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La réécriture, ou renverser la perspective :

Évangéline Deusse d’Antonine Maillet

Maria Cristina Greco
Université de Moncton
« Nell’universo infinito della letteratura s’aprono sempre altre vie da esplorare, nuovissime o antichissime, stili e forme che possono cambiare la nostra immagine del mondo... »1
— Italo Calvino, Lezioni americane 12

1 Au fil des siècles, la création littéraire a été le fruit de contaminations d’éléments textuels et culturels selon ce que l’on a appelé plus tard l’intertextualité. Parmi les procédés de nature intertextuelle figure la réécriture, qui peut être réalisée par le même auteur pour réécrire son oeuvre, ainsi que par des auteurs différents. Dans le deuxième cas, la réécriture d’une oeuvre littéraire est une façon de renverser la perspective en montrant le même monde déjà raconté, tout en ouvrant le regard vers un monde complètement différent. Il s’agit souvent d’une écriture de l’urgence, de quelque chose qui doit être raconté, mais à partir d’un autre point de vue qui sert à démonter de l’intérieur un mécanisme dont l’interprétation pourrait se révéler dangereuse ou, tout simplement, qui sert de tremplin pour parler d’autre chose et donner une voix à qui n’a pas de voix, comme par exemple dans Une tempête (1969) d’Aimé Césaire et dans Indigo (1992) de Marina Warner, deux illustres tempêtes postcoloniales qui s’abattent sur une des oeuvres les plus discutées de Shakespeare (1610-1611).

2 Il y a toutefois un exemple tout canadien qui s’inscrit dans le courant de la réécriture d’un mythe fondateur : Évangéline Deusse (1975), une pièce d’Antonine Maillet, fait écho à Evangeline (1847) de Henry Wadsworth Longfellow et la remet en cause. La deuxième vague du féminisme des années 1970 et l’urgence d’une nouvelle écriture ont amené Maillet, désormais célèbre grâce au succès de La Sagouine (1971), à se lancer dans la création d’une « deuxième » Évangéline, afin qu’elle aussi puisse raconter l’Histoire de son pays dans la langue de son pays, et à remplacer la protagoniste qui parle anglais et qui est le fruit de la plume d’un auteur états-unien par une autre protagoniste du même nom, qui parle acadien et qui jaillit d’une écrivaine acadienne. Entre ces deux textes, il existe un texte de transition, la traduction libre de Pamphile Le May, qui peut être considéré à son tour comme une véritable réécriture et mérite d’être mentionné, car il a influencé l’imaginaire mythique au Canada francophone. Évangéline Deusse, ainsi que l’oeuvre entière de Maillet, se dresse contre ce mythe.

3 Dans le présent article, qui s’inscrit dans une réflexion sur la réécriture littéraire au féminin dans le Canada des années 1970, nous nous intéressons à la réécriture en tant que procédé intertextuel à l’origine d’une nouvelle création littéraire du point de vue féminin et féministe. Nous nous interrogerons sur la place de la nouvelle Évangéline dans le paysage littéraire acadien des années 1970, sur les différences textuelles et sur le rôle du théâtre dans cette réécriture. Nous cernerons, notamment, les manières dont la protagoniste aventurière de Longfellow devient chez Le May passive et résignée, et par conséquent symbole d’une Acadie passive, pour ensuite redevenir femme dynamique chez Maillet.

L’intertextualité et le contexte géo-historique

4 De Bakhtine à Butor à Barthes, de nombreux théoriciens ont contribué à définir la notion d’intertextualité. Toutefois, c’est à la fin des années 1960 que le concept d’intertextualité fait son entrée en critique littéraire quand Julia Kristeva a déclaré que « tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte » (Voldeng 523). Ce sera, ensuite, Gérard Genette qui en donnera la définition systématique, soit « la présence effective d’un texte dans un autre. Sous [l]a forme [...] de la citation; [...] du plagiat; [...] de l’allusion » (Palimpsestes 8). La parodie, le pastiche et la réécriture sont d’autres formes intertextuelles. Nous définirons ici l’intertextualité comme le dialogue diachronique entre deux ou plusieurs textes.

5 Au cours des années 1970 arrive la deuxième vague du féminisme. À cette époque, les écrivaines qui se sont servies de l’intertextualité ont utilisé cette stratégie textuelle comme élément de dénonciation contre « les discours figés véhiculant des mythes, stéréotypes et lieux communs sexistes » (Voldeng 528) ainsi que « la société patriarcale judéochrétienne » (Voldeng 529). Le recours à la démarche intertextuelle a joué le rôle de support idéologique. Comme le dit Evelyn Voldeng : « D’une façon générale, quand un fragment textuel se greffe sur un autre texte, nous avons une réactivation du sens qui peut aller jusqu’à la subversion de la signification élémentaire » (526). En ce sens, Voldeng a bien montré que la réécriture renverse doublement l’ordre préétabli : les écrivaines des années 1970 greffent leurs textes sur des textes masculins et machistes pour les critiquer et, par conséquent, ce procédé intertextuel se fait véritable procédé créatif et devient un des fondements de la liberté dans la création littéraire.

6 La parution d’Évangéline Deusse en 1975, en pleine revendication féministe, s’inscrit dans un contexte intéressant et instaure un dialogue diachronique avec le passé littéraire, culturel et linguistique. Dans ces années, en effet, l’Acadie est en ébullition et recherche la modernité. Les jeunes auteurs contestent les idéologies et les symboles nationaux décrétés par les conventions nationales acadiennes et leurs oeuvres se rapprochent du quotidien et du lecteur en décrivant « une réalité d’ici » (Viau, Les visages d’Évangéline : du poème au mythe 146; nous soulignons). Ces auteurs se dressent contre la figure d’Évangéline en tant que symbole d’une Acadie muette et résignée : parmi eux, il y a Antonine Maillet, qui créera une Évangéline dynamique.

7 Maillet ne s’est jamais ouvertement déclarée féministe; toutefois, son féminisme se trouve entre les lignes, dans son oeuvre et dans ses personnages. En mettant en scène des femmes fortes, rebelles, combatives, l’écrivaine s’est toujours rangée du côté de la femme et a tenté de lui donner une voix, en critiquant une société qui a toujours demandé à cette dernière d’être « doublement compétente » (Pellerin, Les possibles sont infinis, 23 min 41 s). Au moment où Maillet écrit, l’Acadie cherche à rentrer dans la francophonie de l’Amérique du Nord (Pellerin, Les possibles 45 min 35 s). L’occasion lui est donc propice pour greffer explicitement son texte sur une oeuvre littéraire qui véhiculait une vision traditionnelle de la femme dans laquelle les femmes ne se reconnaissent plus, dans un pays qui est en train de se renouveler et de se moderniser.

Le cas d’Évangéline

8 Quand Évangéline Deusse fait son entrée sur la scène littéraire, Antonine Maillet avait déjà commencé à former sa petite armée d’héroïnes, issues du peuple, très réelles et enracinées dans la société acadienne qu’elle a contribué à faire rayonner par son oeuvre. L’urgence qui pousse Maillet à réécrire Evangeline est évidente : pendant environ 130 ans, les Acadiens ont adhéré au mythe transmis par un texte littéraire jugé dépassé par la nouvelle génération d’auteurs. Afin de mieux comprendre les raisons de l’anti-évangélisme2 de Maillet, retraçons l’histoire d’Evangeline, des origines du poème de Longfellow en passant par sa traduction et sa réception au Canada francophone. Certes, ce survol historique ne se veut pas exhaustif, car le mythe forgé par Longfellow s’est par la suite soustrait à son auteur et a donné origine à plusieurs produits dérivés littéraires et médiatiques, tant au Canada qu’aux États-Unis : des romans, des poèmes, des chansons, des films, des comédies musicales et des documentaires ont vu le jour en suivant le sillage d’Evangeline (à ce propos, voir Viau, Les visages 123-144; Fendler et Vatter 59-75 et le documentaire de Pellerin Évangéline en quête).

9 Dans l’ensemble de l’oeuvre de Maillet, la pièce Évangéline Deusse est considérée comme une oeuvre relativement mineure car elle paraît peu après La Sagouine. Toutefois, il est fructueux de la relire et de la redécouvrir dans une perspective féminine et féministe, ce qui est le but de cet article. Notre analyse se composera donc de trois sections : l’Evangeline de Longfellow, l’auteur états-unien du poème; l’Évangéline de Le May, l’auteur de la traduction libre à laquelle Maillet fait référence dans sa pièce, et l’Évangéline de Maillet, la réécriture à laquelle nous nous intéressons.

1. L’Evangeline de Longfellow

10 En 1847, H.W. Longfellow publie Evangeline: A Tale of Acadie, le récit du périple d’une jeune Acadienne qui, à la suite de la déportation de 1755, voyage dans les États-Unis naissants à la recherche de son amoureux, qu’elle retrouve sur son lit de mort en 1793 à Philadelphie, la ville où vient d’être signée l’indépendance états-unienne. Tout en mettant en scène des protagonistes d’origine acadienne, le récit de Longfellow est un récit états-unien : nonobstant la recherche acharnée et la documentation historique, Longfellow ne voulait en aucune manière reconstituer l’histoire de la déportation (Morency, « L’Évangéline de Longfellow traduit par Pamphile Le May » 100; Thériault 12). Cette thématique n’était que subordonnée, étant donné que son but était de célébrer la création et la magnificence de la jeune démocratie états-unienne et de lui donner du lustre en la dotant d’un mythe littéraire à l’instar des pays européens.

11 Traducteur et professeur de langues modernes au Bowdoin College et à Harvard, Longfellow avait une excellente connaissance des littératures européennes et, ainsi, il a opéré de façon syncrétique afin de forger un mythe états-unien. Pour dessiner l’histoire identitaire d’une Amérique états-unienne plurielle, Longfellow a eu recours à de nombreux récits fictifs, poétiques et historiographiques pour élaborer son poème Evangeline. Afin de montrer la diversité des sources dans lesquelles le poète a puisé, citons-en quelques-unes : des oeuvres nord-américaines, tel le poème « Les moeurs acadiennes » (1830) de Michel Bibaud, dont le prénom de l’héroïne, Angéline, l’a probablement inspiré, et le roman de Catherine Arnold Williams, The Neutral French or The Exiles of Nova Scotia (1841); ainsi que des oeuvres européennes, telles Hermann und Dorothea (1797) de J.W. Goethe, qui traite, comme le poème de Longfellow, du thème de l’errance, et La Saga de Frithiof (1820-1825) d’Esaias Tegnér, qui raconte la séparation d’amants. Longfellow a aussi puisé dans des témoignages oraux, dont l’histoire que lui avait racontée le révérend H.L. Conolly lors d’un dîner chez l’écrivain N. Hawthorne à propos d’un couple acadien séparé à cause de la déportation de 1755, ainsi que dans les récits des déportés acadiens. D’autres sources se trouvent dans la mythologie gréco-latine et dans la bible.

12 Cet amalgame composite et métissé représente bien, sur le plan littéraire, le melting pot des États-Unis, dont la population à la fois reconnaît ses origines et s’en détache pour revendiquer son indépendance. Lieu d’accueil de gens qui venaient d’ailleurs mais désormais pays affranchi, les États-Unis avaient besoin, à cette époque, d’une oeuvre nationale dans laquelle ils pouvaient se reconnaître. Evangeline a ainsi représenté les valeurs et la culture états-uniennes de l’époque, soit l’esprit démocratique, la pensée puritaine et l’expérience de la frontière, symbolisée par l’errance de la jeune Acadienne à travers le continent (Viau, Les visages 55; Morency, « Les tribulations d’un mythe littéraire américain » 355-356; Thériault 66). L’auteur a donc créé l’image d’une « Pénélope américaine » (Thériault 58) qui, à la différence de l’ancienne qui tissait sa toile en attendant le retour d’Ulysse, représente la femme aventurière et non conventionnelle de l’Amérique victorienne.

13 Longfellow s’est aussi servi d’un autre moyen pour renouer avec les origines et s’en démarquer : la forme littéraire. Il a écrit Evangeline en hexamètres dactyles anglais, sans rime. En s’inspirant du mètre des grands classiques d’Homère et de Virgile, ainsi que de Goethe, le poète se rattache aux origines de la littérature de l’errance tout en déclarant une guerre d’indépendance formelle à l’Angleterre — qui avait considéré l’hexamètre impropre à son génie et, dans la tentative de consolider l’anglais comme langue nationale, lui avait préféré le blank verse ou pentamètre iambique — et offre ainsi aux États-Unis un mètre distinct.

14 À l’instar des sociétés nouvelles qui cherchent à combler l’absence d’une tradition littéraire résultant de leur jeune histoire par une littérature qui contribue à la construction identitaire du pays (Lamming 18), Longfellow a enrichi le récit de fondation états-unien en mêlant des éléments provenant de plusieurs univers littéraires et a créé un mythe en se servant d’un procédé créatif et intertextuel à son tour.

2. L’Évangéline de Le May

15 En 1865, Pamphile Le May, un Canadien français d’origine québécoise, publie sa traduction libre Évangéline, conte d’Acadie, qu’il affinera au fil du temps.3 Cette traduction est la partie centrale d’une oeuvre, Essais poétiques, qui inclut certains de ses propres poèmes ainsi que d’autres traductions de Longfellow.

16 Afin de comprendre la réception de ce texte et la réécriture de Maillet, il importe de rappeler le processus de traduction ainsi que le travail de Le May. Traduire signifie « dire presque la même chose », pour emprunter l’expression d’Umberto Eco4; c’est un procédé basé sur la négociation qui devrait rendre un texte fidèle à l’original et produire le même effet émotif et/ou esthétique chez le lecteur de la langue d’arrivée. Le texte de Le May a l’air de dire presque la même chose pour ses lecteurs canadiens de langue française et produit certainement chez eux une forte émotion, probablement comparable à celle produite chez les lecteurs états-uniens, mais au fond, ce deuxième texte contient un métamessage qui dit autre chose et qui entre de droit dans le domaine des ramifications d’Evangeline et dans la réécriture. Si Longfellow célébrait les États-Unis en utilisant une héroïne acadienne voyageuse et active qui s’intègre à la société d’accueil, Le May, dans la tentative de corriger ce mythe et de le ramener dans le giron canadien-français, transforme le caractère de l’héroïne, qui devient résignée et passive et qui rêve de son pays perdu. Au contraire de ce que devrait faire un traducteur, soit « disparaître » (Rocca Longo 116; notre traduction), Le May intervient activement dans le texte d’origine, le remanie en en devenant, à son tour, auteur. Il crée une « traduction libre, volontairement cibliste » (Bourque et Merkle 126). Le May ne fait pas qu’ouvrir accès à une oeuvre de langue étrangère; il offre aux lecteurs canadiens de langue française une « belle infidèle5 » qui s’inscrit dans une histoire nationale différente et qui deviendra une autre sorte de symbole d’affirmation identitaire. Comment le fait-il? Traduttore, traditore, Le May opère un choix formel qui a des répercussions sur le sens : il traduit un hexamètre dactylique anglais sans rimes par deux alexandrins et double donc la longueur du poème de sorte que les 1 399 vers de l’original se chiffrent à 2 894 6 dans sa version. L’espace supplémentaire lui permet de canadianiser et d’acadianiser le poème. Ainsi, en ajoutant des rimes et des adjectifs, et en accentuant certaines descriptions, Le May fait de l’Acadie le sujet du poème et d’Évangéline la victime des soldats anglais. C’est cette version d’Évangéline que les Acadiens recevront et retiendront et qui jouera un rôle de premier plan dans la reconstruction identitaire du pays.

17 La parution de la version de Le May coïncide en effet avec l’époque de la Renaissance acadienne et des grandes conventions nationales qui ont intégré Évangéline dans le discours nationaliste et ont transformé cette figure mythique en héroïne nationale ainsi qu’en symbole des vertus chrétiennes (Araki 133-134; Viau, Les visages 125). La réception du poème a été un succès. Avant la Renaissance de la deuxième moitié du XIXe siècle, les Acadiens avaient peu de mémoire de leur histoire et de la Déportation si ce n’est qu’à travers les récits oraux. Quand ils ont reçu Évangéline, l’Acadie commençait à sortir d’un siècle de noirceur et de silence et n’avait pas encore un chantre officiel. Cet ouvrage paraît donc au bon moment afin que les Acadiens prennent conscience d’eux-mêmes et de leur passé. Perçu comme une « représentation métonymique des malheurs vécus par les Acadiens exilés » (Morency, « L’Évangéline de Longfellow » 107; voir aussi Araki 133-134; Pallister 240), ce poème montrait les valeurs de son temps, telles que la « fidélité » et le « courage », ainsi que « toutes les souffrances morales et physiques » (Forest 39) « supportées avec cette muette résignation particulière aux âmes simples et droites » (Le May, Évangéline XV). Certes, le poème Evangeline n’avait pas été écrit par un Acadien et n’était pas écrit en français dans sa version originale, mais à l’époque, l’important, c’était que quelqu’un parle du sort subi par le peuple acadien, et Longfellow et Le May l’ont fait, « [...] [e]t c’est ainsi qu’Évangéline, oeuvre littéraire écrite par un étranger, devient, pour les Acadiens, un événement historique. Un cri de ralliement. Un espoir » (Forest 38-39).

3. L’Évangéline de Maillet

18 Cent trente ans plus tard, l’interprétation de l’oeuvre de Longfellow et celle de la traduction de Le May ne sont plus actuelles. Sortis de leur isolement, les Acadiens, de plus en plus conscients d’eux-mêmes, ne se reconnaissent plus dans les valeurs décrites dans le poème épique. C’est l’ère de la modernité acadienne.

19 Le vent de modernité arrive avec une génération en ébullition qui lutte pour l’égalité sociale, culturelle, économique et linguistique des francophones. Cette nouvelle génération se demande si une héroïne si passive, résignée et empreinte de l’idéologie clérico-nationaliste peut encore être considérée comme un symbole national (Araki 134; Pellerin, Évangéline en quête 39 min 50 s; Pellerin, Les possibles 21 min 30 s; Viau, Les visages 145; Fendler et Vatter 73), car l’Évangéline romantique n’avait

rien à voir avec la dure réalité qu’ont vécue les Acadiens et particulièrement les femmes acadiennes. Le féminisme naissant en rajoutera, voyant en cette dernière l’image servile de la mère procréatrice que le clergé voulait insuffler aux Acadiennes, la fameuse « revanche des berceaux » — et pourtant, Évangéline [sic] n’eut jamais d’enfants. (Thériault 200)

Les années 1970 sont alors le bon moment pour réécrire l’H/histoire : il faut donner la voix aux Acadiens et surtout aux Acadiennes, pour qu’ils se réapproprient le mythe fondateur. Maillet décide de le faire en écrivant une pièce de théâtre.

20 Dans l’Acadie des années 1970, le théâtre devient le genre par excellence de la prise de parole identitaire. Il essaie de représenter la réalité et d’explorer la condition humaine des minorités, en devenant conscience critique sur les conditions du monde et en donnant forme aux espoirs sociaux envers l’avenir. À l’aube de l’histoire du théâtre occidental, toutefois, les femmes n’avaient pas le droit de jouer, puisque ce lieu a toujours été l’apanage de l’homme. La prise de parole théâtrale par les femmes n’est donc pas dépourvue de signification : une fois montées sur scène, elles se sont souvent servies du théâtre pour livrer sur scène des batailles sociales, pour se donner une voix ou pour sortir de l’ordinaire, comme le Théâtre du Rideau Vert le montre. Fondé par des femmes pour des femmes en 1948, alors qu’il n’y avait pas encore de théâtres institutionnels au Canada, le Rideau Vert a présenté La Sagouine et Évangéline Deusse, deux pièces hors de l’ordinaire (Pellerin, Les possibles 43 min 13 s). Si à une époque les femmes opéraient une certaine distanciation à l’égard de la dramaturgie à cause des contingences sociales et culturelles, dans les années 1970, « [l]a femme se sent plus à l’aise à l’égard du théâtre actuel, tout autant parce qu’elle a changé, que parce que le théâtre, lui aussi, a changé » (Didier 18). Maillet, la dramaturge, après le succès de La Sagouine, continue de parfaire son art en créant un autre personnage féminin qui s’impose par le biais de sa dialectique aiguë et sa voix directe, pour que cette protagoniste devienne sujet de sa propre parole et non pas objet raconté par l’Autre,7 comme c’était le cas dans le texte original. Pour Maillet, le théâtre devient le lieu où la prise de parole exprime son féminisme et répond doublement au lieu commun voulant que le théâtre soit le domaine du génie masculin. En effet, elle se l’approprie et l’utilise pour défaire un mythe créé par un homme et le remplace par un personnage théâtral féminin né de la plume d’une femme.

21 Outre la forme, qui est sans doute la première des différences entre l’Évangéline des poèmes et l’Évangéline de la pièce, il existe d’autres stratégies dont Maillet se sert pour renverser la perspective et exprimer son féminisme et son anti-évangélisme : la langue, les personnages et le lieu de l’action.

22 La langue joue un rôle fondamental dans cette prise de parole. La façon de parler, locale et authentique, assume un rôle revendicatif tant du point de vue national que du point de vue féminin. Maillet utilise le franco-acadien parlé au Nouveau-Brunswick, une langue aux sonorités anciennes qui sert de catalyseur autour duquel les personnages se rassemblent, au départ timidement, ensuite plus chaleureusement, et qui leur permet de communiquer en leur offrant un terrain linguistique et culturel commun (Weiss 179). Par La Sagouine, l’auteure nous avait déjà habitués à ce franc-parler qui permet à Évangéline Deusse de s’exprimer non plus en anglais, mais dans sa langue maternelle. Toutefois, cette langue de l’oralité se retrouvait déjà dans d’autres textes plus anciens. Afin de se l’approprier, Maillet puise dans le passé littéraire de son pays et permet à un autre personnage de la tradition littéraire acadienne tombé dans l’oubli de refaire surface en introduisant un signe ultérieur d’intertextualité et de féminisme dans son oeuvre : Marichette. Protagoniste de la Causerie memramcookienne (1885-1886), un des premiers textes franco-acadiens, ainsi que des Lettres (1895-1898) adressées au journal L’Évangéline par Émilie C. LeBlanc, Marichette s’impose à la fin du XIXe siècle en tant que témoin de la collectivité, de l’histoire, de la géographie et des coutumes acadiennes, et par le biais de sa parole faussement naïve condamne les maux de la société et réclame le droit de vote pour les femmes. Ces propos féministes avant la lettre furent qualifiés de commérages à l’époque. Étant donné que le mouvement nationaliste encourageait l’utilisation du français standard et excluait la femme du domaine socio-politique, ce personnage désigné par un diminutif commun, s’exprimant dans « la langue populaire, riche, colorée, non-grammaticale, directe, parfois peu polie » (Gérin, « Marichette ou le carnaval manqué » 4) et incarnant la première héroïne authentiquement acadienne fut oublié (Ouellet 49-51). À l’instar de Marichette, Maillet écrit dans la langue de son peuple et affirme : « Pour moi, la langue la plus acadienne, c’est celle qui a été conservée pendant trois siècles en Amérique du Nord [...] et qui a été la vieille langue française, frottée à notre climat d’ici, et frottée bien sûr à notre milieu anglophone [...]. Ça, c’est la langue du patrimoine national acadien » (Smith 47). Se pourrait-il qu’en utilisant cette langue ancienne et populaire Maillet ait voulu donner du lustre à la figure féminine et peut-être constituer une forme de revendication implicite?

23 Une autre différence avec le poème de Longfellow et la traduction de Le May concerne les personnages. Évangéline Deusse met en scène quatre personnages exilés qui se lient d’amitié : Évangéline, le Breton, le Rabbin et le Stop. Bien qu’ils soient originaires de pays différents, ces personnages partagent l’expérience de la perte, de la dépossession et du déracinement. Évangéline représente l’exil de son pays, c’est l’Acadien forcé de vivre ailleurs; le Breton représente l’exil volontaire, l’aventurier qui a passé les 50 dernières années de sa vie au Canada; le Rabbin représente l’exil éternel, il a voyagé partout pendant toute sa vie; enfin, le Stop représente l’exode de la campagne vers la ville, c’est un Québécois de la région du Lac-Saint-Jean qui symbolise tous ceux qui se sentent étrangers dans leur propre pays (Smith 50). Chacun possède un objet-symbole,8 une sorte d’amulette qui représente son héritage personnel et culturel : celui d’Évangéline est un sapin de la côte que lui a envoyé son fils d’Acadie et qu’elle veut transplanter dans le petit parc montréalais où elle se trouve. Ce sapin représente la tentative des exilés de s’adapter à leur nouvel environnement et symbolise leur résistance et leur force face à la déportation ainsi que la mémoire collective du peuple (Viau, Antonine Maillet, 50 ans d’ écriture 115-116) : « it is a piece of Acadia which, like Evangeline herself, has been transplanted into a new country » (Weiss 179). Dans une dimension plus personnelle, toutefois, on pourrait dire qu’il symbolise aussi l’art et les racines de l’auteure, car c’est en s’exilant à Montréal que Maillet a pu s’épanouir en tant qu’écrivaine, vivre de sa plume et écrire au sujet de sa terre natale. À travers cette pièce, Maillet offre à son public ainsi qu’à ses lecteurs un message d’une plus ample portée, car Évangéline Deusse n’est pas seulement une exilée acadienne, mais représente aussi « all the exiled of the earth, all the dispossessed » (Weiss 181), une métonymie universelle qui fait écho au mythe fondateur des États-Unis de Longfellow, mais ici elle semble refléter une réalité dans laquelle tous les exilés peuvent se reconnaître. En outre, à la différence du poème de Longfellow dans lequel les protagonistes sont de jeunes gens qui ont toute la vie devant eux, la pièce de Maillet met en scène des personnages âgés. Maillet a déclaré plusieurs fois que l’âge donne « le droit de la liberté » (Pellerin, Les possibles 13 min 25 s). Dans ce cas, le choix d’utiliser une femme octogénaire comme protagoniste de sa pièce (comme elle l’avait déjà fait pour La Sagouine) se prête à plusieurs significations. Selon Araki, « [t]he Acadian heroine’s growing old may reflect the maturing of the community she represents over two centuries after the Upheaval » (136), mais d’un point de vue féministe, il s’agit d’une revalorisation de la maturité, de l’expérience et de la sagesse (Ouellet 62) qui rend sa dignité à la vieillesse et lance un message remarquable : vieillir, pour une femme, n’est pas une tragédie. Dans un monde basé sur l’apparence, qui privilégie la jeunesse et l’esthétique, Maillet favorise la présence, la parole et la mémoire de la femme âgée et refuse la linéarité du temps (Ouellet 48). Ainsi, Évangéline Deusse refuse de croire que son avenir est derrière elle, car l’âme ne vieillit jamais (Ouellet 62). C’est un message très simple et efficace, un « hymne à la vie » (Usmiani 69; notre traduction), qui se dresse contre la vision machiste qui associe la beauté féminine à la jeunesse et renverse la perspective en donnant l’image d’une femme qui, malgré l’âge, « a gardé sa vitalité et son énergie », des caractéristiques qui font d’elle une héroïne « éternellement jeune » (Usmiani 70; notre traduction).

24 Un dernier changement important effectué par Maillet par rapport aux textes d’origine est le lieu de l’action : cette pièce se déroule dans un petit parc public de Montréal. La métropole sert de miroir au lieu d’exil du texte original et, tout en restant à l’intérieur des frontières nationales, représente la ville cosmopolite, symbole de tout lieu d’accueil, de l’exil contemporain en tant que condition universelle. Cet exil semble représenter « le dépassement d’une frontière spatiale, nécessaire pour que l’histoire d’un peuple prenne forme dans les paroles de cette vieille femme » (Rinne 141), car parfois il faut s’éloigner de quelque chose pour mieux le voir (Rinne 142). Dans le poème de Longfellow, Evangeline s’intègre à la société d’accueil alors que, dans la pièce, Évangéline Deusse montre que ce n’est pas possible d’oublier ses racines, que celles-ci l’accompagnent tout comme son sapin. On remarque ainsi qu’Évangéline Deusse est un alter ego de l’auteure qui, tout en ayant des racines acadiennes profondes, s’est très bien adaptée à Montréal (Pellerin, Les possibles 5 min 14 s). À la différence de ses oeuvres précédentes, Évangéline Deusse « marks a transition from a defensive to an offensive position. No longer is the author concerned with protecting the traditional Acadian way of life, since this identity is so indelible that it can be transplanted to Montréal » (Weiss 178). Si Evangeline de Longfellow souligne la destruction de l’Acadie (Viau, Les visages 147) ainsi que l’exil et l’assimilation dans la nouvelle société, Évangéline Deusse, à Montréal en 1975, refuse l’assimilation et rétablit sa propre identité (Ouellet 51).

25 Considérée comme l’anti-Évangéline par excellence, l’Évangéline Deusse d’Antonine Maillet tente de détrôner l’héroïne de Longfellow et de faire surgir la vérité sur l’Acadie (Thériault 236; Fendler et Vatter 73). La déconstruction du mythe et la réécriture féministe passent par la réappropriation de la parole à la première personne, par la langue, par la représentation des personnages et par la réappropriation historique, géographique et identitaire qui n’impliquent pas une assimilation passive. En refusant une approche qui imiterait Longfellow, Maillet s’inspire « de la vie ». Elle ajoute : « Il faut retourner à la vie... Mon maître, ce n’est pas Vaugelas, c’est la Bessoune » (citée dans Usmiani 67). C’est ainsi que ses textes vivants et pittoresques deviennent une réaction au mythe d’Évangéline, contre lequel elle dresse une armée de femmes fortes et tenaces comme la Sagouine, Fanie, Mariaagélas, Évangéline Deusse et Pélagie, pour ne nommer que quelques-unes de ses héroïnes des années 1970, ainsi que « nos tantes, marraines, grandmères » (Maillet, « Fanie » 72). Il s’agit d’anti-Évangélines qui s’intègrent mieux au réalisme linguistique de l’Acadie et répondent à l’image de la pieuse Évangéline, en se révélant des femmes énergiques, courageuses et pleines d’espoir.

Au coeur de la réécriture

26 Qu’en est-il de la réécriture du poème en une pièce de théâtre? Comment celle-ci permet-elle de renverser la perspective des Évangélines de Longfellow et de Le May? Quelques exemples de réappropriation linguistique et historique ainsi que la critique féministe que Maillet adresse à Longfellow nous permettront de mieux cerner les ramifications de cette pièce.

27 Évangéline Deusse entre en scène, « s’assoit sur un banc face au public et défait lentement le colis » (17; nous soulignons). En s’asseyant face au public, à la différence du rabbin qui vient juste d’entrer et qui s’assoit « dos au public » (17), elle semble défoncer le quatrième mur par le biais de sa voix9 en s’adressant immédiatement et directement au parterre, comme si elle voulait interagir avec les gens assis dans la salle et leur parler de la vraie Histoire. C’est un personnage dynamique qui, au lieu de laisser la parole à un narrateur omniscient, parle à la première personne dans un discours direct typique du théâtre. Dès les premières répliques, on comprend qu’il existe un dépaysement : les déictiques « icitte » (17) et « là » (19) indiquent deux lieux différents qui introduisent la thématique de la déportation, d’un avant et d’un après, et montrent les habitudes renversées de la femme âgée déracinée (Ouellet 56). Au fur et à mesure, les déictiques deviendront « Mâtréal » (19), le lieu de l’action, et « le Fond de la Baie » (20) et « la côte » (21).

28 Afin de greffer son texte sur le précédent, qui faisait rêver d’une Acadie romantique et irréelle, de démonter ce mythe de l’Acadie rêvée et de s’y opposer, Maillet décrit l’Acadie et les Acadiennes dans les moindres détails. La pièce est entièrement empreinte d’acadianité, qui apparaît grâce à des indices explicites et implicites. En ce qui concerne les indices explicites, le premier contact avec la composante intertextuelle états-unienne se manifeste dès le titre : Évangéline Deusse fait suite à Evangeline. Comme l’explique Genette, le titre est un des seuils de l’intertextualité (Seuils 88-90). Ce renvoi fonctionne en tant que détonateur et, à la suite de sa déflagration sémantique, se transforme en des éclats qui refont surface au cours du texte. En outre, ce Deusse, l’ancienne forme féminine de deux, n’a aucune valeur itérative, « mais fonctionne plutôt comme un affixe marquant l’opposition » (Rinne 140) avec le premier élément : une anti-Évangéline explicite. Cette greffe intertextuelle émerge lors des présentations, quand le Breton cite l’Evangeline de Longfellow (dans la traduction de Le May) en comparant leurs prénoms et l’Acadienne réagit ainsi :

Le Breton : […] Tout comme Évangéline Bellefontaine, héroïne d’Acadie.
Évangéline : Ben moi c’est Évangéline à Thaddée à Olivier à Charles à Charles, telle que me v’là, haire et descendante de l’un des premiers et seuls fondateurs du Fond de la Baie. (41-42; nous soulignons)

En s’opposant à la première de son nom, Évangéline se présente et rétablit la généalogie acadienne qui n’existait pas dans le poème étatsunien. En effet, bien que Longfellow ait doté ses personnages d’un nom de famille, Evangeline Bellefontaine et Gabriel Lajeunesse, ces noms n’existaient pas en Acadie sinon comme sobriquets, comme le montre l’historien Maurice Basque dans le documentaire de Ginette Pellerin (Évangéline 8 min 21 s).10 L’affirmation de soi passe alors ici par une stratégie textuelle étroitement liée à la tradition acadienne de « défricheter [sa] parenté » (47) : en s’affirmant par l’énumération de ses ancêtres, Évangéline se réapproprie ses origines, ses coutumes, son Histoire, son identité.

29 Le dialogue entre Évangéline Deusse et le Breton est un réservoir d’informations et montre l’influence d’Evangeline sur les lecteurs des quatre coins du monde, qui ont une vision « états-unienne » et romantique de l’Acadie :

Le Breton : [...] J’étais gosse et [...] je m’étais promis d’aller un jour voir l’Acadie et d’y chercher les descendants d’Évangéline.
Évangéline : Je croyais qu’elle était morte sans laisser de descendance, la vierge Évangéline.
[...]
Le Breton : Le poème Évangéline, de Henry Wadsworth Longfellow, un Américain.
Évangéline : Un Amaricain, t’as qu’à ouère! Coume si les Amaricains aviont point eu assez de nous bailler des patrons dans les shops, v’là qui s’en venont bailler une patronne au pays, asteur! ...Son histouère coumence-t-i’ en Acadie ou en Louisiane? (42-43; nous soulignons)

La pureté du regard du Breton, qui a été influencé par ses lectures de jeunesse, est toujours remise en question par des commentaires de l’Acadienne encline à des répliques sagaces. Maillet se sert de l’humour pour déconstruire la figure de l’Évangéline états-unienne et dire qu’elle ne représente pas du tout la femme acadienne typique qui, à l’époque, était mère d’une nombreuse famille, ainsi que pour faire remarquer que Longfellow n’avait jamais été en Acadie et pour souligner l’influence que les États-Uniens ont sur le commerce.

30 Au fur et à mesure que le dialogue continue, ces deux personnages découvrent des similarités linguistiques entre le français de France utilisé par le Breton et le français d’Acadie d’Évangéline :

Évangéline : [...] Des coques. Excusez-moi, vous counaissez peutêtre point ça. Par chus nous, j’appelons ça des coques parce que j’avons point appris à parler en grandeur. [...] Non, j’apprendrai jamais à parler ni en joual ni en grandeur [...] Ça fait que la bru a beau noumer ça des clams, moi je les appelle encore des coques.
Le Breton : Mais c’est des coques, Madame, pas des clams. (25; nous soulignons)

L’Acadienne et le Français parlent la même langue. L’insécurité linguistique qui caractérise le post-colonialisme trouve — ou retrouve — ici la sécurité qui lui vient de la mère patrie. C’est une réappropriation linguistique et historique de son pays qui affirme son existence, à la différence de ce qui se passe dans l’oeuvre de Longfellow, et la filiation entre les deux langues se remarque dans les vieux mots français encore en usage :

Évangéline : Houquer... houquer... Jamais je croirai que les femmes savont point houquer dans un pareil grand pays avec des pareilles longues hivers!
Le Breton : Houquer... je me souviens de ce mot-là, en effet. On l’emploie en Normandie et peut-être au nord de la Bretagne. Ça vient de hoquer, du mot hok, crochet, et ça veut dire crocheter, faire du crochet. (32; nous soulignons)
Le Breton : La Bretagne était pleine de vieux mots acadiens. Si je m’y mets, je parviendrai à les déniger tous. (89; nous soulignons)

Le lien linguistique crée un fort sentiment d’appartenance basé sur une origine commune (Usmiani 70) et l’Acadienne ressent des ressemblances :

Évangéline : Coume ça vous êtes Français de France. [...] moi itou, j’suis Française, Française d’Acadie [...]. (29; nous soulignons)

Évangéline Deusse et le Breton sont deux personnages symboliques, car il s’agit des descendants du même peuple qui, séparés trois siècles auparavant, se retrouvent et découvrent qu’ils ont la même vision des choses et les mêmes désirs (Smith 50). Les Acadiens, en effet, se considéraient comme des Français à l’origine, et c’est seulement avec le passage du temps que les anciens colons français ont commencé à développer une conscience américaine et acadienne. Cette réappropriation identitaire, linguistique et historique permet à Maillet de réécrire une Évangéline plus réelle avec des racines solides qui puisent dans un passé lointain mais encore actuel qui n’a aucune envie d’être effacé par les événements de l’H/histoire.

31 À côté de ces éléments, il existe une série d’indices implicites, de petits détails parsemés çà et là au cours du texte qui décrivent l’Acadie et la vie des Acadiens, et qui sont absents dans le texte de Longfellow. Ce dernier, en fait, ne s’était jamais rendu en Acadie et, malgré son écriture poétique et évocatrice, ce manque d’expérience directe l’empêchait d’introduire des éléments réalistes dans ses descriptions de l’Acadie. Chez Maillet, il s’agit d’évoquer des métiers des ancêtres comme les « navigueux » (24) ainsi que « les pêcheux de morues » (91); des éléments qui renvoient à la tradition acadienne, comme le « coffre de cèdre » qu’il faut « remplir avant le jour [des] noces » (33), ou le « son du vialon » (35); de la nourriture, comme du « fricot » ou du « pâté à la râpure » (31); des éléments naturels, comme « le sel », le « sable » et « l’eau salée » (18), « le vent du nôrd et l’air salé » (88), le « vent du nordet et [le] cri des goèlands » (41), « les goèlands de nos côtes » (40). C’est ainsi que Maillet crée un microcosme qui donne à la pièce une dimension plus réelle et vivante que l'on retrouve d’oeuvre en oeuvre, de Pointe-aux-Coques (1958) à La Sagouine (1971) à Pélagie-la-Charrette (1979). C’est ainsi aussi que ses oeuvres contribuent à la réappropriation du pays. En outre, comme on le voit, l’isotopie de la mer est récurrente dans cette pièce (Ouellet 57). Maillet associe la mer et l’Acadie au féminin : « Le côté féminin de la mer m’intéresse particulièrement parce que l’Acadie est comme ça. L’Acadie n’est pas solaire, n’est pas cérébrale. Elle est viscérale, instinctive, intuitive, et la mer pour moi lui ressemble » (citée dans Smith 47). Cette phrase de l’auteure nous permet de saisir alors, même dans ces petits détails, un côté féminin plus silencieux et insoupçonné qui s’étend dans les mailles de la trame. Au fond, la mer représente aussi le liquide amniotique qui berce et protège l’enfant durant ses premiers mois de vie intra-utérine, c’est une mer/mère qui a donné la vie à un pays, l’a nourri et a laissé aller dans le monde ses enfants, qui sont libres mais qui conservent un fort lien avec elle, car « [o]n finit par ressembler, comme le dit la Sagouine, au pays qui nous a mis au monde. Voilà tout! » (citée dans Smith 47).

32 Quant à la critique féministe de Maillet, elle se présente sous la forme de la force, de la réaction, du courage que les vraies Acadiennes auraient manifestés lors de la déportation, ainsi que de leur caractère :

Évangéline : [...] Il leu manquait une femme ou deux dans l’église à nos houmes, pour les organiser, pis les fouetter, pis leu faire honte... Ben votre Évangéline, quoi c’est qu’a’ faisait durant ce temps-là?
Le Breton : Elle était assise sur les rives de Grand-Pré et elle pleurait, le visage dans son tablier.
Évangéline : [...] Quand c’est que j’avons eu le naufrage de la dune, y a passé vingt ans de ça, et qu’il a pèri cinquante-trois houmes en un seul jour, vous ariez point trouvé une femme du Fond de la Baie assise sus la côte, la face dans son devanteau. Non! (45; nous soulignons)

Les femmes acadiennes ne pleurent pas, mais réagissent; elles ne sont pas passives, mais actives; pas faibles, mais fortes. Et surtout, Évangéline Deusse donne au Breton un exemple pris de la vraie vie pour lui dire non seulement ce que feraient les Acadiennes, mais ce qu’elles ont fait lors d’une tragédie. L’Évangéline de Maillet prend sa revanche sur un texte qui fait l’apologie d’une femme victime et extrêmement mièvre dans laquelle l’Acadienne type ne se reconnaît pas. Ensuite, la force et le courage de l’héroïne, ainsi que son message d’espoir, s’étendent au peuple qui retourne à sa terre et recommence :

Évangéline : [...] Évangéline, la premiére [sic], ils l’avont déportée dans le sû. Pis elle y est restée. Ben nous autres, je sons revenus... [...] Et je nous avons rebâti. Et j’avons replanté. (48-49; nous soulignons)

Le retour et le recommencement sont des symboles de ténacité d’un peuple qui ne s’est pas fait assimiler par la société d’accueil, mais qui avait un rêve et l’a poursuivi. C’est d’ailleurs ce retour des Acadiens auquel Maillet consacrera le roman qui lui a valu le prix Goncourt — retour qui se réalisera grâce aux femmes. Dans cette pièce, elle se contente de déclarer sa revanche sur l’Évangéline états-unienne par le biais d’une simple affirmation :

Le Breton : Et voilà Évangéline II, d’Acadie. (50; nous soulignons)

Cette réplique, qui semble anodine, dit en fait beaucoup. L’utilisation de la virgule souligne que cette deuxième Évangéline non seulement vient d’Acadie, mais que c’est l’originale, la seule qui peut parler à la première personne d’un lieu où elle a vécu et qui lui appartient; c’est la « vraie » Évangéline, celle qui a le droit de parole. Apollinaire nous a enseigné la valeur et la signification de l’espace blanc; Maillet nous montre à quel point ce signe de ponctuation et la pause qui l’accompagne sont significatifs : il ne faut pas lire « Évangéline II d’Acadie », mais « Évangéline II, [pause] d’Acadie ». Il s’agit d’une « pause parlante » qui, avec son silence, dit beaucoup plus que les mots.

Conclusion

33 Le dialogue avec la tradition, bagage culturel sur lequel se fonde son imaginaire, est toujours convoqué dans la production littéraire d’un peuple. Par conséquent, toute prétention d’originalité de la parole littéraire paraît naïve. La littérature a fait appel au concept d’imitatio depuis la nuit des temps. Il suffit de penser à Shakespeare qui, s’inspirant de situations réelles ainsi que de textes contemporains et anciens, a créé des textes sublimes en revitalisant la littérature anglaise. Quant aux mythes du Nouveau Monde, ils se sont inspirés de mythes déjà existants, qu’ils soient d’origine européenne, africaine ou amérindienne, qui constituent un socle multiculturel dont la nature composite est essentielle à leur genèse et à leur rayonnement (Morency, « Les tribulations » 350), exactement comme le mythe d’Évangéline créé par Longfellow. Ce dernier a inspiré à son tour de nombreuses relectures littéraires, cinématographiques, picturales, sculpturales, musicales et commerciales qui ont suivi de nouveaux parcours herméneutiques en s’adaptant à la sensibilité du temps, comme dans le cas d’Évangéline Deusse, qui naît d’une côte de la première Evangeline pour vivre sa vie.

34 Dans ce cas, Évangéline semble vivre plusieurs vies : la greffe intertextuelle recourt à un procédé supplémentaire, la traduction/ adaptation, qui donne lieu à un processus ultérieur de réécriture et de métamorphose littéraire. À cela, Maillet ajoute la langue orale de son peuple et la figure de Marichette, et se dresse contre le mythe d’Évangéline en créant un nouveau personnage acadien et plein de vie, Évangéline Deusse — « deusse », comme l’ancienne forme féminine du chiffre deux, mais aussi comme une reprise/opposition « plus » féminine, voire féministe, de son prédécesseur. Tout en puisant dans les textes précurseurs, ce nouveau texte produit une nouvelle création littéraire qui peut être lue comme une réappropriation féministe des années 1970, qui entre dans la trame du mythe et le déconstruit pour en reconstruire une image plus contemporaine grâce à l’utilisation de la langue populaire et à la forme littéraire qui était autrefois l’apanage de l’homme : le drame. C’est ainsi que cette réécriture permet une nouvelle relecture, renverse la perspective originale et enrichit la pluralité des voix, le métissage, le syncrétisme et la nature composite des jeunes littératures du Nouveau Monde.

35 L’appel intertextuel a fasciné et continue de fasciner les écrivains et les écrivaines : cela rappelle à l’esprit le mythe d’Écho, nymphe de montagne vouée à répéter les derniers mots ouïs, qui incarne une urgence communicative éternellement insatisfaite. Si l’intertextualité, souvent appelée écho littéraire, comportait une telle condamnation, la littérature serait infiniment plus pauvre (Volpicelli 4). En écoutant et en accueillant cet écho, Antonine Maillet se fait Prométhée moderne et rend aux Acadiens et aux Acadiennes une Évangéline plus ancrée dans le réel, plus humaine et moins passive et mythique.

Notes
1 Italo Calvino, Lezioni americane: Sei proposte per il prossimo millennio, Milan, Mondadori, 2011 [1988], p. 12. Notre traduction de l’italien : « Dans l’univers infini de la littérature s’ouvrent toujours d’autres voies à explorer, très neuves ou très anciennes, des styles et des formes qui peuvent changer notre image du monde... »
2 Nous utilisons ici le terme « anti-évangélisme » tel que le fait Viau (Les visages 145).
3 Le May produira trois traductions : en 1865, en 1870 et en 1912. Voir Morency (« L’Évangéline de Longfellow » 105-106).
4 Voir Umberto Eco, Dire quasi la stessa cosa: Esperienze di traduzione, Milan, Bompiani, 2003. Notre traduction de l’italien.
5 L’appellation de « belles infidèles » décrit les traductions qui ont vu le jour au XVIIe siècle notamment en France. Il s’agit de traductions qui ont été adaptées, revues et corrigées au goût de l’époque et qui, pour cela, ont été critiquées, puisque le texte traduit différait du texte original. Consulter à ce propos Antoine Berman, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Seuil, 1991, ainsi que Georges Mounin, Les belles infidèles : essai sur la traduction, Lille, Presse universitaires de Lille, 1994 [1955], et Georges Mounin, Les problèmes théoriques de la traduction, Paris, Gallimard, 1963.
6 Les trois traductions de Le May comptent un nombre différent de vers : 2 894 (1865), 2 856 (1870) et 2 814 (1912). Voir Morency (« L’Évangéline de Longfellow 105).
7 Le terme « drame » dérive du latin drama-ătis et du grec δρᾶμα -ατος, « action », qui dérive à son tour de δράω, « agir » (voir http://www.treccani.it/vocabolario/dramma1/). Agir, prendre la parole, être actif et dynamique sont des caractéristiques des héroïnes mailletiennes.
8 Le Breton a un petit bateau qu’il est en train de sculpter, le Rabbin a son livre et le Stop a un panneau d’arrêt.
9 Selon la tradition qui va de Brecht à Ionesco à Pirandello, défoncer le quatrième mur se réalise physiquement. Dans Six personnages en quête d’auteur (1921), par exemple, Pirandello fait entrer les personnages par le parterre, par la même entrée que le public qui assiste à la pièce, et à la fin un de ces personnages sort aussi en s’enfuyant parmi le public. Un exemple de pièce de théâtre où le quatrième mur existe, au contraire, est celui de Tchekov qui, dans La mouette (1896), en faisant assister ses personnages à une pièce, les fait asseoir dos au public, donc ils ignorent complètement les spectateurs. Dans le cas de Maillet, nous osons dire qu’Évangéline Deusse défonce le quatrième mur par le biais de sa voix, puisqu’il s’agit d’une parole forte, physique, concrète, qui a trait à la matière et qui « touche », même si c’est d’une façon symbolique, les spectateurs.
10 Quant au prénom de l’héroïne, l’auteur avait plusieurs choix dont Gabrielle et Celestine, mais il a finalement opté pour un prénom inédit, Évangéline, qui dérive des termes grecs εὐ (« bon ») et ἄγγελμα (« nouvelle », « message »), qui signifient « la bonne nouvelle », et qui renvoie aussi bien à l’évangile qu’à Ève, la première femme (Pellerin, Évangéline 6 min 30 s; Viau, Les visages 42; Thériault 75).
Ouvrages cités
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