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La question de l’ethnoréception dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer de Dany Laferrière

Fabien Pillet

1 En 2007, la justice belge s’est vue saisie, comme nous l’a appris Le Figaro du 10 décembre 2012, d’une demande d’interdiction de la bande dessinée Tintin au Congo. Selon le plaignant, l’ouvrage est une œuvre raciste et offensante qui doit, pour ces motifs précis, être retirée de la vente. Au bout de cinq ans de procédure et après avoir épuisé tous les recours, l’accusateur fut, précise le quotidien français, débouté. La bande dessinée d’Hergé peut continuer d’être vendue dans son pays d’origine, la Belgique. L’accusation venait d’« un citoyen congolais et résident belge » (Cesbron), soit d’un citoyen de l’ancienne colonie portant plainte dans le pays ex-colonisateur contre un ouvrage datant de l’époque coloniale. La version définitive de Tintin au Congo fut en effet publiée en 1946, soit 14 ans avant l’indépendance congolaise. Ce qui a blessé et outré au premier chef l’accusateur, c’est bien entendu la représentation véhiculée par un auteur belge des Congolais, c’est-à-dire la manière dont l’Autre — le colonisateur — le voyait lui et/ou ses compatriotes — les colonisés. Son origine influença directement sa lecture de la bande dessinée et motiva son dépôt de plainte.

2 Cet exemple introductif illustre le fait que si la position temporelle ou, si l’on préfère, l’époque ainsi que la culture et la langue d’origine d’un lecteur jouent un rôle déterminant sur sa réception d’une œuvre, ses positions sociale et politique l’influencent également de manière non négligeable. C’est avec les ouvrages coloniaux et postcoloniaux, à savoir avec des textes mettant directement en récit, à l’image de Tintin au Congo, l’impérialisme occidental et l’asservissement des Noirs par les Blancs, que cela se remarque avec le plus d’évidence. Un lecteur noir ex-colonisé (ou dont les aïeux étaient des indigènes sans droits ou presque) d’un ouvrage colonial n’aura pas la même lecture qu’un blanc ex-colonisateur (ou dont les ancêtres étaient citoyens du pays colonisateur) en fonction non pas de son ethnie1, mais de la position sociale et politique liée à celle-ci. L’expression avec le plus d’évidence ne signifie pas de manière exclusive. La domination d’une ethnie sur une autre et la question sociopolitique liée à l’appartenance ethnique demeurent fortement présentes dans le monde contemporain, occidental comme non occidental. Elles se retrouvent ainsi mises en récit dans nombre de romans contemporains. La production comme les réceptions de ces derniers sont partiellement2 influencées par la position sociopolitique et, en lien avec celle-ci sans qu’il ne s’agisse en rien d’une essentialisation, par l’ethnie de l’auteur et celles de ses différents lecteurs.

3 Dans le présent article, ce phénomène sera examiné principalement du côté de ces derniers à travers une étude de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer (ci-après abrégé CFA3). Ce roman de l’auteur québécois d’origine haïtienne Dany Laferrière raconte une histoire « inverse » de Tintin au Congo, soit celle d’un Noir vivant dans un univers citadin majoritairement blanc. L’analyse portera aussi sur les différents procédés textuels utilisés pour mettre en récit la question ethnique dans ce roman. Elle permettra de poser, dans un second temps, la question théorique de la légitimité et de la place à accorder, au sein de l’ensemble des études de réception, à ce type particulier de réception littéraire que l’on choisira d’appeler, faute de meilleur terme, l’ethnoréception.

L’importance des choix narratifs

4 Appelé Vieux par son colocataire Bouba, le narrateur du roman de Laferrière présente certaines similitudes avec l’auteur : il est Noir, il est écrivain — il écrit et tente de parvenir à rédiger un roman — et enfin il vit lui aussi à Montréal. Le roman est écrit à la première personne. Ce choix narratif tend à renforcer chez le lecteur l’identification du narrateur à l’auteur. Le lecteur tend à croire, souvent à tort, que l’écrivain utilise son narrateur comme l’émetteur de sa propre pensée. Dans CFA, le narrateur ne peut se confondre complètement avec l’homme-Laferrière. Nombre d’allusions au Coran et à sa lecture attestent de l’appartenance des protagonistes à la confession musulmane. Or cette religion est absente ou quasi absente du pays d’origine de l’auteur. Haïti est dominé par les cultes vaudou et catholique. Le choix de faire de ses personnages noirs des musulmans possède une double fonction. Outre celle de permettre au lecteur de distinguer clairement l’homme-Laferrière de son narrateur, il offre également la possibilité au romancier d’« oppos[er] le mode de vie spirituel prôné par la religion musulmane et celui, tout matérialiste, que valorise et propage la culture blanche de l’Amérique du Nord » (Miraglia 124), créant ainsi l’écart le plus important possible entre ses deux personnages masculins et ses protagonistes féminines de la bonne société anglophone montréalaise, exclusivement blanche et chrétienne.

5 Les personnages du roman sont également tous anonymes. Miraglia le souligne fort bien en affirmant que « les personnages de Laferrière sont des types sans nom, sans identité propre, fondés essentiellement sur l’imaginaire culturel nord-américain » (129). Cet anonymat permet à l’auteur d’avoir des protagonistes à même d’« incarn[er] les mythes, les clichés, les stéréotypes du Nègre et de la Blanche » (129). Autrement dit, Laferrière a construit un récit à la première personne mettant en scène les possibilités de relations entre deux groupes de personnages qu’absolument tout oppose — le genre, la couleur de peau, la religion, la position sociale, la culture et enfin la langue — dans une grande ville nord-américaine d’aujourd’hui.

6 Ce choix d’un narrateur homme noir et musulman, c’est-à-dire appartenant clairement à un groupe déterminé, pour parler de femmes blanches et chrétiennes, donc d’un autre groupe déterminé, fait de CFA un texte exemplaire pour analyser la manière dont un soi parle d’autrui. Ce rapport du je à l’autre dans le roman peut être étudié sous l’angle ethnique, ou sous l’angle sexuel, ou encore sous l’angle social et économique. Si les trois sont complètement imbriqués et possèdent leur importance, le plus probant, celui qui subsume les deux autres, est l’angle ethnique. On l’observe autant avec le titre de l’œuvre, très explicite, qu’avec l’épigraphe, une fausse mention de l’article 1 du code noir de 1685 affirmant que « Le Nègre est un meuble » (CFA 9)4. Dès lors se posent les questions de savoir comment le narrateur (et derrière lui l’auteur) parle des Blancs et comment il les distingue sémantiquement des Noirs.

La sémantique ethnique

7 Laferrière place la thématique ethnique au cœur de son premier roman. Il n’est pas exagéré d’affirmer que les stéréotypes interethniques constituent l’ossature de son récit. Les termes employés par le narrateur pour parler des gens de son ethnie comme de ceux de l’autre ethnie, blanche et chrétienne, revêtent, au vu de l’omniprésence de cette question au sein du roman, une importance capitale. Le premier élément frappant pour le lecteur concerne l’emploi systématique du mot Nègre plutôt que Noir.

8 Dans la bouche du narrateur, Nègre ne s’oppose pas uniquement à Blanc ou à Blanche, mais également et même surtout au nom commun « Occident » et à son adjectif dérivé, « occidental ». Dans la sémantique duale de CFA, le Nègre est celui qui est toujours extérieur à l’Occident même lorsqu’il vit à Montréal. L’« Occident » représente le monde des Blancs; il est leur propriété exclusive. On peut même affirmer qu’Occidental pour désigner les Blancs constitue l’équivalent de Nègre pour les Noirs. En tant que ville occidentale, Montréal appartient au monde blanc. Il y a une incapacité de la part du Blanc à concevoir le Noir comme Nord-Américain, comme partie intégrante et légitime de la civilisation occidentale. Laferrière nous montre qu’un Blanc immigré de fraîche date est toujours, aux yeux des Blancs canadiens, plus Nord-Américain qu’un Noir petit-fils d’immigrés noirs. Ce passage du texte l’exprime fort bien :

— Tu viens d’où? me demande brutalement la fille qui accompagne Miz Littérature.
À chaque fois qu’on me demande ce genre de question, comme ça, sans prévenir, sans qu’il ait été question, auparavant, du National Geographic, je sens monter en moi un irrésistible désir de meurtre. Je la regarde dans sa jupe en tweed assortie d’un corsage blanc en tissu très fin. Il n’y a rien à faire, c’est une snob. Miz Snob.
— Tu viens de quel pays? me redemande-t-elle.
— Le jeudi soir, je viens de Madagascar. (114)

Le narrateur montre son irritation face au comportement de la femme blanche. Cependant, par une forme de lâcheté ou de fatigue, il se résigne à l’accepter et presque à s’en amuser, comme on peut l’observer avec l’expression « le jeudi soir ». Être Noir en Occident, même sur une terre largement composée d’immigrés comme l’Amérique du Nord, c’est ne jamais être totalement Occidental.

9 Occidental s’assimile à « Blanc », mais aussi à « civilisé » et Nègre s’assimile à « Noir » et à « sauvage, non-civilisé ». Il y a d’un côté ceux qui appartiennent à la civilisation et à la culture et de l’autre ceux qui appartiennent à la nature : « Le Nègre est du règne végétal » (CFA 25). En aucun cas, il n’est identifié à la culture. De ce fait, il n’est pas vu et envisagé comme un individu, mais toujours comme une espèce : « on ne parle jamais de tel tigre. On dit le tigre. C’est pareil pour les Noirs. On dit les Noirs. C’est une espèce. Il n’y a pas d’individu » (163). Lamontagne, en mentionnant ce passage, parle de « nier au Noir son humanité » (32) et Miraglia évoque, en se référant, elle, à l’épigraphe, une « chosification du Noir » (129). C’est sans doute exagéré par rapport au roman puisqu’à aucun moment, au sein du texte, le Nègre n’est assimilé à une chose comme un meuble, mais « seulement » à un être appartenant au règne animal ou, comme on vient de le voir, végétal. Cette conception des Nègres — sauvage, animal — par les Blancs explique l’attirance sexuelle des femmes blanches pour les Noirs. Le Nègre ne doit être bon qu’à une seule chose, à savoir baiser. Il ne s’agit pas d’entamer une véritable liaison amoureuse avec un Nègre. C’est socialement et culturellement trop dangereux. Rien que le penser est dangereux :

Peut-on rêver l’autre? Peut-on pénétrer le rêve de l’autre? L’Occident dit : territoire inconnu. Attention : danger. Danger d’osmose. Danger de véritable communication. Ce qui était une simple baise érotique pourrait bien devenir ... On a déjà vu des jeunes filles blanches, anglo-saxonnes, protestantes, dormir avec un Nègre et se réveiller le lendemain sous un baobab, en pleine brousse, à discuter des affaires du clan avec les femmes du village.(CFA 84)

Autrement dit, c’est la représentation blanche et dominante qui détermine les rapports ethniques et sociaux. C’est elle qui explique et justifie la position du Nègre. Il y a en Occident de la part des Occidentaux, donc des Blancs, une hiérarchie des ethnies et des sexes qu’il convient de ne pas bousculer. « C’est que dans l’échelle des valeurs occidentales, la Blanche est inférieure au Blanc et supérieure au Nègre » (CFA 48), affirme le narrateur. Les Noirs aussi gardent leurs distances. Ils ne cherchent qu’un contact physique avec les Blanches.

10 On pourrait croire jusqu’ici que Laferrière se montre critique envers les Blancs, mais indulgent envers les Noirs. Ces derniers ne feraient que subir ou, dans le cas de la sexualité, profiter. S’il montre comment les Blancs se comportent à l’endroit des Noirs, s’il dénonce leurs préjugés, il critique tout autant les Noirs qui se complaisent dans le rôle que les Blancs leur assignent en reproduisant avec zèle leurs clichés. Les Occidentaux les voient comme paresseux, peu cultivés et « objetssexuels », alors ils se comportent comme tels en y prenant (parfois) du plaisir. Le narrateur l’exprime explicitement dans ce passage :

Écoutez. Hier soir. J’étais dans un bar du centre-ville. Il y avait, à côté de moi, un Noir et une Blanche. Je connaissais le type. C’est tout juste s’il ne disait pas à la fille qu’il était un amateur de chair humaine, qu’il venait de la brousse, que son père était le grand sorcier de son village. Bon, on connaît la musique. Et moi, je voyais la fille hocher la tête, en extase devant un vrai de vrai, l’homme primitif, le Nègre selon National Geographic, Rousseau et Cie. (162)

Selon Lamontagne, ce passage exprime simplement le « fait que les Noirs sont des Occidentaux qui prennent plaisir à jouer au Nègre » (31). C’est en réalité plus dur que cela. Derrière le mode comique et l’amusement éprouvé par le protagoniste, il y a la description par le narrateur de la réalité des relations entre Noirs et Bancs dans l’Occident de la fin du XXe siècle, même dans un pays « ouvert » comme le Canada. Comme bon nombre d’autres relations, elles se définissent en termes de pouvoir. Aux Blancs le pouvoir intellectuel, politique, culturel et économique, aux Noirs — aux Nègres — le pouvoir sexuel. Ce phénomène a déjà été observé par la critique. Miraglia affirme que « les rapports sexuels Noir/ Blanche se traduisent aussi en termes de pouvoir, de domination » (130) et Benalil souligne que « si les Nègres sont socialement opprimés par les Blancs, ils comptent sur l’exploitation sexuelle des Blanches pour se faire tyrans à leur tour » (197).

11 Cependant, et c’est ce qui est essentiel à souligner, les pouvoirs les plus importants demeurent entre les mains des Blancs et leurs représentations dominent. « Le mythe du “Nègre Grand Baiseur” » est « l’unique expression de la supériorité du Nègre » (Miraglia 130-131). C’est pour cette raison que le narrateur dit « Nègre » plutôt que « Noir ». Noir est neutre, alors que Nègre décrit le Noir dans l’œil du Blanc (et surtout du Noir qui accepte d’être ce que le Blanc veut qu’il soit), c’est-à-dire la place sociale réelle du Noir en Occident. Le narrateur de CFA cherche précisément, à la différence de Bouba, qui sert de contreexemple, c’est-à-dire de Nègre qui se complaît dans la position assignée par les Blancs, à montrer qu’il n’y a pas de déterminisme. Le Nègre peut réussir en Occident, et c’est pourquoi le narrateur souhaite devenir écrivain. C’est le sens des nombreuses références à de grands artistes noirs.

12 La critique a insisté sur le fait que ces renvois à des figures afroaméricaines permettent d’abord l’ancrage du texte dans la réalité politico-culturelle nord-américaine et noire de l’œuvre de Laferrière. Miraglia parle de « l’américanité de [son] écriture » et du « mythe du rêve américain » (121 et 125). Benalil insiste sur le fait que ces références marquent « l’obsession maladive de l’Amérique » de Laferrière et son « identification à la cause québécoise » (206). Cependant, c’est Ursula Mathis-Moser qui montre le mieux l’importance de ces références en insistant sur la centralité de l’Amérique dans toute l’œuvre de Laferrière. Elle souligne que ce terme y est « loin d’être univoque. Il a comme corollaires les concepts d’américanité et d’américanisation et tend à confondre en lui des aires géographiques distinctes, soit les Amériques et les États-Unis » (81). L’appartenance de Laferrière, précise-t-elle, est une « appartenance à une Amérique plurielle » incluant le Québec, les États-Unis et Haïti (82). Il s’identifie et veut que son œuvre soit identifiée au continent américain : « Je veux parler du continent où je vis comme un type qui vit en France ou bien en Autriche et qui dit : “Je suis un Européen” » (Laferrière, cité par Mathis-Moser 83).

13 Au-delà de cette importante dimension d’ancrage géographique et culturel, ces artistes noirs représentent surtout des figures de l’émancipation sociale et ethnique par le talent. Cet aspect est essentiel sur le plan interne pour le narrateur comme pour les lecteurs, blancs ou noirs. Pour le narrateur et les lecteurs noirs, les références sont là comme des modèles5. Pour les lecteurs blancs, elles servent à montrer ou à rappeler que les Noirs peuvent être autre chose que des bêtes sexuelles et se placer du côté de la civilisation. Intitulé « On ne naît pas Nègre, on le devient » (169), le dernier chapitre de CFA le confirme. Derrière le Nègre de l’auteur québécois comme derrière la femme de Simone de Beauvoir — l’intertexte ou « la parodie » (Lamontagne 33), comme on voudra, est évident —, il y a une même réalité, à savoir celle d’occuper une place inférieure dans la société, choisie et déterminée par l’Autre, que celui-ci soit « l’homme » ou qu’il soit « le Blanc ». Mais il y a également la même possibilité, par le travail, la volonté et le talent, de s’en libérer en refusant la position assignée par l’ethnie ou le genre dominant. C’est ce que réalise ou plutôt espère réaliser le narrateur de CFA.

14 Il est également important de noter que l’intertexte beauvoirien n’est qu’un intertexte « clin d’œil », car si la question de la domination ethnique est centrale dans CFA, elle « en cache une autre », comme l’a montré Lori Saint-Martin, à savoir une domination et même une oppression de genre : « [le] discours antiraciste, véhiculé notamment au moyen de la parodie et de l’humour, s’accompagne d’un discours sexiste qu’il masque en partie, voire qu’il normalise » (54). Si le présent article vise à mettre au jour l’importance des réceptions littéraires selon l’ethnie, celui de Saint-Martin démontre l’intérêt que revêtent aussi, pour la compréhension des textes, les réceptions selon le genre.

La position sociale et géographique des individus selon leur ethnie

15 Dans son Atlas du roman européen, Franco Moretti défend l’utilisation de la géographie, plus précisément des cartes, pour étudier et comprendre l’évolution de la littérature européenne. Le critique italien démontre notamment à quel point la naissance en Europe de grandes métropoles au moment de la révolution industrielle du XIXe siècle a modifié non seulement les modes de vie, les comportements et les rapports sociaux, mais aussi la littérature. Par des exemples pris pour l’essentiel dans les œuvres de Balzac et de Dickens, Moretti illustre à quel point la « division sociale » des métropoles de Paris et de Londres, la manière dont l’espace y est « quadrillé », détermine et limite à la fois la narration et l’imaginaire romanesques du Réalisme.

16 Il est intéressant de reprendre l’idée du critique italien pour un roman comme celui de Laferrière, en remplaçant la classe sociale par l’ethnie6. La position des individus dans l’espace urbain d’une grande ville d’Amérique du Nord de la seconde moitié du XXe siècle est au moins aussi importante et déterminante pour l’écriture d’un roman postmoderne qu’elle l’est pour un roman réaliste dans l’Europe du XIXe siècle. CFA met en lumière la stricte séparation sociale des Noirs et des Blancs. Chacun demeure à sa place. L’espace des Blanches, ce sont les belles demeures et les beaux quartiers de Montréal; celui des Noirs, les cahutes des bas-fonds. Cette différence est très présente dans le texte. Sur le plan de l’habitat d’abord. Le narrateur et son colocataire — les deux Noirs du roman — logent dans « un abject taudis que le concierge a refilé à Bouba pour 120 dollars par mois » avec une « chambre [qui] baigne dans une atmosphère moite et sombre » (CFA 12). Légèrement plus loin, le narrateur précise à propos des appartements que « [l]es vieux immeubles de la zone, s’ils possèdent une baignoire, n’ont pas de douche » (26-27). Cet univers s’oppose aux logements des Blancs. Laferrière le souligne clairement. Se trouvant dans la maison d’une des protagonistes blanches, le narrateur la présente comme suit :

Grande maison de briques rouges couvertes de lierre. Gazon anglais. Calme victorien. Fauteuils profonds. Daguerréotypes anciens. Objets patinés. Piano noir laqué. Gravures d’époque. Portrait de groupe avec cooker. Banquiers (double menton et monocle) jouant au cricket. Portrait de jeunes filles au visage long, fin et maladif. Diplomate en casque colonial en poste à New Delhi. Parfum de Calcutta. Cette maison respire le calme, la tranquillité, l’ordre. L’Ordre de ceux qui ont pillé l’Afrique. L’Angleterre, maîtresse des mers ... Tout est, ici, à sa place. Sauf moi. Faut dire que je suis là, uniquement pour baiser la fille. Donc, je suis, en quelque sorte, à ma place, moi aussi. (105)

Cette description du domicile (des parents) de Miz Littérature, qui rappelle Les choses de Georges Perec selon Lamontagne (35), est illustrative en ce qu’elle permet de saisir le contraste d’habitat entre Nègres et Blancs, mais également en ce qu’elle montre bien la position géographique et sociale dévolue aux individus dans la ville selon leur couleur de peau. Laferrière renforce le contraste par la longueur de la description, la magnificence des objets évoqués, ainsi que la très importante présence d’un symbole de la domination blanche comme le « casque colonial ». La Blanche est légitime, elle est « chez elle » dans ce quartier et cette maison. Le Nègre ne devrait pas être là : il fait tache dans le décor, il n’est pas « à sa place ». Il est simplement toléré par sa fonction. Si le plus souvent il s’agit d’exercer la profession de majordome, il lui appartient en l’espèce de pratiquer celle de « baiseur de fille blanche ».

17 À l’opposition des types d’habitation correspond évidemment une opposition des quartiers. L’« appartement crasseux » des Nègres se situe « rue Saint-Denis, près du Carré Saint-Louis. Un coin de clochards » (42), alors que les Blanches résident dans les beaux quartiers : « Elle [Miz Littérature] habite sûrement un immense appartement bien éclairé, bien aéré, bien parfumé, à Outremont » (27). On vient de voir ce qu’il en était. Dans le texte, il est aussi précisé que Miz Sophisticated Lady, une autre protagoniste blanche, est « une fille de Westmount » (86)7. La mention de ces quartiers montréalais — Outremont, Westmount et le Carré Saint-Louis — constitue « un élément culturel tout à fait québécois » qui parle au « lecteur averti » (Miraglia 130), dans lequel « le Québécois francophone se reconnaît » (Lamontagne 34). Ce dernier sait que « Westmount (au sommet d’une colline) représente la puissance économique des Anglais au Québec » et que la « classe ouvrière québécoise se trouve dans les quartiers au pied de la colline » (Miraglia 130). Si l’on regarde une carte de Montréal, on s’aperçoit très bien que le Carré Saint-Louis se situe bien au bas de la colline du parc du Mont-Royal. Cette dernière organise en partie l’espace de la métropole du Québec, séparant les êtres, leurs lieux de vie, en fonction de leur classe sociale, mais surtout de leurs origines et de leur couleur de peau. Non seulement cette ségrégation sociale influe sur le récit et l’écriture même du roman, mais elle est également fondamentale pour ses diverses réceptions.

L’ethnoréception de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer

18 Si l’on se demande à quel public s’adresse l’auteur Laferrière, on remarque qu’il s’agit d’abord d’un public québécois. Outre le fait que le roman fut publié pour la première fois chez un éditeur (vlb éditeur) relativement peu diffusé en Europe, il est truffé de références et allusions qui ne sont pas immédiatement compréhensibles aux non-Québécois8. La mention des quartiers de Montréal en constitue un bel exemple. Ensuite, on peut se demander si le public visé est, comme Laferrière luimême, noir ou alors, comme la majorité de la population québécoise, blanc.

19 La force du roman de Laferrière réside précisément dans le fait qu’il s’adresse aux Noirs et aux Blancs et que le même texte leur parle différemment. Cela a été anticipé plus haut lors de l’examen de la sémantique ethnique. CFA invite ses lecteurs blancs, et théoriquement plus privilégiés socialement, à considérer le « Nègre » comme un individu capable d’invention, de créativité. Il leur propose de dépasser les clichés issus du colonialisme, qui renvoient le Nègre du côté de la nature, de la bête sexuelle. C’est tout le sens des références aux grandes figures afroaméricaines de la musique et de la littérature. Et il enjoint aux Noirs, toujours théoriquement plus défavorisés socio-politiquement, de ne pas se complaire, à l’image de Bouba, dans un rôle stéréotypé assigné par les Blancs, mais de devenir eux-mêmes. Alors que les Blancs se fondent sur « le mythe du Nègre animal, primitif, barbare, qui ne pense qu’à baiser [...] » (49), Vieux devient écrivain et rêve d’être le « meilleur écrivain nègre », de devenir le « jeune écrivain noir de Montréal » (97).

20 Par le fait qu’il s’adresse différemment et consciemment aux Noirs et aux Blancs, CFA permet de démontrer qu’il existe bien une lecture différente selon l’ethnie. Cela ne signifie en rien que la lecture « blanche » du roman serait inaccessible aux Noirs et inversement. Bien au contraire. Un essentialisme ou un racialisme aussi étroit est absolument indéfendable et ne saurait être de mise. Cela veut simplement dire que le message que choisit de transmettre l’auteur est différent et que la réception de son texte l’est également. Le concept de lecteur implicite (Impliziter Leser) développé par Wolfgang Iser permet de bien comprendre le phénomène. Selon ce critique allemand, le sens de chaque texte, et plus particulièrement de chaque roman, est construit à la fois par les mots du texte, par ce que celui-ci dit, et par le travail du lecteur à travers ce que le texte ne dit pas, ce que l’auteur choisit de ne pas dire. Iser qualifie ce lecteur d’implicite car il n’est pas « réel », il « n’est pas ancré dans un quelconque substrat empirique, il s’inscrit dans le texte lui-même. [...] [Il] est une conception qui situe le lecteur face au texte en termes d’effets textuels par rapport auxquels la compréhension devient un acte » (70). La particularité et l’aspect fascinant de CFA viennent précisément du fait que ce roman propose un lecteur implicite blanc et un lecteur implicite noir, dont la compréhension ou, plus exactement, l’interprétation est différente. Le passage suivant l’illustre fort bien :

— Qu’est-ce qui te prend de faire cette vaisselle maintenant?
— Ça te dérange?
— Pas vraiment.
— Tu lis? Oh, sorry!
Le pire, c’est qu’elle est réellement peinée. La lecture est sacrée pour elle. En plus, un Nègre qui lit, c’est le triomphe de la société judéo-chrétienne! La preuve que les sanglantes croisades ont eu, finalement, un sens. C’est vrai, l’Occident a pillé l’Afrique, mais CE NÈGRE EST EN TRAIN DE LIRE. (CFA 43)

Le lecteur implicite blanc observe dans ce passage comment le narrateur noir joue avec le complexe colonial occidental, lié précisément à sa culture judéo-chrétienne, en mettant en contraste avec une ironie amère le pillage de l’Afrique, les sanglantes croisades et l’apport aux Noirs de la lecture. Le lecteur implicite noir, quant à lui, souligne et s’amuse à la fois du complexe des Blancs face à l’histoire coloniale et de leur besoin permanent de se rassurer, notamment par le fait qu’ils ont amené quelque chose de sacré pour eux, comme la lecture.

21 Avec ces deux lecteurs implicites, CFA présente une double adresse ethnique qui permet « d’aider le Blanc, ainsi que le Noir dans une certaine mesure, à se débarrasser de l’arsenal complexuel qui a germé au sein de la situation postcoloniale » (Beauquis 11). C’est en effet cette double adresse ethnique qui fait du roman de Laferrière une œuvre postcoloniale. Durant l’époque coloniale, seuls les auteurs blancs parlaient et affirmaient leur Vérité, sur eux-mêmes et sur les Autres, c’est-à-dire les Noirs. De plus, ils ne s’adressaient qu’à une seule ethnie. Il n’y avait qu’un lecteur implicite possible et les lecteurs réels visés étaient systématiquement des Blancs européens. Les Occidentaux avaient le monopole de la parole, du récit et donc de la conception du monde ainsi que du rôle assigné aux individus. On utilisait les stéréotypes, mais on ne jouait pas avec eux. On n’avait pas, ou très peu, de complexes à l’endroit des Noirs. Les choses ont commencé à changer en fait peu avant la décolonisation, juste après la Seconde Guerre mondiale9.

22 Dans Qu’est-ce que la littérature?, un texte de 1948, Sartre évoque les « Blancs vus par les yeux des Noirs » (99), c’est-à-dire une réception ethnique. Il distingue, à propos du romancier afro-américain Richard Wright, une lecture et un « contexte » blancs opposés à une lecture et un « contexte » noirs. Ne disposant pas encore du concept de lecteur implicite, Sartre parle exclusivement dans son ouvrage des lecteurs réels noirs et des lecteurs réels blancs. Il évoque les deux contextes de lecture ainsi : « chaque ouvrage de Wright contient ce que Baudelaire eût appelé “une double postulation simultanée”, chaque mot renvoie à deux contextes; à chaque phrase deux forces s’appliquent à la fois, qui déterminent la tension incomparable de son récit » (103)10. Cette remarque est fort intéressante. Pour la première fois sans doute — il convient tout de même de se montrer prudent à ce propos —, Sartre défendait l’idée d’une double réception ethnique d’une œuvre, voulue et pensée par un auteur. Malheureusement, son idée arrive au bout d’un raisonnement qui tout au long semble affirmer le contraire. Même si cela est déjà fondamental, Sartre n’a fait qu’entrevoir l’intérêt d’une ethnoréception. Il importe ainsi de partir de sa réflexion, mais d’aller plus loin en posant la question de la légitimité de cette dernière pour la littérature contemporaine.

L’ethnoréception, sa légitimité et sa place dans une théorie globale de la réception littéraire

23 Sartre commence « Pour qui écrit-on? », la troisième partie de Qu’estce que la littérature?, en affirmant que si « [à] première vue [...] on écrit pour le lecteur universel », cela n’est en réalité pas le cas, tout simplement parce que celui-ci n’existe pas. Ainsi, ajoute-t-il, « qu’il le veuille ou non et même s’il guigne des lauriers éternels, l’écrivain parle à ses contemporains, à ses compatriotes, à ses frères de race ou de classe » (87-88). Tout auteur cherche à atteindre un public précis. Un écrivain s’adresse principalement, voire exclusivement, à un public proche de lui aussi bien sur le plan temporel que socioculturel.

24 On ne s’intéressera pas à ce que dit le philosophe sur le plan temporel, mais uniquement à ce qu’il affirme sur le plan socioculturel et ethnique. Personne ne doute que les auteurs s’adressent en premier lieu à des lecteurs réels proches d’eux, à leurs frères de race ou de classe. Cela ne signifie pas pour Sartre, comme on vient de le voir, que d’autres lecteurs ne puissent pas lire et apprécier une œuvre. Cependant, le fait que celle-ci ne leur soit pas destinée par l’auteur amenuise l’intérêt de leur réception, non seulement aux yeux de l’écrivain, mais dans l’absolu. En effet, avant d’en venir à la « double postulation simultanée » ethnique dont on a parlé plus haut, le philosophe écrit à propos de Wright que celui-ci ne s’adresse « [c]ertainement pas à l’homme universel [...] [et que] s’il se montre heureux de l’accueil que l’Europe réserve à ses livres, il est manifeste, cependant, qu’il n’a pas songé d’abord, en les écrivant, au public européen » (100-101)11. Les Européens ne peuvent en fait pour Sartre pas totalement le saisir, car Wright « s’adresse aux Noirs cultivés du Nord et aux Américains blancs de bonne volonté (intellectuels, démocrates de gauche, radicaux, ouvriers syndiqués du C.I.O.) » (101). Les Européens blancs peuvent évidemment lire l’auteur noir américain, mais leur réception n’aura jamais selon le philosophe la même valeur qualitative que celle des Noirs américains à qui l’œuvre est, proprement, adressée12.

25 Deux raisons justifient le choix de partir ici d’un ouvrage critique relativement ancien, puisque publié peu après la guerre. La première est qu’il s’agit, précisément, de l’une des plus anciennes évocations d’une réception littéraire variant selon l’ethnie. La seconde tient au fait que la conception sartrienne de la réception apparaît représentative de ce qu’a longtemps pensé et que pense encore (trop) souvent la critique littéraire, à savoir qu’il convient de s’intéresser aux seuls lecteurs réels visés par l’auteur. Si ce point de vue était défendable dans l’immédiat après-guerre, et encore dans les années soixante-dix et quatre-vingt, soit à l’âge d’or de l’École de Constance et du reader-response criticism angloaméricain, il apparaît aujourd’hui caduc. La mondialisation économique et culturelle a complètement changé la donne. Les œuvres littéraires, du moins les plus importantes, sont accessibles grâce aux nouvelles technologies à chacun (ou presque) et partout (ou presque). Les lecteurs potentiels, et avec eux les différentes réceptions littéraires potentielles, se sont multipliés. Aucune de ces réceptions, y compris celles qui peuvent apparaître à première vue les plus éloignées culturellement, ne peut ni ne doit être aujourd’hui écartée a priori par la critique.

26 Hergé, comme le précise l’article du Figaro, avait été accusé de racisme de son vivant. Il avait répondu en avançant « que Tintin au Congo était une œuvre de jeunesse et qu’il fallait tenir compte du contexte historique » (Cesbron). En revanche, le bédéiste n’imaginait certainement pas un jour être lu, critiqué et même attaqué devant un tribunal de son pays par un Congolais. Cela ne délégitime pas — on ne se prononcera pas sur le bien-fondé d’une procédure judiciaire complète — la lecture du plaignant africain et la dimension de véritable réception contrapuntique qu’elle constitue. De même, le fait que Joseph Conrad écrivit Heart of Darkness exclusivement pour le public britannique blanc de 1899 ne délégitime ni ne rend moins intéressantes les lectures africaines ex-colonisées plus tardives de cette œuvre, à l’image de celle de l’écrivain nigérian Chinua Achebe (251-262). La présente étude du texte de Dany Laferrière a montré concrètement que le roman contemporain s’adresse quant à lui consciemment, et de manière engagée13, à différentes classes et surtout à différentes ethnies ou « races », si l’on reprend le mot employé par Sartre.

27 CFA reçut d’ailleurs une ethnoréception noire, notamment de la part d’universitaires et écrivains québécois d’origine haïtienne. Robert Berrouët-Oriol a consacré un article au roman dans un numéro spécial de Vice Versa en 1986. Il n’y voit pas une œuvre « de haute facture scripturale » et reproche à Laferrière de mettre l’enfermement au cœur de son récit : « l’enfermement, la nuit de l’enfermement, l’enfermement de la nuit. Enfermement des rapports, notamment sexuels, dans l’histoire tragique du délire épidermique. Enfermement/avortement de la fiction, flouée par le regard je schizophrénique, dans le regard de l’« Autre », regard du dédoublement et dédoublement du regard » (Berrouët-Oriol). Selon Jean Jonassaint, le succès du roman est surtout dû aux stratégies de l’éditeur et à l’intérêt nouveau du public québécois de 1985 pour les « différences culturelles » (Jonassaint 80, cité dans Oana Sabo 134). La première ethnoréception noire de CFA s’est ainsi montrée critique envers le roman. Si le lecteur blanc voit souvent dans le recours aux stéréotypes un jeu, une manière de dénoncer un certain racisme, le lecteur noir y voit parfois un enfermement de l’auteur. Les premières réceptions « québéco-haïtiennes » de CFA permettent ainsi de confirmer la pertinence du concept d’ethnoréception ainsi que la réalité de la double adresse ethnique des romans postcoloniaux.

28 De manière plus large, Nathalie Courcy a consacré un article à la réception de l’œuvre de Laferrière dans son ensemble, à travers une analyse de « 67 articles de journaux et de revues littéraires » parus au Québec entre 1985 et 2002 (54). Elle parle d’une « réception ambivalente » (58) de cette dernière. Si certains critiques l’admirent, d’autres soulignent que Laferrière manque « de profondeur dans ses analyses de la société haïtienne » (59). Toutefois, Courcy ne relève pas ce qui apparaît comme essentiel, à savoir que la seule critique sur le fond vient de Jonassaint, soit de l’unique Québécois d’origine haïtienne qu’elle cite (59). Les autres auteurs qu’elle mentionne à ce propos, soit Beaulieu, Bordeleau, Tremblay et Martel, voient principalement dans le manque volontaire de profondeur de l’analyse de la société haïtienne une « façon toute particulière » de toucher les lecteurs, sous-entendu des Québécois très majoritairement blancs et sans lien particulier avec Haïti, le choix d’un style littéraire simple et direct (60). Une fois encore, le concept d’ethnoréception permet d’expliquer, en partie du moins, pourquoi la réaction de Jonassaint à l’œuvre de Laferrière est différente de celle de ses collègues.

29 La critique actuelle doit envisager la question de la réception de manière kaléidoscopique, c’est-à-dire plurielle, variant selon la relation temporelle (ce qu’elle fait fort bien depuis longtemps) mais aussi (ce qu’elle fait moins et depuis moins longtemps) sociale, culturelle et politique qui unit le lieu et l’époque de production aux lieux et aux époques de réception des textes littéraires. Elle doit se montrer capable d’intégrer, pour les œuvres anciennes comme pour les œuvres les plus contemporaines, principalement postcoloniales, cette pluralité réceptrice. Le présent article démontre concrètement l’intérêt d’une telle intégration à la fois par le concept d’ethnoréception et par son utilisation dans l’étude de cas d’un roman contemporain. L’intégration de la multiplicité réceptrice ne signifie donc ni tomber dans le relativisme ou l’essentialisme, ni complexifier inutilement la question de la réception. Au contraire, elle signifie simplement enrichir les études littéraires et comprendre dans toute leur complexité les textes analysés.

Note de L’Auteur

Le présent article est tiré d’une communication orale originale de l’auteur présentée le 20 juillet 2013 à Paris à l’occasion du XXe Congrès de l’Association internationale de littérature comparée (AILC), panel « Ethnoliterature and Ethnopoetics » organisé par les professeurs Christian Moser (Bonn) et Markus Winkler (Genève). Il en constitue une version très largement révisée, augmentée et actualisée.

Ouvrages Cités
Achebe, Chinua. « An image of Africa: Racism in Conrad’s Heart of Darkness », dans Robert Kimbrough (dir.), Joseph Conrad Heart of Darkness: An Authoritative Text, Backgrounds and Sources, Criticism, New York, Norton, 1988 [1975], p. 251-262.
Beauquis, Corinne. « De Fanon à Laferrière : des types en stéréo », Initial(e)s, vol. 20 (2005), p. 3-23.
Benalil, Mounia. « La fictionnalisation de la négritude dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer de Dany Laferrière : ses au-delàs et ses limites », Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, vol. 32, no 1 (2007), p. 192-211.
Berrouët-Oriol, Robert. « Négrophilie, schizophrénie ou les avatars de l’errance urbaine », Vice Versa, no 13-14 (février-avril 1986), p. 58-59. En ligne : http://berrouet-oriol.com/uncategorized/pages-retrouvees/ (consulté le 21 mars 2018).
Cesbron, Mathilde. « Tintin au Congo n’est pas raciste, selon la justice belge », Le Figaro, 10 décembre 2012. En ligne : http://www.lefigaro.fr/bd/2012/12/05/03014-20121205ARTFIG00713--tintin-au-congo-n-est-pas-raciste-selon-la-justice-belge.php (consulté le 23 novembre 2017).
Le Code noir : recueil d’édits, déclarations et arrêts concernant les esclaves nègres de l’Amérique, 1685. En ligne : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/amsudant/guyanefr1685.htm (consulté le 21 août 2018).
Courcy, Nathalie. « La culture haïtienne au Québec : interaction ou confrontation? Étude de la réception critique de l’œuvre de Dany Laferrière », dans Monique Moser-Verray (dir.), Les cultures du monde au miroir de l’Amérique française, Québec, Presses de l’Université Laval, 2002, p. 53-70.
Dumontet, Danielle. « Relations Caraïbe / Québec ou comment les intellectuels haïtiens redéfinissent le discours social et littéraire québécois », dans Jean-Marc Moura et Véronique Porra (dir.), L’Atlantique littéraire : perspectives théoriques sur la constitution d’un espace translinguistique, Hildesheim, Olms Verlag, 2015, p. 97-123.
Ekotto, Frieda. Race and Sex across the French Atlantic: The Color of Black in Literary, Philosophical and Theater Discourse, Plymouth, Lexington Books, 2011.
Iser, Wolfgang. L’acte de lecture : théorie de l’effet esthétique, trad. de l’allemand par Evelyne Sznycer, Bruxelles, Mardaga, 1985.
Jonassaint, Jean. « L’avenir du roman québécois serait-il métis? À corps joie de Alix Renaud / Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer de Dany Laferrière », Lettres québécoises, no 41 (1986), p. 79-80.
Laferrière, Dany. Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, Paris, Le Serpent à Plumes, 2010 [1985].
Lamontagne, André. « “On ne naît pas Nègre, on le devient” : la représentation de l’autre dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer », Quebec Studies, vol. 23 (1997), p. 29-42.
Mathis-Moser, Ursula. Dany Laferrière : la dérive américaine, Montréal, vlb éditeur, 2003. Miraglia, Anne Marie. « Dany Laferrière, l’identité culturelle et l’intertexte afroaméricain », Présence francophone, no 54 (2000), p. 121-139.
Moretti, Franco. Atlas du roman européen, (1800-1900), trad. de l’italien par Jérôme Nicolas, Paris, Seuil, 2000.
Office québécois de la langue française. Le grand dictionnaire terminologique. En ligne : http://www.granddictionnaire.com (consulté le 26 mars 2018).
Pillet, Fabien. Vers une esthétique interculturelle de la réception, Heidelberg, Universtätsverlag Winter, 2016.
Sabo, Oana. The Migrant Canon in Twenty-First-Century France, Lincoln, University of Nebraska Press, 2018.
Saint-Martin, Lori. « Une oppression peut en cacher une autre : antiracisme et sexisme dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer de Dany Laferrière », Voix et Images, vol. 36, no 2 (2011), p. 53-67.
Sartre, Jean-Paul. Qu’est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard, 1976 [1948].

Notes

1 Faut-il parler d’ethnie ou utiliser plutôt le terme race? Le titre du roman peut inciter à choisir le second. Il convient donc de s’entendre sur les définitions. Le mot race est présenté ainsi dans le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française (OQLF): « Regroupement arbitraire d’êtres humains qui se distingueraient par des traits physiques communs héréditaires, généralement la couleur de leur peau, sans égard à leur culture ou à leur pays d’origine. » Une note précise : « Le terme race, en raison de son évolution et de son caractère scientifiquement non applicable chez l’espèce humaine, est perçu par certains comme étant porteur d’une charge péjorative. Son utilisation, en parlant des êtres humains, tend à disparaître des discours officiels. On préférera dire, par exemple, un homme noir, une femme blanche, un Asiatique. » Le mot ethnie en revanche est présenté dans le même dictionnaire comme suit : « Groupe humain présentant une unité culturelle (indépendamment de la structure héréditaire) » et encore : « Groupe naturel d’individus que rapproche un certain nombre de caractères de civilisation, linguistiques, culturels, etc. » (en ligne). En raison du fait que le mot race est « porteur d’une charge péjorative », le mot ethnie a été préféré dans le présent article.
2 Le terme partiellement doit être souligné. À aucun moment il ne s’agit d’affirmer ou simplement de prétendre que l’ethnie et l’histoire personnelle — sauf dans des cas extrêmes — déterminent toute la lecture des ouvrages dans lesquels la problématique ethnique et/ ou coloniale est présente.
3 L’abréviation de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer en CFA suit celle de Mounia Benalil.
4 La critique mentionne souvent l’épigraphe de CFA. Cependant, à notre connaissance (car il convient de se montrer prudent), personne n’a encore relevé que l’article 1 du Code noir de 1685 mentionné par Laferrière ne dit nullement que le Nègre est un meuble. Voici l’article 1er : « Voulons que l’édit du feu Roi de Glorieuse Mémoire, notre très honoré seigneur et père, du 23 avril 1615, soit exécuté dans nos îles; ce faisant, enjoignons à tous nos officiers de chasser de nosdites îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels, comme aux ennemis déclarés du nom chrétien, nous commandons d’en sortir dans trois mois à compter du jour de la publication des présentes, à peine de confiscation de corps et de biens. » Laferrière se réfère en fait à l’article 44. Celui-ci ne dit pas que « le Nègre est un meuble » mais, ce qui revient presque au même en l’espèce, que les esclaves le sont : « Déclarons les esclaves être meubles et comme tels entrer dans la communauté [...] » (Code noir). La seule mention trouvée rappelle simplement que Laferrière a modifié l’article 44 (Ekotto 50).
5 Miraglia mentionne le rôle de « modèles » que revêtent pour le narrateur « aux prises avec l’écriture de son premier roman » les écrivains afro-américains Chester Himes, Dick Wright et James Baldwin (126). Elle souligne aussi de manière très intéressante les thèmes (sexe et races) unissant clairement le narrateur-écrivain de Laferrière à Himes (128-129). Ce rôle de modèle possède également, comme il est démontré ici, une importance pour le lecteur, que celui-ci soit Noir ou Blanc.
6 Nous avons eu l’occasion de procéder à une analyse spatiale du même type avec le roman Heart of Darkness de Joseph Conrad. Voir Pillet (322-328).
7 Miraglia note avec pertinence que Miz Littérature et Miz Sophisticated Lady, les deux Blanches dont le lieu d’habitation est précisé dans le roman — Westmount et Outremont —, sont les deux « filles avec qui s’accouple le nègre de Laferrière », soit le narrateur (130).
8 Il faut préciser que ce point n’a évidemment pas échappé à la critique. Miraglia souligne ainsi « le recours à l’onomastique et [...] l’accumulation de référents textuels suggestifs » et elle souligne que d’autres critiques avant elle, comme Gilles Marcotte, ont eux aussi observé cette profusion de références québécoises renforçant l’américanité et la québécité de Laferrière (123). Afin d’éviter tout malentendu et toute confusion, il faut rappeler ici que pour Laferrière américanité et québécité, sans être absolument identiques, vont de pair dans la mesure où il « se consid[ère] comme “écrivain américain” tout court [et qu’]il part du fait que Petit-Goâve, Port-au-Prince, New York, Miami et Montréal se trouvent sur le même continent » (Mathis-Moser 82).
9 On pourrait objecter ici qu’Haïti est indépendant depuis 1804, et qu’il n’y a de ce fait pas de lien particulier avec la Seconde Guerre mondiale et le processus de décolonisation qui s’en est suivi. Néanmoins, cette objection est discutable dans la mesure où l’impact de la Seconde Guerre et de la décolonisation fut mondial. Le continent américain, y compris Haïti et le Québec, fut, même indirectement, touché et concerné.
10 L’expression baudelairienne de « double postulation simultanée » correspond à la « double adresse ethnique », mais sans la notion ethnique. Cette dernière apparaît préférable ici dans la mesure où, précisément, elle se montre explicite sur la dimension ethnique de la dualité réceptrice.
11 Nous avons cité cette phrase dans une précédente recherche. Le contexte et l’analyse sont évidemment différents. Nous mentionnons simplement la référence à cette recherche, au cas où le lecteur serait intéressé (Pillet 355-356).
12 Il convient de souligner la dimension paradoxale du propos de Sartre, même si une analyse complète de ce dernier dépasse le cadre du présent article. Le philosophe affirme en effet que les Européens blancs ne peuvent pas saisir complètement le propos de Wright et que leur opinion a moins de valeur que celle des Noirs américains, alors qu’il est lui-même un individu blanc et européen donnant son avis sur cet écrivain et sur son œuvre.
13 L’engagement est très présent dans le roman de Laferrière. Benalil commence d’ailleurs son étude par cette notion d’engagement. « Comment poser la question de l’engagement politique pour les littératures migrantes de la francophonie? » est la première phrase de son article (192). Miraglia parle de son côté d’une « [prise de] position par rapport à l’idéologie culturelle dominante pour s’inscrire finalement dans la lignée protestataire des écrivains afro-américains » (121).