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Des « déchets humains » :

esthétique trash et partage du sensible chez Margaret Laurence

Isabelle Kirouac-Massicotte
Université de Toronto
Garbage, detritus, debris, residuum, waste, rubbish.
Déchets humains, homeless bums, worthless scum, street people, street children, child soldiers,
handicapped, crippled, maimed, wounded foreigners, immigrants, immigration clandéstine, others, Others, gays, poor, unemployed, deviants,
perverts, criminals, condemned, sick, deranged, stupid, worthless.
— Kenneth W. Harrow 93

1 The Diviners (1974), possiblement l’oeuvre la plus achevée de l’écrivaine manitobaine Margaret Laurence, a fait l’objet de maintes études depuis sa parution. Le roman, qui clôt le cycle de Manawaka, bled perdu fictif du Manitoba, a notamment retenu l’attention de la critique en raison de la place qu’il accorde aux parias de tout acabit et à la compassion; il en est brièvement question dans l’ouvrage de Terrance Hugues, Gabrielle Roy et Margaret Laurence : deux chemins, une recherche (1987). Andreea Topor-Constantin approfondit cette idée dans son livre Racial, Ethnic, Gender and Class Representations in Margaret Laurence’s Writings (2013). Au coeur de la production de Laurence se trouve, selon l’autrice, cet intérêt particulier pour le marginal, quel qu’il soit, ce qui vient justifier sa perspective intersectionnelle. Avec les outils des théories féministes et postcoloniales, Topor-Constantin s’attache à montrer comment la voix des marginaux parvient à se faire entendre dans les oeuvres de Laurence à travers les relations entre colonisé.e.s et colonisateur.trice.s, entre la marge et le centre et dans la construction de communautés. L’autrice est d’avis que les écrits laurenciens suggèrent un futur paisible pour toutes et tous, sans égard à la race, au genre ou à la classe. Donna Palmateer Pennee a également réalisé une lecture intersectionnelle de l’oeuvre de Laurence. Dans son analyse, la chercheuse interprète le trope de l’incontinence comme une façon de lire le colonialisme canadien : « In particular, incontinence as a repeated feature of the text illustrates the crosshatchings of gender and empire, family and colony, race/ethnicity and class, institutions and values » (4). Pour Palmateer Pennee, le corps et ses écoulements sont le résultat des valeurs interreliées du patriarcat et de l’impérialisme et de leur représentation de l’altérité (12). Cette piste de l’abject et du grotesque a été creusée plus longuement par Roxanne Rimstead, qui s’est concentrée sur la question de la marginalisation dans The Diviners sous la lorgnette de ce qu’elle nomme les « poverty narratives », une catégorie narrative qui inclut des récits par et pour les pauvres (4), comme en témoigne la démarche d’écrivaine de Morag : « to create a more inclusive narrative which legitimates the popular, the everyday, the fragmentary, the ethnic, the marginalized, the obscene, the grotesque, and the spoken and sung words » (210). Selon Rimstead, la lecture des ordures réalisée par Christie transforme la marge en un lieu privilégié de savoir de classe qui permet de dévoiler la facticité de l’identité de la classe moyenne (206), construite à partir de valeurs (le bon goût, le capital culturel, les manières, le contrôle verbal, etc.) opposées à celles associées aux classes les plus pauvres (217). Mais cette lecture, plutôt que de laisser supposer une révolte contre l’exploitation de classe, « vents class anger and exposes the illusory superiority of the middle class maintained as proof of difference and distance from the poor in the everyday matters of taste and consumption » (206). Cecily F. Brown, autrice de People-as-Garbage: A Metaphor We Live By (2012), s’intéresse également aux cultures du « bas » dans sa lecture de The Diviners. Il y est question de « garbagization », terme définissant une dynamique sociale et sa rhétorique, qui utilise les déchets et les détritus comme métaphores pour certains individus, ainsi définis comme des êtres jetables (1). Brown en parle comme d’un système : « Garbagization is used to support a racist, sexist, social hierarchy and an imperialist narrative of nationhood. Against these denials, the novel affirms the insights afforded by garbage and conflict » (209) L’hypothèse principale de la chercheuse est que les personnages touchés par ce système et son récit dominant comprennent les mécanismes de leur oppression et s’en emparent pour créer leurs propres récits, dans un processus de compostage.

2 Je souhaite pour ma part faire pleins feux sur la question du marginal dans The Diviners, mais sous la lorgnette de l’esthétique trash — qui embrasse la métaphore des individus comme déchets sans toutefois s’y restreindre —, que je théorise à partir de travaux en philosophie, en histoire et en études cinématographiques; il s’agit des études de Greg Kennedy (An Ontology of Trash, 2007), de Kenneth W. Harrow (Trash: African Cinema from Below, 2013), de Jacques Rancière (Le partage du sensible : esthétique et politique, 2000; Malaise dans l’esthétique, 2004) et de Nancy Isenberg (White Trash: The 400-Year Untold History of Class in America, 2016). À mon sens, le trash est tout indiqué pour aborder The Diviners, parce qu’il permet de révéler le mouvement qu’il a en com-mun avec l’oeuvre, celui d’une oscillation entre disparition et création, ce dont il sera question tout au long de mon analyse. La première partie de mon étude sera consacrée à une présentation plus détaillée de ce que j’entends par trash. Dans cet article, je me propose de montrer que l’oeuvre de Laurence — et celle du personnage-écrivaine Morag Gunn — fait entrer les laissés-pour-compte de Manawaka dans le régime du sensible, dans la culture du visible en mobilisant une esthétique trash. Mon approche me permet d’approfondir les différentes manifestations du sensible qui ont déjà été étudiées dans les travaux portant sur les marges dans The Diviners, notamment les odeurs et le langage, qui sont porteurs de l’ambiguïté du trash, car ils oscillent respectivement entre un nouveau partage du sensible et la dégénérescence, entre l’invective libératrice et le silence qui abolit la prise de parole. Je m’attarderai au traitement de ce qui est considéré comme déchets, matériels ou humains, ce traitement se situant lui aussi dans une tension entre disparition et création. Je prendrai pour point de départ la division opérée dans le roman entre le haut et le bas; à l’instar de Rimstead, qui s’est intéressée à la facticité du haut, je développe cette idée mais en l’articulant au kitsch comme opposé au trash : le kitsch, mode de vie systémique et normatif, cache le système alors que le trash (le hors-norme, le « bas ») le dévoile. Après avoir examiné les différentes stratégies employées pour redistribuer le sensible de Manawaka, je m’attaquerai à la question de la dégénérescence des personnages relégués aux marges à partir de la famille Tonnerre et de la figure du white trash, qui condense l’ambiguïté du trash en signifiant à la fois la résistance et l’anéantissement et qui permet d’appréhender la classe comme une race, figure encore jamais utilisée de façon substantielle dans les études laurenciennes, incarnée par Prin et Christie. Je m’attarderai aussi au contrepoids appréciable qu’offre Manawaka comme foyer créatif.

Vers une théorie du trash

3 D’entrée de jeu, il me faut expliciter ce que j’entends par trash. Dans le langage courant, le mot trash est connoté péjorativement et il dénote la saleté, le vulgaire et le grotesque. Mais il en va tout autrement lorsque l’on appréhende le trash en tant que concept ou comme esthétique. Une théorie du trash est difficile à circonscrire; on qualifie régulièrement de trash des oeuvres sans toutefois intellectualiser et théoriser la notion. En outre, dans le domaine des arts, le trash est souvent abordé en tant qu’opposé des oeuvres classiques, comme produit artistique de pauvre qualité destiné à la société de consommation. Mais le trash est aussi considéré comme un art recyclé, fait de déchets. Or il ne s’agit pas là de l’acception que je donne au trash, que j’étudie plutôt en tant que mode de représentation de la marginalité. Le trash est un champ de recherche émergent en études littéraires, champ qui est appelé à gagner en importance si l’on prend en considération la popularité grandissante de l’écopoétique, de la littérature sur l’Anthropocène et des oeuvres dystopiques. Mon approche du trash est multidisciplinaire; je m’inspire de la pensée issue de diverses disciplines afin de construire mon cadre théorique.

4 Dans son essai An Ontology of Trash, le philosophe Greg Kennedy souhaite déterminer « how and why beings have become disposable » (xi). Le trash concerne bien ces êtres jetables, dont le système capitaliste, patriarcal et colonialiste qui est le nôtre n’a plus besoin. Pour Kennedy, il existe une relation entre la production de déchets et les inégalités sociales : plus une société produit des ordures, plus l’écart entre le sujet minoritaire et la société dominante sera grand (3-4). Le trash est le résultat de la dévaluation absolue des êtres et des choses (Kennedy 7). À l’origine du trash se trouve également un mode de violence qui nie l’existence des êtres (Kennedy 144). Même si le trash est frappé par la menace de la disparition — qui se situerait dans sa suite logique —, sa signification est positive plutôt que négative et suscite l’espoir plutôt que le désespoir (Kennedy xx). Une fois ses caractéristiques les plus évidentes dépassées, le trash représenterait une importante opportunité de transformation (Kennedy 106).

5 Le trash porte une signification similaire du côté de Kenneth W. Harrow, auteur de Trash: African Cinema from Below. À première vue, il peut sembler saugrenu de convoquer l’étude d’un spécialiste des cinémas africains pour parler du trash dans un roman anglo-canadien. Bien que la forme et le degré que prend le trash varient selon le contexte d’énonciation et le genre, il demeure que le cadre théorique utilisé par Harrow pour expliquer le trash n’est pas spécifique aux études cinématographiques africaines. Le chercheur élabore sa pensée à partir de concepts empruntés à Georges Bataille (l’excès, le paradigme du haut et du bas), au philosophe français Jacques Rancière (le partage du sensible) et à l’anthropologue anglaise Mary Douglas (dirt as a matter out of place), parmi d’autres. Le trash est multidisciplinaire dans ses fondements et il n’est pas exclusif à un contexte sociopolitique donné. Harrow considère que le trash, « above all, applies to people who have been dismissed from the community, marginalized and forgotten, turned into “bare lives” in “states of exception” for others to study and pity » (x). Se concentrant davantage sur l’individu que Kennedy, Harrow ajoute que les « [t]rashy people are those whose voices are not counted as they do not count and thus cannot be heard » (57). Chez Harrow, l’adéquation entre déchet matériel, déchet humain et marginalité est encore plus explicite :

Trash is what is discarded, what one averts one’s gaze from, what repels and stinks, what is the last resort for people who have nothing, what animals scavenge through, what people who become scavengers rely upon as their last resort, so it is the last resort for those who are last. It is also collected and abjected to the edges of town, to the margins of society, to the borders of our consciousness. (170)

Mais à l’instar de Kennedy, Harrow insiste sur la qualité transformatrice, créative, du trash — cela rejoint les propos de Brown sur le compostage —, car « [t]here is more here than a loss; more than decay and a descent. In fact, the descent is here only because of the belief that the depiction of it will serve to enable a change, an ascent, to become possible » (2). Toutefois, je tiens à nuancer ces propos de Kennedy et de Harrow; la positivité du trash est surtout une potentialité, elle n’est nullement assurée. Le pendant créatif du trash n’annule pas la dégénérescence; je reviendrai sur cette question de l’ambiguïté du trash au cours de mon étude de The Diviners.

6 À mon sens, l'un des emblèmes — à la fois historique et culturel — les plus prégnants de cette relation inextricable entre ordure, individus jetables et leur rejet aux confins de la société est certainement celui du white trash, rarement exploité en études canadiennes, car il est le plus souvent associé au Sud des États-Unis. Pourtant, la perception selon laquelle « America was a dumping ground for lesser humans » (Isenberg 82) s’applique tout autant au Canada. Dans son éclairant ouvrage intitulé White Trash: The 400-Year Untold History of Class in America, l’historienne Nancy Isenberg explique que la classe dirigeante anglaise voyait l’Amérique du Nord comme « a place into which they could export their own marginalized people » (3). Les white trash, ces laissés-pour-compte apparemment incapables de faire véritablement partie de la société (Isenberg xxvi), seraient également caractérisés par leur inaptitude à être productifs, à devenir propriétaires et à engendrer une descendance saine et mobile (xxvii). À l’instar du trash tel qu’il est dépeint par Kennedy et Harrow, la figure du white trash convoque la question de la dévaluation, révélant ainsi la relativité de l’assignation de la valeur, qui relève d’un système plutôt que d’une fatalité. « [L]ess than white » (Isenberg xxvii), les white trash sont effectivement considérés comme une race aux tares horribles (136), leur classe sociale étant perçue comme permanente et ayant des causes naturelles, accidentelles (150, 78) contre lesquelles on ne pourrait rien. Plutôt que de se retrouver confinés aux marges, les white trash, dans The Diviners, sont au coeur du discours et leur royaume se trouve sur Hill Street, dans la basse-ville de Manawaka. Les white trash symbolisent à la fois la résistance et la dégénérescence, à l’image de l’ambiguïté du trash.

Le partage du sensible à Manawaka

7 Le fait de rendre visibles et audibles des individus et des groupes qui sont généralement maintenus dans l’invisibilité et le silence convoque la question du partage du sensible. Le philosophe français Jacques Rancière présente cette notion en ces termes : « C’est un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience. La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps » (Le partage du sensible : esthétique et politique 14). Mais tous ne sont pas égaux devant ce partage du sensible, car il

fixe [...] en même temps un commun partagé et des parts exclusives. [...] Le partage du sensible fait voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il fait, du temps et de l’espace dans lesquels cette activité s’exerce. Avoir telle ou telle « occupation » définit ainsi des compétences ou des incompétences au commun. Cela définit le fait d’être ou non visible dans un espace commun, doué d’une parole commune, etc. (Rancière, Le partage du sensible 13)

Dans The Diviners, ce sont les personnages du « bas », notamment Morag, Christie, Prin et les Tonnerre, qui, en raison de leur statut, seraient « incompétents » au commun, mais aussi rendus invisibles et menacés par le silence; l’« incompétence » des Gunn est attribuable à leur statut socioéconomique et celle des Tonnerre, encore plus flagrante, est engendrée par une intersection entre la pauvreté et la race (l’autochtonie dans leur cas). Le découpage des espaces que sous-tend le partage du sensible, cette division entre classes d’individus, entre les pauvres et les Métis d’un côté et les bien nantis de l’autre, est particulièrement marqué à Manawaka. Ce sont ces derniers qui prennent part au commun de l’ordre dominant et, pour reprendre les mots de Paulo Freire, « the poor are subject to cultural invasion by the meaning system of the non-poor » (cité dans Rimstead 3). Ce système de sens est producteur de la « garbagization » dont parle Brown, qui opère « a sharp distinction between us and them » (3). Dans le partage du sensible manawakien, « [w]hat dirt provides is the location outside of the ordered space of the proper [...] wherein purity, goodness and value can be located. As dirt is located out of that space, a margin or border must exist to enable us to differentiate between the two » (Harrow 60). L’espace du bas à Manawaka est ainsi décrit :

Hill Street was the Scots-English equivalent of The Other Side of the Tracks, the shacks and shanties at the north end of Manawaka, where the Ukrainian section-hands on the CPR lived. Hill Street was below the town; it was inhabited by those who had not and never would make good. Remittance men and their draggled families. Drunks. People perpetually on relief. Occasional labourers, men whose tired women supported the family by going out to clean the big brick houses on top of the hill on the streets shaded by sturdy maples, elms, lombardy poplars. Hill Street — dedicated to flops, washouts and general no-goods, at least in the view of the town’s better-off. (Laurence 28)

Harrow s’interroge : « What is worthless? Who is trash? Following Bataille, we can locate the site for trash in the mud, or more generally, “below” » (57). Le « bas » prend d’ailleurs une valeur polysémique, puisqu’il signifie à la fois un espace, le bas corporel ainsi qu’une faible valeur. Dans le roman de Laurence, cet espace du bas s’oppose de façon marquée à l’espace du haut, dont la description dénote la beauté, la propreté, mais aussi le côté aseptisé et factice : « Now they are going along the streets where some of the big houses are, big yellow brick houses or wooden houses painted really nice. Lawns all neat and cut, and sprinklers sprinkling, swirling around and making water rainbows » (37). Comme l’a relevé Brown avec justesse, « [a]ccording to Christie, the townspeople prefer purity to truth » (76). Ce portrait de l’espace situé en haut de la colline se situe résolument du côté du kitsch, car, tout en concernant le « beau » (« [t]he subject matter typically depicted by kitsch is generally considered to be beautiful » [Kulka 26]), le kitsch constitue le mode de vie idéal vers lequel toute la société tendrait : « [c]heap or expensive, kitsch is sociologically and psychologically the expression of a life style, namely, the life style of the bourgeoisie or the middle class. This style can appeal to members of both upper and lower classes and, in fact, become the ideal life style of the whole society » (Calinescu 244). Ici, il importe d’insister sur le kitsch comme mode de vie non seulement dominant, mais également homogène, lisse et sans texture. Le kitsch est aussi doté d’une valeur systémique, normative, comme le relève Joël Beddows dans son étude du père kitsch dans l’oeuvre du Franco-Ontarien Jean Marc Dalpé. Pour Beddows, le kitsch se présente comme un ensemble de « discours homogénéisés, totalitaires et abrutissants, lesquels cherchent l’unitarisme social. [...] [C]e sont ces mêmes discours unificateurs qui ont contribué à la mise sur pied des systèmes de production en série ou à la promotion de mythes rassembleurs basés sur une lecture partielle ou simplificatrice de l’histoire » (103). La haute-ville manawakienne est à l’image du kitsch, dont le vernis policé projette l’illusion d’une société harmonieuse qui a « réussi » dans la vie : c’est le mythe de la méritocratie. Le kitsch, c’est ce qui cache le système. Il participe de la même logique que la rhétorique de la garbagization : « Garbagizing rhetoric sees some human beings as nothing more than trash, blames them for their misfortune, and makes their needs and rights seem insignificant » (Brown 1). Il en va ainsi des personnages de la basse-ville; d’après la perspective du haut, la pauvreté serait attribuable à la paresse, à la médiocrité, et non pas à des effets systémiques : les gens du haut s’arrogent donc la permission de couvrir de honte les moins bien nantis. Le haut de la colline de Manawaka est connoté par la fausseté, à l’opposé de la Hill Street, située dans le bas de la ville, marquée par l’authenticité, car, comme le note Walter Moser, « waste does not lie; it is the most truthful language a society holds with respect to itself » (99). À l’opposé du kitsch, le trash se fait le révélateur des systèmes de domination. La vérité passe effectivement par le bas, par les déchets, comme l’explique Christie à Morag, après avoir reçu une pluie d’insultes de la part d’enfants aisés :

« Look at it this way », Christie says. « All these houses along here, Morag. I don’t say this is so of all of them, now, but with the most of them, you can see from what their kids say, what they’re saying. Some of them, because I take off their muck for them, they think I’m muck. Well, I am muck, but so are they. Not a father’s son, not a man born of woman who is not muck in some part of his immortal soul, girl. That’s what they don’t know, the poor sods. When I carry away their refuse, I’m carrying off part of them, do you see? » (38-39)

Les gens d’en haut renient leurs déchets, leurs excréments, ce qui les relègue à une forme d’artificialité mensongère qui les coupe d’une part de leur humanité — « the truth of trash indicates our inauthenticity » (Kennedy 163), humanité qu’accepte et embrasse le personnage de Christie : « Therefore, understanding trash brings us closer to ourselves; it discloses our humanity » (Kennedy 54). Une certaine vérité sur la société se voit ainsi révélée par les déchets, par le bas, donc à partir de la perspective du bas : « [The garbage dump] reveals the social formation as seen “from below” » (Stam 45). Valoriser cette focalisation représente l’une des façons par lesquelles le roman de Laurence effectue un partage du sensible en le redistribuant. Sans opérer un renversement du haut et du bas, Laurence octroie momentanément une compétence au commun aux sans-voix en faisant valoir leur perspective, en leur assignant une valeur.

8 Dans The Diviners, c’est à partir de Nuisance Grounds, le dépotoir, que Christie procède à la divination par les déchets, qui peut être interprétée comme un renversement de la divination par les astres (« like telling fortunes » [74]) :

« By their garbage shall ye know them », Christie yells, like a preacher, a clowny preacher. « I swear, by the ridge of tears and by the valour of my ancestors, I say unto you, Morag Gunn, lass, that by their bloody goddamn fucking garbage shall ye christly well know them. The ones who eat only out of tins. The ones who have to wrap the rye bottles in old newspapers to try to hide the fact that there are so goddamn many of them. The ones who have fourteen thousand pill bottles the week, now. The ones who will be chucking out the family albums the moment the grandmother goes to her ancestors. » (39)

Ce passage met encore en évidence l’hypocrisie des mieux nantis, qui cherchent à embellir leur réalité, mais également leur manque d’humanité, le peu de cas qu’ils font de l’héritage familial. Il est évocateur que Christie crie et jure pour révéler cette réalité; il s’affirme avec ostentation et dans ses propres mots, sans employer le langage plus policé de l’ordre dominant. Il n’est pas innocent que cette prise de parole du bas passe par l’invective; à l’indigne succède l’indignation, car il y a reprise de l’injure. Comme l’indique Judith Butler : « Thus the injurious address may appear to fix or paralyze the one it hails, but it may also produce an unexpected and enabling response. If to be addressed is to be interpellated, then the offensive call runs the risk of inaugurating a subject in speech who comes to use language to counter the offensive call » (2). La reprise de l’injure est également à l’oeuvre dans le jeu entre le surnom dont est affublé Christie, Scavenger (Charognard), et le titre du roman, The Diviners (les devins); les personnages de la haute-ville insistent sur la valeur ordurière de l’activité de Christie, mais celui-ci est aussi un devin, puisqu’il pratique l’art de découvrir des savoirs cachés par l’interprétation des ordures, « the gift of the garbage-telling » (Laurence 75) :

« Now you see these bones, and you know what they mean? They mean Simon Pearl the lawyer’s got the money for steak. Yep, not so often, maybe, but one day a week. So although he’s letting on he’s as hard up as the next — he ain’t, no he ain’t, though it’s troubling to him, too. By their christly bloody garbage shall ye know them in their glory, is what I’m saying to you, every saintly mother’s son. And these chicken bones right here, now, they’ll be birds which have been given to Doc MacLeod for services he’s rendered to some farmer who couldn’t pay a bill if his life depended on it so he takes it out on poultry, well it’s better than baloney which is what a jesus lot of us gets served up on the table. » (75)

La divination par les déchets se rapproche d’une forme de recyclage, dans le sens où les ordures, choses que l’on a préalablement jugées inutiles, indésirables, et que l’on souhaite voir disparaître, connaissent une nouvelle vie en servant de véritables archives de la société. Pour le philosophe Greg Kennedy, « trash now offers us the single greatest means for observing ourselves. An ontology of trash is ultimately self-exploration » (xi). Dans son étude du roman de Laurence, Brown souligne d’ailleurs un important glissement métaphorique : « the metaphor of people-as-garbage [becomes] a metaphor of history-as-garbage » (58). Cette nouvelle fonction attribuée aux déchets se situe résolument du côté du pouvoir transformateur associé au trash plutôt que de celui de la simple destruction. Les personnages du bas, normalement maintenus dans l’angle mort de l’Histoire, se font ici les révélateurs d’une société qui, par l’accumulation de ses déchets, ne peut plus ignorer ses tares.

Du recyclage, des odeurs et du langage cru : pour un nouveau partage du sensible

9 Pour Jacques Rancière, la politique consiste en la reconfiguration de la distribution du sensible, qui définit le commun de la communauté en y introduisant de nouveaux objets et en rendant visible et audible ce qui (et ceux et celles qui) était maintenu dans l’ombre et le silence (Malaise dans l’esthétique). La politique, dans la pensée ranciérienne, s’oppose à la police et rend possible la perturbation de l’ordre policé de la distribution du sensible. C’est à partir de l’esthétique première qu’est le partage du sensible que Rancière propose d’approcher la question des pratiques esthétiques et de la révolution esthétique, qui serait d’abord « la gloire du quelconque » (Le partage du sensible 50). La gloire du quelconque, c’est « [p]asser des grands événements et personnages à la vie des anonymes, trouver les symptômes d’un temps, d’une société ou d’une civilisation dans des détails infimes de la vie ordinaire, expliquer la surface par les couches souterraines et reconstituer des mondes à partir de leurs vestiges » (Rancière, Le partage du sensible 50). C’est ce dont il est question dans The Diviners, où les laissés-pour-compte de Manawaka prennent le devant de la scène : c’est par leur relais que passent les symptômes de la société sur les plans du visible, de l’olfactif et de l’audible. Dans son oeuvre, Laurence fait se substituer une présence ostentatoire à l’absence.

10 La question du recyclage est directement liée à la créativité, à la débrouillardise et au braconnage des personnages marginalisés tout à la fois, car elle permet de formuler une critique à l’endroit des habitudes de consommation des bien nantis. Comme l’explique Greg Kennedy : « Waste is what is worthless or unused for human purpose. It is a lessening of something without any apparently useful result; it is loss and abandonment, decline, separation and death... The dictionary definitions are centered on man... The term is applied to a resource not in use, but potentially useful » (3). Les déchets des uns deviennent effectivement le trésor des autres : « Christie keeps bringing stuff home. He never does anything with it. But it is there. He calls it good rubbish. He says Bad Riddance to Good Rubbish » (42). Comme le propose Harrow, « the trash of the haves becomes the treasure of the have-nots » (13); Nuisance Grounds n’est nuisible que pour ceux qui habitent le haut de la colline de Manawaka car, aux yeux des personnages précaires, le dépotoir regorge d’objets encore utiles : « Lots of people on Relief are going to the Nuisance Grounds looking for old wooden boxes, not being able to afford cordwood » (46). De surcroît, Nuisance Grounds constitue une réserve de « ressources » à partager, faisant ainsi émerger un système de consommation parallèle à celui qui a cours dans la société capitaliste. Comme Christie l’explique à Morag, les déchets ont une valeur profondément collective : « “I leave some, do you see, then, Morag”, Christie says. “It’s only right. Garbage belongs to all. Communal property, as you might say. One man’s muck is everyman’s muck. The socialism of the junk heap”» (46). En ce sens, le dépotoir peut être considéré comme « site of resistance » (Harrow 8). Nuisance Grounds permet de se réchauffer (« The Nuisance Grounds keeps us warm. Out of the garbage dump and into the fire » [47]) et de s’habiller (« a hat which Christie found at the Nuisance Grounds » [108]).

11 Mais le recyclage des déchets est aussi source de moqueries de la part des enfants fortunés (c’est la dynamique de la garbagization, qui entraîne « a longing for constant reminders of the horrors, grossness, and general unworthiness of the them » [Brown 3]) : « Christie Logan’s the Scavenger Man — Gets his food from the garbage can! [...] Mo-rag! Mo-rag! Gets her clothes from an ol’ flour bag! » (38). Les jeunes gens ne font pas que répéter les mots de leurs parents, ils réitèrent également leur malaise face à la pauvreté, face à la vérité des inégalités sociales qui se présentent sous la forme de saleté et de déchets. Selon Harrow, « [a]t every stage of the invasion of trash into the interstices of the ordinary, there is some dimension that exceeds or dodges the idea of the truth. We want to ignore the ugly little piles of dirt and get on to the clean, pure nature of the truth being revealed » (41). La vue des déchets matériels — et humains — dévoile une vérité inconvenante : « why Nuisance Grounds? Because all that awful old stuff and rotten stuff is a nuisance and nice people don’t want to have anything to do with it » (Laurence 36). En outre, la pratique de récupération des ordures de Christie remplit Morag de honte; elle vit dans la crainte perpétuelle de sentir mauvais (« what if I smell? » [178]) ou encore que les gens de Manawaka reconnaissent les objets qui ont été les leurs (108).

12 La jeune femme dépassera toutefois ce sentiment de honte; âgée de 24 ans et brièvement de retour dans son bled manitobain, Morag s’en veut d’avoir succombé à l’artifice du bon goût et d’avoir, en quelque sorte, renié sa véritable nature : « She is dressed in a fairly pricey cotton dress and light blue summer coat, her hair short and swept back and upwards. At this moment she hates it all, this external self who is at such variance with whatever or whoever remains inside the glossy painted shell. If anything remains. Her remains » (248). Dans le cas de Morag, l’injure et le sentiment de honte sont repris, ce qui produit un renversement de la valeur qui se traduit par la création littéraire; j’y reviendrai dans la section suivante de mon analyse. Cependant, nul embarras du côté de Christie, dont l’existence tourne autour de Nuisance Grounds. Étant le Scavenger, il peut être rapproché d’un « déchet humain », selon Harrow : « The use of the trope of trash to define the lives of the poor was there from the start as well, for if trash is dirt, matter that is out of place as Mary Douglas (2002) says, if it is a jetsam of a material world, what’s left over when the rich have eaten, then trash must define not only the scraps but the eaters of scraps as well » (1). Or l’accumulation de déchets, pour le personnage, semble remplir la fonction d’affirmer sa présence dans le monde, tandis que le multiple prend le pas sur l’absence, comme le montre bien cette description de la cour arrière des Logan :

The yard a junk heap, where a few carrots and petunias fought a losing battle against chickweed, lamb’s quarters, creeping charlie, dandelions, couchgrass, old car axles, a decrepit black buggy with one wheel missing, pieces of iron and battered saucepans which might come in useful someday but never, a broken babycarriage and two ruined armchairs with the springs hanging out and the upholstery torn and mildewed. (29)

13 Révélé avec ostentation, l’avoir de Christie contribue à reconfigurer la distribution du sensible à Manawaka en rendant visible ce que la société policée préférerait ne pas voir. Sous la plume de Laurence, la présentation des déchets est effectuée à partir de longs inventaires et d’imposantes listes qui martèlent non seulement la présence des ordures, mais également, par extension, celle des individus considérés comme des « déchets humains », qui occupent ainsi une place d’importance dans les lignes du roman (toute une section est d’ailleurs consacrée à Nuisance Grounds, où les ordures sont aussi listées). Cela participe de la révolution esthétique dont parle Rancière, au sens où les énoncés littéraires « dressent des cartes du visible » et « reconfigurent la carte du sensible en brouillant la fonctionnalité des gestes et des rythmes adaptés aux cycles naturels de la production, de la reproduction et de la soumission » (Le partage du sensible 63). L’ordre dominant se voit effectivement troublé par l’incursion des déchets et des « déchets humains », qui n’entrent pas dans sa logique reproductive. La pensée de Michael Thompson dans sa Rubbish Theory va sensiblement dans le même sens. Selon lui, les objets, une fois inclus dans la catégorie « déchets », se retrouvent hors de la circulation des biens et marchandises et deviennent disponibles pour une réappropriation, pour une réassignation dans la durée. Chez les Logan, le salon (c’est aussi vrai de la cour arrière, dont il est question plus haut) se présente comme le prolongement du dépotoir, dont le contenu est donné dans une longue liste :

a black old stove, quite small and round and fat
a blue chesterfield but you can’t see the pattern anymore too torn
a lamp with no shade, but it is bronze and has a bronze lady with a bronze lily
a real carved wooden chess set, but no bishops [...]
a family album, covered in red velvet (mouldy) and no name attached
no family name, but the pictures have things written in white ink on the black pages — Agnes as Fairy Queen in School Play; Mother & Marigold 1901 [...]. (41)

L’adéquation entre le domicile et Nuisance Grounds est encore plus flagrante chez les Tonnerre, famille métisse de Manawaka qui se situe tout au bas de l’échelle sociale — et de l’espace — de la ville. Leur cabane est littéralement faite de déchets et leur terrain en est recouvert :

The Tonnerre place, right beside the Wachakwa River down there, is a square cabin made out of poplar poles chinked with mud. Also some other shanties, sheds and lean-tos, tacked onto the cabin and made out of old boards and pieces of flattened tin cans and tarpaper. Lots of old car parts and chicken wire and wornout car tires lying around, stuff like that. Morag guesses that is why Skinner is here [at Nuisance Grounds]. Looking. Collecting. (73)

À mon sens, il s’agit là de l’exemple le plus abouti du potentiel créatif rattaché au recyclage des ordures; d’objets considérés comme « morts » — les déchets de Nuisance Grounds et les cadavres du cimetière de Manawaka sont rassemblés dans l’expression « [a]ll the dead stuff » (70) —, on passe à des matériaux qui servent à construire un lieu habitable, un lieu de vie.

14 En sus du recyclage et du cumul des déchets, qui concourent à inscrire les laissés-pour-compte de Manawaka dans le domaine du représenté en les rendant visibles, les odeurs et les excréments sont mobilisés dans The Diviners et fournissent une présence olfactive aux « déchets humains » du roman. Dans une certaine mesure, on peut parler d’une révolution dans la distribution du sensible. Cette révolution est au coeur du propos de Harrow sur le trash : « a revolution in our visual space with their spittle and coarse laughter, their well-defined odor that reaches our senses along with their missing limbs, their crutches and cracked teeth, their beggarly appearance as déchets. Images we can’t stand, were never meant to stand » (50). En fait, plus encore que les déchets en soi, ce sont les odeurs et les excréments qui viennent déranger l’ordre établi : c’est le langage du bas — corporel — dans sa plus simple expression. Ils s’opposent absolument à la propreté et à la stérilité du haut Manawaka, car ils représentent ce qui ne peut être embelli (dans L’insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera notait très justement l’incompatibilité entre le kitsch et les excréments). Pour Greg Kennedy, « [e]xcrement, on the other hand, seems like a waste that directly expresses our humanity » (8). Dans l’économie du récit, les excréments ainsi que les odeurs nauséabondes servent constamment à décrire les lieux et les personnages du bas, à commencer par la maison des Logan : « Smelly. The house is smelly. It smells, like pee or something, but not like a barn. Worse » (29). L’odeur que dégage le domicile est connotée péjorativement par Morag qui, on l’a dit, vit dans la hantise de sentir mauvais. Des années plus tard, lorsqu’elle revient visiter Prin pour une dernière fois, la jeune femme constate que l’odeur de la maison de son enfance a empiré :

The house is just the same, only worse. Perhaps Morag notices it more now. The sour smell is sourer. [...] The house stinks. No other word for it. It has not been cleaned in some time, obviously. The odours seem to be: human sweat, urine from unemptied chamber pots, clinging smell of boiled cabbage, breadmould, and dirt. How could it be otherwise? (204, 248)

Bien que ces odeurs contribuent résolument à un nouveau partage du sensible, elles paraissent également symboliser la lente dégénérescence des « déchets humains », ce dont je m’entretiendrai davantage dans la section portant sur la figure du white trash dans The Diviners. Il en va de même pour le personnage d’Eva Winkler, issue d’un milieu défavorisé, car son destin est marqué par l’avilissement. Un épisode humiliant paraît effectivement annoncer sa destinée : « A horrible smell everywhere. Who? Eva Winkler bawls out loud now. [...] “Eva — have you had an accident?” Miss Crawfish asks. [...] “I can’t. It’ll go on the floor, the poop will.” [...] Eva scuffs out. Plop-plop-plop behind her as she begins to run, and the floor has stuff on it, yellow-brownish and smelly » (33). Ailleurs dans le récit, on peut lire la description suivante de la protagoniste, alors âgée de 14 ans, qui va dans ce sens : « Eva’s dresses are still the same old cotton things like potato sacks. Eva hasn’t smartened up any. [...] Eva seems like she is beaten by life already » (113). Les excréments, les odeurs, sont emblématiques de l’ambiguïté qui caractérise l’esthétique trash, porteuse à la fois d’une transformation — celle de la redistribution du sensible dans le cas du roman à l’étude — et d’une disparition progressive.

15 En outre, une description des odeurs de Manawaka réitère la division entre le haut et le bas, entre le bon et le mauvais goût : « Smells, dust from the streets, grittily blown by the wind — French fries from the Regal Café dusky musky smell of perfume Lily-of-the-Valley Sweet Pea cheap Bad taste and also Tweed Evening-in-Paris expensive Good Taste and finally the smells all mashed into one smell inside your nostrils » (118). Mais ultimement, cette division se perd et le haut et le bas cohabitent de façon indifférenciée, dans une sorte de carnavalisation des odeurs. Les odeurs conservent une importance dans l’économie du récit, mais elles se font progressivement moins présentes. L’odeur qui subsiste, qui prend le pas sur les autres, est celle de la sueur masculine, véritable déclencheur du désir chez Morag dès l’adolescence (« the sexy sweat smell of them. She wants them » [150]), qui sera ensuite surtout associée à Jules Tonnerre, avec qui elle entretient une liaison épisodique au fil des années. La sueur, dont la connotation positive ne va pourtant pas de soi (on cherche surtout à cacher son odeur), attise le désir au lieu de provoquer la répulsion. Cette odeur, puisqu’elle est agréable, se transforme en une senteur; loin de servir de prélude à la disparition, elle se situe du côté du désir, de la vie, de l’humanité.

16 Enfin, la dernière stratégie de redistribution du sensible que je souhaite aborder est l’utilisation d’un langage cru, qui donne une existence auditive aux laissés-pour-compte de Manawaka. La crudité de la langue recoupe la question de la vérité et de l’authenticité (ce qui est trash ne ment pas, on l’a vu) et sert à dépeindre une réalité qui est dure. Elle signifie également l’absence de l’innocence ainsi que le refus de lisser ou d’enjoliver les choses. Le passage qui relate l’annonce de la mort des parents biologiques de Morag au début du roman est particulièrement direct et tient du gore : « Morag does not imagine that they have gone to some real place. She knows they are dead. She knows what dead means. She has seen dead gophers, run over by cars or shot, their guts redly squashed out on the road. [...] And so of course Morag does not know how much of their guts lie coiled like scarlet snakes across the sheets » (16). Cette façon de voir les choses, où le scabreux a droit de cité, contraste sensiblement avec l’ordre policé de la « bonne société » de Manawaka, ici incarnée par les professeur.e.s de la jeune Morag : « The teachers hate her. Ha ha. She isn’t a flower, is why » (62). Il y a une jubilation associée aux jurons, joie qui se voit réprimée par la police manawakienne : « Morag loves to swear, but doesn’t do it at school because you get the strap » (35). Pour Piquette Tonnerre, soeur de Jules, l’invective semble même constituer la seule forme d’agentivité, de protestation possible, mais elle sera également punie : « Piquette [...] has been arrested several times, like her father before her, for outrageously shrieking her pain aloud in public places, usually in the form of obscene insults to whoever happens to be handiest » (158). Les sacres, c’est d’ailleurs tout ce qui reste du français de Jules (« mostly swear words. [...] it’s mostly gone now » [139]). Les jurons représentent ce qui subsiste, les restes qui permettent d’affirmer l’existence francophone du personnage. Dans The Diviners, le langage cru est aussi à comprendre comme une langue directe, qui vient s’opposer à une langue policée. La différence langagière de Morag, qui devient repérable alors qu’elle étudie au collège à Winnipeg, est relevée par le professeur Brooke Skelton : « Your speech has a directness which one often does not encounter in academic circumstances » (192-193). La narratrice-protagoniste emploie également une langue directe afin de donner accès aux paroles exactes des « déchets humains », même si elles ne suivent pas les règles du bon parler : « She was the only child and wasn’t none too bright (you were supposed to say wasn’t any too bright but Prin didn’t know that) » (34). Le langage du bas Manawaka obtient presque le statut d’un dialecte, le seul qui puisse donner corps aux oubliés, aux marginaux : « The both of them. As soon as she [Morag] got back to Manawaka, she even began thinking in the old phraseology. Extraneous the, yet somehow giving more existence, more recognition to them [Prin et Christie] than correct speech could have » (248). Sous la plume de Laurence, le mauvais goût, le grotesque et un usage fautif de la langue sont valorisés — comme l’a montré Rimstead avant moi — et constituent autant de stratégies afin d’infiltrer l’ordre policé manawakien.

Entre dégénérescence et création : les white trash, les Métis et le Manawaka littéraire

17 Le mouvement opéré dans The Diviners correspond bien à celui de l’esthétique trash, qui, je l’ai dit, oscille entre disparition et création. La figure de white trash, bien qu’elle convoque l’idée d’une certaine résistance et d’un refus farouche de disparaître, représente surtout un prélude à la disparition : la description qui est faite des personnages de Prin et de Christie en témoigne. Mais, comme on le verra, ce sont les Tonnerre qui se retrouvent tout au bas de l’échelle de l’abject. Le père de Prin est d’ailleurs implicitement rapproché du white trash, car il est dépeint comme un indésirable dont on s’est débarrassé en l’envoyant au Canada : « Prin’s family was English. She has told Morag about it. Prin’s father was a remittance man. That meant his family in The Old Country didn’t like him so good, and were pretty mean and all [...], and so they made him come to this country where he didn’t want to come to » (34). Prin n’échappe pas à l’atavisme rattaché à la figure du white trash; son niveau d’éducation est très faible (« [she] only got the Grade Five » [44]) et elle se dirige lentement mais sûrement vers l’anéantissement : « [...] Prin, who, obese and silent and almost motionless now except for the awful crik-crik-crik of the rocking chair, hardly seems to know that Morag is leaving once and for all. Like a tub with eyes. The vague eyes, though, are suddenly wet with uncontrolled unwiped tears. What has been going on, all these months and years, in Prin’s skull? » (172). Ultimement, la protagoniste est réduite à une imposante masse inerte et silencieuse, « [a] flaccid hugeness, her quietness » (249).

18 Pour sa part, Christie a tout de l’apparence du white trash :

His teeth are bad and one is missing at the front [...]. That is the worst. How silly he looks. No. The worst is that he smells. He does wash. But he never gets rid of the smell. [...] Horseshit and garbage, putrid stuff, vegetables and that, rotten eggs and mouldy old clothes. [...] His skin is all sunburnt, and now it’s covered with dusty sweat, all that red skin face. (36, 39)

L’odeur de Christie, dont il ne peut se défaire, peut être lue ici comme le signe d’une tare héréditaire. Tout comme sa compagne Prin, il est destiné à une dégénérescence prématurée, son corps portant les signes de la mort avant l’heure :

Christie is looking terrible. He is, she [Morag] realizes, sixty-four. He has looked old for as long as she can remember. Now he looks as ancient as a fossil or the dried and shrunken skin of some desert lizard. His once-blue eyes seem to have retreated rheumily into their sockets, and the skin of his face is brown-brittle, clinging close to his bones as though no flesh came between, mummified as a pharaoh. (248)

Plus loin, « [h]e sits silent [il était auparavant de nature assez volubile] and shrunken, diminished » (251) : « He was never a large man, but now he seems to have shrunk even more. He appears to be composed of bones mainly, and of dried speckled brown skin, stretched barely over the skeleton » (394). Le silence de l’anéantissement succède aux discours excentriques et enflammés de Christie.

19 Il est entendu que les Tonnerre ne sont pas assimilés à la figure du white trash, mais l’exclusion dont ils font l’objet est similaire, puisqu’elle est attribuable aux tares que l’on associe à leur race — la catégorie white trash est construite comme une race, on l’a vu plus haut. Toutefois, la famille métisse ne bénéficie pas du privilège blanc et se retrouve encore plus marginalisée que les autres déchets humains :

The Tonnerres (there are an awful lot of them) are called those breeds, meaning halfbreeds. They are part Indian, part French, from away back. They are mysterious. People in Manawaka talk about them but don’t talk to them. Lazarus makes homebrew down there in the shack in the Wachakwa valley, and is often arrested on Saturday nights. She has heard. They are dirty and unmentionable. (69)

Les Tonnerre sont ainsi relégués au domaine de l’innommable et de l’absence : « He [Jules Tonnerre] comes from nowhere. He isn’t anybody » (70). Les Tonnerre représentent « l’ultime aboutissement de la dégradation » (Tremblay 120) que l’on observait généralement dans la description des Autochtones en littérature jusqu’à récemment. En font foi la fin de Piquette (et celle de sa progéniture), qui, saoule, a accidentellement mis le feu à l’habitation des Tonnerre, réduite en cendres (159), ainsi que celle de Valentina, « [who] died of booze and speed, on the streets of Vancouver. As a whore » (430). Après que Jules s’est lui aussi éteint des suites d’un cancer, des Tonnerre il ne reste plus que les ruines de ce qui fut jadis leur maison : « There wasn’t much left of it — it had sort of fallen in, and the boards were rotting » (437). La figure du Métis, qui incarne pourtant la résistance et la survivance, s’écrit dans le roman sous le signe de la disparition. À cet égard, ma lecture s’oppose à celle de Topor-Constantin, qui avance que l’oeuvre de Laurence laisserait présager un futur lumineux où la race, le genre et la classe ne seraient plus des sources de différenciation et d’oppression.

20 Sorte d’amalgame de toutes les petites villes détestées des Prairies, Manawaka paraît également condamnée à la déréliction, à l’oubli. Pour la jeune Morag, il ne s’agit pas d’une véritable ville : « In Town? This does not seem like Town. Town is where the stores are, and you go in for ice cream sometimes » (29). Manawaka est un lieu honni, une « dump » que l’on souhaite quitter à tout jamais (150, 120). Alors étudiante au collège à Winnipeg, Morag cherche à effacer de sa mémoire son lieu d’origine, source de honte, et le relègue ainsi à une non-existence : « Manawaka and that — it’s over. It doesn’t exist. It’s unimportant » (198). Mais Manawaka ne se résume pas uniquement à un lieu de détestation, c’est aussi un important foyer créatif. Morag Gunn devient l’historienne et la chroniqueuse de Manawaka, faisant ainsi entrer la ville exiguë dans le domaine du représenté. C’est à l’âge de 24 ans que Morag amorce son tout premier roman, Spear of Innocence — décrit par la critique comme « [a] tale of a primitive lumber town » (262) —, qui fait revivre des épisodes manawakiens et donne une voix aux sans-voix (229, 259). Dans la préface à l’édition de 1978, David Staines souligne que « [l]ike her creator Morag transforms her garden into art » (xiv). La narratrice-personnage est la devineresse de Manawaka : « I used to think words could do anything. Magic. Sorcery. Even miracle. But no, only occasionally » (5). De la même façon que Christie lisait les déchets des gens de Manawaka pour déchiffrer la face cachée de la société, Morag (c’est aussi le projet de Laurence) interprète la vie des déchets humains — les white trash et les Métis — afin de dévoiler l’existence de ces laissés-pour-compte, de leur donner une stature littéraire : rendre visible l’invisible. Morag se demande si elle est une charognarde (scavenger) ou une devineresse (diviner), ce à quoi je répondrais : les deux. Sa divination, qui n’a rien à voir avec le haut, passe résolument par le bas : c’est en fouillant les entrailles des individus jetables que Morag parvient à sortir Manawaka de l’ombre et à en faire une ville littéraire.

***

21 Dans The Diviners, la redistribution du sensible est rendue possible par l’écriture de l’abject et du scabreux, qui passe par la représentation du recyclage des déchets, des odeurs et des excréments ainsi qu’un langage se démarquant par sa crudité. Parmi tous les devins de l’oeuvre — le voisin qui pratique la divination de l’eau, Christie et Morag —, c’est la narratrice-protagoniste qui donne tout son sens au titre de l’ouvrage, car elle fait accéder à la culture du visible Manawaka et ses déchets humains, des objets littéraires que l’on pourrait croire improbables. En ce sens, l’oeuvre correspond à ce que Rancière nomme « le régime esthétique des arts », défini par « la ruine du système de la représentation, c’est-à-dire d’un système où la dignité des sujets commandait celle des genres de la représentation [...]. Le système de la représentation définissait, avec les genres, les situations et les formes d’expression qui convenaient à la bassesse ou à l’élévation du sujet » (Le partage du sensiblec48). Toutefois, à l’image de l’esthétique trash qui traverse le roman, les incursions dans l’ordre policé de Manawaka sont porteuses d’une ambiguïté, d’une tension entre disparition et création sans véritable résolution. The Diviners n’est ni misérabiliste, ni idéaliste. Or, une résolution n’est peut-être pas souhaitable; le trash se prête à une écriture dynamique du multiple, de l’hétérogène qui s’oppose à toute forme de fixation et d’homogénéisation. Selon Kenneth Harrow, « [t]he movement is a result of the disruptive nature of trash since it is always in a state of change, losing and gaining value, shifting regimes, always in transition » (217). En font foi l’odeur, qui tour à tour signifie un nouveau partage du sensible et la dégénérescence, et le langage, qui oscille entre l’invective libératrice et le silence. Refuser l’idée d’une fin, d’une conclusion, c’est aussi ne pas cautionner un ordre ou encore une réduction. S’il y a bien un nouveau partage du sensible, les personnages du haut et du bas Manawaka restent à leur place : la hiérarchie exposée n’est pas mise en péril. Le potentiel créatif rattaché au trash mobilisé dans l’oeuvre de Laurence ne se situe donc pas du côté du militantisme — ma pensée rejoint ici celle de Rimstead, qui ne relève pas de protestation politique dans The Diviners. Contrairement à ce qu’avance Rancière, la révolution esthétique n’inclut pas nécessairement des « formes d’annulation ou de renversement de l’opposition du haut et du bas » (Le partage du sensible 49). Mais toutes les révolutions ne passent pas par un renversement de l’ordre établi, certaines sont plus discrètes mais n’ont pas moins de valeur. Les énoncés littéraires, pour Rancière, « introduisent dans les corps collectifs imaginaires des lignes de fracture, de désincorporation » (Le partage du sensible 63). Les personnages laurenciens, par leur résistance et leur intrusion dans le visible, l’olfactif et l’audible, sont révolutionnaires et nous obligent à regarder en face la vérité dérangeante de leur existence défavorisée, en se faisant les révélateurs des systèmes d’oppression et en provoquant une remise en question de l’assignation de la valeur.

Ouvrages cités
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