1 Depuis quelques années, l’imaginaire des sites et applications de rencontre a envahi le contenu de la littérature québécoise, et ce, tout particulièrement dans les œuvres qui mettent en scène des protagonistes homosexuels. Je pense notamment à Dans la cage (2013) et Avec un poignard (2020) de Mathieu Leroux; Morgues (2014) d’Éric-Guy Paquin; Satyriasis : (mes années romantiques) (2015) de Guillaume Lambert1; Géolocaliser l’amour (2016) de Simon Boulerice; Queues (2017) et Petites annonces (2020) de Nicholas Giguère; Querelle de Roberval (2018) de Kevin Lambert; Good Boy (2018) et Daddy(2020) d’Antoine Charbonneau-Demers; Phénomènes naturels (2020) de Vincent Fortier; et Des dick pics sous les étoiles (2020) de Pierre-André Doucet, dans lesquels on réfère allègrement à Grindr, Scruff, Gay411 ou Manhunt2. Cela dit, dans la majorité des cas, les auteurs — presque tous issus de la génération Y — ne font que mentionner le nom de ces applications pour produire un effet de réel et ancrer leur texte dans leur époque. Autrement dit, on y a surtout recours de manière anecdotique sans pour autant s’intéresser à la singularité des mises en scène de soi qu’elles produisent, ni en faire un dispositif d’écriture à part entière. Les seuls ouvrages qui se prêtent vraiment à cet exercice critique et stylistique dans le paysage littéraire québécois contemporain sont ceux de Paquin, de Boulerice et de Giguère3, où les particularités « sextextuelles » (Le Breton, « La sexualité en l’absence du corps de l’autre ») de l’application de rencontre traversent les œuvres de part en part au point d’en déterminer la forme même. Dans le cadre du présent article, j’articulerai mon propos autour du recueil de Paquin, d’une part pour souligner son statut de précurseur mais aussi, d’autre part, parce qu’il a la particularité — comme le plus récent recueil de Giguère4 — de s’attarder aux interactions virtuelles plutôt qu’aux rencontres qui en découlent. C’est d’ailleurs le « personnage-écran, [cette] forme extrême de la subjectivité numérique, construite entre liberté et contrainte du système » (Perea 1), que je souhaite explorer dans les pages qui suivent, et ce, en concevant les corps virtualisés qui traversent l’écriture de Paquin d’après un horizon queer et utopique.
2 Morgues est un recueil de poésie divisé en trois parties : « Préscience des amours », « Morgues » et « Cosmos et jardin ». La section centrale, la plus longue et celle qui donne son titre au recueil, est elle-même divisée en trois sous-sections : « Virtuelles », « Vapeurs » et « Tropicales ». Autrement dit, cette suite poétique est organisée autour de trois modes d’évasion : l’application de rencontre, le sauna et le voyage. Pour bien saisir ce qui unit ces trois « morgues », il faut s’attarder aux définitions qu’Éric-Guy Paquin donne de ce terme en exergue.
3 La première, à savoir un « endroit où l’on entrepose les cadavres en attente de leur identification ou de leur autopsie » (Paquin 27), met l’accent notamment sur la dimension spatiale du mot. Ce faisant, il nous paraît opportun de considérer les trois « endroits » (réels ou virtuels) évoqués plus tôt comme des hétérotopies, terme qu’emploie Michel Foucault dans le sens suivant :
des lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou à les purifier. [...] Ces contre-espaces, ces utopies localisées, les enfants les connaissent parfaitement. Bien sûr, c’est le fond du jardin, bien sûr, c’est le grenier, ou mieux encore la tente d’Indiens dressée au milieu du grenier, ou encore, c’est — le jeudi après-midi — le grand lit des parents. C’est sur ce grand lit qu’on découvre l’océan, puisqu’on peut y nager entre les couvertures; et puis ce grand lit, c’est aussi le ciel, puisqu’on peut y bondir sur les ressorts; c’est la forêt, puisqu’on s’y cache; c’est la nuit, puisqu’on y devient fantôme entre les draps; c’est le plaisir, enfin, puisque, à la rentrée des parents, on va être puni. (Les hétérotopies 24)
Dans son essai sur les identités numériques, le philosophe Marcello Vitali-Rosati précise que « l’hétérotopie est l’espace où je me projette. Et c’est un espace imaginaire, tout simplement parce que c’est une fiction qui s’y produit, une fiction cinématographique ou littéraire » (Égarements 81). Ces fictions de soi ont en fait souvent pour but de transgresser un ordre, incarné par les parents dans l’extrait de Foucault. Celui-ci parle d’ailleurs d’hétérotopies de déviation pour désigner ces « lieux réels hors de tous les lieux [...] [qui] sont [...] réservés aux individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée » (Les hétérotopies 27). Autrement dit, il s’agit d’espaces où l’individu marginal a la possibilité de se projeter d’une façon qui déroge à ce que l’ordre social exigerait normalement de lui. Selon Vitali-Rosati, l’errance et le voyage répondent à un besoin analogue :
Quand on voyage pour aller quelque part, ce quelque part est toujours secondaire par rapport au fait de voyager, au mouvement pour y aller. [...] dans ce sens, tout voyage est avant tout un égarement. Le voyageur décide d’abandonner sa place, sa situation, la seule chose qui pourrait lui donner des certitudes. [...] le voyage est en premier lieu une quête identitaire [...] pour apaiser l’angoisse de l’individuation. (Égarements 46-47)
De façon similaire, dans « Le gay savoir », Foucault observe que, pour les gays,
c’est important qu’il y ait des endroits [hétérotopiques] comme les saunas où, sans qu’on soit emprisonné, épinglé dans sa propre identité, dans son propre état civil, son passé, son nom, son visage, etc., on puisse rencontrer des gens qui sont là et qui ne sont pour vous, comme l’on est pour eux, rien d’autre que des corps avec lesquels les combinaisons, les fabrications de plaisir les plus imprévues sont possibles. [...] Les intensités du plaisir sont bien liées au fait qu’on se désassujettit, que l’on cesse d’être un sujet, une identité. Comme une affirmation de la non-identité. [...] n’importe où, dans n’importe quelle ville, il y a toujours une sorte de grand sous-sol, ouvert à qui veut, au moment où on le veut, un escalier qu’il suffit de descendre, bref un endroit merveilleux où l’on se fabrique, pendant le temps que l’on veut, les plaisirs que l’on veut. (66-67)
Si Internet et les applications de rencontre n’existaient pas lorsqu’il a rédigé ce texte, il semble évident que ce que Foucault affirmait à propos des saunas en 1978 rend également compte de l’utilisation que certains gays font de Grindr aujourd’hui5; à la façon du sauna ou du Club Med, le virtuel n’est-il pas lui aussi devenu « un endroit merveilleux où l’on se fabrique, pendant le temps que l’on veut, les plaisirs que l’on veut », justement parce qu’on peut s’y désubjectiver et y assumer momentanément une forme de « non-identité » libératrice?
4 Ces formes symboliques d’autodestruction/disparition de soi ont largement été investies par le sociologue David Le Breton. Selon lui, il s’agit de comportements qui traduisent une recherche de blancheur6, soit « une forme de démission de soi, une volonté de faire table rase d’une existence qui n’est plus là que par une sorte de pesanteur. [...] L’intention est moins de mourir que de ne plus être là, de se dépouiller de son personnage [social], de ne plus avoir à le soutenir » (Disparaître de soi 81). Cette idée de mort symbolique n’est d’ailleurs pas étrangère à celles de « morgue » et de « cadavre non identifié » évoquées plus tôt. Las de jouer un rôle qui ne leur convient pas, « ces individus tentent d’accéder à une autre version d’eux-mêmes, [...] [ils] aspirent, provisoirement ou durablement, à n’être personne, sans nom, perdus dans la blancheur, un “blanc” [blank] de la vie, dégagés de toute responsabilité. Recherche de l’absence, [...] épuisement d’être soi » (Le Breton, Disparaître de soi 81). Autrement dit, il s’agit pour eux de se défaire de toutes contraintes d’identité pour ne plus exister qu’a minima en occupant, pour un temps, un angle mort au sein de la sociabilité, et ainsi « revenir à la nudité, à l’innocence du premier péché » (Foucault, Les hétérotopies 31). Le Breton donne comme exemples la défonce ou la quête de coma, l’entrée dans le contre-monde qu’entraîne la consommation de produits psychoactifs, l’aspiration à la syncope, mais aussi, ce qui nous intéresse ici, le fait de glisser dans la vastitude du virtuel. Alors que les contraintes identitaires deviennent trop lourdes à porter — ce qui est très souvent le cas chez les personnes queer —, le désir de disparaître prend la forme d’une sorte de coulisse, d’antichambre où trouver l’apaisement avant de renouer avec les nécessités de la représentation sociale normative7.
5 On peut dès lors concevoir la « morgue virtuelle » que nous propose Paquin comme un « contre-espace » hétérotopique où le personnage queer peut se créer une nouvelle identité qui sera plus attentive aux mouvements et à la multiplicité de son être.
Dans l’espace numérique, avant même que la question identitaire se pose, on nous demande une production d’identité. D’abord, nous devons nous « identifier ». « Identifiez-vous » ordonnent nombre de plateformes, une demande qui nous est rarement faite ailleurs que sur Internet. L’identification n’est pas, en effet, un acte par lequel je me fais reconnaître : je ne dois pas montrer ou prouver ce que je suis, mais le produire, le « créer ». « Identifiez-vous ou créez votre profil. » Quand je passe une frontière [nationale], on me demande aussi de m’identifier. Mais l’identité que je dois fournir est quelque chose qui a été établi par quelqu’un d’autre : l’État. Mon identité est constituée par un nom que je n’ai pas choisi et un ensemble de dispositifs extérieurs qui prouvent que je corresponds à ce nom. L’identité légale est une étiquette qui fait abstraction du mouvement dans lequel je me trouve. [...] L’identification qu’on me demande sur Internet est productive, active, dynamique : c’est dans ce sens qu’il s’agit d’une identité virtuelle. [...] Je suis ce que je suis maintenant et non une étiquette abstraite qui a été posée sur moi arbitrairement. (Vitali-Rosati, Égarements 110-111, nous soulignons)
En pénétrant dans le virtuel, l’usager doit produire une identité numérique, qui est le résultat des interactions entre son identité civile et son identité écran. « Nous entendons par identité civile l’aspect de l’identité tel qu’il se manifeste et se travaille dans la réalité quotidienne, mais aussi sur le net en concordance avec cette première; et par identité écran l’aspect de l’identité tel qu’il se manifeste et se travaille spécifiquement et exclusivement sur la toile » (Perea 6).
6 Dans Morgues, cette « représentation identitaire [...] agissante et calculée » (Georges 43) se manifeste d’abord par l’utilisation de pseudonymes, marqués du sceau de la liberté de choix et de la protection. Paquin explique que, sur les applications de rencontre, « on dévoile ce qu’on peut / sous d’étranges noms de guerre » (36), révélant par le fait même le désir d’anonymat qu’il partage avec les autres usagers : « je suis SOMBRESINTENTIONS / citation de Baudelaire ou de Huysmans / que seuls décryptent de vieux lettrés / hors jeu » (41). Ce faisant, on ne sait à proprement parler rien de lui sinon son appartenance littéraire — Éric-Guy Paquin est docteur en études françaises, critique littéraire et professeur. De même, on sait peu de choses de ses amants virtuels, sinon quelques-uns de leurs fantasmes sexuels, qu’ils ne se privent pas de dévoiler puisque l’anonymat les protège de tout jugement, voire de toute conséquence en retour du réel. Selon François Perea, le pseudonyme exerce en fait une double fonction : « [il] n’a donc pas uniquement vocation à cacher (fonction d’écran de protection), mais peut servir à marquer un autre aspect de l’identité, plus subjectif, souvent affectif [...] (fonction écran de projection) » (8). C’est ce qu’on constate par exemple lorsque Paquin énumère : « professionnel cultivé et sportif / BOTTOMPLATEAU accumule les clichés de son anus dilaté / ouvert à tout et peut-être plus / BUBBLEBUTT sait ce qu’il veut / mais surtout ce qu’il ne veut pas / COCKRINGBLUES cherche un bon trip deepthroat / SIMPLEMEC se prétend pas compliqué / pour fuckfriend hung et masculin / sans drame » (37); « DAVID94 me poursuit / curieux de voir / envie d’être dompté par moi / exceptionnellement » (43); « KEBEC89 fera la route de Victoriaville / BEAUCHERI qui jusqu’ici a ignoré ma prose / soudain conquis par mes atouts rhétoriques / soudain docile soudain offert » (51); « SLUTBOY a travaillé toute la nuit et se dit horny / il rêve d’un bukkake à neuf heures du matin / SALIM92 ne convoite que de grands tops uncut bien membrés de race blanche / HARD4U annonce son arrivée depuis Thunder Bay / attiré par notre formidable réservoir de passifs / en direct de Boston MONSTERCOCK confirme / toute une cité à prendre » (38). Dissimulés derrière leur « personnage-écran » (Perea 8), il est alors possible pour les usagers d’échapper à leur identité civile et aux étiquettes respectables qu’on leur imposerait habituellement. À l’intérieur de ce contre-espace virtuel qu’est Grindr, ils n’ont plus à se définir en fonction d’un rôle social (un avocat de trente ans, par exemple), ils peuvent simplement s’identifier à un rôle sexuel (un bottom soumis qui aime le sexe S&M, par exemple); leur identité s’y reconfigure sans cesse, modulée par le « chant du désir » (Paquin 39).
7 Comme le figure Le Breton, l’univers virtuel est « cette immense scène de théâtre où nul ne contrôle les coulisses, où la parole est d’emblée performative car invérifiable, [et où on] autorise tous les fantasmes et toutes les libérations. Se donnant sous la forme d’un non-lieu, elle les abrite tous, en elle convergent toutes les fictions de soi que l’individu abrite » (Disparaître de soi 94). Foucault précise d’ailleurs qu’en général « l’hétérotopie a pour règle de juxtaposer en un lieu réel plusieurs espaces qui, normalement, seraient, devraient être incompatibles. [C’est ainsi que l]e théâtre, qui est une hétérotopie, fait succéder sur le rectangle de la scène toute une série de lieux étrangers » (Les hétérotopies 28-29). On pourrait dire la même chose du « théâtre » qu’est Internet, dont les liens hypertextes permettent de juxtaposer plusieurs espace-temps incompatibles, voire plusieurs identités ou fictions de soi incompatibles. Cette pratique performative est observable dans l’écriture de Paquin, notamment lorsqu’il écrit : « en retrait de la vie je fais carrière dans le virtuel / comblé par le théâtre que je déploie une nuit durant » (33). Dans le hors-lieu que représente Internet, il a la possibilité d’explorer et de performer une subjectivité (sexuelle et queer) qu’il n’assumerait peutêtre pas dans le réel. C’est ce que soutient Le Breton lorsqu’il affirme :
La communication sans corps et sans visage du réseau favorise les identités multiples, la fragmentation d’un individu à modulations variables engagé dans une série de rencontres virtuelles pour lesquelles il endosse à chaque fois un nom différent, voire même un âge, un sexe, une profession choisis selon les circonstances. Le corps devient une donnée facultative. [...] Dissimulé sous une identité provisoire et réversible, l’internaute n’a plus à craindre de ne plus oser se regarder en face après une action quelconque. La disparition du visage et du corps suspend toute responsabilité en liquidant toutes les contraintes d’identité, et toute possibilité d’être assigné à soi. (« La sexualité » 22, nous soulignons)
En effet, chez ce « couple ouvert que mine l’ennui » (Paquin 50) ou chez DAVID94 qui est « curieux de voir » et a « envie d’être dompté [...] / exceptionnellement » (43), on constate que « [l]a sexualité digitale est une manière d’“essayer” des personnages, des fantasmes pour voir où ils mènent sans craindre les conséquences d’un choc en retour du réel. Le sexe digital est un immense espace transitionnel pour accéder à soi, ou demeurer dans l’ombre tout en vivant les fantasmes » (Le Breton, « La sexualité » 29, nous soulignons). Cela fait écho aux propos de Kane Race qui, lui, conçoit plus spécifiquement ce type d’interactions virtuelles en tant que « sexual speculation » et « co-construction of fantasy » :
The ability to chat textually and relatively anonymously in real time has produced a new textual and material space in which sexual activities and desires are not only stated but co-constructed in conversational format, either as a prelude to — or irrespective of — a sexual encounter. […] [In many cases, e]rotic chatting serves as a means by which people select and screen for sexually compatible partners. […] But for some participants, these interactions constitute an erotic practice in themselves, in which various pleasures and desires are proffered in textual form, sometimes supplemented by photographs and explicit self-pics which are sent to solicit appreciation from the other party and indicate sexual intentions or desired scenarios. (266, nous soulignons)
Ce qu’on constate dans cet extrait, c’est d’abord l’importance qu’acquiert le texte au sein de ce type d’interactions; ce sont « [l]es mots [qui] obsèdent » (Paquin 45). Dans l’espace virtuel, « chacun se “dévoile” textuellement à l’autre dans une stimulation réciproque. Le texte se substitue au sexe et fait l’économie du corps » (Le Breton, « La sexualité » 27) — ce qui rend l’analyse des représentations littéraires de l’application de rencontre d’autant plus intéressante. En effet, que leur pseudonyme décrive un attribut physique comme « BUBBLEBUTT » et « MONSTERCOCK », ou encore qu’il soit composé d’un prénom, d’un emplacement géographique ou d’une année de naissance comme c’est le cas chez « DAVID94 », « SALIM92 » et « KEBEC89 », l’important est moins de savoir si ces informations sont fiables, c’est-à-dire si elles correspondent réellement à l’identité civile ou au corps réel des usagers derrière l’écran, que d’accepter qu’il s’agit de la présentation/fiction de soi — de la « vérité » — qu’ils ont choisi de performer textuellement à ce moment précis. Ainsi que le formule Le Breton, dans le virtuel, « chacun ne peut être que ce qu’il dit » (« La sexualité » 29).
8 Comme nous l’avons vu jusqu’à présent, le fait de pouvoir se délester de son corps réel sur les applications de rencontre ouvre un champ de possibilités pour les personnes queer en termes d’autocréation. Cela dit, on pourrait objecter que, bien que le texte y acquière souvent un degré d’importance susceptible de rendre le corps obsolète, on ne peut pour autant faire abstraction de l’échange de photos qui a cours sur les sites de rencontre. Ce constat nous ramène d’ailleurs aux définitions du terme « morgue » proposées par Paquin en exergue, puisque la seconde réfère à un « catalogue de dessins ou de photos qui sert de modèles à un artiste pour créer ses personnages » (27). Si l’idée du « catalogue » est intéressante en elle-même, elle rappelle également celle d’autopsie, de dissection méthodique d’un corps total en ses différentes parties, qui se trouvait dans la première définition. N’est-ce pas à ce type de catalogage anatomique que nous convie la page d’accueil de Grindr? C’est du moins ce que nous évoquent certains passages du texte de Paquin : « défilent à l’écran des torses sans visage / des sexes sans saveur / des amants sans âge / dépouilles étalées sans trop de complexes / ficelées prêtes à gémir / consciencieusement j’ouvre chacune des fiches / tels les tiroirs d’une morgue new-yorkaise » (34); ou encore, un peu plus loin : « quadrillés de photos à scruter / corps morcelés auscultés démembrés / pour la cause / peinture rupestre de ce temps / tapisseries de Bayeux / la bataille d’Hastings contre celle de nos pulsions désirantes / déclinées en un minutieux catalogue / âge race format posture nombre » (35).
9 Dès lors, comment croire qu’on y fait « l’économie du corps » comme l’affirmait Le Breton? S’il est effectivement possible pour l’usager de ne partager aucune photo et d’être ainsi à proprement parler « sans corps » — ce qui occasionne souvent des frustrations dont rend compte la populaire formule « no pic, no chat » sur les applications de rencontre —, il serait peut-être plus juste de dire qu’on n’y partage le plus souvent que des fragments de corps — morcellement qui se répercute d’ailleurs dans la forme même du texte poétique de Paquin. Si « chacun ne peut être que ce qu’il dit » sur Internet, il serait dès lors aussi juste de dire que chacun ne peut y être que ce qu’il montre, comme c’est le cas chez Paquin « quand [il] déverrouille [s]es photos cachées » (51); on voit ici qu’il garde le contrôle sur la représentation en choisissant ce qu’il souhaite communiquer de lui-même, à qui et à quel moment, ce qui renforce sa puissance d’agir.
10 C’est à ce phénomène de « dédoublement du corps » que fait allusion Vitali-Rosati lorsqu’il introduit le terme hétérosomie : « L’hétérotopie produite par les nouvelles technologies implique une hétérosomie. On aura d’une part un corps qui relie le monde à sa situation devant l’ordinateur, de l’autre un corps qui relie le même monde à une situation différente, celle de l’espace virtuel » (Égarements 91). On le constate bien lorsque Paquin évoque « [s]on propre corps en ligne / [s]a chair diffusée sous toutes les latitudes » (39) : ici, le corps, ou plutôt l’image du corps qu’il diffuse à travers le monde, n’est pas le même que le corps physique qui manipule l’appareil. On a plutôt affaire à une simulation, une mise en scène, une configuration particulière de son être corporel. Comme l’explique Le Breton, sur Internet, « [l]es identités sexuelles se dissolvent puisque nul n’est plus assuré du sexe ou de l’apparence de son partenaire en interface et que chacun est susceptible d’endosser de nombreuses définitions provisoires de soi selon les circonstances. L’identité est à modulation variable, le cyberespace permet un carnaval permanent, il pousse la logique du masque à son terme. Une fois le visage dissimulé tout est possible » (« La sexualité » 32, nous soulignons).
11 Cette mention du visage mérite qu’on s’y attarde. Dans Morgues, il n’y a que SALIM92 qui « envoie face pics » (42); dans les autres cas, on n’a affaire qu’à des « torses sans visage » (34) et à des « corps morcelés » (35). Cela s’explique par le fait que le visage est le premier marqueur d’identification sociale : montrer son visage, c’est sortir de l’anonymat protecteur que permet le virtuel. On en trouve un exemple évocateur dans le roman de Simon Boulerice lorsqu’il retranscrit l’échange qu’il a avec un amant : « Tu m’envoies une photo où on voit tes fesses ET ton visage à la fois? / non, il ne faut pas charrier / j’ai encore besoin de la tendresse de ma mère » (27). Il verbalise ici un inconfort associé à l’hybridation potentielle des vies privée et publique. Comme l’explique Vitali-Rosati :
l’hétérotopie détermine une remise en question de la séparation des espaces privé et public. Internet nous fait voir sans être vus. [...] Tant que l’espace devant l’ordinateur est séparé de l’espace virtuel, l’usager peut protéger un espace privé qui ne doit pas être touché par ce qui arrive dans l’espace virtuel. [...] Mais c’est inévitable : [...] [il vient un moment où l]es deux espaces s’hybrident, empiètent l’un sur l’autre. L’usager est projeté dans l’espace virtuel, découvert, mis à nu. Le privé empiète dans l’espace virtuel, tout est mélangé. Et il ne reste que deux possibilités : se déconnecter pour toujours [...] ou accepter qu’il n’y pas de différence entre les deux espaces [...]. (Égarements 98-99)
Si le visage (signe de l’identité sociale) vient à être associé aux organes sexuels (signe de la vie intime), on court le risque du déshonneur à cause du stigmate qui entoure la sexualité — il suffit de penser aux différents cas de blackmail où on a menacé des individus de publier des photos dévoilant leur nudité. Cette crainte d’hybridation est d’ailleurs ce qui se cache parfois derrière les cas de ghosting8 : alors que l’usager arrive à un point de l’interaction où il n’a raisonnablement plus le choix de dévoiler son identité civile à l’amant potentiel en partageant une photo de son visage ou en planifiant une rencontre, il préfère disparaître afin de conserver son anonymat et poursuivre son jeu exploratoire dans « le continuum / des sites de rencontre au masculin » (Paquin 33).
12 Mais, que le visage soit partagé ou non, il demeure intéressant de se pencher sur la façon dont le reste du corps est représenté sur ces plateformes virtuelles, que ce soit par le biais de dick pics ou d’autres formes de « gros plans » corporels. Dans Satyriasis : (mes années romantiques), Guillaume Lambert propose un exemple éloquent du type de morgue charnelle généré par les applications de rencontre :
Un jour, pour faire le décompte, j’ai commencé cette collection de photos numériques de sexes masculins : les photos de sexes érigés que j’ai réussi à obtenir en échange d’une première conversation virtuelle et salace. J’ai ajouté les photos des visages de ces amants, mes amants, dans un dossier bien caché, quelque part dans mon portable. Aucun nom, aucune nomenclature, que des visages et des queues, sans lien entre eux. (39, nous soulignons)
Ici, les amants sont littéralement décapités, impossibles à identifier, comme les « corps morcelés auscultés démembrés » qu’évoquait Paquin plus tôt, ou encore lorsqu’il parle ici de « planches d’anatomie d’une renaissance icarienne / pinces à booster fixées aux mamelons / torses harnachés colliers de cuir / défilé de poulets sans tête / plans savamment cadrés / casquettes sur crânes chauves / bustes coupés au-dessus du ventre / toisons photoshoppées » (36). Ce qu’il y a de commun à tous ces exemples, c’est l’esthétique du « gros plan » qu’ils empruntent à la photographie et au cinéma — voire à la pornographie. Comme l’affirme Gilles Deleuze dans L’image-mouvement, l’utilité de ce type de focalisation est que « le gros plan [...] suspend l’individuation » (142) au même titre que l’hétérotopie et l’hétérosomie. Vitali-Rosati ajoute à ce propos que « la pratique identitaire sur Internet se base sur une fragmentation acceptée et [que] c’est cette acceptation qui apaise l’angoisse de l’individuation. [...] Sur Internet, j’ai l’impression d’être ce que je veux : voilà pourquoi j’accepte la multiplicité et la fragmentation. Je suis convaincu de pouvoir toujours à nouveau établir ce que je suis et d’être le seul maître de la production de mon identité » (Égarements 112).
13 Ce traitement particulier du corps rappelle le travail du photographe queer Florian Hetz. Dans l’avant-propos de son livre The Matter of Absence, il décrit d’ailleurs son travail comme une « esthétique de l’absence », ce qui fait écho aux propos de Le Breton. Il cite d’abord la définition qu’offre le dictionnaire de ce terme, soit : « a state or condition in which something expected, wanted, or looked for is not present or does not exist » (1). L’absence se produirait ainsi lorsque quelque chose d’attendu — de convenu ou de normatif, pourrait-on dire — n’est pas présent ou n’existe pas; lorsque nos référents (identitaires, dans ce casci) nous font défaut. Hetz poursuit en commentant sa propre démarche artistique :
body parts like in a peep show, caught in an action, caught in a singular moment. seemingly familiar, and yet very random: due to the lack of identity, due to the anonymity, it could be the high school crush, the neighbor, the priest, the ex lover, the best friend, or the online flirt. by showing very little of the surrounding, the closeups offer a wide field of storytelling. the narrative happens rather in the head than on the photo. what leads to that particular moment becomes equally important as the moment itself. the absence of identity in times of selfies. (1, nous soulignons)
Ce que cela permet, c’est que la fiction produite par le gros plan provienne d’abord du « hors-cadre » (Comolli) ou de l’« arrière-image » (Bachelard), c’est-à-dire de l’imaginaire du lecteur-spectateur, et non de la description textuelle ou de l’image elle-même, alors que celles-ci sont plutôt marquées par l’absence de marqueurs identitaires, et donc ouvertes à un horizon de potentialités9. C’est le cas dans le texte de Paquin lorsqu’il évoque les « plans savamment cadrés » (36) « des torses sans visage / des sexes sans saveur / des amants sans âge » (34); les corps décrits sont marqués par les blancs, les manques à combler : ils sont « sans visage », « sans saveur », « sans âge », caractérisés par une absence d’identité. On concentre l’attention sur une partie du corps, ce qui déjoue nos a priori de saisie totale, d’unité et de lecture signifiante, en nous invitant plutôt à trouver de nouvelles virtualités de lecture. À l’époque du selfie et de la mise en scène de soi qui est la nôtre, où tout doit être identifié, catégorisé, montré dans sa totalité pour être saisi (aussi bien dans le sens de prendre que de comprendre), ces corps fragmentés s’avèrent marginaux, en ce sens qu’ils donnent plutôt à voir des personnages flous, incertains, provisoires; bref, incomplets et modulables. Le texte de Paquin nous invite en ce sens à concevoir le corps autrement, c’est-à-dire non pas comme un corps social formaté que nous n’aurions plus qu’à lire selon une certaine grille de signifiants fournie à l’avance, mais comme un lieu de passage, un espace de possibilités narratives qui favorise la queerité.
14 Dans Le corps utopique, Michel Foucault constate d’ailleurs qu’en tant que sujet queer, c’est dans un corps pétri par les normes sociales, dans
cette cage qu[’il] n’aime pas, qu’il [lui] va falloir [s]e montrer et [s]e promener; à travers cette grille qu’il [lui] faudra parler, regarder, être regardé; sous cette peau, croupir. [S]on corps, c’est le lieu sans recours auquel [il est] condamné. [...] L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où [il] aur[a] un corps sans corps [...]; et il se peut bien que l’utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel. (10)
Le virtuel, en tant que lieu hétérotopique (voire utopique), cherche en quelque sorte à tendre vers ce « corps sans corps » qu’imaginait Foucault, c’est-à-dire un corps qui échapperait à l’organisation et aux signifiances. Le « corps désorganisé », c’est aussi ce à quoi réfléchissent Deleuze et Guattari à travers la recherche du Corps sans Organes (CsO), qu’ils envisagent de la façon suivante :
[un] programme moteur d’expérimentation. Le CsO, c’est ce qui reste quand on a tout ôté. Et ce qu’on ôte, c’est précisément [...] l’ensemble des signifiances et des subjectivations. [...] Il est la matière intense et non formée, non stratifiée [...]. Le CsO s’oppose, non pas aux organes, mais à cette organisation des organes qu’on appelle organisme. (Mille Plateaux 188, 189 et 196)
Considérant que « le CsO [est] [...] sans référence à aucune instance extérieure » (191), on comprend que c’est ce qui lui permet de s’opposer à l’organisme, soit « un phénomène d’accumulation, de coagulation, de sédimentation qui [nous] impose des formes, des fonctions, des liaisons, des organisations dominantes et hiérarchisées » (197). Pour renverser la fixation du sens (et de l’identité), la recherche du CsO encourage « le nomadisme comme mouvement (même sur place, bougez, ne cessez pas de bouger, voyage immobile, désubjectivation) » (197) — ce qui est justement le propre du virtuel. Cet état exploratoire nous permettrait alors de déjouer le programme que souhaite nous imposer la société, à savoir :
Tu seras organisé, tu seras un organisme, tu articuleras ton corps — sinon tu ne seras qu’un dépravé. Tu seras signifiant et signifié, interprète et interprété — sinon tu ne seras qu’un déviant. Tu seras sujet, et fixé comme tel, sujet d’énonciation rabattu sur un sujet d’énoncé — sinon tu ne seras qu’un vagabond. À l’ensemble des strates, le CsO oppose la désarticulation [...] comme propriété du plan de consistance, l’expérimentation comme opération sur ce plan [...], le nomadisme comme mouvement [...]. (197)
Les pseudonymes et les gros plans textuels/photographiques évoqués plus tôt, surtout lorsqu’on y a recours au sein du virtuel, participent à ce projet de désarticulation/expérimentation/nomadisme ayant le potentiel de nous exposer à de nouvelles « virtualités relationnelles et affectives » (Foucault, « De l’amitié » 985). En effet, on pourrait dire que ce à quoi la recherche du Corps sans Organes deleuzo-guattarien nous invite, c’est à explorer les possibilités queer qu’offre le fait de laisser nos corps sociaux au vestiaire afin d’évaluer ce que les angles morts de la sociabilité peuvent offrir. C’est du moins l’impression que nous laisse cette topologie du corps masculin qui compose Morgues : par le recours à une esthétique du morcellement et de la désidentification, Paquin parvient à désarticuler et à conférer une forme de nomadisme corporel à ses personnages queer, remettant ainsi en cause le fixisme identitaire dans lequel l’ordre social les enfermerait normalement.
15 Les deux dernières définitions du terme « morgue » que fournit Éric-Guy Paquin en exergue se lisent comme suit : « À la Renaissance, “morguer” voulait dire scruter un visage, le regarder avec attention. Les détenus de la prison du Châtelet à Paris étaient “morgués” par leurs gardiens pour pouvoir les identifier plus tard en cas d’évasion. Le nom de “morgue” était quant à lui donné à leurs cellules »; puis : « Contenance hautaine et méprisante; affectation ostentatoire de dignité » (27). De ces deux définitions, nous retenons les idées de surveillance, d’emprisonnement et de contenance hautaine et méprisante, lesquelles nous rappellent les violences et les discriminations qui se produisent quotidiennement sur les applications de rencontre. Nous n’avons qu’à penser aux phénomènes du « masc4masc » ou du « No Fats, No Femmes, No Asians », qui sont souvent présentés comme l’expression de simples préférences sexuelles afin de se dédouaner du racisme, de la queerophobie et de la grossophobie que de telles « prédilections » dissimulent. Dans un texte publié sur Vice, Scottee Scottee témoigne de son expérience :
Ça me blesse, vraiment, que ceux qui comme moi sont efféminés, ceux qui s’éloignent des normes bien rangées du genre, soient diabolisés, ridiculisés, désexualisés ou fétichisés par la culture hétéronormée. Ça me blesse que mes gestes, mon intonation ou même ma personnalité soient considérés comme de la simple pantomime, comme une farce grotesque tandis que la virilité et l’ultra-masculinité s’exhibent et prolifèrent dans la communauté gay.
En effet, la culture homonormative reconduit généralement plus le binarisme des genres qu’elle ne le remet en question, ce qui a pour effet de favoriser l’intégration/assimilation des gays à la culture dominante10. On trouve d’ailleurs quelques manifestations de cette violence dans le texte de Paquin, par exemple quand BUBBLEBUTT dit « sa[voir] ce qu’il veut / mais surtout ce qu’il ne veut pas » (37), quand SALIM92 dit « ne convoite[r] que de grands tops uncut bien membrés de race blanche » (38), ou encore lorsqu’il est question de « turn on » (37) et de « turn off » (38). En fait, ce qu’on constate, c’est que cette liberté que nous évoquions précédemment demeure malgré tout « encadrée, déterminée par le dispositif technologique et ses usages symboliques » (Perea 11), ce qui fait qu’on y est souvent confrontés à « des stéréotypes identitaires véhiculés par les médias sociaux dans leur dimension culturellement située » (Georges 31).
16 Ce que montre ce type d’homogénéisation identitaire et désirante, c’est que la liberté exploratoire que permet le virtuel, si grande soitelle, demeure assujettie à un système. Cela dit, comme le rappelle Fanny Georges, « [l]a présence numérique, loin d’être manifeste d’“un effondrement généralisé de l’ordre symbolique”, s’enracine toutefois dans “une logique de personnalisation de l’information, qui radicalise la contrainte des normes” » (33-34, nous soulignons). L’application de rencontre, en tant que cadre d’interaction limité, si elle ne permet pas de renverser le système, propose tout de même des désarticulations partielles qui, éventuellement, pourraient s’actualiser dans le réel et offrir une résistance à l’homogénéisation. Comme le disent Deleuze et Guattari :
Le pire n’est pas de rester stratifié — organisé, signifié, assujetti — mais de précipiter les strates dans un effondrement suicidaire ou dément, qui les fait retomber sur nous, plus lourdes à jamais. Voilà donc ce qu’il faudrait faire : s’installer sur une strate, expérimenter les chances qu’elle nous offre, y chercher un lieu favorable, des mouvements de déterritorialisation éventuels, des lignes de fuite possibles, les éprouver, assurer ici et là des conjonctions de flux, essayer segment par segment des continuums d’intensités, avoir toujours un petit morceau d’une nouvelle terre. (199)
En effet, le but de cette exploration queer n’est pas de se défaire de tout système, ce qui nous condamnerait de toute façon à un CsO vide, mais d’expérimenter de nouvelles configurations identitaires strate par strate, segment par segment : « Le Corps sans Organes, on n’y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n’a jamais fini d’y accéder, c’est une limite » (Deleuze et Guattari 186). Malgré les risques de violence auxquels on s’expose en pénétrant dans le virtuel, il ne faut pas oublier qu’on court aussi le risque d’y vivre un premier moment d’acceptation publique de soi, par soi et de la part des autres. Comme le rappelle Race :
Online cruising is thus distinctive as a sexual medium in that it allows users to stage their online presence to their own advantage, gradually releasing information about their appearance, attributes and interests to potential partners. […] For example Aaron, a transman [he] interviewed, explained how useful it has been for him to have a discussion about practices, desires and possibilities in the safety of relative anonymity prior to agreeing to meet up with a prospective partner. (260, nous soulignons)
Le monde virtuel, en tant que forme contemporaine d’hétérotopie, se présente dès lors comme un potentiel safe space, un territoire d’exploration qui favorise la création d’« un néo-moi virtuel à l’identité choisie » (Perea 10). C’est d’ailleurs peut-être en ce sens qu’il faut comprendre les vers « ceux que j’ai aidés à franchir le seuil / ceux dont j’ai accéléré la fin » (Paquin 29) du poème liminaire de « Morgues ». La « fin », ici, évoquerait alors moins la mort réelle des amants de Paquin que leur mort symbolique; la destruction du carcan identitaire qui les oppressait avant leur traversée dans le virtuel. Comme le précise Foucault, « [les] hétérotopies sont [souvent] liées [...] au passage, à la transformation, au labeur d’une régénération » (Les hétérotopies 31); elles visent à renverser — dans certains cas, du moins — la honte associée à l’orientation sexuelle, la performance de genre, les fantasmes sexuels, etc. Dans le virtuel, en retrait de la vie sociale, l’individu marginal — comme l’enfant dans le grenier dont parlait Foucault — peut plus facilement accéder à soi en se construisant un théâtre hétérotopique où « [il] joue le premier rôle » (Paquin 46) et où il peut échapper, au moins pour un temps, à la réalité hétéronormative, voire homonormative.
17 Dans Corps et virtuel, Marcello Vitali-Rosati rappelle d’ailleurs la signification du virtuel dans son sens philosophique aussi bien que technologique :
Le virtuel est ce qui a un principe de mouvement conduisant à la production de quelque chose de nouveau. Il occupe un interstice dynamique. Il est extérieur à ce dont il est virtualité et il reste virtuel après l’actualisation. Sa caractéristique première est la multiplication de la fonction car un élément virtuel a en soi des fonctions multiples qui ne peuvent pas être réduites à une unité. Après le passage à l’acte [son actualisation dans le réel], le virtuel conserve sa multiplicité : l’acte n’est pas une unité choisie parmi les multiples éléments dérivant de la multiplication de la fonction. (202)
Ces idées de mouvement, de dynamisme, de non-fixité et de multiplicité ne sont pas étrangères à l’essence même du queer. David Halperin soutient en effet :
Queer désigne [...] tout ce qui est en désaccord avec le normal, le dominant, le légitime. [...] Le queer ne délimite donc pas une positivité mais une position à l’ égard du normatif — position qui n’est pas réservée aux gays et aux lesbiennes, mais accessible à toute personne qui est ou se sent marginalisée en raison de ses pratiques sexuelles [...] En tout cas, queer ne désigne pas une classe de pathologies ou de perversions déjà objectivées, mais un horizon de possibilitésdont l’extension et le spectre hétérogène ne sauraient être délimités à l’avance. (Saint Foucault 75-76, nous soulignons)
Le rapport à la non-spécificité et à la positionnalité qui se dégage de la première partie de la citation est également souligné par Isabelle Boisclair, Pierre-Luc Landry et Guillaume Poirier Girard dans QuébeQueer, qui affirment :
le queer, en pensant de façon axiologique plutôt que catégorielle, et en pensant la fluidité contre le fixisme, pourrait bien signifier une “révolution permanente” et ainsi constituer la clé d’un bouleversement conceptuel, épistémologique, apte à dépasser/ déclasser le capitalisme patriarcal et les modes d’être ainsi que les institutions qu’il organise et les logiques de domination qu’il autorise. [...] Le queer, c’est la façon de faire tabula rasa pour réinstaurer un désordre organique, qui ne restreint pas mais qui prolifère, qui distingue mais ne distribue pas de valeurs. (14, 17, nous soulignons)
Et c’est en ce sens qu’il paraît raisonnable de penser que le narrateur de Paquin, comme les autres personnages-usagers qu’il évoque, se rapproche de ce que Vitali-Rosati nomme l’homme virtuel, qui représenterait en quelque sorte l’utopie queer par excellence : « je suis ce que je fais de moi au fur et à mesure que je me meus dans le flux du réel. [...] Je suis donc ce que je désire, ce qui me pousse à avancer : je suis ma virtualité » (Égarements 131). En effet, n’est-ce pas cette revendication de virtualité, de multiplicité et de fluidité qui est au fondement de la pensée queer? Du moins, cette virtualité qu’incarnent les personnages de Morgues nous permet candidement de croire que « tous les rêves sont permis / à qui peut y prétendre » (Paquin 3).