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Corporéité et postures du care dans Ru de Kim Thúy

Asma M’Barek

Introduction

1 En 1975, après la chute de Saigon sous les coups conjugués de l’armée nord-vietnamienne et du Viêt-cong, le Vietnam tout entier tombe aux mains des communistes. Commence alors une période de persécutions contre les opposants au régime ou même ceux qui sont simplement soupçonnés de tiédeur à son égard. Les internements dans les camps de rééducation sont légion et les confiscations de biens, monnaie courante. Victimes d’expropriation et d’exactions, de très nombreux Vietnamiens et Vietnamiennes cherchent à échapper à cette chape de plomb en quittant leur pays. Comme l’explique Caroline Thuy Co Huang dans un article consacré à la tragédie des boat people, « [p]eu à peu se mettent en place des filières de fuite par la mer, avec l’acceptation tacite du gouvernement qui ne manque pas d’en faire un commerce parallèle en demandant des pots-de-vin à tous les étages du processus. Ligne officielle du parti : bon débarras! Qu’ils partent, pourvu qu’ils laissent tout » (12). La situation s’aggrave en 1978 en raison du conflit idéologique qui oppose le Vietnam à la Chine. Les Vietnamiens d’origine chinoise sont victimes d’une véritable épuration ethnique et « quittent aussi en masse le pays, en fuyant sur des embarcations de fortune, souvent depuis la baie de Halong jusqu’à Hong-Kong, mais aussi en achetant à prix d’or un visa d’émigration lors d’une procédure semi-légale mise en place par Hanoi pour favoriser les départs de la communauté vietnamienne d’origine chinoise » (Thuy Co Huang 14).

2 C’est grâce à ce « consentement tacite de la police » (Ru 53) que la famille de Kim Thúy a pu quitter son pays natal pour venir grossir les rangs de la diaspora vietnamienne du Québec. Dès la première page de Ru, la narratrice, Nguyễn An Tĩnh, nous plonge au cœur du conflit vietnamien :

Je suis venue au monde pendant l’offensive du Têt, aux premiers jours de la nouvelle année du Singe, lorsque les longues chaînes de pétards accrochées devant les maisons explosaient en polyphonie avec le son des mitraillettes. J’ai vu le jour à Saigon, là où les débris des pétards éclatés en mille miettes coloraient le sol de rouge comme des pétales de cerisier, ou comme le sang des deux millions de soldats déployés, éparpillés dans les villes et les villages d’un Vietnam déchiré en deux. Je suis née à l’ombre de ces cieux ornés de feux d’artifice, décorés de guirlandes lumineuses, traversés de roquettes et de fusées. Ma naissance a eu pour mission de remplacer les vies perdues. Ma vie avait le devoir de continuer celle de ma mère. (11)

S’ensuivent environ 140 pages dans lesquelles Nguyễn An Tĩnh évoque tour à tour, par bribes et dans le désordre, son enfance de petite fille choyée par la vie, les bouleversements politiques qui ont poussé sa famille à fuir le Vietnam alors qu’elle avait 10 ans, la traversée en mer et le séjour dans un camp de réfugiés en Malaisie, l’arrivée au Québec et la façon dont l’hospitalité québécoise lui a permis, ainsi qu’aux membres de sa famille, de se reconstruire en dépit de tous les traumatismes subis. Dans le présent article, c’est surtout à la vie de la narratrice avant son arrivée au Québec que nous nous intéresserons, et nous nous proposons de l’étudier à la lumière de croisements entre l’écriture du corps et les éthiques du care. Plus précisément, nous nous attacherons à examiner les liens que le texte tisse entre corporéité et postures du care. Dans un premier temps, nous présenterons les éthiques du care en insistant sur la place qu’occupe le corps au sein de celles-ci. Dans un deuxième temps, nous montrerons comment ces éthiques se manifestent dans Ru à la fois dans l’écriture du corps et dans le corps de l’écriture. Nous tenterons enfin de montrer que cette attention accrue aux corps permet une « reconfiguration de l’expérience commune du sensible », expression que nous empruntons au philosophe français Jacques Rancière (Le spectateur émancipé 70).

Le care

Traduire ou pas?

3 Une personne francophone qui tente d’appréhender les éthiques du care se trouve en proie à un dilemme : traduire le terme en français, au risque de donner une version partielle, voire partiale, du care, ou conserver le terme anglais au risque de « trahir » la langue française, mais aussi peut-être l’esprit même du concept. Car si le care implique une remise en cause de certaines hiérarchies et doit être conçu comme une « pensée de l’égalité » (Paperman et Molinier 189), conserver le terme anglais n’estil pas une façon de courber l’échine devant l’hégémonie galopante de la langue anglaise et de la pensée anglo-saxonne? Pourtant, nous avons choisi de garder le terme anglais, et ce, pour plusieurs raisons.

4 Tout d’abord, le mot anglais a l’avantage d’être le résultat de ce qu’on appelle en linguistique une « dérivation impropre » ou une « conversion », c’est-à-dire que le substantif a été créé à partir du verbe par un changement de catégorie grammaticale, et que le nom et le verbe sont par conséquent des homonymes. Cette double dimension est cruciale, dans la mesure où elle signale que le care appartient aussi bien à l’ordre de l’être qu’à celui du faire, qu’il se manifeste à la fois sous forme de disposition et sous forme d’activité, de pratiques (Brugère, « L’éthique du care » 69).

5 Ensuite, en choisissant de conserver le terme anglais, nous voudrions nous inscrire dans la droite lignée des pionnières francophones des études féministes sur le care, telles que Sandra Laugier, Patricia Paperman et Pascale Molinier, qui ont bien expliqué et théorisé le choix politique et sémantique du terme anglais, et notamment le refus de le traduire par « soin » ou « sollicitude ». Ainsi Pascale Molinier écrit-elle dans un texte intitulé « Éthique et travail du care » : « Patricia Paperman, Sandra Laugier et moi-même avons choisi comme option théorique forte de ne pas traduire le care par soin ou sollicitude » (13). Elle précise que le terme « soin » est trop connoté médicalement dans la pensée française, surtout dans le registre de l’éthique, qu’il reproduit les hiérarchies de domination entre soignants et soignés, et qu’il implique l’idée de maladie, de personnes à soigner (certains membres de la société considérés comme malades et dépendants) alors que le care est du côté de la vie, de la santé et des interdépendances, puisque « [n]ous sommes tous pour-voyeurs et receveurs de care et tous dépendants » (14). Elle ajoute que le terme sollicitude, quant à lui, est généralement associé à une attitude de compassion ou de commisération, mais sans référence au travail qui donnerait une véritable efficacité à de telles attitudes, tandis que l’idée d’un travail ou d’une activité fait partie intégrante du concept de care.

6 Enfin, en ce qui concerne le champ proprement littéraire, Marie Carrière souligne, dans son article intitulé « Mémoire du care, féminisme en mémoire », que les différentes traductions françaises proposées (souci, sollicitude, soin) n’arrivent pas à rendre compte de la vaste portée sémantique du vocable anglais care. Et la chercheuse d’énumérer toutes les acceptions à la fois du verbe et du nom :

Comme verbe d’action, to care pourrait vouloir dire préférer quelque chose, se sentir concerné et avoir du souci; care to : avoir envie; to care about : donner l’attention, aimer; to take care : soigner; to care for : éprouver de l’affection, de l’attachement ou de l’amour. Son substantif signifie tout à la fois l’inquiétude, la responsabilité, la précaution, le problème pris en main, sans oublier ses formes composées dénotant santé (health care); soins du corps (body care); travail social (care worker); garderie (child care); famille d’accueil (foster care); colis de ravitaillement (care package); tendresse (loving care), obstétrie (maternity care); soins de longue durée (long-term care). (205-206)

Force est donc de constater que le care ne peut se traduire par un seul mot en français. Il convient de mentionner que la langue latine, elle, disposait d’un vocable qui possédait de nombreux sèmes communs avec le terme anglais care. Il s’agit du mot cura, dont les acceptions recouvrent, selon le dictionnaire latin-français de Félix Gaffiot, les idées de soin, de sollicitude, de souci, d’inquiétude et aussi de traitement (d’une maladie). Ce terme est passé en français sous la forme « cure », dont le sens ancien de « soin, souci » se retrouve encore dans l’expression quelque peu vieillie « je n’en ai cure », qui pourrait être l’équivalent — à peu de chose près — de l’expression anglaise I don’t care. Cependant, le rétrécissement de sens qu’a subi le terme en français moderne et les connotations médicales qu’il a acquises aujourd’hui l’éloignent du domaine des possibles en tant que traduction valable du care.

Le care et le corps

7 Les éthiques du care tirent leur origine de la pensée de Carol Gilligan, en particulier de son livre In a Different Voice, publié en 1982. S’insurgeant contre la philosophie morale de Lawrence Kohlberg qui privilégie une logique de calcul et la référence à des principes prétendument universels invoqués pour justifier et légitimer la supériorité morale des hommes sur les femmes, Carol Gilligan défend une éthique basée sur la primauté de la « relationnalité » sur la rationalité. Pour Berenice Fisher et Joan Tronto, héritières de la pensée de Gilligan, le care est « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » (40). On le voit donc, l’attention portée au corps est une pierre angulaire des éthiques du care. Cette idée est explicitée par Sandra Laugier, selon qui le care affirme « l’importance des soins et de l’attention portés aux autres, en particulier ceux dont la vie et le bien-être dépendent d’une attention particularisée, continue, quotidienne » (80), autrement dit les êtres les plus vulnérables.

8 En outre, Pascale Molinier souligne que le care a partie liée avec la notion de « sale boulot ». Selon elle, le sale boulot et le travail de care se recoupent conceptuellement sur le versant de la relation avec le corps :

L’ensemble du sale boulot, incluant les activités de soin, pose la question de ce qu’il est nécessaire de faire et qui ne peut être évité sans graves désordres dans la société du fait que nous sommes des corps (avec cette double condition : vivant ou mort). Les corps ne peuvent rester sans aliments ou dénudés ou souillés d’excréments, les cadavres ne peuvent joncher les rues, nos déchets ne peuvent s’amonceler indéfiniment ... quelqu’un doit s’en occuper. Le sale boulot, en ce sens, c’est ce qu’on voudrait s’éviter, ce à quoi on ne voudrait pas penser mais qui relève, comme le care, directement de l’ordre des besoins vitaux. (« Au-delà de la féminité et du maternel, le travail du care » 167)

9 Enfin, le concept de vulnérabilité se trouve au cœur même des éthiques du care. En effet, l’une des idées-forces de ces éthiques est la remise en cause de la conception des êtres humains comme sujets autonomes et indépendants, capables de vivre sans avoir besoin de l’intervention des autres. C’est contre cette conception qu’a été développée la notion de vulnérabilité humaine, qui signifie, comme l’affirme Fabienne Brugère, « l’incomplétude anthropologique par laquelle, au cours de nos vies, nous passons, à des degrés variables par des phases de dépendance et d’indépendance » (« L’éthique du care » 72). Autrement dit, les êtres humains ne sont pas seulement des « individus égaux voués à des relations de réciprocité » mais « plus réellement et plus concrètement des êtres interdépendants, de part en part relationnels, impliqués dans des situations différentes et des liens souvent asymétriques » (Brugère, « Pour une théorie générale du care » 2).

Écriture du corps et corps de l’écriture

Écriture du corps

10 Qu’en est-il à présent du corps et du care dans Ru? Pour la narratrice et sa famille, la fuite du Vietnam, le voyage en mer et le séjour dans un camp de réfugiés en Malaisie constituent autant d’épisodes traumatisants. Or, la peinture de ces traumatismes se fait essentiellement à travers l’absence de care et la vulnérabilité du corps. En d’autres termes, la narration tente d’attirer notre attention sur la réalité concrète de ce à quoi on ne voudrait pas penser, de ce que les médias et les instances internationales désignent pudiquement par des expressions telles que « crise humanitaire » ou « catastrophe sanitaire ». C’est ainsi que les conditions de vie épouvantables « dans la noirceur, sans électricité, sans eau courante, sans intimité » (83) font l’objet d’une description qui est parfois à la limite du soutenable. L’absence d’hygiène, en particulier, apparaît à travers l’accent prononcé que semble mettre la narratrice sur les humeurs corporelles, les purulences, les secrétions et les excrétions. La gale, par exemple, est évoquée à plusieurs reprises : « croûtes de gale puantes » (13), « tête d’enfant galeuse » (14), « nous étions recouverts de plaques de gale et de poux » (28), de même que la miction : « uriner dans ce pot rouge » (14), les deux étant parfois associées à la vomissure : « Nous ne fermions plus les yeux quand le pipi du petit à la tête galeuse nous arrosait. Nous ne nous pincions plus le nez devant le vomi de nos voisins » (15).

11 Mais ce sont surtout la fosse septique et la défécation qui constituent une sorte d’obsession et sont décrites avec force détails. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la façon dont la narratrice évoque les « odeurs nauséabondes » des « trous béants remplis d’excréments accumulés par les deux mille personnes du camp » (27) et la manière dont elle s’attarde sur les mouches entourant ces fosses septiques : « Je connais le chant des mouches par cœur. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour les réentendre tourner autour de moi parce que, pendant des mois, je devais m’accroupir en petit bonhomme à dix centimètres au-dessus d’un bain géant rempli à ras bord d’excréments sous le soleil brûlant de la Malaisie » (36). Ainsi, la petite Nguyễn An Tĩnh se retrouve prise en tenaille entre un ciel hostile arborant un soleil de plomb et un gouffre insondable constitué de matières fécales dont on imagine que la chaleur amplifie les odeurs nauséabondes. Les passages les plus intéressants à cet égard sont sans doute ceux où la narratrice décrit avec une minutie presque maniaque les mouches :

Elles s’agrippaient aux branches d’un arbre mort près des fosses septiques, à côté de notre cabane. Elles se plaçaient l’une contre l’autre autour des branches comme les baies d’une grappe de poivrier, ou comme des raisins de Corinthe. Elles étaient tellement nombreuses, tellement géantes qu’elles n’étaient pas obligées de voler pour être devant nos yeux, dans notre vie. Nous n’avions pas besoin de nous taire pour les entendre [...]. (35)

ainsi que les vers qui peuplent ces « latrines de fortune » :

À chacune des grandes pluies, ils [les vers] sortaient de la fosse septique par centaines de milliers, comme s’ils avaient été appelés par un messie. Ils se dirigeaient tous vers le flanc de notre col-line et l’escaladaient sans jamais se fatiguer, sans jamais tomber. Ils rampaient jusqu’à nos pieds, tous au même rythme, transformant le rouge de la terre glaise en un ondoyant tapis blanc. Ils étaient tellement nombreux que nous déclarions forfait avant même de leur livrer combat. (37)

On voit comment les excréments et leurs extensions, les mouches et les vers, affectent presque tous les sens : l’odorat (avec leurs exhalaisons pestilentielles), l’ouïe (avec le chant lancinant des mouches), le toucher (avec les vers qui rampent jusqu’aux pieds des réfugiés), la vue (avec cette présence massive et des vers et des mouches) et saturent l’espace, espace qui était déjà largement compromis par l’absence d’intimité et par la promiscuité. En effet, la promiscuité est soulignée à maintes reprises, aussi bien s’agissant du bateau que du camp qui abritait 2 000 réfugiés alors qu’il « n’en devait desservir que deux cents » (24). Cette promiscuité transforme l’espace en un univers carcéral où les membres du corps sont assimilés aux barreaux d’une prison : « Nous étions engourdis, emprisonnés par les épaules des uns, les jambes des autres et la peur de chacun » (15).

12 La peur, précisément, est également inscrite au cœur de la vie des réfugiés, surtout lors de leur voyage en mer. En témoigne, notamment, l’extrait suivant, choisi pour figurer sur la quatrième de couverture :

L’enfer, lui, étalait nos peurs : peur des pirates, peur de mourir de faim, peur de s’intoxiquer avec les biscottes imbibées d’huile à moteur, peur de manquer d’eau, peur de ne plus pouvoir se remettre debout, peur de devoir uriner dans ce pot rouge qui passait d’une main à l’autre, peur que cette tête d’enfant galeuse ne soit contagieuse, peur de ne plus jamais fouler la terre ferme, peur de ne plus revoir le visage de ses parents assis quelque part dans la pénombre au milieu de ces deux cents personnes. (13-14)

Comme le fait remarquer, à juste titre, Valérie Dusaillant-Fernandes, le recours à l’anaphore, procédé rhétorique d’insistance rythmique, permet de mettre l’accent sur le trauma vécu (77). La figure inverse, l’épiphore, est également utilisée pour mettre en exergue le même mot et le même sentiment : « Nous étions figés dans la peur, par la peur » (15). Symptôme de la vulnérabilité, la peur des réfugiés se diffracte ainsi en une infinité de sensations qui la transforment, comme le dit la narratrice, en un « monstre à cent visages » (15).

13 Enfin, il existe un motif récurrent dans Ru qui est, nous semble-t-il, emblématique de cette notion de vulnérabilité du corps. C’est le motif de la cicatrice. Il n’est certes pas anodin que le terme lui-même revienne à de si nombreuses reprises dans le texte. Il y a, par exemple, la cicatrice « au-dessus du pubis » (133) de tante Sept, les cicatrices de vaccins, présentées comme un signe de reconnaissance entre Vietnamiens (137), les cicatrices de la fille de GI qu’on a arrachée à la jungle vietnamienne pour la jeter dans la jungle du Bronx (91), les cicatrices des jeunes filles qui blessent leur corps intentionnellement et celles des prostituées vietnamiennes, « tellement profondes qu’elles sont invisibles à l’œil nu » (132). Or, qu’est-ce qu’une cicatrice, sinon la trace de la vulnérabilité de notre corps?

Corps de l’écriture

14 Étymologiquement, l’adjectif vulnérable est issu du mot latin vulnus, vulneris, qui signifie la plaie, la blessure. Cette vulnérabilité marque le corps du texte par le truchement de l’esthétique fragmentaire. En effet, loin d’être un « roman » au sens traditionnel du terme, Ru est composé de 113 fragments dont la longueur varie de trois lignes à deux pages. Or, Pascal Quignard rappelle que « les mots latins de fragmen, de fragmentum viennent de frango, briser, rompre, fracasser, mettre en pièces, en poudre, en miettes, anéantir. En grec, le fragment, c’est le klasma, l’apoklasma, l’apospasma, le morceau détaché par fracture, l’extrait, quelque chose d’arraché, de tiré violemment. Le spasmos vient de là : convulsion, attaque nerveuse, qui tire, arrache, disloque » (38-39). De la même manière, Alain Montandon, dans son célèbre ouvrage consacré aux formes brèves, affirme que le fragment se définit comme le morceau d’une chose brisée : « Il y a, comme l’origine étymologique le confirme, brisure, et l’on pourrait parler de bris de clôture de texte. La fragmentation est d’abord une violence subie, une désagrégation intolérable » (77). Ainsi, la fragmentation inscrit la vulnérabilité dans le corps même du texte. Les espaces blancs qui séparent les fragments zèbrent le corps du texte comme les cicatrices zèbrent les corps des personnages. D’ailleurs, ce lien profond entre le fragment et la cicatrice est souligné par le texte lui-même, puisque la narratrice dit se souvenir « par fragments, par cicatrices, par lueurs » (143).

15 D’autre part, le recours à une narration alinéaire est également un signe qui inscrit le care dans le corps du texte. En effet, non contente d’avoir morcelé le texte, Kim Thúy choisit de tourner le dos à la chronologie et de nous livrer un récit qui avance, pour reprendre la fameuse expression de Montaigne, « à sauts et à gambades », alternant tour à tour analepses et prolepses d’un fragment à l’autre, voire au sein du même fragment. Par exemple, le deuxième fragment se termine sur l’évocation des 10 ans de la narratrice : « Elle [l’Histoire du Vietnam] est surtout venue rompre mon rôle de prolongement naturel de ma mère quand j’ai eu dix ans » (12), alors que le fragment suivant effectue un saut en avant de quelques décennies en présentant ses enfants : « Grâce à l’exil, mes enfants n’ont jamais été des prolongements de moi » (13). Inversement, lorsque la narratrice adulte, dans les dernières pages, évoque son engouement pour les souliers qui donnent l’impression de « flotter en l’air » (142), elle opère un flash-back pour méditer sur le sort de son bracelet en acrylique de prothèse dentaire, dérobé à sa famille juste après son arrivée au Canada. Pour interpréter cet aspect a-chronologique de la narration et le mettre en relation avec les éthiques du care, il est possible de s’appuyer sur l’opposition, qui trouve son origine dans la philosophie grecque, entre « le temps spatialisé et computable du Chronos », et un « temps plus qualitatif et pragmatique lié au temps opportun ou propice, le Kairos » (Bessin et Gaudart 7). En effet, dans le numéro 20 de la revue Temporalités, le sociologue Marc Bessin écrit :

Le bon moment (kairos) pour agir n’est pas tant programmé à l’avance (autosuffisant comme dans le chronos) que le fruit d’un jugement en situation prenant en compte les protagonistes, les normes et les valeurs qui y sont engagés, mais aussi les conséquences que l’action implique, à tous les niveaux. Il relève du rapport à l’autre, de l’anticipation et de la responsabilité, tout en étant conditionné par la disponibilité. En ce sens, [...] le care relève du kairos, lequel, du fait de l’élaboration située de l’opportunité et de sa dimension qualitative, ouvre à des dimensions morales du temps. (5)

En d’autres termes, le travail de la narration dans Ru ne consiste pas à consigner des événements dans l’ordre de leur déroulement, mais à porter une attention particulière à ce qui importe, à ce qui compte, au moment opportun. Il n’est d’ailleurs pas anodin que ces passages du passé au présent et vice versa mettent très souvent en valeur des postures ou des gestes de care. Par exemple, lorsque la narratrice évoque ses deux enfants et la façon dont l’instinct maternel s’est développé chez elle « au fil des nuits blanches, des couches souillées, des sourires gratuits, des joies soudaines » (13), un flash-back lui permet de faire le rapprochement entre sa propre maternité et celle de la mère s’étant retrouvée dans la cale du bateau avec elle et sa famille : « C’est seulement à ce momentlà que j’ai saisi l’amour de cette mère assise en face de moi dans la cale de notre bateau, tenant dans ses bras un bébé dont la tête était couverte de croûtes de gale puantes » (13). Ce retour en arrière permet de souligner le care manifesté par les deux mères dans la prise en charge du « sale boulot » (les couches souillées pour la narratrice, la gale puante pour la mère du bébé) associé à la corporéité et à la vulnérabilité des enfants. De même, lorsque Nguyễn An Tĩnh évoque le « porc rôti, effiloché fibre par fibre, séché à la braise toute la nuit, salé et resalé avec du nu’ó’c mấm obtenu après deux jours de queue, d’espoir et de désespoir » (44) que les femmes vietnamiennes préparaient pour leurs époux enfermés dans les camps de rééducation, ce sont encore des gestes de care qui déclenchent un saut en avant lui permettant de lier cet épisode passé à son présent : « En souvenir de ces femmes, je prépare de temps à autre cette viande rissolée pour mes fils, afin de préserver, de répéter, ces gestes d’amour » (44). La narratrice agit donc comme un sujet du care : « un sujet sensible en tant qu’il est affecté, pris dans un contexte de relations, dans une forme de vie — qu’il est attentif, attentionné, que certaines choses, situations, moments ou personnes comptent pour lui » (Laugier 81).

16 Ainsi, la conjonction de l’écriture fragmentaire et de la narration a-chronologique, par l’enchevêtrement des histoires et l’entrelacs des mini-, voire des micro-récits, amorce un mouvement qui « entame l’illusion selon laquelle chacun d’entre nous serait une fois pour toutes et définitivement un être autonome » (Rochegonde 195) alors qu’en réalité, comme l’affirme Carol Gilligan, « les vies des gens sont entrelacées » (38). Dans Ru, les différents personnages, en particulier celui de la narratrice, se construisent grâce aux relations qu’ils tissent les uns avec les autres. En effet, ce que Nguyễn An Tĩnh est devenue, elle le doit essentiellement aux autres personnages : sa mère, qui lui a permis de recommencer à s’enraciner et à rêver (30); son père, qui lui a transmis son « sentiment permanent d’assouvissement » (73); Marie-France, sa première professeure au Canada, qui lui a donné son « premier désir d’immigrante » (19); Jeanne, une autre enseignante, qui lui a appris à dégager sa voix des replis de son corps (66); Johanne, son amie d’enfance, qui l’a emmenée au cinéma et relevée de ses premières chutes en patin (32); tante Six, grâce à qui elle a compris qu’il lui était permis « de rêver [s]on propre rêve » (85); monsieur An, qui l’a initiée aux nuances (97); monsieur Minh, qui lui a « donné le désir d’écrire » (97); Anh Phi, sans qui rien de tout cela n’eût été possible, puisque c’est lui qui a permis à toute la famille de fuir le Vietnam en retrouvant le paquet de taels d’or caché dans les décombres (98-99).

17 Le texte souligne donc l’importance de la dimension relationnelle, intersubjective, si chère aux éthiciennes du care; la capacité d’entendre et de reconnaître ces « voix différentes » implique une reconnaissance de la dépendance et de la vulnérabilité comme des traits dominants de la condition humaine. L’aspect fragmentaire et la dimension a-chronologique de la narration nous rappellent également que ni la mémoire ni l’art ne sont des machines à enregistrer une réalité prétendument objective et désincarnée, mais qu’ils procèdent à une « reconfiguration de l’expérience commune du sensible ».

Reconfigurer l’expérience commune du sensible

18 L’une des idées-forces de la pensée de Jacques Rancière est l’idée du « partage du sensible ». Ce concept permet d’établir un lien entre politique et esthétique. En effet, pour le philosophe français, « [c]’est un découpage, des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience. La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps » (13-14). Or, « [l]e partage du sensible fait voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il fait, du temps et de l’espace dans lesquels cette activité s’exerce » (13). Pour clarifier cette idée, Rancière cite souvent un exemple tiré de la philosophie grecque. Lorsque Platon déclare que, dans sa République idéale, les artisans « ne peuvent pas s’occuper des choses communes parce qu’ils n’ont pas le temps de se consacrer à autre chose que leur travail » et qu’ils « ne peuvent pas être ailleurs parce que le travail n’attend pas » (13), il souligne que l’occupation des artisans leur interdit de prendre part à cet espace-temps de la vie commune qu’est le gouvernement de la Cité. En d’autres termes, le partage du sensible fonctionne comme un système de ségrégation et d’exclusion :

Le partage du sensible, c’est la façon dont les formes d’inclusion et d’exclusion qui définissent la participation à une vie commune sont d’abord configurées au sein même de l’expérience sensible de la vie. [...] Il s’agit de savoir d’abord comment l’ordre du monde est pré-inscrit dans la configuration même du visible et du dicible, dans le fait qu’il y a des choses que l’on peut voir ou ne pas voir, des choses qu’on entend et des choses qu’on n’entend pas, des choses qu’on entend comme du bruit et d’autres qu’on entend comme du discours. (34)

Rancière explique que le régime esthétique de l’art a justement le pouvoir de remettre en cause cet état de fait, de modifier la carte de ce qui est visible, dicible et audible. Cette idée est développée dans un passage crucial du Spectateur émancipé, où le philosophe évoque les stratégies mises en œuvre par certains artistes « qui se proposent de changer les repères de ce qui est visible et énonçable, de faire voir ce qui n’était pas vu, de faire voir autrement ce qui était trop aisément vu, de mettre en rapport ce qui ne l’était pas, dans le but de produire des ruptures dans le tissu sensible des perceptions et dans la dynamique des affects » (72). En ce sens, le travail de l’art, et de la fiction romanesque en particulier, ne consiste pas, selon Rancière, à créer un monde imaginaire différent du monde réel, mais plutôt à opérer des dissensus, autrement dit des ruptures qui transforment les modes de pensabilité et les formes de visibilité en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité, entre le visible et sa signification. Il s’agit donc d’un travail qui « change les coordonnées du représentable » (72), qui transforme notre façon de voir, d’entendre, de sentir et de percevoir les événements sensibles et la manière dont notre monde est peuplé d’événements et de figures.

19 Ce passage explicite ce que Rancière entend par « reconfiguration de l’expérience commune du sensible » : il s’agit à la fois de remettre en question les configurations, les repères et les rapports déjà existants et d’en proposer de nouveaux. C’est parce que le romancier a cette capacité de créer un dissensus, c’est-à-dire d’inventer un « découpage singulier des objets de l’expérience commune » (71), que son travail peut acquérir une dimension politique. L’activité romanesque est celle qui fait voir ce qui n’était pas censé être vu, fait entendre ce qui n’était pas censé être entendu et fait entendre comme discours ce qui était censé n’être que du bruit. La convergence avec les éthiques du care est ici évidente, puisque l’un des préceptes les plus importants de ces éthiques est justement de vouloir attirer notre attention sur ce qui est sous nos yeux mais que nous ne voyons pas, car trop ordinaire et dissipé, tenu pour acquis par les scripts dominants. Or, c’est exactement de cette manière qu’opère l’écriture de Kim Thúy dans Ru, et ce, à deux niveaux : le niveau individuel et le niveau collectif.

Niveau individuel

20 Pour ce qui est du niveau individuel, cette reconfiguration est illustrée par la trajectoire d’un des personnages les plus importants de l’œuvre, l’oncle Chung, surnommé oncle Deux. Enfant, la narratrice raconte qu’elle n’avait d’yeux que pour cet oncle, homme politique, cultivé, séduisant avec son air de jeune premier et sa « fougue insouciante » (55, nous soulignons); qu’elle aurait voulu être sa fille : « Pendant toute mon enfance, j’ai souhaité secrètement être la fille d’oncle Deux » (56); qu’elle le comparait souvent à sa mère, la comparaison tournant toujours en défaveur de cette dernière : « elle n’est pas ma reine comme oncle Deux a été roi auprès de ses enfants » (63); qu’elle enviait le sort de sa cousine Sao Mai, princesse auprès de son père, alors que Nguyễn An Tĩnh, elle, était seulement, uniquement, la fille de sa mère. Cependant, au fur et à mesure que la narration avance, l’image idyllique d’oncle Deux se fissure : la narratrice semble se rendre compte qu’il arrivait à cet oncle de disparaître pendant des jours entiers, sans se tracasser « pour le pot de riz vide dans la cuisine » (57), et qu’il n’a « jamais [...] lavé les mains sales de ses enfants » (63), alors que sa mère, elle, veillait à la bonne marche du quotidien et prenait soin de la nourriture et de la propreté. Elle en vient donc à la conclusion suivante : « Alors, il n’est peut-être pas nécessaire que ma mère soit ma reine, c’est déjà beaucoup qu’elle soit uniquement ma mère, même si mes rares baisers sur ses joues sont moins majestueux » (69). Cette phrase, qui se trouve au cœur du roman (presque exactement au centre), et qui constitue à elle seule un fragment à part entière, nous semble être l’une des clefs de voûte de Ru.

21 Ainsi, à la faveur de l’écriture, la narratrice arrive à voir ce qui lui était auparavant invisible, à savoir que son oncle Chung, notamment par son inattention aux corps des plus vulnérables (en l’occurrence les enfants), et par sa façon de se décharger de toutes ses responsabilités domestiques sur sa sœur, incarnait l’absence totale de care, cette attention à la vie concrète, ordinaire, dont la charge incombe presque toujours aux femmes (ici à la mère de la narratrice). C’est pourquoi, au moment de sa mort, la narratrice se fait la réflexion suivante : « Je ne perdais ni mon idole ni mon roi, seulement un ami qui me racontait des histoires de femmes, de politique, de peinture, de livres, de frivolités surtout » (67-68).

Niveau collectif

22 Pour ce qui est du niveau collectif, la reconfiguration de l’expérience commune du sensible se fait grâce à la myriade de personnages marginalisés, oubliés, auxquels la narratrice accorde son attention, prodigue son care, manifestant ainsi son « engagement à ne pas traiter quiconque comme partie négligeable » (Laugier 81). Nous citerons simplement quelques-uns de ces nombreux personnages qui peuplent Ru, qui ne sont presque jamais nommés, mais dont la narratrice esquisse la silhouette à travers des détails physiques, corporels. Il y a, par exemple, tante Sept, la tante déficiente, avec sa « cicatrice au bas du ventre » (133), et son fils, déficient également, qui aimait courir pieds nus pour sentir « la chaleur de l’asphalte, la texture d’un excrément, le tranchant d’un tesson de bouteille » (133, avec, de nouveau, la thématique fécale et, en filigrane, celle de la cicatrice); les enfants nés des nuits endiablées des GI, maltraités, ostracisés, en particulier la fille à la peau café au lait, aux cheveux drus bouclés et aux cicatrices profondes (91); la journalière amoureuse du jardinier, dont le cœur a été brisé « parce qu’elle était une jeune fille qui voyageait en compagnie des hommes, parce qu’elle avait la peau trop brûlée par le soleil » (79); la vieille femme « morte dans la fosse septique familiale, sa tête plongeant dans un trou d’excréments entre deux planches de bois, derrière sa hutte, entourée de poissonschats à la chair jaune, à la peau lisse, sans écailles, sans mémoire » (48). Les passages les plus significatifs à cet égard sont ceux qui mettent à l’honneur les femmes ayant porté le Vietnam à bout de bras pendant que les hommes étaient occupés à guerroyer. La narratrice rend un vibrant hommage à ces femmes, en particulier aux paysannes vietnamiennes, dont elle honore l’existence en rappelant leur travail harassant dans les rizières, en prêtant une oreille attentive à leurs souffrances et à leurs malheurs :

On oublie souvent l’existence de toutes ces femmes qui ont porté le Vietnam sur leur dos pendant que leur mari et leurs fils portaient les armes sur le leur. On les oublie parce que, sous leur chapeau conique, elles ne regardaient pas le ciel. Elles attendaient seulement que le soleil tombe sur elles pour pouvoir s’évanouir plutôt que s’endormir. Si elles avaient pris le temps de laisser le sommeil venir à elles, elles se seraient imaginé leurs fils réduits en mille morceaux ou le corps de leurs maris flottant sur une rivière telle une épave. (47-48)

La narratrice esquisse même une comparaison entre ces femmes et les esclaves des Amériques, qui, eux, avaient une voix grâce à laquelle ils pouvaient « chanter leur peine dans les champs de coton » (48), alors que les paysannes vietnamiennes, elles, « laissaient leur tristesse grandir dans les chambres de leur cœur » jusqu’à ne plus pouvoir « redresser leur échine arquée, ployée sous le poids de [cette] tristesse », jusqu’à s’éteindre « ainsi sous cette lourdeur, dans le silence » (48). Par le truchement de Nguyễn An Tĩnh, Kim Thúy tente donc de pallier ce silence, de remédier à cette aphonie en prêtant sa voix à ces paysannes qui, ajoute la narratrice, « ont continué à porter le poids de l’histoire inaudible du Vietnam sur leur dos » (48, nous soulignons) même quand la guerre fut terminée. Il en va de même pour les jeunes filles « perchées sur leurs escarpins, le visage lourdement fardé, le corps frêle, la peau frissonnante, complètement nues sous la lumière intermittente des néons » (130) que la narratrice aperçoit un soir dans la salle privée d’un restaurant, et dont elle fait l’éloge : « car derrière ces corps de rêve et ces jeunes années de vie, elles portaient à leur tour le poids invisible de l’histoire du Vietnam, à l’instar des femmes au dos arqué » (131, nous soulignons).

23 Ce rapprochement entre les travailleuses des champs et celles que l’on pourrait nommer « les travailleuses du sexe » est intéressant à plus d’un titre. Non seulement il permet d’établir une relation forte, un lien de solidarité entre des femmes que tout, en apparence, sépare (femmes rurales versus femmes urbaines, épouses et mères versus jeunes filles, dos arqué versus silhouette longiligne), mais surtout, il prend le contrepied de la morale traditionnelle, qui aurait porté aux nues les premières et couvert d’opprobre les secondes. En accordant la même attention, en rendant le même hommage aux unes et aux autres, la narratrice met en rapport ce qui ne l’était pas, instaurant une continuité entre deux figures archétypales pensées comme étant mutuellement exclusives : la maman et la putain. Ce faisant, elle remet en cause les configurations établies par la morale traditionnelle et fait entendre « une voix relationnelle qui résiste aux hiérarchies et aux binarités patriarcales » (Gilligan 38).

24 Ainsi, l’écriture de Kim Thúy reconfigure l’expérience commune du sensible en mettant à l’honneur ces femmes et ces jeunes filles, en leur conférant visibilité et audibilité. Ce qui est en jeu, dans le travail attentif de la narration, c’est justement le partage du sensible, dont l’écriture cherche à redéfinir les termes en rendant visibles et audibles les laisséspour-compte et les innommés de l’Histoire, en reconfigurant ainsi la carte du perceptible et de l’énonçable. En ce sens, la phrase « Ma naissance a eu pour mission de remplacer les vies perdues » (11), que nous avons citée au début de cet article, constitue une véritable métaphore de l’énonciation littéraire dans Ru. Ces « vies perdues », ce sont celles de tous ces êtres oubliés qui, nous dit la narratrice, ne trouveront jamais leur place « sur les bancs d’école » (46). L’écriture du care, en leur donnant une présence, en portant attention à leur corps, à leur voix, devient, pour pasticher Crise de vers de Mallarmé, une écriture qui rémunère le défaut de l’Histoire et fait se lever ces absents des grands récits et des scripts dominants.

Conclusion

25 Nous inspirant de Joan Tronto, pour qui la dernière phase d’un bon care est le care-receiving (150), nous voudrions conclure notre analyse en évoquant la réception de Ru. Le roman a été un immense succès, aussi bien auprès du grand public que de la critique. Les commentaires élogieux n’ont pas manqué, dans les journaux généralistes autant que dans les revues spécialisées. Cependant, deux reproches ont pu être formulés à son encontre : d’avoir trop idéalisé le pays d’accueil et d’avoir été trop tendre avec les communistes vietnamiens. En d’autres termes, Ru, ont argué certains, est une sorte de roman à l’eau de rose qui donne une version édulcorée aussi bien de la guerre du Vietnam que de la condition migrante. C’est ainsi que Ching Selao, dans son article consacré à l’expérience exilique chez Kim Thúy et Linda Lê, oppose l’optimisme à toute épreuve de l’une à la sombre lucidité de l’autre : « À la différence de Kim Thúy, qui invite les siens à voir la vie et l’exil avec des lunettes roses, Lê plonge ses lecteurs dans l’indécence de la clairvoyance » (164). C’est à cette différence que Selao attribue l’accueil enthousiaste réservé à l’écrivaine québécoise et l’absence de succès médiatique de la romancière française. Est-ce à dire que le succès de Ru viendrait juste du fait qu’il s’agirait d’un feel-good book? Nous ne le croyons pas. On se souvient que Kafka écrivait, dans sa fameuse lettre à Oskar Pollak : « on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un bon coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire? [...] un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous » (575). Si nous ne remettons nullement en cause la nécessité et la valeur d’une telle littérature, pouvons-nous pour autant admettre qu’il s’agisse de la seule littérature digne d’être lue? Cette exigence n’estelle pas quelque peu exorbitante? Nous voudrions nous inscrire en faux contre l’idée selon laquelle la négativité serait la seule forme de remise en cause des structures établies.

26 Comme nous l’avons souligné, l’écriture du care dans Ru a une dimension éminemment éthique et politique. D’une part, en soulignant la vulnérabilité, notamment celle des corps, comme valeur inhérente à la condition humaine, elle remet en question l’idéal du sujet autonome et indépendant, parangon de la réussite dans un système promouvant le « rêve américain » qui, selon la narratrice, nous fait croire que nous pouvons tout avoir (86). D’autre part, en insistant sur l’importance des gestes du quotidien, tenus pour acquis et invisibilisés par les scripts dominants, elle redéfinit ce qui est visible et ce qu’on peut en dire, rejoignant ainsi la dimension politique de l’esthétique telle qu’elle a été définie par Rancière. Enfin, il est possible de soutenir que l’écriture et la publication de ce récit dédié « aux gens du pays » (9) constituent en elles-mêmes des actes de care, dans la mesure où Ru fonctionne à la fois comme une marque de solidarité avec les oubliés, les laissés-pourcompte, et comme un soin réparateur, apaisant, tant pour le pays d’origine que pour le pays d’accueil.

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