Articles

« Le sentiment vif de créer » :

entretien avec France Daigle

Andrea Cabajsky
Université de Moncton

1 Romancière, dramaturge et journaliste, France Daigle est née à Moncton, au Nouveau-Brunswick, le 18 novembre 1953. Daigle a obtenu son baccalauréat ès arts de l’Université de Moncton en 1976. Elle est l’auteure d’une dizaine de romans d’avantgarde tels que La vraie vie (1993), 1953 : chronique d’une naissance annoncée (1995) et Pas pire (1998). Son dernier roman, Pour sûr (2011), se distingue par l’importance qu’il accorde au chiac, le français parlé du sud-est du Nouveau-Brunswick. Pris dans son ensemble, l’œuvre romanesque de Daigle démontre une préoccupation thématique pour l’urbanité, le cosmopolitisme, l’identité et la vie quotidienne. Daigle est la récipiendaire de nombreux prix littéraires, dont le Prix Pascal-Poirier (1991), le Prix Éloize (1998, 2002), le Prix France-Acadie (1998), le Prix Antonine-Maillet-Acadie Vie (1999, 2012) et le Prix littéraire du Gouverneur général (2012). J’ai interviewé France Daigle à l’Université de Moncton en mai 2013. Quoique tenue en français, l’entrevue paraît ici en deux versions, soit en version originale et en traduction anglaise1.

2 AC : Félicitations pour avoir remporté le prestigieux Prix littéraire du Gouverneur général avec Pour sûr. À l’instar des romans qui le précèdent dans votre œuvre, la forme de Pour sûr est tout aussi importante que son contenu. Mais cette fois, les dimensions de l’ouvrage sont tout à fait impressionnantes. Long de plus de 700 pages, Pour sûr s’inspire du chiffre douze. En effet, le récit est structuré selon le cube de 12 (123 ) et comprend 1 728 passages, soit le chiffre douze multiplié trois fois par lui-même. Où l’idée de Pour sûr est-elle née?

3 FD : Quand j’ai lu que le chiffre douze était symbole de la plénitude, j’ai trouvé ça amusant. Et 12 fois 12, je l’avais déjà un peu fait, alors j’ai pensé : « 12 fois 12 fois 12, c’est un défi plus imposant ». En fait, je voulais me donner un défi important. Il y a deux livres que j’ai lus avant d’entreprendre le livre. Le premier, c’était L’œuvre ouverte d’Umberto Eco. C’est un peu comme un essai sur la communication, mais je trouvais que ça s’appliquait bien aux genres littéraires qui m’attirent. Et l’autre, c’était d’Italo Calvino, Lezioni americane,qui disait que si les romanciers veulent continuer d’avoir une certaine importance (il disait bien le mot « pertinence », et je trouvais que c’était . . . pertinent), il ne fallait pas se gêner de se donner des projets un peu massifs, mais il fallait pousser l’audace ou la créativité du roman, en fait. Il fallait le faire sortir de ses cadres, d’une certaine manière. Alors, j’ai été inspirée par ces deux écrivains qui commentaient ainsi le roman, et je trouvais que j’étais due, faut croire, pour un projet assez massif.

4 AC : Vous vous êtes imposé des défis importants.

5 FD : Oui. Comme pour tous mes autres livres, je me donne une sorte de défi dans la structure du livre. Mais là, c’était un peu gros comme défi. Je me demandais même si c’était possible. Après une année d’écriture avec cette idée en tête, cette forme en tête, j’ai vu que c’était possible, mais je n’ai pas mesuré combien de temps ça allait prendre. À un moment donné, il faut que ça commence à se refermer, mais il n’était pas si évident de trouver toujours les bonnes choses à écrire. J’avais le goût de faire un livre qui s’imposerait, d’une certaine manière, si on peut dire.

6 AC : Peut-on dire que l’écriture de ce livre fut un voyage intellectuel?

7 FD : Je n’ai rien contre les autres livres que j’ai écrits, mais c’est comme si je sentais que c’était un peu décousu. C’est comme si je voulais mettre dans ce livre-ci un peu tout ce que j’avais pu apprendre en écrivant mes autres livres. C’est ce qui me fait dire que c’est le « sundae sur la cerise ». C’est comme si, avec tous mes autres livres, j’avais travaillé, exploré, mais là, finalement, j’avais tous les trucs qu’il me fallait pour faire le livre.

8 AC : Comme le chiffre douze, Eco et Calvino sont à la base de Pour sûr. Votre roman 1953 s’inspirait du livre Le degré zéro de l’ écriture de Roland Barthes, tandis que Pas pire s’inspirait des maisons astrologiques ainsi que de la forme et du comportement des deltas. Comment choisissez-vous les paramètres épistémologiques de vos romans? Vous inspirez-vous des textes que vous lisez au moment de l’écriture?

9 FD : Oui. À un moment donné, j’avais eu une résidence à l’Université de Moncton. Le but de la résidence était de voir comment le roman et l’informatique pouvaient cohabiter. C’était juste une exploration. Ça n’a pas donné quelque chose tout de suite. Mais, en fait, ça a donné Poursûr, parce que c’est là que j’avais lu Eco. En fait, ce livre-là, pour moi, poussé à l’extrême, serait un livre informatique. Il serait informatisable de la manière suivante : chaque fragment aurait deux possibilités de suite, donc tu en choisirais une, puis ça te mènerait à une autre et une autre. Donc, chacun le lirait d’une certaine façon différente. Et si j’avais à le refaire, je le ferais peut-être autrement. Il y aurait peut-être plusieurs versions possibles, et c’est pour ça que je me disais que, sous forme informatique, chacun pourrait y aller selon ses goûts. Mais je me disais : « Bon, il faut qu’il y ait une version écrite et ce sera celle-là pour le moment. »

10 AC : Dans Pour sûr, tout comme dans l’ensemble de votre œuvre, vous mettez l’accent sur l’aspect participatif de la lecture. Votre intention était-elle d’encourager le sentiment ou la conscience de participation chez votre lectorat?

11 FD : En écrivant ce livre, je me disais qu’il faudrait que le lecteur puisse lire et avancer dans la même sorte de surprise, ou de plaisir, que finalement moi j’avais à l’écrire. Je voulais que le lecteur aussi partage un peu la nouveauté ou juste le sentiment vif de créer, d’être dans quelque chose que l’on n’attend pas nécessairement.

12 AC : Avez-vous lu Ulysse de James Joyce?

13 FD : Non.

14 AC : Je pose la question, parce que les points de comparaison entre Pour sûr et Ulysse sont assez remarquables. Plus spécifiquement, les deux romans partagent des qualités homériques qui m’amènent à me demander si vous aviez l’intention d’écrire une épopée moderne.

15 FD : En fait, parmi les œuvres auxquelles j’ai pensé se trouve la Bible. Mais là, c’est strictement pour les chiffres. C’est presque graphique : les chiffres pour numéroter tel livre, telle section. À part cela, je n’ai pas voulu imiter le contenu de la Bible. Et l’autre livre auquel j’ai pensé, c’était de Georges Perec, qui se donnait toujours des contraintes assez magistrales. Perec, c’est un des importants du mouvement Ouvroir de littérature potentielle, ou OuLiPo. Il a écrit tout un roman, intitulé La disparition, sans la lettre « e ». Il a aussi écrit La vie mode d’emploi, où il a décrit la vie de chaque personne dans un bloc à appartements. Il se basait plus sur le casse-tête. Alors, à part la Bible, j’avais Perec en tête.

16 AC : Dans une entrevue avec Monika Boehringer en 2004, vous décrivez vos textes Sans jamais parler du vent, Film d’amour et de dépendance et Histoire de la maison qui brûle comme les composants d’une trilogie, « parce qu’ils sont clairement une sorte d’exploration de la forme » (87). Puis vous dites qu’à partir de La vraie vie, vous avez essayé « d’aller plus loin », c’est-à-dire « de passer au roman proprement dit » (87). Que voulez-vous dire par « le roman proprement dit »?

17 FD : Dans le roman, on sent qu’il y a une sorte de suite, une sorte de chronologie, même si elle est de travers. Normalement, tu ne l’ouvres pas à n’importe quelle page pour lire. Normalement, il y a aussi du dialogue. Mais là, j’avais un autre défi par rapport au dialogue. On pourra en reparler. Je ne considère pas avoir réussi à faire un roman avec une montée de tension dramatique, puis la résolution d’un dilemme.

18 AC  : Ceux et celles qui ont lu vos romans d’une manière chronologique peuvent voir que vous avez réalisé un voyage transformateur dans votre rapport au chiac, le français parlé de la région du sud-est du Nouveau-Brunswick. Si le chiac tient un rôle relativement modeste dans vos premiers romans, il est mis en vedette dans Pour sûr, qui fait de lui une langue digne d’être l’objet même de la littérature. Comment votre réflexion sur le chiac a-t-elle changé au fil des ans de sorte que Pour sûr devienne réalisable?

19 FD : Radical, le changement est radical. En fait, je suis en face d’une contradiction et je ne l’ai pas résolue nécessairement. J’ai été élevée en apprenant, comme bien d’autres, que la vraie langue, c’est le français. Le chiac, c’est un accident ou une négligence ou une paresse ou une défaillance, mais ce n’est pas la langue à promouvoir. C’est un sous-produit du français dans ce contexte-ci, dans cette région-ci. Donc, c’était négatif. Je ne me dirigeais pas vers l’écriture en chiac, pas du tout, tandis qu’autour de moi, il y avait des gens qui se gênaient moins de mettre des mots anglais ou d’écrire un peu à l’oral. Mais je ne voulais pas faire ça non plus. Ça m’a pris un, deux, trois . . . je ne sais pas combien de livres. J’en ai écrit six ou sept livres sans dialogue. C’était le blocage total, et je savais que je n’écrivais pas de dialogue parce que j’avais ce problème avec la langue à employer dans le dialogue. Pour moi, ça n’avait aucun sens de faire du dialogue en français standard, sauf quand ça pouvait s’appliquer. Mais faire parler les gens d’ici en français tout à fait correct, standard, c’était insensé. Un moment donné, on m’a invitée à faire des pièces de théâtre. J’en ai fait, donc là, j’ai glissé, parce que pour moi, le théâtre, ce n’est pas sérieux. Le théâtre, on s’amuse une soirée. Alors là, je me permettais de mettre du chiac — pas nécessairement du gros chiac —, mais je me suis comme apaisée par rapport à toute cette questionlà petit à petit. Même dans les quelques livres avant Pour sûr, il y a du chiac. Mais c’est quand même assez doux.

20 AC : À partir de Pas pire et de Petites difficultés d’existence?

21 FD : Oui, et ce n’est pas du gros chiac, mais un petit peu plus dans le dernier, Petites difficultés d’existence. Mais, bref, tout ça est sorti dans Pour sûr. Parce que, finalement, je me suis rendu compte parallèlement que le chiac, ce n’est pas juste une langue, c’est une mentalité. Mais la langue et la mentalité vont ensemble. Je ne pouvais pas séparer les deux.

22 AC : Pour que Pour sûr soit réalisable, il fallait que le chiac fonctionne comme un concept et non seulement comme un moyen de communiquer.

23 FD : Oui! Oui, parce que c’est ça tout le choc. On a là des gens intelligents, normalement intelligents, comme partout sur la terre, qui se promènent et qui ballottent entre deux langues et qui ne s’en font pas avec ça. Mais ils montrent que ça fonctionne. Et tout le temps dans l’esprit que, finalement, ils sont dans un trou par rapport à la langue, parce qu’ils n’ont pas une langue, ils en ont plusieurs.

24 AC : Avez-vous cherché, dans Pour sûr, à résoudre cette contradiction?

25 FD : J’espérais la résoudre pour moi-même, mais je ne l’ai pas résolue. C’est drôle, parce que la semaine dernière, je m’en allais en voiture et j’écoutais de la musique. C’était un vieux CD où j’avais mis beaucoup de chansons françaises que j’aimais, et je me disais : « Ah, il y a tellement de belles chansons », tu sais, les chansons françaises. Puis je me disais : « Je ne vais plus parler un mot de chiac de ma vie. » C’est comme si, tout à coup, je devenais totalement amoureuse de la langue française. Vingt-quatre heures après, j’étais avec un groupe de francophones. On parlait, et le chiac sortait naturellement. Pas plus que nécessaire. Mais ça faisait partie de qui j’étais et de comment je pouvais m’exprimer et de comment, il faut croire, je devais m’exprimer. Ce n’est pas que je ne connais pas le mot français. Mais, à certains moments, qui on est doit faire appel à ces mots-là, ces mots anglais. C’est très étrange.

26 AC : Vos personnages sont également pris dans l’évolution de leur propre rapport au chiac. J’ai à l’esprit une scène dans Petites difficultés d’existence où Carmen avoue à Terry que sa propre attitude envers le chiac a changé depuis la naissance de leur bébé, Étienne. Dans Pour sûr, elle demeure préoccupée par la question du chiac et du français standard. Vos personnages sont-ils, dans une certaine mesure, comme vos porte-parole, ou leur attitude envers le chiac leur appartient-elle?

27 FD : En fait, un jour, j’ai entendu une femme dire : « Ce n’est pas beau, les enfants qui parlent chiac. » À ce moment-là, j’ai réfléchi et je me suis dit : « C’est vrai. » À un moment donné, j’étais dans un avion. Devant moi, il y avait un homme et une jeune fille, une petite fille de quatre ou cinq ans. Alors on prenait l’avion. On s’en allait en Europe et il faisait noir assez vite. La petite fille était assise à côté du hublot et elle a dit à son père : « Ah, il fait noir! » Elle a dit : « C’est le jour et la nuit! » Bon, c’est tout simple comme mots, mais elle pouvait le dire correctement. C’était comme si c’était un don quasiment de dire : « C’est le jour et la nuit. » Et vraiment, quand cette femme-là a dit : « Ce n’est pas beau, un enfant qui parle chiac », ça m’a fait penser à cette petite expression-là, ce petit incident-là où je m’étais dit : « Oui, c’est quand même bien quand les enfants savent dire les choses avec les mots qu’ils doivent. » Alors, comment manœuvrer dans ce bassin linguistique? Le français devrait être un peu complet et fonctionnel et beau. Mais ça ne veut pas dire qu’il faut éliminer tous les mots anglais de notre culture quand même américaine et canadienne et anglophone. Alors, c’est un petit peu illusoire de penser qu’on peut vivre ici sans être touché par . . . oui, cette langue anglaise.

28 AC : Je pense à ce que Michel Tremblay a fait avec le joual. Pensezvous que les Acadiens du sud-est du Nouveau-Brunswick se trouvent dans une situation semblable aux Montréalais?

29 FD : Je n’y ai pas pensé comme ça et je ne vois pas nécessairement la parenté. Ça ne veut pas dire qu’il n’y en a pas.

30 AC : Il va sans dire que la réception de votre œuvre au Canada français est impressionnante. Mais il faut aussi souligner que votre travail est reçu de la sorte dans la région de l’Atlantique, en Amérique du Nord et dans bien d’autres régions. Pensez-vous que les attentes des lecteurs sont différentes selon les horizons d’où ils viennent?

31 FD : Pas vraiment, pas vraiment. Je pense que les gens hors Québec . . . comment dire . . . les lecteurs hors Québec sont un peu contents qu’un livre comme ça ait du succès parce que ça représente un petit peu toute la culture francophone qui n’est pas québécoise, mais qui travaille quand même à être.

32 AC : La réception de votre œuvre au Canada anglais, en particulier à Moncton, est-elle comparable à celle que vous avez en Acadie?

33 FD : Il faut être bilingue pour pouvoir un peu saisir qu’est-ce qui se passe avec mes livres. Les anglophones, ça reste « deux solitudes ». Je ne parle pas de la couche un peu éduquée ou intéressée à la littérature, il y en a un petit pourcentage. Mais en gros, je trouve que les Français lisent les Français, les Québécois lisent les Québécois, les Canadiens anglais lisent les Canadiens anglais. Je veux dire qu’on n’est pas tous des Kundera qui passent partout.

34 AC : Une demi-douzaine de vos romans ont été traduits en anglais, la plupart par Robert Majzels.

35 FD : Oui, sauf la première traduction, qui est de Sally Ross, d’Halifax.

36 AC : Oui, Sally Ross a traduit La vraie vie, publié en anglais sous le titre Real Life. Majzels a lui-même remporté en 2000 le Prix littéraire du Gouverneur général pour sa traduction de Pas pire, intitulée Just Fine. Sa traduction de Pour sûr, parue en juin 2013 sous le titre For Sure, faisait partie des finalistes du Prix littéraire du Gouverneur général en 2013. L’approche de Majzels à la traduction du chiac vers l’anglais a clairement changé d’un roman à l’autre. Le chiac occupe une place de plus en plus inhérente au tissu de ses traductions. Avez-vous discuté de l’évolution de son travail de traduction de vos romans?

37 FD : Oui, oui! Par exemple, avec Pas pire, il n’y avait pas beaucoup de chiac. Mais avec Petite difficultés d’existence, là, on a pu intégrer du français dans l’anglais et là, il a mis le même compte de mots. S’il y avait 12 mots anglais dans une telle section, il a mis 12 mots français dans la traduction. Peut-être pas aux mêmes endroits et pas les mêmes mots. Mais comme il n’y avait pas beaucoup de chiac, ça se faisait. Mais avec Pour sûr, il y en avait trop. Les Anglais peuvent en tolérer jusqu’à un certain point et ça se comprend. En tout cas, c’est le point de vue de l’éditeur, on va dire. Et moi, j’avais peur que s’il ne mettait pas assez de français, on oublierait que ça venait d’un milieu francophone. Mais finalement, en lisant la traduction, j’ai bien vu que le français est partout dans le livre. Il a fini par composer une espèce d’anglais un petit peu « Maritimer », mais pas trop, avec des verbes plus ou moins comme dans le chiac, tu sais, « j’avions, j’étions ». Donc il a joué avec les conjugaisons. J’ai hâte de voir comment ça va être reçu. Si ça pose trop de problèmes, je crois bien que les gens vont peut-être reculer. Mais c’était ça son défi à lui, de créer un anglais qui ne soit pas ordinaire.

38 AC : C’est un gros défi.

39 FD : À un moment donné, quand j’ai vu la traduction, j’ai pensé : « Ah, je ne vais juste pas m’en mêler. » Parce que le traducteur a beaucoup de choses à considérer quand il embarque dans un livre. Donc, si tu as quelqu’un qui vient derrière et qui dit : « Ah, ça, ça et ça », ça devient impossible. Je ne voulais pas m’en mêler. Mais finalement, en lisant, j’ai accepté sa manière en suggérant des choses ici et là.

40 AC : Selon le critique littéraire acadien Raoul Boudreau, l’Acadie est « doublement périphérique » par ses rapports au Québec et à la France (33). Le critique littéraire canadien-anglais Tony Tremblay estime que la réception de la littérature anglophone des Maritimes est principalement déterminée par les normes esthétiques imposées par le Canada central (36-38). Cette notion du « centre par rapport à la périphérie » est omniprésente dans la culture littéraire de la région, alors qu’elle semble largement absente de votre œuvre. Quel est votre sentiment à l’égard de cette « périphérie »?

41 FD : Je vois ça comme un ancrage. Nous sommes tous en périphérie de quelqu’un, mais nous sommes quand même ancrés ici. Il faut dire que toutes les références, comme dans Pour sûr, toutes les références à la littérature mondiale, à la France — moins au Québec, mais quand même quelques-unes —, je pense que tout ça, c’est pour montrer qu’on a beau être une périphérie, mais on n’est pas dans la brousse, là. On n’est pas au milieu de la jungle. Alors, j’en ai peut-être mis beaucoup. Tu sais, on dit que les femmes qui travaillent et qui ont une famille travaillent trois fois plus fort juste pour se prouver. C’est un petit peu ça, littérairement.

42 AC : J’ai à l’esprit, par exemple, les Zablonski, qui déménagent de Baltimore à Moncton. À leur arrivée, le sentiment que Moncton provoque chez eux est l’émerveillement. Il s’agit là d’un geste symbolique significatif.

43 FD : C’est un geste, mais ça, j’y crois aussi. J’ai quand même connu beaucoup de gens qui ne venaient pas de Moncton mais qui, vivant à Moncton, pouvaient en apprécier beaucoup de choses. Mais des fois, il faut l’écrire.

44 AC : En effet, c’est une déclaration que Moncton existe et qu’il y a ici toute cette vie culturelle. Zed écoute les CD des Païens tandis que Carmen lit la poésie de Gérald Leblanc.

45 FD : Oui, c’est ça. Il faut un peu frapper sur le clou pour le dire. Je me rappelle quand j’avais fait . . . je pense que c’était Pas pire, j’avais été en entrevue avec Marie-France Bazzo à Radio-Canada Montréal. Elle avait lu le livre et elle m’a dit : « Ah, mais moi, j’aimerais déménager à Moncton! » Ça m’avait fait plaisir dans le sens que bon, alors, on peut faire l’envie de quelqu’un. Ça, c’est majeur.

46 AC : J’aime beaucoup la ville de Moncton que vous imaginez dans Pas pire : la rivière Petitcodiac dans toute sa splendeur et la communauté juste à côté du parc du Mascaret.

47 FD : Oui, la petite communauté, oui. Mais il y a un terrain vide là. Ça fait des années que j’attends qu’ils construisent ma communauté! (rire)

48 AC : J’ai toujours soupçonné qu’il y avait là un message subtil pour nos politiciens.

49 FD : Oui! Oui! Pour moi, il y a un message, mais tu dois le capter. Tout ça, c’est une affaire d’argent. Mais, écoute, il y a quand même un grouillement dans la vie. Comme Dieppe, toute la manière dont Dieppe se développe, ça crée quand même une communauté vivante.

50 AC : Vos personnages, comme Terry et Carmen ou les Zablonski, vous laissent-ils tranquille d’un roman à l’autre, ou persistent-ils à vous venir à l’esprit?

51 FD : Tout est pas mal tranquille. On dirait qu’après Pour sûr, c’est calme. J’avais une espèce d’embryon d’un nouveau projet de livre, mais j’ai essayé de le repousser un peu. Et là, il n’y a rien. On dirait que tout est là.

52 AC : Aucun nouveau projet à l’horizon?

53 FD : On dirait que j’aimerais travailler sur quelque chose de nouveau, mais je ne sais pas quoi. Je ne me presse pas non plus. J’attends de voir comment ça va aller. Ce serait peut-être plus un jeu sur les deux langues. Mais là, j’écrirais pour tout le monde et pour personne, finalement. Tu ne trouves pas de public en écrivant dans les deux langues à la fois. Mais en même temps, il y aurait tout un « mix-match » à faire qui serait intéressant.

54 AC : Un autre défi?

55 FD : Oui, absolument, et on dirait que c’est plus par ça que je suis attirée. On va voir.

Ouvrages cités
Boehringer, Monika. « Le hasard fait bien les choses : entretien avec France Daigle », Voix et Images, vol. 29, no 3 (2004), p. 13-23.
Boudreau, Raoul. « La littérature acadienne face au Québec et à la France : une double relation centre/périphérie, », dans Madeleine Frédéric et Serge Jaumain (dir.), Regards croisés sur l’histoire et la littérature acadiennes, Bruxelles, Peter Lang, 2006, p. 33-46.
Daigle, France. 1953 : chronique d’une naissance annoncée, Moncton, Éditions d’Acadie, 1995.
—. For Sure, traduction de Pour sûr par Robert Majzels, Toronto, House of Anansi Press, 2012.
—. Just Fine, traduction de Pas pire par Robert Majzels, Toronto, House of Anansi Press, 1999.
—. Pas pire, Moncton, Éditions d’Acadie, 1998.
—. Petites difficultés d’existence, Montréal, Boréal, 2002.
—. Pour sûr, Montréal, Boréal, 2011.
—. Real Life, traduction de La vraie vie par Sally Ross, Toronto, House of Anansi Press, 1995.
—. La vraie vie, Montréal, l’Hexagone, et Moncton, Éditions d’Acadie, 1993.
Tremblay, Tony. « “Lest on too close sight I miss the darling illusion”: The Politics of the Centre in “Reading Maritime” », Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, vol. 33, no 2 (2008), p. 23-39.
Notes
1 Ma traduction. Je remercie mon assistante de recherche, Delaney Clarke, d’avoir préparé la version de travail de la traduction.