1 Il ne fait nul doute que les études autochtones sont en vogue au Québec depuis quelques années. La visibilité de certaines problématiques sociales les mettant en cause un peu partout au Canada (femmes disparues ou assassinées, pensionnats, abus policiers, etc.), ainsi qu’un nouveau souffle dans les mouvements de revendication, comme celui de Idle No More, n’y est pas étrangère. Parallèlement à ces phénomènes proprement éthico-politiques, les artistes amérindiens québécois prennent de plus en plus la parole à travers des écrits, les arts plastiques, le cinéma et la chanson et s’engagent souvent politiquement et éthiquement, parlant à travers leur art. Le présent article cherche à contribuer à l’étude de ce renouveau artistique autochtone au Québec, en particulier dans le domaine de la littérature. Notre démarche souhaite contribuer à l’étude de la littérature amérindienne en utilisant plus spécifiquement quelques propositions de chercheurs hispano-américains1 (Antonio Cornejo Polar, Walter Mignolo, etc.) tout en tentant de les faire entrer en dialogue avec des intellectuels et critiques autochtones nord-américains (Daniel Heath Justice, Guy Sioui Durand, Jeannette Armstrong, etc.). Ce cadre théorique sera illustré tout au long de l’article à l’aide de l’œuvre de la poète Joséphine Bacon, et nous examinerons comment elle nous offre une réflexion profonde concernant la (dé)colonisation et ses enjeux éthiques dans ses deux recueils de poésie Bâtons à message / Tshissinuatshitakana, paru en 2009, et Un thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat, paru en 2013, et dans sa nouvelle « Nashtash va à la ville », parue dans le recueil Amun en 2016.
2 Tout d’abord, nous partirons de la constatation générale que l’espace américain constitue une configuration sociohistorique hétérogène dont les différentes communautés, qui possèdent leurs propres traditions culturelles, épistémiques et discursives, ont été mises en relation par l’entremise des grands projets coloniaux et nationaux. Lorsque l’on pense aux champs discursifs concernant les peuples autochtones, on ne peut donc ignorer cette hétérogénéité. Autrement dit, l’hétérogénéité dont nous parlons ici doit sa spécificité, comme l’affirme le critique littéraire péruvien Antonio Cornejo Polar (« El indigenismo y las literaturas heterogéneas », « Literatura peruana: totalidad contradictoria » et Escribir en el aire), au choc de mentalités diamétralement différentes, qui provoque toute une gamme de tensions et de conflits qui dérivent, d’un côté, du processus historique de conquête et de colonisation de cultures par une « rationalité » particulière déconnectée des populations locales et, d’un autre côté, de la dynamique de résistance de la part des peuples colonisés. C’est-à-dire que, dès les débuts de la présence européenne sur le continent, les idées, connaissances et techniques mobilisées dans les processus de contrôle des populations et de (re)construction sociale soulignent la distance pratiquement insurmontable avec les réalités locales. Et la résistance culturelle des peuples autochtones, qui jusqu’à aujourd’hui préservent leur identité, bien que certainement très transformée, a contribué à ce que cette dislocation ne se résolve pas (Cornejo Polar, « El indigenismo », « Literatura peruana » et Escribir en el aire).
3 Dans la perspective de l’hétérogénéité, les problématiques liées aux relations entre Autochtones et non-Autochtones, qu’elles soient politiques, sociales, culturelles, etc., ne se réduisent pas à la simple confrontation entre deux groupes séparés, mais bien à la coexistence de collectivités qui s’influencent de manière mutuelle et dont les relations sont médiatisées par le modèle colonial du pouvoir que l’on peut nommer colonialité (Quijano et Wallerstein; Mignolo, La idea de América Latina; Grosfoguel; Beauclair, « Épistémologies autochtones et décolonialité » et « Hétérogénéité et pensée frontalière dans la littérature amérindienne »). Les structures imposées par la colonialité 2 continuent à exister aujourd’hui et marginalisent de grands secteurs de la population de manière socio-économique, épistémique et subjective. La colonialité ne concerne donc pas seulement le pouvoir, mais également le savoir et l’être, établissant une différence coloniale, c’est-à-dire une différence basée sur la race, à travers laquelle on établit des hiérarchies linguistiques, épistémologiques, culturelles, politiques, etc. L’univers symbolique et les productions culturelles des premiers peuples américains ont donc aussi été bouleversés : assujettis à des cultures nationales institutionnalisées à partir des langues européennes, qui ont marginalisé les autres langues et visions du monde, et instrumentalisés par les processus de construction identitaire patriotiques qui ont dressé un portrait culturel des Amérindiens souvent imaginé à partir des cultures précolombiennes, rendant en partie invisibles les cultures autochtones vivantes.
4 Dans cet ordre d’idées, il ne fait d’ailleurs aucun doute que les processus de publication éditoriale des auteurs autochtones partout dans les Amériques sont imprégnés de cette « domination textuelle » (Martin, « Déconstruction de la domination textuelle des Autochtones »). En outre, cela transparaît à travers les langues, les genres et les thématiques privilégiés par les maisons d’édition, mais implique aussi l’utilisation de stratégies de la part des écrivains amérindiens afin de s’auto-représenter et se décoloniser dans les textes3. Ainsi, rendre compte de la colonialité ne mène pas à constater la victimisation ou le repli sur eux-mêmes des peuples autochtones mais, au contraire, comme nous l’avons évoqué, à relever une certaine mobilisation épistémique qui passe, entre autres, par des interventions écrites qui, au cours des siècles, ont laissé des traces de résistance indélébiles et qui, depuis quelques décennies, sont de plus en plus nombreuses et importantes. La notion d’hétérogénéité est donc d’une utilité analytique non négligeable puisqu’elle admet la vitalité de visions du monde distinctes qui coexistent et s’influencent dans une approche non dialectique4.
5 Le parcours et les écrits de Joséphine Bacon nous semblent bien illustrer la coexistence hétérogène des cultures dans lesquelles elle a évolué et les tensions qui peuvent en découler. Poète, parolière et documentariste innue qui travaille dans le milieu de la culture depuis les années 1970, Bacon s’est d’abord fait connaître par sa participation à la production de nombreux documentaires, dont ceux d’Arthur Lamothe, en tant que consultante, traductrice et « voix hors champ ». Plus tard, dans les années 1990, elle a elle-même réalisé un documentaire pour l’ONF intitulé Le petit grand européen : Johan Beetz. Avant de publier ses poèmes dans des recueils signés de sa main, elle a participé à l’écriture de chansons en innu et à l’écriture de recueils de poésie collectifs en plus d’enseigner l’innu-aimun, sa langue maternelle, pendant de nombreuses années. Son premier recueil de poésie, Bâtons à message, a reçu un très bon accueil autant de la critique que du public et a mérité le Prix des lecteurs du Marché de la poésie de Montréal en 2010. L’Université Laval lui a également décerné un doctorat honoris causa en anthropologie en 2016 et elle a remporté le prix Ostana en 2017, soulignant les qualités artistiques d’un auteur qui représente sa langue maternelle dans un contexte où cette langue doit être défendue face à une langue dominante.
6 Ce dernier prix, en lien avec l’utilisation de la langue innue, n’est pas sans venir apporter de l’eau au moulin de l’analyse que nous faisons de sa poésie. En effet, les deux recueils que Joséphine Bacon nous propose nous mettent d’emblée devant la différence coloniale en étant écrits en innu et en français. Comme l’affirme Henzi, l’utilisation du français peut être comprise comme une stratégie de réappropriation du discours afin de rendre visible la culture innue. Bacon l’évoquait elle-même lors d’une entrevue : « La langue française est devenue importante quand j’ai commencé à travailler dans la culture, dans les récits, pour la diffusion de notre culture et de notre langue aussi » (cité dans Henzi 95). Ainsi, l’utilisation du français ouvre une brèche vers un public plus vaste, mais il nous semble que la présence de l’innu est d’une importance encore plus grande, rendant visible cette langue « étrangère » sur son propre territoire, et provoque un sentiment qui peut aller de la curiosité à l’inconfort devant cette langue trop peu connue de la société québécoise majoritaire.
7 Bacon nous montre une hétérogénéité assumée dans l’énonciation de ses poèmes et elle nous met devant l’importance de faire référence à la réalité d’une culture dans sa propre langue, du fait que certains mots restent en innu dans les poèmes en français. Ainsi, elle invite le lectorat francophone à plonger dans sa langue et sa culture à travers les pages de ses recueils. Et l’on constate, dès la lecture du titre de son premier recueil, Bâtons à message, que nous sommes invités à nous défaire de nos expectatives littéraires habituelles, à aborder son œuvre à partir d’une hétérogénéité qui est également textuelle et à la lire et l’interpréter depuis l’interaction sémiotique entre l’écrit, l’oral et le tshissinuatshitakana. Ce type d’interaction sémiotique complexe a bien été cerné et problématisé par les études coloniales hispano-américaines dans les années 1980 et 1990. On a proposé, dans un premier temps, un déplacement conceptuel depuis la catégorie de « littérature hispano/latino-américaine coloniale » à celle de « discours de l’époque coloniale » (voir Mignolo, « La lengua, la letra y el territorio »; Zamora; Adorno; Poupeney Hart) puis, dans un deuxième temps, l’introduction de la notion de sémiosis (Mignolo, « La lengua, la letra y el territorio », « Colonial Situations, Geographical Discourses and Territorial Representation » et « Semiosis colonial »).
8 Ainsi, d’un côté, la notion de discours, dont la composante orale est implicite, a permis de concevoir les textes autochtones dans toute leur pluralité, en dialogue avec la tradition orale, et de considérer que les typologies littéraires occidentales étaient parfois inadéquates. D’un autre côté, la sémiosis cherche à considérer d’autres systèmes de signes non discursifs à proprement parler, tels les pétroglyphes, tissages, quipous, wampums, bâtons à message, écrits sur écorce de bouleau ou écriture glyphique, susceptibles d’intervenir et de donner de nouvelles orientations aux textes. L’artiste wendat Guy Sioui Durand souligne d’ailleurs ce trait des littératures autochtones dans sa critique d’un des livres de Maurizio Gatti en soutenant que c’est « la substance imaginante, préhistorique et historique (les pétroglyphes, wampums, codex et les littératures orales transcrites) qui fonde l’imaginaire artistique et, conséquemment, la littérature contemporaine des Indiens d’Amérique » (Sioui Durand 185).
9 La sémiosis permet aussi d’inclure dans les spectres d’analyse d’autres médias artistiques liés à la parole et à l’image, par exemple le slam, la chanson, le rap, le cinéma, l’art visuel et la bande dessinée. Toutes ces expressions se croisent et s’influencent de manière plus ou moins directe, formant les mailles de l’étoffe culturelle amérindienne, et produisent des réseaux de significations. Cette épaisseur de la textualité autochtone « impose » une approche herméneutique plurielle, une herméneutique pluritopique, comme l’a soutenu Walter Mignolo (« Semiosis colonial »), ou une « multi-layered hermeneutic[s] », comme le disait la critique littéraire Renate Eigenbrod (5). Cela implique que le locus d’une culture historiquement étrangère rend problématique l’interprétation de celle-ci avec les outils d’une autre culture, et il est donc nécessaire de créer des horizons de sens qui n’appartiennent pas nécessairement à une culture particulière afin de « converser » avec les textes et d’agir de manière (auto)critique. Ainsi, l’exercice herméneutique se doit de prendre en considération que l’interprétation d’un texte devrait se faire, dans la mesure du possible, en dialogue avec les sujets provenant des cultures mêmes dans lesquelles les textes sont produits. Cela implique que l’exercice herméneutique puisse devenir un lieu de rencontre interculturel susceptible d’ouvrir un terrain de décolonisation épistémique.
10 L’écrivain et critique littéraire Pierre Ouellet, dans un article de la revue Inter, art actuel, illustre bien cette ouverture herméneutique plurielle en utilisant le prisme du bâton à message de Bacon comme outil d’interprétation non seulement dans sa lecture du recueil du même nom, mais également dans l’analyse de productions d’artistes en arts visuels. Ainsi, à travers cette métaphore évoquée par Bacon, Ouellet déchiffre des installations de l’artiste Richard Robertson, qui montrent la sacralité du territoire et l’écocide qui y est perpétré :
Ouellet nous offre donc une lecture croisée entre l’œuvre de Bacon et les installations de Robertson et en fait ressurgir le message profond affirmant qu’elles nous invitent à ralentir la course du progrès pour laisser la place au beau, à la nature, à la simplicité :
Il est donc possible de comprendre que Bacon nous offre une œuvre qui permet de souligner les tensions entre des visions du monde distinctes, l’une moderne tendant à une course effrénée vers le progrès et le contrôle des ressources, de la nature, et une autre mettant l’accent sur l’existence d’un point de vue ontologique autre qui ne fait pas de distinction entre nature et culture, humains et non-humains. Les tensions que nous avons soulignées jusqu’ici — tensions linguistiques, textuelles et épistémiques — nous mènent à constater que cette auteure manifeste non seulement une hétérogénéité certaine qui cadre avec la conceptualisation que nous en avons faite, mais également une pensée frontalière décoloniale.
11 Comme nous venons de l’évoquer, le concept de pensée frontalière (Mignolo, Local Histories/Global Designs et La idea de América Latina) nous semble des plus intéressants pour comprendre, de manière générale, certains des processus amérindiens de production discursive et la décolonialité qui s’y manifeste et, de manière plus particulière, les écrits de Joséphine Bacon.
12 La pensée frontalière assume les tensions de l’hétérogénéité et se positionne depuis la différence coloniale pour critiquer la modernité/ colonialité plutôt que de la nier ou de l’ignorer. En d’autres termes, comme l’affirme Cornejo Polar, elle se manifeste à travers des sujets qui manient différents codes qui, bien qu’ils se manifestent dans une seule instance discursive, non seulement ne se confondent pas, mais gardent une certaine autonomie (« Una heterogeneidad no dialéctica » 842) et, de cette manière, soulignent les tensions dues à la coexistence de différents modes de pensée, de différentes épistémologies dans un même espace et dans un même sujet. Ainsi, la pensée frontalière passe par la conscience d’un locus frontalier à la limite entre l’intérieur et l’extérieur de la modernité, qui a la possibilité de déployer une épistémologie critique envers l’hégémonie occidentale, sans non plus la nier (voir Mignolo, « Local Histories » et La idea de América Latina).
13 Ainsi, les discours autochtones arrivent à critiquer et à désarticuler le discours hégémonique occidental à travers, notamment, l’expression de ce que la colonialité a tenté de taire — les langues autres et les manières autres de voir et de comprendre le monde ainsi que la transmission des connaissances sur celui-ci — et la subversion des stéréotypes persistants dans les manières de représenter les Premières Nations. C’est-à-dire que l’espace épistémique autochtone qui a été obscurci par la colonialité se manifeste et bouleverse le discours hégémonique lorsque les sujets autochtones s’expriment depuis la différence coloniale et rendent visible leur propre vision du monde et des interactions qui ont lieu à l’intérieur de celui-ci, tout en assumant leur part de modernité. Les discours autochtones peuvent ainsi engendrer une désarticulation de la colonialité et créer un espace discursif désaliénant : une éthique de la décolonialité.
14 Plusieurs chercheurs d’origine autochtone provenant de l’Amérique du Nord incarnent et transmettent d’ailleurs cette pensée frontalière à l’intérieur du milieu universitaire tout en promouvant la vision du monde de leur communauté d’origine. De la sorte, comme le souligne Thibault Martin (« Normativité sociale et normativité épistémique »), une « science autochtone » est en construction depuis une trentaine d’années dans l’espace anglophone de l’Amérique du Nord, et ce, à partir de diverses disciplines comme l’anthropologie, la sociologie, l’histoire, la philosophie, la littérature, etc. Conséquemment, si la décolonisation est un enjeu sociopolitique important en répondant à la colonialité du pouvoir, elle est également un enjeu épistémologique d’envergure en cherchant à répondre à la colonialité du savoir. Le critique littéraire cherokee Daniel Heath Justice exprime clairement cette position en affirmant que les peuples autochtones ne doivent pas seulement militer sur les plans économique et politique pour de meilleures conditions de vie, mais également mobiliser un militantisme de l’imaginaire afin de se réaliser hors des mensonges et des stéréotypes coloniaux (109).
15 À notre avis, la poésie de Bacon nous offre une pensée frontalière qui rend visibles une langue et une pensée autres tout en assumant sa part de modernité. Bien qu’elle passe par la langue et la culture littéraire occidentales, elle positionne son locus d’énonciation dans une culture « non moderne » basée sur une éthique qui inclut les non-humains et qui accepte que les arbres parlent et que certains éléments de la nature fassent partie de la parenté :
16 Ainsi, le titre de son premier recueil incarne une posture claire : le recueil est un bâton à message qui non seulement sert de point de repère symbolique ou imaginaire pour son peuple, mais aussi informe de la situation culturelle de son auteure un public plus large et stimule la réflexion sur le dialogue entre Autochtones et non-Autochtones. Comme le dit Laure Morali : « Joséphine Bacon plante ses bâtons, au beau milieu du lac gelé de l’indifférence, pour affirmer que son peuple est bel et bien vivant, ici. » Ce bâton à message semble vouloir ouvrir une brèche vers la réconciliation : « Les tshissinuatshitakana offraient donc des occasions d’entraide et de partage. À travers eux, la parole était toujours en voyage » (Bacon, Bâtons à message 7). De la sorte, bien que ne perdant pas de vue une forte affirmation de la différence coloniale, ce voyage de la parole semble nous porter vers un rapprochement entre les peuples mais, pour en arriver jusque-là, il passe aussi par une mise en lumière des terrains plus houleux et sombres de l’histoire. De cette manière, dans son premier recueil, Bacon évoque la tentative d’assimilation forcée qu’elle a subie et le paradoxe qui en résulte :
Puis, dans son deuxième recueil, elle va encore plus loin et nomme les gestes coloniaux qu’elle et les siens ont subis, mais aussi la résilience et la résurgence :
Dans un sens, la poète nous met devant la nécessité d’une réconciliation personnelle, d’une guérison des blessures infligées par la colonialité, afin d’en arriver à une réconciliation avec les autres.
17 Bacon nous invite avec elle à faire, à travers les mots, le voyage de retour vers la toundra, un des lieux de ses racines culturelles :
Bien des poèmes de ces deux recueils nous font voyager dans un univers évoquant la transmission du savoir par l’oralité, l’importance des éléments, des animaux et des maîtres des animaux, les particularités d’une culture dont la vision ontologique du monde ne trace pas de frontière entre la nature et la culture et dans laquelle l’être humain, ici l’Innu, vit une relation consubstantielle avec la terre, avec son territoire.
18 La tradition orale joue d’ailleurs un rôle de premier plan et se voit, en particulier, par la présence importante des verbes dire et raconter ainsi que l’évocation des récits traditionnels dans un grand nombre des poèmes des deux recueils de Bacon :
Mais les éléments et les animaux eux aussi racontent, les êtres non humains participent au savoir; la terre, le territoire, est également une personne autre qu’humaine; on la rencontre, on est son ami. L’écrivaine okanagan Jeannette Armstrong évoque d’ailleurs cette idée en affirmant que la langue de son peuple provient du territoire :
Cette idée de connexion directe avec le milieu environnant à travers la langue est aussi exprimée par certains poètes autochtones d’Amérique latine qui évoquent les possibilités rituelles de la poésie en convoquant les animaux et autres éléments de la nature à travers l’usage d’onomatopées dans leurs poèmes. Roberto Viereck écrit à ce propos :
Ce lien entre la langue et l’environnement nous met devant ce que nous nous risquerions à nommer une « écopoétique » autochtone et nous ouvre une fenêtre sur une cosmovision autre, une éthique écocentrique (voir Beauclair, « Épistémologies autochtones et décolonialité »). Cependant, nous sommes aussi devant une transmission du savoir qui a été ralentie, voire perdue par certains, et Bacon nous dit qu’il importe d’y revenir malgré les blessures subies :
19 Ce dernier poème semble illustrer une prise de conscience mettant en jeu toute une gamme de conflits intérieurs propres à un sujet individuel, mais en même temps liés à des problématiques sociales, migratoires, environnementales et culturelles plus grandes. Le portage, qui à l’origine était une étape permettant de se rendre à des lieux fertiles, à un territoire où chasser, à un endroit où se reposer, devient ici un sentier symbolique vers la rémission.
20 Les deux premiers vers indiquent cette prise de conscience, ce réveil, la réalisation du temps gaspillé : « Ton réveil bouscule la vie / Les minutes ressemblent à des heures perdues ». Les vers suivants marquent la tristesse de la voix poétique, une tristesse qui passe aussi par les éléments (la pluie) et le suprasensible (l’invisible) : « Gouttes de pluie où s’amalgament / Tes larmes silencieuses / Et s’entremêle l’invisible ». Puis un chemin symbolique, ce sentier de portage qui mènera à la sagesse des ancêtres des derniers vers : « Ton sentier devient un long portage ». Mais le sentier passe par une lutte personnelle pour recouvrer une conscience pure, une liberté et une identité propre : « Ton âme réclame une conscience pure / Ton cœur saigne la liberté blessée / Tes mocassins s’usent sur l’asphalte ». Ces « obstacles » évoquent sans doute la problématique de l’intoxication, les contraintes sociales imposées (réserves, lois sur les Indiens) et le déracinement d’individus qui ont migré à la ville. La dernière strophe nous met devant les problèmes écologiques et territoriaux des Premières Nations (pollution, exploitation de la terre, dérèglement des écosystèmes) : « Des plumes s’éloignent dans le ciel gris / Et se posent sur une terre menacée ». Recevoir la sagesse des anciens devient indispensable pour parcourir ce sentier vers la rémission, cela devient une survivance, c’est-à-dire la fusion entre survie et résistance (Gerald Vizenor, cité dans Henzi 53-54). Nous sommes devant un discours aux multiples tensions qui, sans prétendre à la résolution des problématiques qu’il soulève, nous mène à prendre conscience de la nécessité de changements profonds dans nos façons de vivre ensemble, entre humains et non-humains.
21 Ce chemin parsemé d’embûches parcouru pour en arriver à un processus de guérison est d’ailleurs bien illustré dans la courte nouvelle « Nashtash va à la ville », dans laquelle la jeune Nashtash se réveille un deux du mois6 dans une maison imprégnée de la beuverie de la veille et décide de partir à la ville pour fuir son mal-être. Ce mal-être est résumé ainsi : « Mes grands-parents sont partis, pourquoi rester quand on a perdu l’enseignement, oublié son identité, changé ses valeurs? Les herbes ont poussé haut sur le chemin de portage qui date du temps du nomadisme des miens. La rivière ne me parle plus. La bouteille a remplacé le gibier de mon enfance » (155-156).
22 Arrivée à Montréal, Nashtash se joint à un groupe de « squeegees » au centre-ville, puis tombe entre les griffes d’un proxénète après s’en être amourachée. Bien qu’elle réussisse à le fuir et à retourner dans sa communauté, cet épisode n’est pas sans évoquer les problèmes des femmes autochtones violentées et/ou disparues, qui sont encore bien présents dans l’actualité. Enfin, de retour dans sa communauté un deux du mois, Nashtash retourne chez elle et la nouvelle se termine sur ces mots : « Elle entre dans sa maison. Surprise, elle constate que tout est ordonné. Son amoureux est là, il a tout arrêté depuis son départ, il ne boit plus. “Il y aura aussi une tente à sudation”, lui dit-il » (159).
23 Le mal-être du début ne s’est pas évanoui, mais le voyage à la ville de Nashtash, provoqué par sa perte de repères culturels, met en parallèle la prise de conscience et le voyage intérieur de son amoureux face à son absence. Bien qu’ils ne parcourent pas le même sentier, ils se retrouvent au même point d’arrivée : le désir de guérir et de retrouver leur identité culturelle, leur spiritualité. Tout autant dans cette nouvelle que dans les poèmes précédents, Bacon jette un regard décomplexé sur les problématiques sociales vécues par les Premières Nations, sans chercher d’excuses, tout en faisant écho au « paradigme de la résurgence » tel que conceptualisé par le penseur mohawk Taiaiake Alfred (voir Paquet). En effet, Alfred affirme qu’une transformation est nécessaire pour que les peuples autochtones puissent regagner une pleine liberté d’agir et de penser en dehors du colonialisme et que celle-ci passe, notamment, par une reconnexion avec le territoire et la revitalisation des principes qui ont été ceux des communautés autochtones dans le passé à travers la transmission de la culture traditionnelle et la pratique des activités sociales, spirituelles et familiales autochtones.
24 Pour terminer, cette incursion dans les écrits de Joséphine Bacon nous porte à croire que cette auteure représente assez bien la pensée frontalière conceptualisée par les études décoloniales, car elle prend la parole dans une langue autochtone, elle exprime une pensée autre et une autre façon de concevoir et de transmettre le savoir qui passe ici par une épaisseur textuelle qui va bien au-delà de la seule écriture. De plus, en évoquant la blessure coloniale, la prise de conscience et la nécessité d’une résurgence, d’une récupération de valeurs et de pratiques liées à une ontologie écocentrique, Bacon évoque l’image figée du bon sauvage, mais vient la subvertir en montrant l’hétérogénéité de sa voix poétique, qui relève de deux univers culturels différents dont la dynamique tensive est assumée et, au final, rendue productive. Sa poésie n’est pas uniquement une expression littéraire propre émanant de la culture innue, mais également un geste décolonisateur qui montre que cette dernière existe dans sa propre langue, ses propres traditions et ses propres schèmes de pensée, et peut coexister dans une relation non hiérarchisée avec la modernité. Joséphine Bacon nous offre ainsi, à travers des mots d’une beauté singulière, un aperçu d’une décolonialité du savoir, c’est-à-dire un espace discursif dépouillé des structures coloniales qui médiatisent nos connaissances sur le monde.
25 En conclusion, les concepts théoriques exposés dans cet article nous paraissent encore peu connus dans les milieux universitaires de langue française et, de ce fait, pourraient donner un souffle intéressant aux études concernant les Autochtones au Québec. En ce qui nous concerne, il nous semble que les chercheurs intéressés par les littératures et, dans une vue plus large, par les textes et discours autochtones pourraient particulièrement en profiter. Évidemment, les réflexions menées autour des notions d’hétérogénéité, de sémiosis, de colonialité et de pensée frontalière n’ont pas été énoncées en vue de « révolutionner » l’étude des littératures et des discours autochtones au Québec, mais bien afin de stimuler les débats qui les concernent en y (ré)introduisant des catégories analytiques moins connues. En ce sens, il nous apparaît qu’un travail plus soutenu de comparaison et de collaboration avec les recherches concernant l’Amérique latine, dont la richesse des réflexions sur la diversité et les interactions culturelles et discursives est indéniable, est approprié pour penser la situation québécoise. Pour notre part, il nous importe de continuer à explorer les intersections entre les discours autochtones, qu’ils soient littéraires, politiques, historiques, etc., des diverses régions des Amériques afin de mieux comprendre les défis et les stratégies de décolonisation qui les habitent et comment ils peuvent s’enrichir mutuellement. De plus, comme nous l’avons souligné, un travail plus soutenu de comparaison et de collaboration entre les théories des chercheurs d’origine latino-américaine et celles des critiques autochtones nord-américains devrait être réalisé. Pour terminer, nous espérons que, malgré toutes les hétérogénéités qui la façonnent, on puisse aspirer à une Amérique unie et décolonisée.