Un écrivain est toujours d’abord et avant tout un réécriveur.
— Belleau, « Petite essayistique » (7)
1 Àl’instar de nombreux écrivains, la démarche littéraire de Gabrielle Roy s’inscrit dans une esthétique de réécriture (Everett, « Réécrire » 13), si bien qu’il est possible d’observer chez la romancière un phénomène de palimpseste découlant de ce que Genette dénomme un « hypotexte » (13) basé sur le récit ancestral. Il s’agit d’une épopée mémorielle, à la fois mythique et légendaire, qui recouvre la migration du Québec de la branche maternelle de Roy vers le Manitoba au cours du dernier quart du 19e siècle. D’après ses écrits autoréférentiels et d’inspiration autobiographique, ce récit identitaire fut maintes fois relaté et retouché, par Mélina Landry-Roy, la mère de Roy, lorsque celle-ci était jeune fille. Il y est question de l’arrivée, de l’établissement et de la destinée d’une famille de colons canadiens-français originaires du Québec venue cultiver les riches terres agricoles dans le sudouest du Manitoba. « Pour la future romancière, ce pays de la Montagne de Pembina sera un peu comme l’Illiers-Combray de Proust : l’objet d’une fascination inépuisable, un réservoir de souvenirs, d’images et de personnages auxquels elle ne cessera de revenir dans ses écrits » (Ricard 101). Faisant partie de l’histoire du peuplement de l’Ouest canadien, cet hypotexte, fruit d’une transmission orale précisons-le, est au principe d’un manuscrit romanesque volumineux, demeuré inédit, auquel travaille la romancière de 1945 à 1965, intitulé La saga d’Éveline, où elle élabore divers épisodes de cette migration. Pour de multiples raisons qu’éclaire Christine Robinson (La saga d’Éveline 290-294), Roy abandonne le projet de le publier, retenant certains segments qui seront modifiés et fondus dans ses écrits à teneur subjective et dont découle une praxis poétique aimantée par la réécriture.
2 Signalons que la réécriture chez Roy a retenu l’attention d’un certain nombre de chercheurs (Fortier; Harvey; Marcotte; Robinson, La route d’Altamont) qui ont privilégié diverses manifestations de celle-ci relativement à la prose d’inspiration autobiographique et à l’autobiographie canonique1. Or notre démarche se distingue de ces travaux par l’approche analytique adoptée : à partir d’une hypothèse fondée sur la « transfocalisation » (Genette 408) de l’hypotexte ancestral, nous proposons une étude ciblée de quatre hypertextes ayant le Manitoba comme référence principale, liés au récit de la migration et abordés sous un angle à la fois transgénérique et ricœurien. Ce corpus recouvre trois essais, rebaptisés respectivement A, B et C, à savoir « Souvenirs du Manitoba » (1954, essai A), « Le Manitoba » (1962, essai B) et « Mon héritage du Manitoba » (1970, essai C), juxtaposés au quatrième chapitre (45-66) de la première partie de l’autobiographie posthume de Roy, La détresse et l’enchantement (1984), où la narratrice relate son retour à « la troisième patrie » (49), celle des Landry au Manitoba. Quoique la boucle essayiste accuse, selon l’optique de Genette, de nombreux prolongements et greffes par rapport à l’hypotexte initial, c’est dans l’autobiographie que la permutation diégétique et idéologique au regard du récit ancestral s’avère la plus significative dans l’optique d’une critique postcoloniale. Qui plus est, la tendance observée chez Roy à taire la marginalisation linguistique et culturelle vécue par ses ancêtres au profit d’une célébration de la fraternité des peuples et du multiculturalisme (Ricard 232), qui se dégage à des degrés variables de ses essais, se transforme dans La détresse et l’enchantement en une visée réprobatrice devant l’impérialisme anglosaxon2. Scruter les mutations dans la représentation des épreuves et des défis vécus par ses ancêtres, abordés en tant que microcosme récursif et transtextuel sur quatre décennies de productivité, nous permet ipso facto de cerner les étapes dans la transposition de la vision chez Roy vers une perception reconfigurée de l’histoire de ses aïeux et finalement d’ellemême, ce processus recoupant étroitement les concepts ricœuriens de mimèsis et d’identité narrative.
3 Examinée entre autres par Gérard Genette et Henri Béhar (Everett, « Réécrire » 11-34), la notion de réécriture, empruntant à un très large éventail de procédés discursifs, s’affiche polymorphe et fluide. Dans la présentation de leur dossier d’articles consacré à la réécriture, Lise Gauvin et Andrea Oberhuber en proposent la définition suivante : « phénomène littéraire tant historique que contemporain, qui englobe une grande richesse de pratiques, de fonctions et de motivations différentes, la réécriture est la reprise, en tout ou en partie, d’un texte antérieur, donné comme “original”, en vue de sa transformation mineure ou majeure » (8). La réécriture transgénérique dont fait l’objet le récit ancestral royen s’érige à cet égard en un locus de réinvention singulièrement fécond (Saint-Pierre 38), permettant d’observer la puissance de l’acte narratif dans sa reconfiguration d’un matériau généalogique qui révèle à chaque fois des dimensions inexplorées. Comme chez d’autres auteurs francophones, ce genre de recyclage textuel chez Roy constitue « une opération très libre d’assimilation ou de conversion d’un matériau historique ou légendaire qui intéresse l’auteure surtout pour son pouvoir d’évocation et les prolongements qu’il autorise » (Beaulieu 83). Sa démarche se compare ainsi à celle de Michel Tremblay, de Marguerite Yourcenar, d’Annie Ernaux ou de Jean Rouaud, chez qui l’investigation de soi passe par une réappropriation langagière de l’héritage familial (Hubier 68). Puisque s’interroger sur les ramifications de la réécriture signifie « s’intéresser à la fois à [la question] de l’écriture, de la lecture et de l’écriture de la lecture » (Gauvin et Oberhuber 7), notre démarche est interpelée par la théorisation que Paul Ricœur a consacrée à la narration, réarticulée en termes de mimèsis.
4 Dans Temps et récit et Soi-même comme un autre, où nombre de principes sont puisés chez Aristote et Saint-Augustin, Ricœur postule que la narration tant fictive qu’historique offre un cadre de modélisation logico-temporelle permettant de réunir des données discordantes, défaillantes ou disloquées, comme dans le cas précis d’un passé ancestral légué oralement. Elle permet en ce sens de ressaisir l’expérience humaine dans sa dimension temporelle profonde et de la redéployer de manière intelligible (Gefen). Adoptant une épistémologie avant tout ontologique, l’herméneute montre au prisme de ses travaux que la narration confère un sens à la praxis individuelle ou collective, ce qui la rend médiatrice de l’identité. En fait, si la transgénéricité à laquelle s’ouvre l’hypotexte ancestral chez Roy permet d’explorer diverses strates existentielles d’un vécu ancestral possédant une certaine dose d’apories, Ricœur explique que la configuration narrative, procédant par transposition selon une perspective à rebours, possède la capacité d’y instaurer une schématisation modulable, sans imposer de clôture définitive (Temps I 69, 130-131). Une pratique soutenue de réécriture divulgue ainsi chez la scriptrice une volonté d’exploiter le dispositif narratif pour mieux appréhender son identité singulière et collective, laquelle s’impose avant tout comme identité narrative (Engelbach).
5 Nous postulons que la réécriture chez Roy s’éclaire en fonction de la structure tripartite de la mimèsis ricœurienne (Carr) dans la mesure où chaque niveau inhérent à la narration de l’Urtexte ancestral mobilise des rapports mimétiques distincts. On peut en l’occurrence évoquer l’idée d’une préfiguration du champ pragmatique de la narration (mimèsis I), laquelle renvoie aux données empiriques antérieures au langage, à la temporalité à l’origine du texte, celle du vécu historique de la parentèle royenne. En second lieu, la remodélisation narrative du récit ancestral que Ricœur définit en termes de configuration textuelle (mimèsis II) présuppose la mise en intrigue de la dimension événementielle coextensive à la préfiguration narrative. Grâce à « une maîtrise symbolique du temps » (Carcassonne 55) doublée de l’acte réflexif, le dispositif historique en aval se transforme en « une synthèse de l’hétérogène » (Carron 149), traduite en personnages, en pensées, en actions, en images et en logique discursive qui confèrent au récit une facture intelligible et configurée. Explicitée dans Temps et récit I, cette phase chez Ricœur fait intervenir la mise en intrigue, ou le muthos (l’agencement des faits en système), et la mimèsis, celle de l’activité mimétique impliquant la représentation (qui renvoie aux actions, aux tropes, aux métaphores) (69). Troisième étape de la praxis narrative ricœurienne, la refiguration (mimèsis III) engage la réception, que ce soit par le lecteur, en présupposant le temps de la lecture, soit par l’auteur luimême, qui replonge dans ses propres écrits pour y puiser éventuellement d’autres réécritures. Roy est le reflet à cet égard du personnage de la mère dans La route d’Altamont, qui s’attache à creuser le récit migratoire de manière récurrente : « Ce vieux thème de l’arrivée des grands-parents dans l’Ouest, ç’avait donc été pour ma mère une sorte de canevas où elle avait travaillé toute sa vie comme on travaille à une tapisserie, nouant des fils, illustrant tel destin. En sorte que l’histoire varia, grandit et se compliqua à mesure que la conteuse prenait de l’âge et du recul » (214). Par l’entremise du modèle ricœurien, une retranscription du monde sous forme d’univers textuel ayant ses impératifs esthétiques et axiologiques (Nankov 229) croise ainsi une instance réceptrice, offrant à la réécriture un processus de décodage souple et socialement pertinent, selon les groupes de lecteurs qui s’en trouvent convoqués (Cambron).
6 Chez Roy, la préfiguration de la réécriture d’après Ricœur (Temps I 108-125) remonte à l’histoire de la migration de ses ancêtres du Québec au dernier quart du 19e siècle vers la région occidentale du Canada. Rappelons qu’à l’époque une pénurie de terres disponibles à cultiver au Québec oblige une proportion de la population à s’exiler. Presque un million de Canadiens français quittent la province à la recherche de meilleures perspectives d’avenir. Nombre de ces expatriés s’installent en Nouvelle-Angleterre, où ils sont voués à connaître l’assimilation à la culture angloaméricaine. Or un clergé recruteur tâche de contrer ce phénomène en encourageant une migration vers l’Ouest canadien, car le Manitoba, en raison de sa découverte par des explorateurs français (Pierre de La Vérendrye, notamment)3, constitue une région à caractère francophone où ils ne risquaient pas de perdre leur langue, ni leur foi.
7 Ayant subi un premier exode de l’Acadie vers le Connecticut, la branche ancestrale maternelle de Roy, les Landry, rétablie dans la région des Laurentides, quitte celle-ci en 1881 pour s’installer dans le sud-ouest du Manitoba, à proximité de la montagne de Pembina. Pour sa part, Léon Roy, le père, revenu de son exil à Lowell (Massachusetts), prend possession en 1883 d’un homestead proche du village de Saint-Léon (Ricard 16-17, 23)4. Le drame colonial de cette migration se joue toutefois dans l’abrogation des droits linguistiques et juridiques des francophones au Manitoba. Ce processus s’opère dès 1890, lorsque l’Assemblée législative provinciale abolit, au mépris de la loi constitutionnelle de 1870, l’usage du français dans l’appareil gouvernemental ainsi que dans le système judiciaire et élimine le financement des écoles confessionnelles en majorité canadiennes-françaises (Blay; Harvey 16). Le coup fatal survient en 1916, au moment où les lois Thornton suppriment l’enseignement de toute langue autre que l’anglais, sauf pour une heure par jour là où la démographie le justifie (Chapman 55). Dans La détresse et l’enchantement, le personnage de la mère en résume ainsi les retombées néfastes pour la population francophone : « [C]’était presque la prospérité enfin, et voici que le gouvernement du Manitoba se tourna contre nous. Il passa cette loi inique qui interdisait l’enseignement de la langue française dans nos écoles. Nous étions pris au piège, loin de notre deuxième patrie, sans argent pour nous en aller, et d’ailleurs où aurions-nous été » (28) ? L’injustice qui assaille dès lors les francophones du Manitoba éclaire non seulement les adversités subies, la « longue lutte » (29) des Landry-Roy, mais aussi, chez quantité de leurs descendants, l’assimilation et la perte identitaire qui l’accompagnent5.
8 Constitutif de la « préfiguration » narrative (Carr), ce temps historique, transmis au moyen d’un hypotexte oral, porte l’empreinte du bouleversement social survenu au nouveau pays des aïeux royens à la suite du revirement politique, lequel exacerbe leur statut de « colons colonisés » (Chapman 88). À cet égard, vu qu’on y relate la destinée de la mère de Roy, La saga d’Éveline anticipe sur le discours maternel coextensif au récit des ancêtres dans l’ensemble de l’œuvre publiée de l’auteure. Le roman inédit s’avère entièrement imprégné par l’insularité que vivent les pionniers francophones au Manitoba à la fin du 19e et au début du 20e siècles, et ce, nonobstant l’absence de références directes à la violation de leurs droits. L’évocation de cette déstabilisation culturelle s’inscrit de manière oblique dans le texte à l’aide d’une métaphore filée qui réaffirme l’épreuve de la « survivance » (277) des Canadiens français exilés et le « devoir » (393) qui incombe aux femmes, les procréatrices de générations futures ainsi que les gardiennes de la foi et de la langue. « [C]ette petite ville [était] dominée par des principes rigoureux; avant tout faire son devoir, avoir des enfants, beaucoup d’enfants, sans doute pour assurer des âmes à Dieu — mais aussi dans un but tout social de survivance à des coutumes particulières, à une fidélité; pour faire nombre contre d’autres humains » (393).
9 L’héroïne, Éveline Langelier (qui partage des traits avec le personnage de la mère dans la prose publiée de Roy), se voit sollicitée de répondre à cette injonction émise par le curé de Saint-Léonard, Dom Charles, tandis que son propre père, François Langelier, fonde sur elle l’espoir qu’elle deviendra un jour institutrice : « tant le besoin se faisait sentir dans le pays d’institutrices qui à leur tour y porteraient, y maintiendraient l’enseignement de la foi et de la langue française » (101). Malgré une forte attraction ressentie envers un jeune Écossais, Donald McGillivray, Éveline finit par accepter le mariage avec un compatriote établi dans la région, Édouard Tessier (alias le père de Roy). De cette union découlera une progéniture nombreuse à laquelle elle transmettra la fierté et l’amour de la langue par le truchement de fables, de légendes et d’épopées, confirmant ainsi par extrapolation sa fonction d’énonciatrice du récit ancestral. Son fils Robert s’en souvient :
[I]l se rappelait ces bons temps où elle [Éveline] était gaie, bien portante [...] et toute à ses enfants. Elle leur faisait de longs récits amusants ou un peu terrifiants; elle connaissait des centaines d’histoires; on ne se lassait d’aucune, même des plus anciennes, car jamais elle ne les racontait deux fois tout à fait de la même façon. Il la guettait quand elle reprenait un récit connu; il guettait le tour qu’il allait prendre; et, comme de fait, à un tournant quelconque, sa mère déviait quelque peu de la direction prise la précédente fois; il était ravi de son don d’invention. (376-377)
Dans ce rôle de pourvoyeuse d’un héritage linguistique et culturel rendu d’autant plus précieux qu’il est menacé, Éveline réaffirme, d’après Pérez Firmat, la puissance du lien affectif et viscéral à l’endroit de l’idiome parlé, ancré dans un rattachement à l’oralité traditionnelle et aux liens familiaux qui la conservent (14-19). La mère d’Éveline, Céline, dite « Bobonne », la précède à ce chapitre : « D’entendre tout à coup du profond de la plaine cet accent familier retourna le cœur de Bobonne » (La saga 85). Et, semblable aux membres de son entourage, celle-ci demeure méfiante, voire rétive face à la prédominance de l’anglais en dehors de sa localité rurale. Se rendant à Winnipeg pour secourir Éveline, elle exprime son inconfort en tant que minoritaire :
Elle souhaita ne pas avoir à se débrouiller dans son mauvais anglais pour être comprise du conducteur du tram quand il approcherait [...] L’anglais, c’était là l’ennui quand on venait en ville. Là-bas, à Saint-Léonard et même dans tous les villages environnants, on pouvait s’en passer; on était entre gens de parlure semblable. Mais arrivant à Winnipeg, aussitôt on se sentait une infime petite poignée de gens perdus dans l’étrangeté d’une autre langue partout dominante. (342-343)
10 C’est donc selon une approche à géométrie variable, jouant sur les registres de l’implicite et de l’explicite, et y opérant des transmutations dérivantes, essayistes et autobiographiques par rapport au récit ancestral implanté dans l’oralité maternelle, que Roy aborde cet héritage fragilisé, évocateur de contextes coloniaux nord-américains analogues (on pense notamment aux ruptures dans la transmission linguistique et culturelle vécues par les Acadiens et les peuples autochtones).
11 La configuration essayiste a ceci de particulier qu’elle se rapproche de la démarche autobiographique, dans la mesure où les deux genres, reposant sur des pactes de lecture qui impliquent la véracité et la sincérité, « interroge[nt] et s’approprie[nt] le vécu par et dans le langage » (Vigneault 21). Du point de vue de l’histoire littéraire, rappelons que les Essais (1580) de Montaigne sont souvent cités comme devanciers du genre autobiographique (Cantin 33). Au fil du temps, l’essai en tant que tel s’est transformé pour constituer une sorte de traité de « l’humaine condition » (Perron 194), associée à un hyper-genre qui englobe plusieurs sous-genres de la prose d’idées et de la littérature personnelle, tels le pamphlet, la chronique, le récit de voyage et l’autobiographie. Vigneault propose d’autres critères de recoupement fondés sur la présence marquée de l’énonciateur au sein du discours et le déploiement de registres introspectifs caractérisés par un ton de confidence ou de confession et une dimension cognitive, où l’accent porte sur un discours véridique s’appuyant sur un savoir à prétention objective (35-36). Ces éléments homologables permettent d’insister sur l’attribut principal de la réécriture, à savoir la « transposition diégétique » (Genette 418) par rapport à La saga d’Éveline, dont la narration s’accomplit à la troisième personne, à l’exception du discours direct des personnages. Plus spécifiquement, dans notre analyse des trois essais ayant en commun la province natale de Roy érigée comme « intertexte » ou « la chose vue » (Boucharenc 2), nous cherchons à cerner d’autres particularités sémantiques, discursives et axiologiques qui caractérisent « l’activité de configuration », selon Ricœur (Temps I 128), relativement au récit ancestral. Tenant compte des points de vue adoptés, nous y examinerons le traitement accordé à la question des défis et de l’adversité en ce qui touche aux attributs de la langue et de la culture en contexte minoritaire, ce qui permettra, dans un deuxième temps, de circonscrire l’évolution de la posture de Roy à même l’autobiographie canonique.
12 L’essai A dérive d’une conférence prononcée au printemps 1954 lors d’une réunion tenue à l’Université du Manitoba de la Société royale du Canada, dont Roy était membre depuis 1947, année de l’attribution du prix Femina pour Bonheur d’occasion. Le texte de la conférence a été reproduit dans le recueil Le pays de Bonheur d’occasion (Ricard, Marcotte et Everett) et des versions légèrement différentes ont paru dans Délibérations et mémoires de la Société royale du Canada (1954), la revue mensuelle Les Cloches de Saint-Boniface (1955), la Revue de Paris (1955) et Le Devoir(1955) (« Souvenirs » 130). La romancière a rétrospectivement avoué que, quoique rédigé « à contrecœur » (129), ce texte fut important dans l’inauguration de la veine autoréférentielle de son œuvre. Aussi, étant donné le climat sociopolitique des années cinquante qui précèdent l’entrée du Québec dans l’ère du rattrapage et du nationalisme (Arguin 14), les destinataires de l’essai A se composent de sympathisants du fédéralisme canadien que Roy vise sans doute à réconforter. Voilà pourquoi la perspective adoptée, soit celle de l’admiration et de la nostalgie, gomme pour ainsi dire à une exception près, que nous expliciterons, toute notion d’adversité coloniale ou d’épreuve au plan identitaire.
13 Dans l’essai A, la réécriture configurante du récit ancestral se manifeste de manière fragmentaire et enchevêtrée au moyen d’une description sociologique de Saint-Boniface et du multiculturalisme au Manitoba. L’hypertexte ressort clairement dans deux parcours thématiques qui renvoient à l’atmosphère de sécurité dans laquelle a baigné la jeunesse de Roy et à l’ingéniosité dont ont fait preuve les défenseurs de l’enseignement de la langue française dans un système éducatif anglophone. La « sécurité profonde » (13) est attribuable aux aïeux, qui cultivent un lien fort avec le passé « par des récits, des souvenirs, par un ordre social et moral éprouvé. Tout cela, nos parents ou nos grands-parents l’avaient apporté du Québec » (13). De plus, le sujet énonciateur, départagé entre « je », « nous » et « on » afin de souligner sa solidarité et son appartenance à cette enclave canadienne-française fragile mais dynamique, privilégie les notions de continuité et d’harmonie, évoquant à cet égard l’axiologie du terroir de Maria Chapdelaine : « [n]otre société était humanisée par des souvenirs véritablement affectueux de la vieille province » (14); « nos parents gardaient toutes les coutumes des villages d’où ils venaient. En somme, c’était la vie de la paroisse que nous vivions sur les bords de la rivière Rouge et un peu partout dans la plaine où se trouvaient des villages assez importants des Canadiens français » (13). C’est dans un tel esprit de filiation et d’adulation que la narratrice décrit son premier voyage au pays de ses ancêtres, « ces coteaux de Saint-Alphonse » (14) qu’elle découvre à travers les souvenirs racontés par sa mère.
14 Relativement au thème de l’éducation, plutôt que d’approfondir la marginalisation ou la discrimination éprouvées, Roy choisit de minimiser les aléas, résumant la situation par une ironie laconique : « [n]ous avions un singulier programme d’études en ce temps-là » (19). À la place d’une diatribe dénonçant une instruction conçue en fonction d’une idéologie colonialiste, que Chapman expose avec minutie dans un chapitre intitulé « Colonial Legacies and the Clandestine Curriculum » (69-106), Roy adopte une optique innervée d’humour et d’émerveillement pour décrire les prouesses de ses enseignantes : celles-ci devaient suivre à la lettre un programme pédagogique de langue anglaise établi par le « Board of Education du Manitoba » (20), tout en assurant l’instruction de la langue française par l’ajout bénévole d’une heure d’étude supplémentaire chaque jour, afin de « contrecarrer les effets de la législation Thornton » (Ricard 90). Bref, dans l’essai A, Roy passe entièrement sous silence toute admonestation du système éducatif assimilateur, si ce n’est une incise discrète arrivant dès l’incipit, visant la problématique linguistique en milieu minoritaire : « Sans doute nous eûmes à nous armer d’ingéniosité pour conserver notre langue — les groupements canadiens-français de l’Ouest ne se sont pas maintenus sans épreuves ni sacrifices » (13)6. Elle préfère accentuer le fait qu’un tel régime éducatif, teinté d’impérialisme britannique (Chapman 38-49), lui assure l’accès aux richesses de la littérature anglaise (moins censurée que la littérature française) et surtout au théâtre de Shakespeare, l’assistance à une représentation du Marchand de Venise étant « le premier grand choc esthétique de [sa] vie » (19)7. Reflet d’une mythification à l’égard du fédéralisme à l’époque, le registre de l’essai A demeure somme toute édulcorant, voire complaisant face aux défis qui guettent la minorité francophone du Manitoba; toute incidence de dysphorie atavique s’avère en effet transcendée par la célébration des bénéfices du bilinguisme et du décor enchanteur de l’Ouest.
15 Conçu en fonction d’un reportage publié dans le Magazine Maclean8, l’essai B se veut un document avant tout informatif axé sur un ensemble de savoirs — géographique, historique, culturel, politique, sociologique et économique — où Roy exploite le prestige de son statut de romancière consacrée (Boucharenc 5) pour présenter sa province natale aux lecteurs francophones, la plupart résidents du Québec. Republié dans Fragiles lumières de la terre, cet hypertexte adopte une configuration plus inventive que dans l’essai A, car il reproduit l’arrivée par avion de la narratrice autodiégétique et sa pénétration dans les régions décrites en voiture ou à pied, ce qui lui permet d’élaborer diverses perspectives d’observation (en plongée, à distance) accompagnées de pauses explicatives, où ressortent des tonalités subjectives.
16 Notons d’entrée de jeu que la réécriture du récit ancestral dans l’essai B adopte le registre le plus polémique des trois essais à l’étude. Toutefois, celui-ci demeure emboîté dans un discours apologétique. La modélisation dont fait l’objet cette reprise du legs ancestral participe à cet égard d’une coexistence de tropes contraires qui implique l’euphorie et la dysphorie, attribut stylistique de la prose chez Roy souligné par la critique (Clemente 230-231; Francis 189-190). « M’envolant de Dorval vers l’Ouest, je ressens presque autant d’appréhension que de joie. Le Manitoba, saurai-je seulement le voir tel qu’il est aujourd’hui? Ce n’est pas sûr » (103). L’essai B dévoile ainsi une perspective subtilement comparative, annonçant par anticipation le constat d’une insularité grandissante que connaîtront les communautés francophones situées en dehors du Québec au cours des années soixante9.
17 Un procédé d’enchâssement qualifie donc la configuration narrative dans la mesure où une exultation des éléments positifs entoure les obstacles. La narratrice, observant « la belle terre lourde » (109) des régions agricoles du Manitoba, entame une réflexion touchant à ces aïeux : « [c]’est cette riche terre à blé qui attira mon grand-père, qui attira une immigration du Québec » (109). « Mon grand-père partit de son petit village de montagne, au Québec, pour venir s’installer avec sa famille au Manitoba, sans doute séduit par l’image [...] d’une plaine facile à travailler, au sol le plus riche du monde » (109). Du hublot de l’avion, se rappelant le périple accompli par ses grands-parents maternels, elle s’interroge sur les réactions qu’ils eurent en découvrant leur nouvel environnement : « je l’imagine [mon grand-père] progressant, lui et sa famille, à petites journées, en “waguine” tirée par des bœufs, progressant douze, quinze milles par jour peut-être » (109). Et elle conclut cette section en louant leur courage : « Où donc se montre-t-il le plus grand? En nos temps où l’homme prétend explorer l’univers entier? Ou alors qu’il allait à pied, en canot, en chariot grinçant, vers le mystère des horizons nouveaux » (109). Le retour nostalgique sur la migration de ses grands-parents ouvre en même temps sur une période historique en amont : Roy éclaire ses lecteurs concernant la « pénétration française » (104) du Manitoba par le « grand Pierre de La Vérendrye » (105), ses fils et son neveu « Du Frost de la Jemmeraye » (115), l’établissement de « la colonie de Rivière-Rouge » (107) par Mgr Provencher accompagné de Sœurs grises ainsi que le rôle politique joué par Louis Riel; enfin, elle cite une nomenclature issue de la colonisation française : « Fort Rouge [...], Fort-la-Reine [...], Fort Saint-Charles [...], [F]ort Maurepas » (104). Ce ton louangeur revient en force dans la clôture de l’essai B, où la narratrice, qui décrit sa marche solitaire sur une « route isolée » (119) des plaines, réitère son admiration pour l’ardeur des siens, tout en taisant l’étiolement culturel survenu dans leur sillage : « Par route pareille, par temps pareil, je crois voir que n’ont pas vécu en vain leurs dures vies de sacrifices ni mes parents ni leurs parents à eux » (120).
18 Or, intercalé entre le début et la fin, le lecteur découvre un ton transformé et étonnamment confidentiel au moment où Roy aborde ce qu’elle appelle « le fait français au Canada » (116), lequel recouvre la vie à Saint-Boniface, où ses parents se sont établis en 1897, où elle est née et a vécu presque trois décennies. Elle explique au moment de l’écriture que d’y vivre implique mener une existence bicéphale; l’anglais primant sur le français au travail, celui-ci est relégué au cadre de la vie familiale.
Basé sur des statistiques qui amènent Roy à « se montrer plutôt pessimiste sur l’avenir des Franco-Manitobains » (Ricard 406), cet interlude plaintif qui éclaire la situation inextricable de la minorité francophone, confrontée à l’assimilation ou à l’exode vers le Québec, cible la lutte pour la survie linguistique « vive et difficile ». Il atteint son apogée lorsque, après une séance d’observation de Saint-Boniface à distance, du parapet du pont Norwood, d’où elle contemple ses dômes et ses flèches, la narratrice revient sur la « solitude » (118) de cet îlot francophone, sur sa « résistance farouche » (118) et sur « ce je ne sais quoi de pathétique qui émane d’elle [de la ville] près de sa rêveuse rivière Rouge » (118). Sa réflexion est suivie d’un aveu interstitiel pour le moins brutal : « Et je sens monter en moi une angoisse » (118). À la manière d’un lapsus aigu et révélateur qui produit un « espace haptique » (Deleuze 99), le lecteur saisit chez Roy l’âpreté de la désolation face à la perte de l’héritage francophone auquel ont contribué ses ancêtres10. Or, dans la version republiée de l’essai B, cette divulgation se trouve neutralisée par une note infrapaginale où la narratrice, après un hiatus de 15 ans, se ravise, déclarant qu’« [a]ujourd’hui, en 1977, mon sentiment est plus serein. Maints signes m’inclinent à espérer que pourrait renaître ici [...] l’attachement à notre origine et à notre destin particulier tel que je l’ai connu dans mon enfance et qui m’a profondément marquée » (118). S’il est vrai, comme le souligne Labonté (102), que Roy avait l’habitude de remanier la fin de certains de ses reportages — la modification, en l’occurrence, dictée par le thème plutôt « idyllique » (Ricard 426) du recueil —, une ambivalence persiste. Malgré la transposition du sentiment de l’angoisse à celui de l’espoir, le lecteur dénote en filigrane une certaine désespérance à peine voilée chez Roy en raison de l’emploi du conditionnel (« pourrait renaître »). Étant donné la rature qui n’en est pas une, le ton polémique discret, mais palpable, finit par influer sur le versant axiologique optimiste de l’article.
19 Cette irruption d’une tonalité polémique n’aura pas d’expansion soutenue dans l’essai C. Publiée dans le cadre des célébrations du centenaire du Manitoba en 1970 dans Mosaic, une revue savante transdisciplinaire dirigée par une équipe de chercheurs de l’Université du Manitoba, la troisième instance de réécriture s’avère la plus intimiste et poétique des hypertextes essayistes à l’étude11 ainsi que la plus fortement investie par la réactivation du récit des ancêtres. La narratrice autodiégétique y revient longuement sur son patrimoine manitobain et replonge dans le ressouvenir du périple initiateur raconté par sa mère : « Elle ne revint jamais de l’émotion de ce voyage et en fit le récit toute sa vie. Si bien que mon enfance à son tour en fut envoûtée, ma mère reprenant pour moi la vieille histoire, [...] et j’imaginais le tangage du chariot et je croyais voir, de même que du pont d’un navire en pleine mer, monter et s’abaisser légèrement la ligne d’horizon » (146)12. Au même titre que l’histoire non archivée, transmise oralement par des peuples colonisés, le récit ancestral incessamment réentendu initie Roy au domaine de la parole et l’incite à y donner forme et sens — geste matérialisé en abyme par le texte offert aux lecteurs. Cette structure de legs spirituel imprègne l’ensemble de l’essai C et s’incarne dans divers attributs psychologiques reçus respectivement de ses grands-parents et parents, amenant l’auteure à constater que, malgré sa liberté et son sentiment d’indépendance, « nous sommes peut-être au contraire le plus étroitement rattachés à ceux qui nous ont précédés » (147).
20 À la suite de ses essais antérieurs, axés sur une perception de contiguïté et de continuité vis-à-vis de ses ancêtres, la narratrice explore dans « Mon héritage » le thème de la conservation d’une identité canadienne-française en contexte minoritaire (150). À cet égard, lorsqu’elle traite des efforts de Mélina et de Léon Roy pour « transmettre intactes à leurs enfants la foi et la langue ancestrales qui allaient alors de pair » (150), de même que dans l’essai A, elle tend à minimiser les épreuves :
À l’aide d’un choix de tournures (« gageure insensée »; « en dépit de tout bon sens »), l’auteure élabore une rhétorique antithétique qui permet de poser le problème de la survie linguistique et culturelle pour ensuite soit l’évincer, soit l’adoucir. Un procédé similaire s’observe lorsque Roy réitère l’obligation des francophones de « gagn[er] [...] [leur] pain en anglais » (152) et clôt sa réflexion par une phrase déclarative : « Difficulté d’être irrémédiable des Canadiens français du Manitoba et d’ailleurs » (152). Or ce constat négatif est immédiatement transcendé par un parcours sémantique lénifiant : « je dois au Manitoba d’être née et d’avoir grandi dans un milieu de langue française d’une exceptionnelle ferveur » (153). Ailleurs, elle précise que la survie linguistique fut assurée, entre autres manières, par du « renfort » (152) apporté par des immigrés québécois, français, wallons ou suisses venus enrichir « notre vie et notre culture françaises de vitalité et d’une originalité tout à fait distinctives » (153).
21 Cette manière de contourner la problématique de l’assimilation en faisant dévier la question vers les richesses acquises d’un héritage familial et culturel malgré tout précaire, relève de l’idéologie consensuelle qui sous-tend l’essai C. Elle reflète en outre la ligne éditoriale de Mosaic, revue à caractère multiculturel et transdisciplinaire, où Roy aurait consciemment ou inconsciemment joué le rôle « d’un médiateur interculturel » (Morency 73) entre le Québec et le Canada durant une période historique turbulente, dominée par des tensions entre forces nationalistes et fédéralistes. Au lieu donc de se pencher sur les menaces de disparition, elle choisit de célébrer les vaillants efforts qui ont contribué à raviver la langue française en milieu minoritaire pendant plusieurs générations, une stratégie qui renvoie à une forme de résistance clandestine. « [C]omme la flamme de la mèche donnant au maximum, cet enthousiasme ne pouvait-il indéfiniment se maintenir. Mais sa clarté brilla... assez, en tout cas, pour enflammer certaines vies » (153). Enfin, l’essai C renchérit le discours admiratif et nostalgique à l’endroit des aïeux, intensifiant le travail configurateur, manifestement émotif et poétique, des essais précédents13. Y faisant écho, Roy revient sur les dons légués autres que langagiers, qui se traduisent par une propension à l’entraide, au dialogisme interculturel et à l’œcuménisme, à l’exemple des ethnies transplantées dans l’Ouest, et qui lui permettent de développer une vision du monde singulière, laquelle la distingue des écrivains québécois publiant à la même époque (Morency 77-81). Encore une fois, Roy préfère contourner toute controverse à l’égard de la sauvegarde de la langue ancestrale pour mieux étayer le ton optimiste prédominant de l’essai C.
22 Si la configuration hypertextuelle essayiste se caractérise par une infiltration de plus en plus marquée du récit des ancêtres, il s’en dégage un registre d’ambivalence envers la suppression linguistique et culturelle qui guette ce groupe minoritaire. Or la réécriture autobiographique du récit fondateur procède d’une tout autre manière. Nous adhérons à cet égard aux postulations de Rosemary Chapman, qui compte parmi les premiers exégètes ayant abordé l’œuvre royenne à l’aune d’une critique postcoloniale. Dans sa démarche, elle soulève la question de la survie des Franco-Manitobains telle que présentée dans l’autobiographie au moyen d’une dialectique engageant l’individuel et le collectif (113). Une telle dynamique permet de convoquer le concept ricœurien d’identité narrative (Soi-même 140-148), basé sur l’idée que la mise en récit de cette dialectique engageant le soi et l’autre familial est médiatrice de l’identité.
23 D’une part, la narratrice-héroïne de La détresse et l’enchantement incarne l’ipse, composante intrinsèque de l’identité narrative, étant sans cesse confrontée aux altérités sous forme d’apprentissages, de rencontres et de déplacements qui font partie de son devenir littéraire. De cette manière, elle occupe une position « hybride » (Chapman 126), voire rhizomatique, à l’intérieur de la zone interculturelle du Manitoba où elle passe sa jeunesse, puisqu’elle est en mesure de tirer profit d’un environnement bilingue. Il s’agirait toutefois d’un bilinguisme dit soustractif, c’est-à-dire impliquant un « subtractive bilingualism » (Chapman 108), vu qu’il découle de la mission civilisatrice inhérente au colonialisme anglo-saxon et comporte ainsi le risque d’amenuiser la langue maternelle, affaiblie en raison d’une déficience de capital culturel comparativement à la langue dominante. Sur ce plan, consciente de l’infériorité des Franco-Manitobains, Roy jeune femme accepte, non sans tergiverser, de suivre les conseils du Dr Mackintyre, directeur de l’École normale de Winnipeg, qui cible la problématique de la diglossie : « Travaillez votre français. Soyez-lui toujours fidèle. Enseignez-le quand l’heure viendra, autant que vous le pourrez... sans vous faire prendre. Mais n’oubliez pas que vous devez être excellente en anglais aussi. Les minorités ont ceci de tragique, elles doivent être supérieures... ou disparaître... » (La détresse 85). D’autre part, en dépit de sa capacité à manœuvrer au sein de deux aires linguistiques distinctes, la narratrice-héroïne ne perd jamais de vue qu’elle est porteuse de l’idem, le second pôle de l’identité narrative établi par Ricœur, coextensif à une destinée généalogique incarnant la permanence, laquelle transcende le temps. Roy revendique ainsi ouvertement son appartenance à « une espèce destinée à être traitée en inférieure », « dans mon [propre] pays » (La détresse 11), et voue sa solidarité avec « mon pauvre peuple dépossédé » (243), « tel que ma mère, dans mon enfance, me l’avait donné à connaître et à aimer » (505).
24 Au quatrième chapitre de la première partie de l’autobiographie, « Le bal chez le gouverneur », configuré par une réécriture du récit ancestral et infléchi par une structuration en analepse, le lecteur assiste à l’expansion de l’idem : la narratrice-héroïne revenue sur les lieux d’immigration des aïeux évoque l’ampleur de la désagrégation de son ascendance maternelle. D’après Engelbach, le concept d’identité narrative permet ainsi de comprendre comment un individu se constitue, évolue et s’identifie à l’histoire de son existence à l’intérieur d’un devenir temporel mouvant. L’identité narrative royenne en tant que modèle de compréhension réflexif du soi trahit dans La détresse et l’enchantement une dimension engagée et politique nettement plus prononcée que dans les essais. Le lecteur saisit enfin combien le parcours de la narratrice-héroïne s’avère indissociable de sa « lignée, de [s]a solidarité ancestrale » (La détresse 392), soit d’un idem malmené qu’elle projette de « venger » (15) par son succès : « À bout de forces, je n’en poursuivais pas moins ma petite idée qu’un jour je la vengerais [ma mère]. Je vengerais aussi mon père et ceux de Beaumont, et ceux de Saint-Jacques-l’Achigan et, avant, ceux du Connecticut. Je m’en allais loin dans le passé chercher la misère dont j’étais issue, et je m’en faisais une volonté qui parvenait à me faire avancer » (31). À la différence des hypertextes essayistes, non seulement le fragment autobiographique est fortement modélisé en fonction d’une critique anticoloniale, mais de plus celle-ci s’articule selon ce que Genette dénomme une « amplification [...] par figures » (372), laquelle effectue l’inversion des procédés rhétoriques qui caractérisent les réécritures précédentes. La réitération de l’idem prédispose la narratrice à circonscrire de manière emphatique les défis tant langagiers qu’identitaires auxquels sont confrontés les groupes dominés, et ce faisant elle approfondit la problématique soulevée par Memmi : « [d]ans le conflit linguistique qui habite le colonisé, sa langue maternelle est l’humiliée, l’écrasée. [...] En bref, le bilinguisme colonial n’est ni une diglossie, où coexistent un idiome populaire et une langue de puriste, appartenant tous les deux au même univers affectif, ni une simple richesse polyglotte, qui bénéficie d’un clavier supplémentaire mais relativement neutre; c’est un drame linguistique » (125)14.
25 Bien que Roy adopte le lexème « drame » (« Le Manitoba » 116) pour évoquer les conséquences négatives de vivre en milieu minoritaire, elle se garde d’extrapoler à ce sujet dans l’ensemble de la boucle essayiste. Dans son étude intitulée « Gabrielle Roy and the Question of Canada », Paul Socken explique que Roy a justifié cette retenue dans sa correspondance personnelle, alléguant que les différends politiques générés notamment dans la foulée du mouvement souverainiste au Québec au cours des années 1970 lui rappelaient de manière inverse le climat hostile dans lequel a baigné sa jeunesse (206). Par exemple, dans une missive adressée à Margaret Laurence où elle aborde la question des tensions qui sous-tendent l’unité canadienne, elle déclare : « je décèle une telle arrogance, une telle tyrannie déjà et, ce qui est pis que tout, l’intolérance qui va souvent de pair avec une certaine forme d’incorruptibilité. Je décèle tellement des travers que j’ai trop bien connus dans mon enfance et ma jeunesse, je décèle trop de ces choses pour vivre maintenant dans l’espoir et l’attente fervente, comme il le faudrait » (Socken, Entre fleuve et rivière 65-66). À Joyce Marshall, Roy exprime une hantise similaire : « La tyrannie peut cesser. Ou elle peut enflammer la haine des deux camps laquelle risquerait de durer presque pour toujours. J’ai été élevée dans une atmosphère très semblable. Je la crains comme le pire des maux » (Everett, In Translation 200; notre traduction)15. Réticente à exprimer de telles idées dans ses publications essayistes ou journalistiques, ce qui l’aurait exposée aux critiques, il faudrait présupposer que Roy se tourne plutôt vers la littérature, vers la forme autobiographique, plus rapprochée d’un univers imaginaire et poétique qu’elle sait maîtriser, lequel lui permet de mieux élaborer son propos auprès d’un lectorat fidèle. C’est donc par le truchement de l’hypertexte autobiographique, où prédomine un pacte de sincérité et d’authenticité (Lejeune 13-46), que Roy rompt avec l’autocensure et explore sans ambages les retombées du colonialisme, en proportion directe de la profondeur de sa blessure infligée par la disparition de la mémoire et de la langue des siens.
26 Comment cette prise de position altérée affecte-t-elle la configuration autobiographique du récit ancestral par rapport à la démarche essayiste? La transfocalisation s’opère essentiellement à l’aide d’un point de vue aligné sur une fluidité temporelle conjuguant passé et présent. Elle aboutit à un « chassé-croisé » (La détresse 171) chronotopique, siège de « nœuds de mémoire » (Rothberg 3-5), qui permet de contempler « les fils [...] flottants du souvenir et de l’oubli » (Nora 19) dans le ressaisissement d’un monde révolu. Le vecteur mémoriel est ainsi régi par une narration intimiste plurivocale déclinée en trois instances, à savoir la narratrice située au présent de l’énonciation et un sujet d’énoncé dédoublé en un visage de la maturité et en celui de la jeunesse. Ces trois perspectives interagissent dans une prise en compte du récit ancestral lors d’un retour à l’âge adulte à « la troisième patrie » (La détresse 49) des Landry, dont la pénétration sensori-motrice déclenche l’anamnèse : « Nous partions pour la ferme à un peu plus de deux milles du village. Mais [...] nous remontions le temps, les générations, nous retournions presque aux sources de notre famille dont nous trouvions, avec l’air plus vif des plateaux, quelque chose de vivant encore dans [ce domaine] que se construisirent les nôtres depuis le commencement de leurs errances » (48).
27 Les trajectoires de la narratrice de Somerset à Saint-Léon et viceversa à l’affût de vestiges appartenant aux ancêtres, symbolisés par les habitations et les monuments funéraires, participent d’une redécouverte phénoménologique non linéaire d’un passé dont elle provient, processus qui aux yeux de Ricœur constitue l’apanage de la littérature comparativement à une approche purement historique (Temps III 229-251). À titre d’illustration, la rencontre d’une aïeule par alliance, mémère Major, est l’occasion d’une retransmission orale de l’arrivée des Landry dans la région : « Elle racontait le voyage en chariot à bœuf à partir de Saint-Norbert, [...] la sombre plaine trouée alors du seul feu de camp des voyageurs, le premier hiver à Saint-Léon passé à six familles ensemble sous un même toit, les chamailles, l’entraide, le secours de Dieu, les tours du diable » ( La détresse 56). Revisitant l’emplacement de la ferme de son grand-père, la narratrice reprend le fil du récit ancestral en se remémorant son exploit : « En un peu plus d’une génération, il avait réussi, aidé de ses fils, à mettre en culture une section entière, c’est-à-dire un mille carré de terre admirablement noire, la terre à blé de l’Ouest, qui rendait à merveille. Il avait créé un beau domaine, maison, grange, jolies dépendances, puits à margelle, silos, et il avait dû mourir heureux, assuré d’avoir laissé à sa descendance une patrie définitive » (49). Parlant de sa grand-mère, transplantée alors qu’elle avait la cinquantaine, le sujet énonciateur revient sur sa débrouillardise et sur l’îlot sécuritaire et homogène dont elle a bénéficié : « [A]ussi habile à travailler le bois que la pâte ou ses laines, [elle] eut vite fait de tourner armoires, huches, pétrin. [...] Leurs voisins, des compatriotes presque tous du Québec, ne parlaient que le français — je doute que grand-mère [...] ait appris plus d’une dizaine de mots en anglais. [...] Ils se nommaient Lafrenière, Labossière, Rondeau, Major, Généreux, Lussier » (48).
28 Or autant le retour de la narratrice rejoignant le hors-texte de la romancière mûre est l’occasion d’un redéploiement de la saga ancestrale sur un ton admiratif et nostalgique, autant ce voyage à rebours se transforme en un parcours qui permet de constater l’étiolement de l’œuvre de ses aïeux, accompagné de l’assimilation de leur descendance dans l’aval de l’usurpation des droits linguistiques des Franco-Manitobains.
La consternation chez l’héroïne s’exprime dès lors d’une manière explicite et itérative, laquelle s’ouvre sur un registre lyrique qui cristallise la douleur face aux ravages de l’assimilation, rejoignant le moment de la narration.
29 Ce genre de télescopage juxtaposant le souvenir d’une époque de vitalité culturelle à son déclin s’amplifie et sous-tend la visite de la narratrice âgée des demeures ayant appartenu à sa grand-mère et à son oncle. À la vue de la maison abandonnée, encore « protectrice » (La détresse 50) de l’aïeule maternelle qui l’avait consolée dans son exil17, elle se remémore combien elle a revêtu un rôle de signifiant inspirateur pour la rédaction de La route d’Altamont. « Elle était aussi de style canadien, perpétuant toujours le souvenir de la chère maison de Saint-Alphonse abandonnée par grand-mère avec tant de regret, mais, en fait, jamais abandonnée puisqu’elle renaquit deux fois en terre lointaine. [...] [E]lle proclamait très haut le Québec dans le Somerset d’alors, pour au moins à moitié anglais » (49). Comme tout objet miroir de soi qui fait partie de notre géographie personnelle et qui porte la fusion du monde extérieur et du monde intérieur, « la demeure donne à l’être intimiste sa seconde peau qui est aussi l’épiderme du monde » (Brault 390). Fréquentée dans la jeunesse, cette maison reste donc liée à une dimension identitaire affective faisant partie d’un héritage inconscient et sensoriel que l’on voudrait à tout prix conserver. Voilà pourquoi le souvenir de son état initial fournit à la narratrice adulte le motif pour lequel elle décide d’en devenir acquéreur. « Elle n’était vraiment plus qu’une ruine. Pourtant, si triste et à l’abandon qu’elle fût [...], elle me parut mystérieusement de connivence avec des rêves que je ne m’étais guère avoués » (La détresse 50). Si, en effet, la figure de la maison est coextensive aux souvenirs archaïques et aux rêveries diurnes, de nous apprendre Bachelard, elle est tout autant assimilable à l’oikos, à l’idée d’une nidification protectrice et nourricière qui assure à la progéniture à la fois survie et transmission d’un patrimoine linguistique et culturel (Harel 129). Un semblable chevauchement temporel étaye la visite de l’ancienne habitation de l’oncle Excide, si gravide en souvenirs heureux (Francis 215-223), dont l’état de décrépitude provoque le désir d’intervenir pour la sauver. « Sur un de ses côtés avait été aménagée une haute porte coulissante. [...] Ce que je découvris me stupéfia. [...] [L]’intérieur de la maison n’était plus qu’un immense hangar qu’occupait [...] le tracteur Massey-Harris. [...] [J]e découvrais, n’en pouvant croire [...], l’inattendue destination dernière d’une des maisons les plus aimées de ma vie » (La détresse 60-61). Ajoutée à la déception devant le délabrement de la maison de sa grand-mère, sa tentative infructueuse de convaincre son cousin de réaménager celle de son oncle provoque chez la narratrice le sentiment d’une véritable rupture généalogique et déclenche l’urgence de s’approprier les moindres artefacts appartenant à ses assises identitaires, dont ne subsistent que routes, vent et poussière. De tels épisodes de superposition mémorielle qui rejoignent le présent, où le sujet énonciateur saisit l’ampleur de la disparition du legs ancestral, participent d’une rhétorique de ressassement qui arrive alors à son comble. Demanze explique que cette rhétorique est révélatrice d’un retour du refoulé, « d’un défaut ou d’un deuil inachevé » (321). Dit autrement, la narratrice tourne autour de ces éléments identitaires disparates, à peine saisissables, pour laisser émerger l’immense chagrin lié à un manque indélébile.
30 C’est dans une telle visée de ressassement de la perte d’un héritage culturel et mémoriel que la narratrice-héroïne poursuit son chemin jusqu’au cimetière, à l’emplacement réservé à la famille Landry. D’un premier niveau d’observation impliquant le délabrement avancé des habitations abandonnées, on passe à une seconde étape de discernement permettant de prendre acte de la dégénérescence en ce qui touche aux individus qui font partie du lignage ancestral. À cet égard, étant donné que la séquence en question traite de l’anthroponymie des aïeux, celle-ci est particulièrement efficace pour montrer les rouages du mécanisme colonisateur à l’œuvre de même que les effets néfastes de l’assimilation d’une génération à l’autre. Il n’est donc pas sans signifiance que la narratrice accorde une attention à l’inscription des noms de ses grands-parents maternels tels qu’ils apparaissent sur les monuments funéraires et interprète l’histoire de leur vie à sa façon : « Je me surpris à lire à voix haute [...] qu’Émilie Jeansonne, née à Saint-Jacques-l’Achigan en 1831, était décédée à Saint-Boniface le 7 mars 1917; que son époux bien-aimé, Élie Landry, né à Saint-Jacques-l’Achigan en 1835, était décédé à Somerset le 6 août 1912 » (La détresse 62). Le fait d’énoncer à « voix haute » les inscriptions tombales rédigées en français en reprenant les noms respectifs des défunts, reproduit non seulement une mise en relief de la souche francophone de cette communauté en rappelant les patronymes précités, « Lafrenière, Labossière, Rondeau, Major, Généreux, Lussier » (48), mais ce geste de déclamation révèle une manière d’insister sur la langue parlée et sa transmission. De plus, ces récits de vie sont à comparer aux inscriptions auxquelles ont droit les membres de la génération subséquente, le fils de ses grands-parents Landry, l’oncle Excide, et la tante Luzina (épouse de celui-ci). Pénétrant plus à fond dans le cimetière, la narratrice découvre, sous l’effet d’un choc, deux hautes pierres analogues portant les inscriptions : « l’une Father, l’autre Mother » 63). Son oncle et sa tante sont désormais désignés et représentés en anglais, alors qu’elle ne les a jamais connus sous de tels vocables de leur vivant. Cet acte de biffure et d’imposition onomastique dans la langue dominante évoque, selon Ashcroft, Griffiths et Tiffin, « un processus colonisateur primaire parce qu’il approprie, définit et inscrit le lieu [tout comme le nom] dans une langue » (Post-Colonial Studies 165; notre traduction). Loin d’être un geste anodin de code-switching, il s’agit plutôt d’une pratique rappelant d’autres tentatives de réduire l’hétérogénéité onomastique au sein de l’impérialisme, notamment dans le contexte néocolonial des années 1960 en France, où certaines communautés exogènes, à savoir des enfants de harkis, ont subi un sort similaire (Kerchouche 62; Zeniter 202). Qui plus est, l’adoption de la langue dominante par le groupe minoritaire, en ce qui touche aux noms ou aux patronymes, fait écho non seulement au bilinguisme soustractif soulevé par Chapman (108), mais aussi aux propos de Memmi, qui précise que le colonisé, « [d]e lui-même, [...] se met à écarter [sa] langue infirme, à la cacher aux yeux des étrangers, à ne paraître à l’aise que dans la langue du colonisateur » (125). La narratrice exprime sa stupéfaction à cet égard : « Ainsi donc, eux qui n’avaient été Father et Mother pour personne au cours de leur vie, le seraient à jamais sous le ciel pur, dans ce petit cimetière du bout du monde. Ils m’étaient ravis aujourd’hui plus complètement qu’ils ne l’avaient été le jour de leur mort » (La détresse 63). L’adverbe « aujourd’hui » trahit de nouveau le retentissement de cette affliction jusqu’au tréfonds de la conscience chez la narratrice. Preuve ultime de l’assimilation et de l’érosion d’une identité francophone en territoire d’exil, dont la fragilisation empire à chaque nouvelle génération, le bouleversement que provoque le travestissement linguistique sur ces icônes funéraires explique, en vertu de sa portée symbolique, et mieux qu’un traité sociologique, le dénouement tragique du récit ancestral devant lequel on se sent démuni.
31 Pour contrer l’annihilation de l’œuvre des aïeux, l’héroïne s’élit comme dépositaire de cette mémoire généalogique et s’octroie le mandat de la commémorer par son propre geste scriptural. Elle s’érige en chantre de l’éradication de l’oubli sous forme de réplique postcoloniale ou de « writing back », selon l’expression forgée par Ashcroft, Griffiths et Tiffin dans L’empire vous répond. Comment? Suivant Christine, l’alter-ego de Roy dans Rue Deschambault, qui reçoit « le commandement » (219) d’écrire à force d’entendre le chant des grenouilles, ce mandat se transmet de manière sensorielle par l’entremise du vent. Si ce lien entre l’audition du vent comme vestige du passé ancestral et l’incitation à en rendre témoignage par écrit est posé dès l’essai C, « [l]à où l’on retourne écouter le vent comme en son enfance, c’est la patrie. Ce l’est aussi assurément là où l’on a une sépulture à soigner » (« Mon héritage » 149), c’est dans l’hypertexte autobiographique qu’il se déploie en véritable segment narratif. Quittant le cimetière, la narratrice est happée par le son du vent, qui lui enjoint de prolonger en récit les voix ancestrales affaiblies : « Je sortis du cimetière. Haut dans les épinettes étrangères, le vent reprit. Son lent récitatif, murmuré à voix lointaine, poignait le cœur. On l’eût dit occupé à retracer la pauvre histoire tout embrouillée de vies humaines égarées dans l’histoire et dans l’espace » (La détresse 63). Durant son retour au domaine familial, le sujet d’énoncé adulte se trouve ainsi interpelé par le vent devenu unique vestige encore tangible du passage des aïeux : c’est « la plainte du vent autour d’eux, qui semblait raconter des vies manquées. Tant de fois on les avait fait venir au bout du monde, pour y disparaître sans bruit et presque sans laisser de trace » (La détresse 56)18. Puisque, comme l’affirme Boisclair, chez Roy « le vent de la plaine remplac[e] souvent la voix humaine » (137) et qu’il « se transforme en véritable personnage » (138), c’est cette mélodie aérienne lancinante qui insuffle la parole littéraire de la narratrice et confère ultimement un ton à la fois pessimiste et élégiaque à la réécriture autobiographique. Enfin, comme un poète élégiaque qui chante l’exil et le deuil, la narratrice, engagée à « venger » (La détresse 15) l’humiliation coloniale de sa famille par le rayonnement de ses écrits, transpose cette promesse dans l’élaboration d’une œuvre testamentaire impliquant l’expansion idiolectale du récit des ancêtres, mise en abyme de l’ensemble de la configuration autobiographique.
32 Lors de l’étape finale de la mimèsis ricœurienne (Temps I 136-162), en vertu de la phénoménologie de la lecture, le récit ancestral « fait retour à la vie », réémerge chez le destinataire et « s’autonomise » (Engelbach) par le truchement d’un processus cognitif de reclassement et d’adhésion. Au moyen d’une série de réactivations configurantes du récit ancestral, chaque hypertexte révèle que le sujet énonciateur est le produit d’une co-construction. Réélaborant son discours sur une réalité qui la précède et dont elle est issue, la narratrice se trouve d’après Ricœur « le coauteur quant au sens » (Soi-même 191), renforçant par là chez Roy la fonction vitale et impérative d’un devoir raconter, geste suprême conjuguant une vengeance ancestrale et une forme de rachat personnel (Francis 79-109). Le ressassement producteur du récit ancestral chez Roy constitue ultimement le creuset dont jaillit la parole littéraire, source inépuisable de l’écriture, de la réécriture et d’une quête pérenne de sens.
33 La refiguration permet ainsi de circonscrire, à travers les remodélisations successives du récit ancestral, divers chemins tracés vers de nouvelles pistes exégétiques. À cet égard, insistons sur le fait que le transcodage de l’essai à l’autobiographie chez Roy se distingue par la récurrence du rôle primordial accordé à la réception. Il renvoie à l’écoute et à la (re)transmission de l’hypotexte originaire modulé par l’oralité de la mère dès La saga d’Éveline, ce qui instaure ainsi la refiguration en contrainte à la fois énoncive (renvoyant à l’anecdote racontée) et énonciative (liée à l’intersubjectivité discursive) qui sous-tend la compréhension du soi et de l’autre. C’est ainsi qu’une étude de la réécriture royenne permet de circonscrire les déplacements de perspective relativement au récit ancestral : celui-ci, sous les dehors du roman familial étayé par une axiologie à prédominance optimiste, passe d’un point de vue se rapprochant de la complaisance ou de l’ambivalence à une critique postcoloniale limpide et emphatique ciblant la spoliation du legs ancestral. De telles mutations sont révélatrices des « scénographie[s] » (Moura 121) variables inhérentes à l’énonciation, à savoir les contextes changeants de la vocalité dans lesquels Roy inscrit sa parole. En d’autres termes, le volet essayiste de la réécriture adopte la voie de la prudence et du refoulement, du respect protocolaire des lignes éditoriales imposées ou présupposées, compte tenu des horizons d’attente et du discours social existants. Quant à l’autobiographie, cette forme d’écriture offre à Roy un espace de création plus approprié à l’introspection et à la subjectivité, ce qui l’amène à renoncer à la neutralité et à se libérer d’un surmoi censurant. Elle endosse ainsi le pacte de la confiance offert par le genre pour laisser éclore un deuil inachevé à l’égard de l’œuvre ancestrale désagrégée, abordant de front la dimension postcoloniale de la situation des minoritaires, lot partagé avec ses aïeux.
34 On le voit, examiner les deux genres en tandem autour d’un parcours thématique qui possède un ancrage relativement stable a pour effet de rehausser le tissu polyphonique de l’écriture royenne dans la mesure où l’essai et l’autobiographie agissent en « contrepoint » l’un par rapport à l’autre plutôt qu’en « contrepartie » (Gauvin et Oberhuber 10). Aux yeux d’Edward Said, qui a consacré plusieurs ouvrages à la question de l’impérialisme en littérature, le contrepoint constitue avant tout un mode de lecture permettant de déchiffrer dans les œuvres littéraires assimilées aux classiques la présence d’un sous-texte colonial, latent ou immanent. Qui plus est, cette approche autorise à instaurer un réseau d’affiliations sous-jacentes à un texte dépourvu de problématique coloniale explicite, lequel présuppose sa matérialité sociale, auctoriale et culturelle (97-98). Forte d’une telle résonance dialogique qui se détecte grâce à une analyse de la réécriture, nous posons, pour clore, que l’autobiographie détient cette fonction prépondérante de catalyseur de contrepoint qui offre aux relectures prospectives de l’œuvre royenne une épaisseur d’affiliations transtextuelles postcoloniales. L’hypertexte autobiographique saisi sous l’angle de la mimèsis et de l’identité narrative ricœuriennes permet de proposer ainsi à la postérité une image renouvelée de Roy, celle de l’écrivaine occupant une posture d’artiste engagée, et, partant, il déjoue toute perception réductrice de sa démarche littéraire.