurielle et la valeur du désir de libération. Ce choix il ne l’exprime pas seulement par le discours mais aussi, et surtout, par l’organisation même du texte : Cantique des plaines se construit, à tous les niveaux, comme la mise en scène d’une contradiction, comme une confrontation entre unicité et pluralité. L’écriture pratique le morcellement, elle se développe dans la discontinuité. Le continu ne se trace que par des questionnements rétrospectifs ou par des échos souterrains. Texte sans cesse en suspens, il dialogue avec lui-même, il postule et inscrit sa lecture comme une construction. C’est alors une rencontre où émerge ce qu’on pourrait appeler avec Roland Barthes « l’idée de littérature » (1367). La cohésion, comme pour mieux être niée, occupe le devant de la scène par la visibilité d’un personnage-narrateur omniprésent et d’un personnage principal tout aussi omniprésent. Le texte s’ouvre par l’agonie décrite du héros et se referme, au dernier paragraphe, en racontant le moment exact non pas de sa naissance, mais de sa conception. Le récit semble donc encadré, enfermé dans le cadre d’une vie. Mais il en inverse les termes et commence, déjà en rupture, là où elle s’achève : « Et voici comment je m’imagine ton agonie » (9). On peut lire cette première phrase en dialogue avec la remarque que fait aragon : « je tiens de tout écrit pour sa clef signifiante la première phrase ou incipit » (139). Tout est déjà là, c’est vrai, l’idée de quelque chose qui se termine, qui ne pouvait pas durer (la vie / la cohésion), une manière de montrer le comment, une vision assumée comme création personnelle (« je m’imagine »). Remontée du temps, le texte va s’écrire « d’incipit en incipit », dans une composition en chapitres-paragraphes. Le cadre n’est pas immobilité mais seuil de dépassement, ou d’effraction.
1. Une énonciation en dialogue
5 Le personnage principal, Paddon, va tout au long de sa vie, être déphasé par rapport à son entourage. Enfant délicat et sensible, il est la proie d’une mère castratrice qui veut en faire avant tout un chrétien, et d’un père intraitable qui veut l’endurcir pour en faire un homme. Les offices religieux à l’église méthodiste alternent avec les séances de rodéo, tous aussi redoutables. En deux pages d’énumération : « Ta mère t’a appris », « Ton père t’a appris » (33-34), le texte dresse dans une sorte d’écriture sérielle, l’accumulation implacable des exigences.
6 Devenu étudiant, il se passionne pour l’histoire, sans pour autant s’épanouir : là encore ni compréhension ni dialogue. Il rêve de faire une thèse, d’un vaste sujet : l’histoire du temps. La mort de son père inter-rompt ses études. Tout au long de sa vie, il essayera d’écrire, d’approfondir et de mettre en œuvre sa réflexion sur le temps. Mais l’âge adulte semble n’être qu’une répétition des blessures de l’enfance. Tout lui est prison, son travail de professeur, muselé par les conventions idéologiques régnantes, la piété obsessionnelle de Karen, son épouse, et la pauvreté, parfois extrême qui s’installe avec la naissance de trois enfants. Il ne sait ni ne peut se révolter. Sa richesse intérieure lui devient souffrance. « Toi, tu étais douze hommes différents dont aucun n’était celui que tu aspirais à être » (182).
7 Le récit est pris en charge par une jeune femme, Paula, petite-fille de Paddon. Elle pose d’emblée le contrat d’énonciation : la promesse de mettre au clair les écrits de son grand-père qu’il lui a légués, car ils ont une relation privilégiée. Elle a vécu chez lui son enfance, et il lui a tout appris, heureux au jour le jour de cet échange : la vie quotidienne, mais aussi l’Alberta, et même ses méditations sur le temps. Elle était subjuguée; il était libéré du silence. Elle a pour lui un « amour gigantesque » (232). Aujourd’hui leur dialogue reprend. Elle se met en scène dans ce travail d’écriture tout au long du roman, par des séquences en « je » où elle n’est jamais sujet de l’action, mais seulement sujet du discours. Dans ce rôle de personnage témoin, elle situe avec précision sa distance, celle de l’âge et du temps — la promesse a été faite il y a des décennies — mais aussi la distance géographique. S’affirment ainsi deux sortes de déphasages dans le discours, celui de la mémoire et celui d’un certain refus: « Je ne pouvais, ne voulais pas assister à ton enterrement, j’ai préféré rester assise ici, à des milliers de kilomètres, et chercher à tout voir » (10). Au cours du récit elle évoque à plusieurs reprises cette distance, elle se montre en train d’écrire dans sa chambre, elle évoque sa lampe de chevet, les lumières de Montréal, des visions qui s’opposent au monde rude qu’elle décrit. Par cet artifice de l’énonciation-mise en scène, le texte est à la fois un écrit et un écrire : il se donne à voir dans le geste même qui le crée, à chaque instant de ses commencements.
8 Un deuxième artifice va donner au texte toute son amplitude : c’est à Paddon que Paula raconte Paddon, dans des énoncés au vocatif à l’intérieur desquels il est sujet du faire. Faux dialogue par delà la mort, mais forme d’écriture significative qui fait résonner à travers tout le roman les occurrences des pronoms je / tu et la situation de communication, avec la présence effective du destinateur et du destinataire. Ceci donne au discours de Paula une signification multipliée. En effet, la situation de communication est déjà, de manière implicite, « partie intégrante » de tout énoncé et donc en modifie et en enrichit le sens, ainsi que l’explique Tzvetan Todorov à partir des théories de Mikhaïl Bakhtine : « la matière linguistique ne constitue qu’une partie de l’énoncé; il existe aussi une autre partie non verbale, qui correspond au contexte d’énonciation. On n’a pas ignoré l’existence d’un tel contexte avant Bakhtine, mais on l’a toujours considéré comme extérieur à l’énoncé; or il en est, dit-il, une partie intégrante » (Todorov 67). Le dialogue comme procédé d’écriture met en œuvre ici, et rend visible ce caractère implicite de tout énoncé, le « dialogisme » qui fait, selon Bakhtine, que « tout énoncé se rapporte aussi à des énoncés antérieurs, donnant ainsi lieu à des relations inter-textuelles (ou dialogiques) » (77). Le texte de Paula s’en trouve enrichi, à la fois par les nuances qu’elle apporte à son discours afin de pouvoir l’adresser à son grand-père et par le sens qu’il devrait y lire, un implicite que Paula intègre à son texte. L’écriture dialogique est dans ce sens une caractéristique fondamentale de Cantique des plaines qui s’inscrit dans la problématique de la transformation.
2. Des êtres aphasiques et un métatexte écrasant
9 S’il est silencieux, Paddon a toutefois une vraie présence textuelle, sous forme de citations du manuscrit qu’il a légué à Paula. Ces séquences sont nettement différenciées par la typographie : elles sont en italique et séparées par des blancs. Moments de silence où le texte semble perdre et reprendre son souffle, car le dialogue ici se déplace, il n’est plus entre deux personnages mais entre deux niveaux discursifs différents. Séparés, mis à distance, les mots écrits de Paddon, mots définitifs, composent à la narration un métatexte. Donné à lire comme texte source, le discours cité de Paddon est en quelque sorte la matrice d’un roman au cours duquel la diégèse prend son départ dans son propre niveau métadiégétique et se construit dans un dialogisme des profondeurs.
10 Le manuscrit de Paddon est parcellaire, imprévisible : ce sont des pensées qui ont échappé par bribes au monde fermé où il a vécu. Paula, qui veut avant tout écrire la vie de son grand-père, n’y trouve pas toujours ce qu’elle cherche. Elle pose avec passion des questions sans réponse, interrogations en suspens qui sont à l’écriture — au mouvement de la pensée — comme autant de brèches : « Qui étaient ces gens, Paddon, qui étaient ces cent mille hommes avec leur poignée de femmes faciles et d’argent facile […] prêts à marcher pendant vingt quatre mois et quatre mille kilomètres de torture physique ? […] C’était qui ce père que tu as eu ? » (23); ou encore : « Comment était-ce d’avoir une mère comme ça, Paddon ? » (21). Faute de savoir, elle doit, dit-elle, « inventer ». La focalisation alors se distribue en facettes, en failles : vision interne de Paula personnage, mais focalisation externe lorsqu’elle invente comme le ferait un énonciateur omniscient.
11 Ce dialogue tronqué des textes, les silences de Paddon, font de la quête de Paula sur les origines de la famille une suite d’hésitations à travers lesquelles se dessine une véritable quête de soi. Le texte mime la situation de la cure psychanalytique : si l’on relie les énoncés où Paula parle d’elle, toujours dans la relation discursive à son grand-père, on voit se tracer comme les étapes d’une analyse. Ils disent la situation de départ lorsqu’elle remarque par exemple : « en moi les morts vivent plus intensément que les vivants » (231), les tâtonnements et les blocages lorsqu’elle dit ne plus arriver « à écrire un mot de plus » (230), les craintes, et puis enfin la révolte : « tu as squattérisé mon existence […] je ne te pardonne pas » (242). Ses énoncés disent tantôt la distanciation par rapport à Paddon, comme lorsqu’elle constate que « ta sagesse ne sera jamais la mienne » (243), ou d’autres fois sa propre prise de conscience : « ta voix s’est tue […] D’accord, je sais pourquoi, c’est parce que depuis le début c’est moi qui chante et que je n’ai pas encore dit la vérité là-dessus […] mais je sais qu’avant la fin il va falloir la dire, cette vérité » (232). Par ailleurs, des notations temporelles telles que « c’est alors que », ou « ce n’est que maintenant » soulignent les étapes de sa prise de conscience et accompagnent ce « processus tellement mystérieux » (230). Le texte de Paula est une anamnèse qui la délivre et lui permet de s’ouvrir au monde, au cantique des plaines.
12 L’énonciation en dialogue, la coprésence chaleureuse, à travers le texte, des pronoms je / tu, va permettre un fort effet discursif : les autres membres de la famille sont énoncés à la troisième personne, mis à distance dans des séquences en il et au passé. Le nous perd aussi sa fonction de sujet, il prend pudiquement la forme du on. De rares exceptions, toujours brèves, confirment ce choix d’écriture. Le discours rapporté surgit à l’imprévu dans une phrase, coupant la parole à la narratrice : « Comment ça, t’aimes pas les patates, demandait-il, sa main ponctuant la phrase d’un coup sur le côté de ta tête […] Mon père a dû abandonner sa ferme en Irlande parce qu’il n’y avait plus de patates » (30). Comme si parler ne pouvait être qu’une perte de contrôle. La famille est donc un objet raconté, les personnages restent : ceux dont on parle. L’effet de contraste est d’autant plus significatif que les formes en tu et en il ; ne se distribuent pas en ensembles distincts. Elles s’imbriquent et se complè-tent, et tout à la fois demeurent comme séparées dans l’opposition entre le rapport chaleureux je / tu et la distance lucide je / il(s), elle(s).
13 Les descriptions elles-mêmes relèvent de cette implacable mise à distance. La famille est d’abord donnée à voir comme groupe dès le début du texte, à l’enterrement de Paddon. Le tableau se construit sur plusieurs pages (de 10 à 14) par séries de synecdoques dépersonnalisantes. De ces gens en cortège qui hésitent « se demandant s’ils ont oui ou non le droit de bouger déjà » (11), on voit d’abord les pieds, tous semblables et « chaussés de bottes synthétiques » (11), puis les bourrelets des corps et les bajoues, et enfin « des bras maladroits, des mains qui se serrent mollement » (11). Ils ont des voitures coûteuses, « essentiel dans ces parages » (13), mais des maisons de taille moyenne « dont l’emprunt est remboursé » (13) et devant lesquelles ils retrouveront « le paillasson Welcome acheté par correspondance dans le catalogue Eaton’s » (14). Ces procédés de dépersonnalisation sont une constante dans le texte en « il ». Mildred, la mère de Paddon est présentée sous forme de catégorie : « Mildred était une ranch wife : une de ces dames sans chichis » (22), de celles qui sont venues d’Angleterre pour trouver un mari. Ailleurs la mère et la sœur de Paddon, sont décrites en paire, comme pour les priver de toute individualité, « Mildred, […] d’après les photos, appartenait au même type physique que ta sœur Elisabeth : des femmes aux épaules larges qui traitaient leurs corps comme des tanks puissants, […] mangeaient comme si elles faisaient le plein d’essence » (21), la suite en douze lignes est à l’avenant. Cette chosification exprime par la caricature le sens réel du texte en « il » : ces personnages sont aphasiques parce qu’ils ont à tel point intégré l’idéologie dominante qu’ils ne sont plus que comportements. La pensée est pour eux quelque chose d’externe, un ailleurs.
3. Le rôle des citations
14 Le roman confère à cette aliénation une réalité palpable en inscrivant la pensée des personnages dans une sorte de « hors texte » pétrifié, en italique, et souvent séparé par des blancs, comme l’était, parole d’un mort, le manuscrit de Paddon. Ce sont des citations de prières et de chants, textes collectifs, anonymes, intangibles. Ils surgissent sans être introduits ni même implicitement annoncés, c’est le réel qui s’engouffre dans le texte. L’anonyme de la doxa envahit l’espace de la page comme il envahit l’espace mental des personnages.
15 Les textes religieux sont les plus présents, par leur nombre et leurs dimensions, souvent importantes. Séquences stéréotypées, ils sont comme l’écho d’un hypertexte fondateur qui donne au groupe sa légitimité. Le je en est absent, le nous est le plus souvent en position d’objet, car la parole ici n’est pas produite mais exhibée, dans un geste de répétition qui l’unit à l’éternel. Elle s’inscrit dans une communication verticale faite de prescriptions qui dictent une ligne de vie : l’humilité, la culpabilité, le déni de soi masochiste. Mais aussi la certitude jouissive de posséder la vérité, la foi chrétienne, et d’être investi d’une mission : transmettre cette foi. Selon le linguiste John Austin, réciter ses prières est un adoubement qui donne à la parole valeur illocutoire. C’est, au minimum, la promesse d’un salut éternel : on peut accepter passivement — et imposer aux autres — les souffrances d’un présent qui n’est que transitoire.
16 Moins nombreuses, et plus courtes, les citations de chansons sont le plus souvent en anglais. Le texte est alors traversé, découpé par ce qui lui est étranger, doublement, puisqu’il change de langue et se fait musique.3 C’est un autre effet de dialogisme, d’une amplitude nouvelle, car « les rapports dialogiques sont également possibles entre des styles de langues, sociaux, dialectaux, etc., lorsque ceux-ci sont perçus comme des positions interprétatives, comme des sortes d’idéologies linguistiques, c’est-à-dire en dehors de la seule analyse linguistique » (Bakhtine 242). Ici ce sont des chants connus destinés à souder le groupe : ils rappellent les consignes des pionniers « Hit the road, Jack, and don’t you come back no more » (18) où expriment l’amour de la terre et racontent la simplicité du quotidien. Comme les prières, ils tracent une ligne de conduite et l’impact de la pensée collective. Par leur rythme ils miment le dynamisme et la cohésion du groupe. Les mots anglais qui chantent dans le texte font entendre les premiers arrivants qui ont apporté leur langue et l’ont imposée comme norme. En outre, la mise en présence de plusieurs langues « souligne et objective précisément le côté ‘conception du monde’ de l’une et l’autre langue […] ce qui fait de la langue une conception du monde concrète et intraduisible absolument; précisément le style de la langue en tant que totalité » (Bakhtine cité par Todorov, Mickhaïl Bakhtine, Le principe dialogique, 97).
17 Si toutes ces citations s’inscrivent sur un niveau narratif distinct, ou avec une typographie particulière, elles sont souvent reprises après coup par des commentaires de la narratrice, ce qui les réintroduit dans le texte. Ce procédé par brefs commentaires instaure dans la narration un lieu d’idéologie, qui correspond à ce que Philippe Hamon, étudiant les formes discursives idéologiques, désigne comme « le discours d’escorte évaluatif » (115). Il prend ici un fort relief par l’usage de l’ironie et de la dérision. « Ne nous induis pas en tentation » dit Karen, et Paula : « Ah comme ce serait formidable, je ne peux pas m’empêcher de penser, si cette grande dame grise au sourire résolu pouvait se laisser induire en tentation pour une fois : qu’est-ce que ce serait ? […] tricher au bridge ? porter la même culotte trois jours de suite au lieu de deux ? » (13). Les commentaires de Paula et leur ironie créent ainsi une mise à distance qui instaure à nouveau le dialogisme. Car les personnages énoncés en ‘il’ se caractérisent par ce monologisme, qui est selon Julia Kristeva le « blason du discours représentatif », donc pure perception du monde sans questionnement (« Une poétique ruinée » préface à La Poétique de Dostoievski 19).
4. Un récit dévié
18 Un jour Paddon rencontre Miranda. Et l’aime. Se crée alors un lieu textuel d’où sont absents tous les autres personnages. Seule est présente la femme aimée — avec parfois sa fille. Et cette femme est métisse. Voici l’ « Autre » introduit dans le même, en secret bien sûr. Désormais le texte se divise en deux récits qui s’interrompent réciproquement au fil des paragraphes, mais restent étanches et s’ignorent. Cette scission est soulignée par la continuité énonciative. Pas de changement de niveau, de récit second ou de métatexte. L’ensemble est pris en charge par la même narratrice, et garde le même personnage principal. Mais le ton devient différent car Paula est heureuse de cette liaison qu’elle découvre par les papiers de son grand-père : « Oh, Papie, je suis tellement fière de toi si c’est vrai !» (54).
19 Miranda est dans le roman le personnage lumineux, celle qui plaît et qui mérite l’estime.4 Elle est la vie même, et la créativité : elle peint et commente ses tableaux. Et surtout, elle pense par elle-même, sans souci des codes imposés, spontanée dans ses choix : « Elle ne concevait pas qu’on puisse vouloir faire quelque chose et ne pas le faire. Elle n’imaginait pas qu’on puisse être fâché contre soi-même ou déçu par soi » (115). Paula commente : « vos rencontres étaient comme l’atterrissage après des heures de vol, comme une parole vraie après des années de mensonge, comme un fou rire qui éclate après une matinée de sermons et de cantiques » (113). Et c’est toute l’écriture qui se transforme. Ici apparaît le je et la vie au présent, ici le nous devient sujet, et règne le dialogue : « Tu vois, nous autres Blackfeet… » (108). Le personnage de Miranda, en réalité « étoile filante » — mais ce nom lui a été interdit dès sa scolarisation — se construit comme l’opposé de celui de Karen, l’épouse (112). Opposition soulignée : au cimetière, Karen en prière supplie : « Pardonne-nous nos offenses » (9). Un jour Miranda, dans un de ses fréquents accès anti-chrétien, ironise : « Pardonne-nous nos offenses - nos offenses ? nos offenses ? » (112). Cette opposition, et cette reprise terme à terme, introduisent, dans l’implicite — mais de façon très claire — « l’effet idéologie » tel que le définit Philippe Hamon (10 ). Le procédé va se répéter : le texte de Miranda est dans le roman le lieu par excellence de l’Histoire, mais c’est l’histoire des Premières Nations, en opposition aux quelques pages, au début du roman, qui racontent rapidement, mais avec beaucoup de force, la violence de la conquête. Rencontre après rencontre, Miranda poursuit le récit du sort de son peuple, et rappelle la vie de ses parents. C’est l’aliénation programmée, la violence et la mort, le viol, les terres confisquées. Elle convoque des personnages référentiels, le Père Lacombe manipulateur, et l’Indien Crawfoot courageux et dupé. Elle raconte ce que fut pour elle l’école — qu’il aurait été dangereux d’abandonner — années après années : l’horreur de l’instruction religieuse qui voulait non pas instruire les enfants mais « les transformer en pêcheurs » (110) et à tous inculquer le remord. L’étonnement de Paddon souligne les différences, pour lui l’école « avait signifié la liberté » car elle l’avait délivré du carcan maternel et « des contraintes collantes du Christianisme » (111). Miranda lui montre ses livres de classe : s’inscrivent alors, en rupture typographique, des phrases en Algonquin, mais elles n’ont pas le même statut que les joyeuses chan-sons anglaises : elles ne sont présentes que comme traduction des prières anglaises c’est-à-dire en deuxième position et sans autonomie, dans le manuel scolaire elles sont d’ailleurs entre parenthèses. L’Algonquin, les enfants n’ont pas le droit de le parler. Miranda disait qu’ « elle ne s’était jamais habituée au temps de l’homme blanc, cette perpétuelle fuite en avant » (153). Elle en délivre Paddon : elle lui avait redonné le présent, fait découvrir aussi la valeur du retour vers le passé.
20 Mais « juste à ce moment-là […] Miranda se met à oublier » (73). Peu à peu, elle se paralyse : « le corps de Miranda était un champ de mine » ( 1). C’est une lente débâcle, la perte de soi par étapes. Elle est double symbole : l’oblitération de son peuple et, à travers le désarroi de Paddon, la perte que cela signifie pour « l’homme blanc », car on peut se demander, comme le propose Christiane Chaulet-Achour à propos des colonies de peuplement : « l’identité du dominant peut-elle se construire en faisant fi de l’autre ? Les histoires des uns et des autres peuvent-elles cohabiter sans interférer ? » (105). Personnage transitoire dans le roman — tandis que le groupe des Sterling en occupe toute la durée — et énoncée dans le texte secret, Miranda a pourtant dans l’économie générale du texte la fonction la plus importante. Dans une typologie des rôles narratifs, telle que la distribue Claude Brémond, sa place serait celle de « l’influenceur ». Elle l’actualise dans le récit avec une caractéristique significative : c’est une influence sans autre intention que le désir d’atteindre à un accord par l’amour, dans la liberté. En opposition le rôle de Karen apparaît comme celui de « l’obligateur », avec la particularité qu’elle n’impose rien, elle règne en silence par son exemplarité morale et religieuse et aussi par la force de la mentalité collective qui est son environnement sociologique.
5. Une mise en dialogue des mots
21 Le personnage de Miranda a aussi pour rôle de mettre en relation les thèmes de l’écriture et de la peinture, thèmes qui se rencontrent dans cette chaîne de conjonctions qui la relie significativement au personnage de Paula la narratrice. Toutes les deux sont impliquées dans le même processus de création, processus qui consiste ici, en grande partie, à trouver un compromis entre le vide et le plein. C’est d’abord Miranda qui parle : « chaque chose séparée est pleine […] et ce qu’on y ajoute ne doit jamais encombrer cette plénitude ni la rendre confuse, seulement réarranger ce qui s’y trouve déjà » (71). Paula reprend cette idée pour commenter son travail d’écriture : « où que je m’arrête le tableau me semble achevé, comme dans ces toiles de Miranda où il n’y avait pas d’espace vide » (230). Les variations sur le vide et le plein aboutissent à une méditation sur la valeur significative, et en quelque sorte morale, du fragment, comme lieu et expression de plénitude. Ici, de nouveau, le texte devient réflexif : Paula explique ses choix d’écriture, le fragment comme besoin psychologique et comme valeur expressive. C’est ce morcellement dans lequel nous avons vu comme hypothèse de départ le procédé apte à miner de l’intérieur le monologisme des personnages.
22 Or le « vide » et le « plein » sont aussi les termes utilisés pour décrire l’espace tel que conçu par les pionniers et tel que conçu par les Premières Nations. L’espace selon les pionniers est « [u]ne terre remplie de vide et de langues étrangères » (27), alors que pour les Premières Nations, « Nulle part au monde il n’y a le vide […] Voilà ce que l’homme blanc n’a jamais pu piger. Il croyait qu’elles étaient vides ces terres » (70). L’acte d’appropriation permet même à l’adjectif de devenir une forme verbale : Oui on avait réussi à vider les prairies et maintenant on cherchait à les remplir — Des terres, des terres, venez acheter des terres, des milliers d’hectares disponibles, libres d’impôts, tarifs de voyage préférentiels, […] et la ruée a commencé, visant à remplacer au plus vite les bisons disparus par des vaches et les indiens disparus par des vachers (22) (C’est nous qui soulignons).5Le « oui » en début de phrase est ici un embrayeur qui souligne la mise en dialogue des mots : cette citation répond par anticipation aux commentaires de Miranda et de Paula sur le « vide » et le « plein ». Énoncés dans des contextes différents, à grande distance textuelle l’un de l’autre, ces termes reçoivent une valeur plurielle et illustrent bien la théorie de Mickhaïl Bakhtine selon laquelle « aucun membre de la communauté verbale ne trouve jamais des mots de la langue qui soient neutres, exempts des aspirations et des évaluations d’autrui, inhabités par la voix d’autrui » (Bakhtine 77). On pense aussi à Julia Kristeva pour qui « [l]e dialogisme voit dans tout mot un mot sur le mot, adressé au mot : et c’est à condition d’appartenir à cette polyphonie — à cet espace ‘intertextuel’ — que le mot est un mot plein » (Kristeva, « Une Poétique Ruinée », préface à La Poétique de Dostoievski 13). Ce qui est intéressant, c’est que le texte révèle cette nature bivocale des mots sans notation théorique, mais par la seule mise en contexte.
Conclusion : le travail sur l’écriture
23 Paula hérite d’une réalité historique, mais sa mission, ou son choix n’est pas que de la connaître ou de la comprendre. À travers le dépouillement d’un manuscrit elle lui donne une autre lisibilité et un autre sens. Elle choisit de chercher à tâtons une vérité entre « l’être en soi et l’être pour soi du passé » (Lejeune 36). Cependant, cette quête la déchire, car « [d]ans le texte polyphonique les idéologies sont modelées par l’instance du sujet divisé : elles sont morcelées dans l’espace intertextuel — dans l’ ‘entre’ des ‘je-s’ » (Lejeune 36). Et c’est aussi cette déchirure qu’elle travaille pour comprendre car, dans le texte, la constante confrontation entre les idéologies et les « je-s » morcelés ouvre un accès sur l’inconscient. Ce travail que fait Paula sur elle-même depuis ses propres souvenirs d’enfance et à travers l’histoire de sa famille est une « révolte intime ». Et, dans la confrontation entre la narratrice et les personnages qu’elle met en scène, le roman tout entier exprime ces deux possibles que pose Julia Kristeva : « renoncer à la révolte par un repli sur des ‘anciennes’ valeurs, voire sur des ‘nouvelles’ qui ne se retournent pas sur elles-mêmes, ne se questionnent pas, ou au contraire, reprendre sans relâche le retour rétrospectif pour le conduire aux frontières du représentable — pensable — soutenable — jusqu’à la ‘possession’ » (Kristeva, La Révolte intime 14). Cantique des plaines exprime avant tout ce travail sur soi-même qui est aussi un travail sur l’écriture. Il en montre la difficile et la douloureuse élaboration, et la valeur heuristique. Il révèle les méandres d’une pensée en train de se construire par les mots comme liberté, en polémique avec elle-même, en perpétuel suspens comme un « à venir ». Comme si l’ultime rêve était de créer grâce aux mots un autre avenir.
Ouvrages cités
Aragon, Louis. Je n’ai jamais appris à écrire, ou les incipit. Paris : Flammarion, 1981.
Austin, John. Quand dire c’est faire. Trad. John Langshaw. Paris : Seuil, 1991.
Bakhtine, Mickhaïl, La Poétique de Dostoïevsky. Paris : Seuil, 1970.
Barthes, Roland. « Littérature et signification », Œuvres complètes. Tome 1, Paris : Seuil, 1993.
Brémond, Claude. « Le rôle d’influenceur », Communications 16, Paris : Seuil, 1970, 60- 68.
Chaulet-Achour, Christiane. « Retourner sur les pas des ‘ancêtres’ : Travail de mémoire et quête de soi dans Cantique des plaines de Nancy Huston », dans L’ Autobiographie en situation d’ interculturalité, (Afifa Bererhi , dir.), Blida : éditions du Tell, 2004, 105-16.
Dvořák, Marta et Jane Koustas (dir.), Vision/Division : L’Œuvre de Nancy Huston. Ottawa : Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2004.
Hamon, Philippe. « Texte et idéologie, pour une poétique de la norme », Poétique 49 (1982) : 105 - 25.
Huston, Nancy. Cantique des plaines. Arles : Actes Sud, 1993.
—. Plainsong. Toronto : Harper Collins, 1993.
—. Ce que dit Nancy, Initiales, n°10, mars 2001 (Groupement de libraires, www.initiales.org) : 2.
Huston, Nancy, et Leïla Sebbar. Une enfance d’ailleurs. 17 écrivains racontent. Paris : Belfond, 1993.
Kristeva, Julia. La révolte intime. Paris : Fayard, 1997.
Larochelle, Corinne. Cantique des plaines de Nancy Huston. Montréal : Leméac, 2001.
Lejeune, Philippe. Le Pacte Autobiographique. Paris : Seuil, 1996.
MacLennan, Hugh. Two Solitudes. Toronto : MacMillan, 196 [1945].
Moulaison, Glen. « La ‘problématique’ de l’altérité dans l’Ouest Francophone : la ‘culture mère’ dans La Forêt de Georges Bugnet et la ‘culture sœur’ dans Cantique des plaines de Nancy Huston », dans Francophonies d’Amérique 17 (2004) : 141-46.
Sebbar, Leïla, et Nancy Huston. Lettres parisiennes : Autopsie de l’exil. Paris : Barrault, 1986.
Senior, Nancy. « Whose song, whose land ? Translation and appropriation in Nancy Huston’s Cantique des plaines », dans Meta XLVI, 4 (2001) : 675-86.
Todorov, Tzvetan. Mickhaïl Bakhtine, Le principe dialogique. Paris : Seuil, 1981.
Notes