1 Ayant amorcé sa production littéraire avec la série des romans de l’enfance dont L’avalée des avalés (1966) constitue le premier jalon, Réjean Ducharme a entrepris avec L’hiver de force (1973) un cycle de romans dits « de la maturité ». Cette œuvre est en fait charnière, puisqu’elle a la particularité d’appartenir un peu aux deux cycles à la fois. Par leur fragilité, par leur volonté obstinée de ne rien faire et par leur incapacité à se tailler une place dans un monde qui les effraie, André et Nicole Ferron ressemblent à deux gamins qui refusent de vieillir; ils sont à la fois les enfants ducharmiens et les narrateurs adultes qui marqueront les romans de la seconde vague, comme eux marginaux et mal à l’aise socialement.
2 Bien que singuliers, tous les romans de Ducharme portent la signature de l’auteur : le jeu sur la langue, le mal-être des personnages ainsi que l’intertextualité rassemblent ces romans pourtant distincts dans un univers typiquement ducharmien, lequel a fasciné nombre de théoriciens. Les deux derniers romans, Va savoir et Gros mots, respectivement publiés en 1994 et 1999 chez Gallimard, présentent eux aussi cette tension entre l’altérité et la ressemblance. Bien qu’ils s’inscrivent précisément dans le cycle de la maturité, ils font toutefois écho à l’œuvre entière de l’auteur, dont les romans semblent s’appeler les uns les autres. L’analyse comparative des deux plus récents textes de Ducharme nécessite donc de conserver un regard d’ensemble sur sa production, dont les frontières sont poreuses.
3 Comme le mentionne Michel Biron dans L’absence du maître : SaintDenys Garneau, Ferron, Ducharme, « [c]hez Ducharme, le texte ne tient pas debout sans le personnage » (203). Celui-ci en constitue le nœud, l’ossature, et les principales recherches à son sujet se concentrent sur ses singularités : l’onomastique (Pavlovik 1987) et le jeu sur la langue (Laurent 1988) constituent les principales armatures de la critique. Dans le cas présent, les personnages se trouvent aussi au cœur de l’étude : Rémy et Johnny, Mamie et Walter sont tous « chargé[s] [. . .] de mettre le monde à l’épreuve d’une voix singulière » (Biron, L’absence du maître 203), une voix virulente et inquiétante. Cette inquiétude, abordée par Michel Van Schendel lors de sa conférence à l’Université de Montréal en réaction à la parution de L’avalée des avalés, n’a d’ailleurs jamais quitté les romans de Ducharme : il se dégage de toutes ses productions « un envers de peur, presque la crainte d’une fascination, d’un avalement » (Van Schendel 262). La critique s’est intéressée principalement aux premiers récits : certes, Élisabeth Nardout-Lafarge survole l’œuvre entière de Ducharme dans Une poétique du débris (2001) et Élisabeth Haghebaert se consacre en partie aux romans de la seconde vague (2007) mais, de façon générale, les dernières productions de l’auteur ont été beaucoup moins étudiées que ses premières publications. Considérant ce hiatus critique, l’étude comparative de Va savoir et de Gros mots permet de réévaluer la place de ces deux romans au sein du corpus ducharmien.
4 À la fois résonants et discordants, ces récits présentent l’un par rapport à l’autre d’importantes ruptures et similitudes : l’objectif est ici de soulever les singularités et les jeux d’échos qui instaurent une certaine tension, un tiraillement constant au sein des deux œuvres dès qu’elles se trouvent mises en relation. L’obsession de l’ailleurs et la figure du double rapprochent très certainement leur contenu; pourtant, la présence de l’enfance, centrale dans l’œuvre de Ducharme, ainsi que l’importance de la nature dans Va savoir distinguent fortement ce roman de Gros mots.
5 Dans ces romans, l’omniprésence de l’ailleurs, lequel est « de l’ordre de l’appel, de la tension entre manque et attirance » (Haghebaert 74), empêche la fixité du récit : ce tiraillement bloque toute linéarité puisque les événements se déroulent sur plusieurs fronts à la fois. Sur le plan thématique, cet ailleurs passe par une mise en scène de l’écriture : les lettres de Mamie et le cahier de Walter forment un récit second en parallèle du récit premier qui élargit le cadre narratif initial. En raison de la superposition des niveaux de fiction qui dédoublent la diégèse, les deux narrateurs sont à la fois ici et ailleurs.
6 Dans Va savoir, Rémi Vavasseur s’adresse à un « tu » absent et interpelle une destinataire muette dans une vaine tentative de communication. Le titre semble d’ailleurs renvoyer à cette insaisissabilité, « va savoir » étant une locution populaire qui exprime l’absence de certitude. Invisible et sans voix, Mamie le hante, elle le guide et le tourmente tout à la fois. De fait, Rémi cherche une approbation absente, oriente son existence selon les volontés imaginaires de sa compagne disparue. Il n’existe entre eux qu’un sporadique discours de papier, et ce dernier est tronqué : « je n’ai pas confiance, en tes déclarations même, en tes coquineries soudaines, où je sens un détraquement » (180).
7 Rémi cherche à outrepasser cette distance physique et psychologique qui le sépare de son amie : les pieds dans la Petite Pologne, ce lieu incertain qui emprunte des indices au réel sans exister vraiment, le narrateur a pourtant la tête et le cœur auprès de Mamie et de Raïa, qu’il appelle son Corps et son Âme (153) malgré la distance. Vincent GélinasLemaire soulève d’ailleurs la position ambivalente du personnage en raison de cette tension entre l’étranger et le limitrophe : « c’est le monde entier qui semble tourner autour du minuscule coin d’exil de Rémi et qui nargue les contraintes géographiques auquel [sic] il se trouve soumis » (45). Aux prises avec sa propre existence, loin de celle de Mamie, le narrateur évoque le voyage de sa compagne, imagine son avis sur l’avancement des travaux de rénovation, ressasse les missives qu’elle lui envoie autant que les souvenirs. Le récit se projette à l’extérieur et tend à rejoindre cette femme qui l’habite sans vraiment y être, de sorte que le récit premier passe au second plan : le moment présent, pour Rémi, devient pour ainsi dire une période d’attente, un état de transition qui le mènera éventuellement à Mamie. Ainsi, le personnage n’est jamais tout à fait ancré dans sa réalité puisqu’il navigue entre l’ici et l’ailleurs, entre le présent et le passé.
8 Gros mots gravite également autour d’un récit second qui inscrit le texte en dehors de ses propres frontières. Au contraire de Va savoir, cependant, le récit premier effectue une plongée au cœur d’un récit second : plutôt que d’interpeller un destinataire absent et donc de tendre vers l’ailleurs, Johnny se glisse, par la lecture, au cœur de l’intériorité d’un étranger. En ce sens, Haghebaert affirme justement que « le dépaysement [que l’ailleurs] implique n’est pas autre chose que le fait de se départir du pays qu’on a en soi pour entrer dans l’histoire d’un autre » (74). La lecture du journal intime de cet inconnu surnommé Walter permet au narrateur de quitter momentanément sa réalité.
9 Comme Va savoir, qui met en scène l’acte de lecture par le biais d’un échange épistolaire entre Rémi et Mamie, ce roman intègre un niveau de fiction supplémentaire par l’immersion dans le journal intime : il s’agit d’une plongée à l’intérieur d’un autre récit plutôt que d’une projection à l’extérieur. Par sa nature autoréflexive, le contenu du cahier permet au narrateur de Gros mots de s’introduire en lui-même en même temps qu’il pénètre dans l’univers de son alter ego parce qu’il s’y lit : « Moi comme autre voix, celle que je suis en réalité si je l’entends de l’extérieur, avec les autres » (19-20). C’est en se glissant au cœur de la pensée de Walter, et donc momentanément hors de lui-même, que Johnny peut s’observer avec recul.
10 Dans les deux romans de Ducharme, le rapport à l’autre, bien que fantasmé, transporte le récit dans l’ailleurs : chacun à sa façon, Rémi et Johnny n’occupent leur réalité que partiellement car ils s’introduisent dans une histoire qui ne leur appartient pas. Le narrateur de Va savoir est hanté par Mamie, vers laquelle il tend sans cesse; celui de Gros mots plonge dans le récit intime de Walter, qui est presque un calque de sa propre existence. Il y a donc une ubiquité narrative qui empêche le récit d’être circonscrit à la seule histoire du narrateur. Outre l’ailleurs métaphorique que constituent les écrits de Mamie et de Walter, Va savoir et Gros mots font aussi la représentation thématique du voyage et du mouvement. L’itinérance est un thème récurrent dans l’œuvre de Ducharme, tant par les errances des Ferron et de Johnny que par les promenades de Rémi : l’ailleurs est une fuite, une possibilité d’échapper à une angoisse qui naît, du moins en partie, d’un rapport problématique à l’espace.
11 Comme la lecture du roman de Balzac qui le ramène en Touraine (Va savoir 259), la lecture des missives transporte littéralement Rémi hors de sa propre réalité : « j’ai relu tes petites lettres, j’ai navigué sur les vagues endormies de ta petite écriture » (175). Les paysages exotiques, comme celui de cette « vraie ville mauresque, aux murs blanchis à la chaux, à la végétation africaine » (124), exportent le récit en dehors de la Petite Pologne, quartier situé à califourchon entre l’imaginaire et le référent au réel et qui appelle déjà, par son nom, au dépaysement. Bien que le cadre narratif soit circonscrit à un petit village de la campagne québécoise, les multiples digressions projettent le récit aux plus reculés confins du monde, et l’exotisme le colore grâce aux descriptions de Mamie et de Raïa.
12 Mais la découverte de l’ailleurs n’est pas seulement géographique dans Va savoir : sans aller bien loin, Fanie voyage à sa manière par l’imagination et le jeu. Elle s’invente une réalité dont le canot est un petit bout du monde (133) et, avec l’aide de Rémi, renouvelle sans cesse son environnement, ne serait-ce qu’en empruntant les sentiers d’« herbe écartante » (91) qui lui font quitter la banalité des chemins connus.
13 En faisant découvrir à l’enfant les grandeurs de cet univers qu’elle habite, Rémi la met au monde une seconde fois. Lui-même perçoit l’existence autrement : la relation entre l’adulte et l’enfant, pourtant si problématique dans les autres romans de Ducharme, crée pour ces personnages une réalité nouvelle, en-dehors de leur conception respective du monde : « je me sens et je la sens projetés ailleurs, happés dans un autre âge que le mien et le sien, une même émotion qui est un autre monde » (208). Si Mamie l’attire vers l’ailleurs en lui faisant oublier son présent, la petite Fanie lui permet en contrepartie de voyager sans disparaître : grâce à elle, il entrevoit la possibilité d’un ici merveilleux.
14 En fait, devant le malaise, Rémi ressent le besoin de raccorder l’ici et l’ailleurs, l’avant et le maintenant. La rénovation de la maison participe justement à cette nécessaire reconstruction de soi, dont elle est en fait l’allégorie. En la retapant, ce sont en quelque sorte ses propres fondations que Rémi tente de solidifier. S’il s’épuise dans les tâches manuelles et concrètes, s’il cherche sans cesse autre chose à faire, c’est parce qu’il ne peut plus se passer de se donner du mal (184) : c’est en s’activant sur place qu’il tente de freiner sa descente, de rattraper sa vie qui s’échappe en même temps que Mamie s’éloigne. Ce mouvement stationnaire est symptomatique de sa volonté de soulager l’absence de l’aimée et la mort de ses filles jumelles, comme si le fait de bouger perpétuellement l’empêchait de faire face à l’échec de son existence. Il a « entrepris ces travaux parce qu’ils sont impossibles, et qu’en réalisant l’impossible on sort de sa situation impossible, on se hisse au-dessus des possibilités de sa condition » (53-54). Il cherche à reprendre le contrôle de son existence qui s’étiole, mais n’arrive qu’à s’épuiser.
15 Plus concrètement, dans Gros mots, le personnage de Julien représente le déplacement perpétuel, voyageant pour le travail « à coups de milliers de milles, de motel en motel, roulant d’un conflit à l’autre » (13); les origines de la Petite Tare, « à moitié kabarde à moitié huzule des Carpates » (104), évoquent l’ailleurs; quant à Walter, ancien beatnik, il a recruté sa Too Much aux États-Unis (43). D’emblée, les personnages ouvrent donc le récit sur un ailleurs géographique très précis. Comme dans Va savoir, celui-ci n’est pas visité mais plutôt évoqué par l’entremise de personnages et d’anecdotes.
16 Davantage encore que le voyage au sens territorial, c’est le mouvement qui prend de l’importance dans Gros mots. Johnny est un personnage qui accumule les déplacements entre sa maison, celle de sa Petite Tare, le bar, la rue. Il enchaîne sans cesse les allers-retours : « Je pars après que j’ai fini de me lever, je reviens à la noirceur » (78). Jeune homme désabusé et marginal aux prises avec de grandes embrouilles sentimentales, il erre autant pour fuir son quotidien difficile que pour se rattraper lui-même. C’est parce qu’il ne connaît pas sa place au monde, parce qu’il est mal enraciné, que Johnny cherche une « rupture avec l’origine, ou [son] reniement, ou [une] prise de distance [. . .] par rapport aux racines et à l’univers connu » (Haghebaert 74).
17 Comme Rémi qui s’active incessamment autour de sa maison pour se reconstruire, Johnny ressent le besoin de bouger pour engourdir le mal. Et si le protagoniste de Va savoir vise la reconstruction de soi par le mouvement, les pérégrinations de Johnny ont pour but la découverte de soi : « Ce n’était pas pour rien que j’avais l’œil agité, le pied fourré partout. C’était pour me retracer, me recouvrer » (19). Les personnages cherchent à se raccorder avec leur propre existence par l’intermédiaire du voyage et du mouvement. Leur représentation thématique crée une tension entre l’ici et l’ailleurs, entre soi et l’autre.
18 La figure du double, en exposant une autre partie de l’être, permet une réorientation du rapport à soi et au monde. Comme la figure de l’ailleurs, elle pose un regard nouveau sur les choses parce qu’elle impose un certain recul, parce qu’elle provoque le détachement et modifie l’angle d’analyse. La figure du double que l’on retrouve dans les deux œuvres est porteuse d’une autoréflexivité à plusieurs niveaux : elle implique d’abord une séparation du personnage, mais aussi un regard rétrospectif sur les œuvres antérieures ainsi que sur la littérature en général.
19 En effet, c’est par le motif du double dans Va savoir que le roman effectue un retour allusif au cycle de l’enfance : « plus encore qu’un thème ou qu’un réseau de métaphores, il y a chez Ducharme une théorie de l’enfance, certes, aux antipodes de tout discours de l’épanouissement de soi et du renforcement narcissique, à l’opposé de l’image d’Épinal de l’innocence enfantine » (Nardout-Lafarge 188). En ce sens, Julie, l’alter ego négatif imaginé par la petite Fanie dans Va savoir, est méchante, colérique, puante et n’est aimée de personne (158). Contrairement à sa jeune créatrice qui se mérite l’admiration totale de Rémi, cette amie imaginaire ressemble à la petite Iode de L’océantume, enfant impolie et purulente qui se décrit comme une « arrogante hautaine, prétentieuse, présomptueuse, froide et égoïste » (34). Julie rappelle ainsi les enfants ducharmiens des romans précédents, en cela qu’elle exprime la dureté et la cruauté de l’enfance.
20 Va savoir a toutefois la particularité de présenter l’âge tendre par le point de vue externe d’un personnage adulte, sans la perspective homodiégétique de L’océantume, du Nez qui voque ou de L’avalée des avalés. La narration ne montre que la pureté apparente de Fanie et dissimule ses secrets, ses pensées; il est impossible dès lors de déterminer si la petite est aussi douce que ce que perçoit le narrateur de Va savoir, ou si les vices de l’enfance sont simplement invisibles à l’œil extérieur. Représentée par une gamine légère, presque immatérielle (17), cette enfance idéalisée trouve donc son équilibre dans la présence d’un double négatif qui collectionne les cadavres d’animaux et les objets crottés (178), s’inscrivant du même coup dans la poétique du débris omniprésente chez Ducharme. Par le dédoublement, Julie expose la face cachée de Fanie et effectue un retour sur la thématique de l’enfance obscure des œuvres précédentes puisque, comme le montre Bérénice, « [s]ous le vernis de la petite fille modèle se cache toujours quelque monstre écœurant » (Larochelle 23).
21 Dans Gros mots, Johnny trouve lui aussi un alter ego en Walter. Au même titre que Fanie révèle grâce à Julie une autre facette de sa personnalité, ce double lui permet de s’observer avec recul et de mieux se comprendre par le filtre de la lecture. Toutefois, au-delà du dédoublement du personnage, le cahier lui-même met en abyme l’œuvre de Ducharme. Comme il a été mentionné, la figure du double dans Va savoir fait écho au cycle de l’enfance : exploitant cette même capacité rétrospective, le dédoublement de l’écriture permet également un retour sur une certaine conception littéraire amorcée antérieurement par l’auteur.
22 Lucien Dällenbach affirme, en basant son analyse sur la position d’André Gide, qu’« est mise en abyme toute enclave entretenant une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient » (18). Si le cahier met d’abord en abyme l’existence de Johnny, le roman Gros mots en luimême, par son caractère testamentaire, fait référence aux œuvres antérieures de Ducharme et confirme sa prise de position quant à la qualification de la valeur artistique. Gros mots réitère notamment sa volonté de désacraliser la littérature française par l’intertextualité moqueuse, comme c’est le cas du Cid maghané, et d’élever au rang d’œuvre d’art les déchets de la rue, ce qu’il fait grâce aux Trophoux, « amalgame de trophée et de fou » (Plante 9), publiés sous un pseudonyme. Ce renversement de la valeur de l’art se trouve littéralement mis en scène dans le dernier roman de Ducharme : Walter, auteur anonyme, produit un texte apocryphe et non reconnu par l’institution, qui s’attire malgré tout la vénération des personnages. La Petite Tare, maîtresse ès lettres, examine comme une véritable œuvre littéraire cette production pourtant profane qu’est le cahier. Gros mots opère donc une prise de position quant à la reconnaissance littéraire, redonnant leur valeur à ces « vrais mots » (19) jetés au fossé.
23 Le dédoublement de l’écriture, par le récit enchâssé, remet en perspective la conception canonique de la littérature déjà affirmée par l’auteur dans son œuvre entière. En fait, Julie est le sombre dédoublement du personnage de Fanie et fait écho à l’enfance troublante des romans antérieurs par un jeu intratextuel; le cahier, de façon beaucoup plus générale, permet pour sa part un retour sur la posture de Ducharme quant à la hiérarchisation de l’art et met en scène sa vision artistique non-conventionnelle.
24 Sur le plan narratif, la figure du double est significative pour l’avancée des personnages. Dans les deux cas, elle permet une forme de réconciliation avec soi et avec l’autre. Dans Va savoir, aux prises avec la solitude, Rémi étend la figure de Mamie aux autres femmes qu’il côtoie et se réconcilie un peu avec elle en les aimant toutes (127). Selon sa conception des relations amoureuses, il n’existe qu’une seule aimée, laquelle se dédouble en plusieurs réceptacles que l’on rencontre au cours de l’existence : « il y en a une, une seule, et c’est bon de la perdre une fois de temps en temps, de courir le danger de la chercher encore, trouver sous quel visage elle s’est encore cachée » (47). Puisque, en partie du moins, la femme aimée habite toutes les autres, Rémi a l’impression d’être un peu plus près de Mamie en cherchant l’amour chez ces femmes qui lui font écho; se faire aimer d’elles, c’est récupérer un peu de cet amour qu’il a perdu. Dans le cas de la petite Fanie, la figure du double est plus concrète : l’invention d’un alter ego négatif lui permet de poser des gestes qu’elle refoulerait autrement par crainte de représailles. Julie a la fonction de catharsis en cela qu’elle permet l’accomplissement de désirs inavoués : Fanie, par exemple, crée une œuvre à partir de détritus et, parce qu’elle connaît la répulsion des adultes pour les déchets, l’attribue à Julie. Elle se déresponsabilise ainsi de s’adonner à ces jeux « dégueulasses » (132). Par ce trésor d’ordures, l’enfant repense la hiérarchisation des choses; en ce sens, elle amorce la remise en question de la reconnaissance artistique qui sera développée dans Gros mots et se révolte contre ce monde qui n’accorde pas de valeur à l’objet profane : par la création d’un alter ego négatif, la petite Fanie se réconcilie avec cette partie d’elle-même qui ne correspond pas aux attentes des adultes qu’elle ne veut pas décevoir.
25 Dans Gros mots, Johnny, à l’instar de Fanie, trouve une forme de réconciliation avec soi dans la figure du double. Sa constante mobilité est la manifestation d’une insatisfaction, d’une quête qui le ronge; luttant contre un malaise identitaire, il tente de se rattraper lui-même par ses pérégrinations. Ce n’est que par les mots autoréflexifs de Walter, par l’entremise duquel Johnny perçoit autrement sa propre existence, qu’il arrive à poser un regard sur sa vie : « Il me renvoie à moi, à regarder qui je suis, et si je suis bien réfléchi par ma glace » (25). Pour Fabienne Pomel, ce miroir « pose la question de “l’être comme” qui est au cœur des réflexions sur l’identité, sur la connaissance et sur la représentation de soi » (18).
26 Grâce au dédoublement et à force de s’observer à travers l’autre, cet autre qui est aussi soi, les personnages des deux romans en viennent à se voir autrement, à s’accepter mieux. Dans Gros mots, Johnny découvre l’altérité de Walter, dans laquelle il se reconnaît. Il se réconcilie paradoxalement avec sa propre individualité et un peu avec tous les hommes en même temps : « Est-ce qu’on est tous pareils, qu’on peut tout aussi peu se supporter, qu’on n’attend que l’occasion de se jeter. Dans quelque autre si possible? Est-ce que le salut c’est l’autre, comme ne disait pas l’autre? » (64). Par la lecture du cahier, Johnny semble réaliser que l’autre n’est pas uniquement ennemi, mais qu’il peut aussi être source de réconfort. La figure du double dans les deux romans permet donc une réconciliation avec l’autre et avec soi.
27 Malgré ces ressemblances notables, les deux romans présentent toutefois une différence majeure sur le plan narratif : la présence de l’enfance dans Va savoir influe sur le ton de cette œuvre qui se fait plus vive, plus légère que Gros mots.
28 L’enfant semble hisser Rémi en dehors de sa souffrance et elle l’oblige à s’éveiller, à quitter ses sombres pensées. La petite Fanie est comme un regain de vie dans son quotidien qui s’était assombri depuis le départ de Mamie, elle est son « ange gardien [. . .] en robe blanche et en personne » (181). C’est elle qui le tire de sa léthargie, qui lui « donne de l’ouvrage au cœur et du cœur à l’ouvrage » (24). Avide de découvertes, elle entraîne Rémi dans une réappropriation du monde qui passe par l’imagination : il réinvente pour elle le sens des choses, imaginant des nids d’abeilles faits de larmes d’enfants (16) et des plantes aquatiques mangeuses d’hippopotames (207). C’est tout un monde qu’il repense, qu’il met en merveilles pour plaire à la petite.
29 C’est également grâce à elle qu’il se lie avec les habitants de la Petite Pologne et qu’il échappe un moment à la solitude et à la douleur. Si la mort des jumelles a fait sombrer Mamie, c’est la vivacité de Fanie qui redonne vie à Rémi. Dans un contraste entre la souffrance de l’âge adulte et la pureté de l’enfance, il oublie la lourdeur qui l’accable au contact de cette petite qui « n’a pas de poids. Comme s’il n’y avait rien sous les plumes. Rien qu’une joie » (17). C’est ainsi qu’elle équilibre ce poids d’enclume (9) qui le tire vers le fond. L’enfance, légère et pure, lui permet pour un instant de s’élever en dehors de sa condition difficile.
30 Au contraire, dans Gros mots, tous les personnages sont adultes : il s’agit d’un roman plus triste, plus lourd. Englués dans la banalité du réel, tourmentés par leur situation amoureuse sans issue, ils semblent tourner comme des animaux en cage, dont Johnny reproduit d’ailleurs le comportement : « Mais les bêtes au tempérament plus inventif ne sont pas formatées pour la paresse. [. . .] Comme il n’y a rien à faire, on invente quelque chose quand même, gestes idiots et inutiles pour que ce monde du rien soit un peu moins vide » (Gay 129-130). L’errance et la circularité, thèmes centraux dans Gros mots, sont le signe d’un mal-être, d’une quête : comme un animal pris au piège, Johnny fait des tours de ville, alterne entre Exa et la Petite Tare, entre sa vie et le cahier, suivant un circuit sans échappatoire. La Petite Tare le surnomme d’ailleurs « espèce » (70), non sans rappeler la façon la plus commune de catégoriser la faune.
31 Sans la vision émerveillée que procure l’enfance, le monde semble laid et sale : Larochelle observe justement que, dans les romans de Ducharme, « rien de bon ne peut venir de l’adulte » (10). Pour les personnages de Gros mots, outre le mouvement perpétuel, la seule fuite possible devant les tourments de l’âge adulte, ce « monstre fondateur de la mythologie ducharmienne » (10), est celle que procure l’alcool. L’élévation que permet Fanie est ici refusée aux personnages, et ceux-ci restent au ras du sol, les pieds dans la boue et les yeux au fond du verre, terre à terre. L’enfance n’est pas là pour leur permettre de conserver l’espoir dans l’adversité et les adultes de Gros mots s’enfoncent dans le temps qui passe inexorablement, sans voir la beauté des choses. Ils confirment ainsi ce qu’écrit Ducharme dans ce qu’il est possible de considérer comme son autobiographie publiée avec la parution de L’avalée des avalés : « S’il n’y avait pas d’enfants sur la terre, il n’y aurait rien de beau » (1).
32 En plus de redonner un sens à l’existence de Rémi en ramenant l’espoir et l’émerveillement, l’enfance semble détenir le pouvoir de soulager les douleurs du passé. Bien qu’il semble croire que sa rémission passe d’abord par la reconstruction de la maison, c’est grâce à Fanie que la véritable guérison peut s’amorcer puisqu’elle atténue le deuil de sa femme et de ses filles. Par elle, l’enfance disparue reprend vie et récupère sa beauté : « Elle est Tabitha, elle est Talitha, elle le veut, avec une rémission et une réconciliation totales. Tous les bobos sont guéris, c’est fini, il n’y a plus de mal » (41). Fanie apaise Rémi, dont l’état semble s’améliorer au contact de l’enfance et de la nature, lesquelles sont intimement liées. La fillette détient un pouvoir régénérateur, peut-être parce qu’elle offre une chance à Rémi d’être enfin important pour quelqu’un : « Je m’y sens comme si elle était de moi, si je m’étais exprimé, réalisé, si j’avais fructifié, et que je pouvais me reposer, mon devoir accompli, satisfait » (68).
33 Leur amitié glisse néanmoins sur une pente descendante quand Rémi la force à grandir par l’enseignement : la désillusion de la petite, à mesure qu’elle apprend que le monde n’est pas ce qu’elle croyait, correspond à une retombée du moral du narrateur. Son bien-être semble lié à sa relation avec la fillette et son malheur final coïncide avec le rejet de Fanie. C’est donc dire que cette enfant avait la capacité de soigner les blessures de Rémi, mais il lui a préféré le monde des adultes, cruel et fourbe, se condamnant par le fait même. Plutôt que d’être « un enfant à [s]a façon » (10) et de conserver l’harmonie entre la petite et lui, Rémi a extirpé Fanie de ses jeux innocents pour la forcer à devenir grande et cette trahison le prive finalement des bénéfices de leur amitié.
34 Il se reproche d’ailleurs de choisir la compagnie des adultes et de refuser de participer à l’émerveillement de la petite : « Je forçais avec les forcenés, j’étais passé de leur bord, je me taillais un créneau dans ce qui l’aliénait, elle me lançait des S.O.S., je ne la recevais pas . . . » (60). C’est parce qu’il entraîne Fanie vers l’âge adulte qu’il la condamne à perdre son innocence, à s’éteindre. Cette idée de la vigueur décroissante se retrouve ailleurs dans l’œuvre de Ducharme : « en grandissant, un enfant s’use. À partir du baccalauréat, les enfants se calment peu à peu jusqu’à ce qu’ils soient tout à fait morts » (L’océantume 125). À la fin de Va savoir, cette culpabilité de Rémi se précise et se concrétise : le canot, symbole de leurs jeux estivaux, part à la dérive alors que le narrateur personnage aurait pu l’en empêcher. La petite Fanie, déçue une fois de trop, prend la fuite et le monde de Rémi, un peu à la manière du bateau, « repar[t] à la dérive » (300).
35 L’enfance et le plaisir sont absents de Gros mots : les problématiques abordées, telles que l’alcool, l’adultère et la prostitution, ne sont pas atténuées par la légèreté de l’innocence comme dans l’œuvre précédente : chez Ducharme, « l’enfant est propre, l’adulte est sale » (NardoutLafarge 191). Ainsi, étant donné que la candeur et la pureté de l’enfance sont absentes du récit, les personnages adultes sont aux prises avec leur souillure : il n’y a pas d’enfant pour éponger leurs dégâts.
36 Alors que Fanie extirpe Rémi de son apathie, les personnages de Gros mots semblent s’enfoncer dans des difficultés insurmontables qui ne leur laissent aucun répit. Le récit s’enfonce sans cesse dans ses impasses interpersonnelles, ses querelles sauvages : l’omniprésente « scène de ménage, premier lieu de l’adulte furieux, est perfide » (Larochelle 64). Johnny, filant cette métaphore animale évoquée précédemment, montre les dents et tente à tout prix de marquer son territoire : « Quelle que soit la volonté qu’il mette à rester en piste, Johnny, le narrateur de Gros mots, se sent menacé d’expulsion. “C’est mon histoire, affirme-t-il dès le début. On est ici chez moi. On ne va pas me déloger comme ça [. . .]” » (Biron, « La grammaire amoureuse de Ducharme » 169). Déjà, contrairement à Rémi qui se sent un peu chez lui grâce à Fanie, Johnny est perdu dans son propre univers.
37 Les deux récits exploitent des thématiques brutales mais le dernier roman est bien plus cru, parfois vulgaire, ainsi que le souligne cet extrait : « Ce que je t’offrais, comme cadeau, c’est son cul. Pour que tu le lui salopes bien de ma part, que tu me la fasses bien baver, comme la limace qu’elle est . . . » (182). Va savoir est sombre aussi, en raison de la thématique de la maladie et de la mort; toutefois, comme l’été qui forme une pause entre deux hivers, la pureté de l’enfance absout et offre un refuge aux personnages contre leur dure réalité. Les personnages de Gros mots, au contraire, semblent s’enfoncer dans une situation pathétique qui ne fait que se dégrader. La présence de l’enfance dans Va savoir guide le personnage sur la route de la guérison et l’élève au-dessus de ce monde « ici-trop-bas » (212) qui absorbe Johnny, alors que ce dernier, embourbé dans la rancœur, ne peut qu’essayer d’oublier la douleur en défaisant son tour, en le marchant à l’envers (Gros mots 354) comme pour annuler les événements en les jouant à rebours.
38 La présence de l’enfance est singulière dans Va savoir : vive et enjouée, Fanie est un baume et un renouveau dans l’existence de Rémi, tout en légèreté et en gazouillis (9). La fillette, avide de jeux et de découvertes, l’entraîne en pleine nature où sa tourmente semble s’apaiser alors que ses pensées se concentrent enfin sur le plaisir de l’instant présent. De fait, grâce à ces accalmies narratives insérées entre les séquences traitant de la dégénérescence, tant physique que mentale, l’atmosphère du roman est douce malgré les thèmes difficiles qui y sont abordés.
39 Dans Va savoir, l’enfance et l’été vont de pair avec la chaleur et l’amitié. La profusion des espèces de plantes et d’insectes expose une nature grouillante de vie et d’activité, contrastant avec la solitude et l’abattement qui pèsent sur Rémi, soulignant la division entre l’intérieur de sa grande maison vide et le monde au-dehors, si gai et pétillant. Le contact avec l’extérieur est salvateur pour lui puisqu’il permet à Rémi de « renouer avec la nature et l’humanité » (265). Par exemple, cueillant des fraises avec Fanie à travers le trèfle et les marguerites, il se sent bien sous un soleil grésillant (50-51). De même, le petit bois de fougères est son refuge (107) et, « dans la clarté d’aquarium répandue par les grands conifères [qui] remplit le vide qu’ils font autour d’eux, comme un grand ménage » (92), la nature vivante et protectrice accorde un répit contre le désordre qui règne à l’intérieur de lui, comme si la sérénité de la forêt arrêtait un instant le tourbillon frénétique de ses sombres pensées. L’été est donc une échappatoire provisoire contre les maux de l’existence, bien qu’il doive s’achever avec la venue de l’hiver qui ramènera la solitude, le froid et les tempêtes.
40 À l’opposé, c’est dans la ville qu’évoluent les personnages de Gros mots. Certes, Johnny cherche un apaisement provisoire en effectuant ces « tours d’elle », errant au bord des fossés et cherchant comme Rémi un apaisement dans la nature; sauf que dans son cas, il s’agit d’une nature morte, endormie par le froid, une « jungle en train de se glacer » (19). Le poids de la neige pèse sur le personnage, le fait courber sous le vent; « la neige [des romans de Ducharme] est toujours un peu celle dans laquelle on meurt, ne serait-ce qu’un moment » et « constitu[e] une sorte de hors-lieu » (Nardout-Lafarge 213). En ce sens, l’hiver est une petite mort qui n’a pas du tout la fonction vivifiante de l’été et qui, plutôt que d’apaiser, agit selon André Goulet « comme un vaste et chaste et douloureux purgatoire » (139).
41 De peur d’être happé par les événements, Johnny aspire d’ailleurs à vivre dans un monde où rien n’évolue, où tout est « toujours pareil » (Gros mots 179) et l’hiver thématique, parce qu’il fige la vie sous la neige, métaphorise cette fixité. Il est la matérialisation de la circularité à laquelle le personnage aspire : « Johnny est persuadé que sa vie risque à tout moment d’être anéantie et que le seul moyen d’y échapper est de demeurer tel quel et de se soumettre à un cycle constamment recommencé » (Renaud 36). Ainsi, l’existence est tenue au point mort par le règne d’un long hiver qui l’empêche de basculer mais qui annule aussi toute possibilité d’évolution.
42 Si Va savoir grouille de vie et que l’action progresse avec l’avancement de la saison, Gros mots s’inscrit plutôt dans une circularité temporelle autant que narrative : sous la neige, les jours filent et se ressemblent pendant que les personnages sont ensevelis sous leurs problèmes sans jamais arriver à s’en dégager. La saison hivernale qui sévit dans le roman appuie cette spécificité : « Que ça fasse deux jours ou des années, c’est égal, le silence est pareil, aussi plein. Comme le temps qu’il fait, comme le froid qui a pris » (61). Le dernier roman de Ducharme est donc sous l’égide d’un hiver lourd qui engonce les personnages dans leur existence sans issue, alors que Va savoir est vivifié par la nature estivale qui apaise et fait revivre l’espoir.
43 Parce que le récit se déroule dans un milieu luxuriant et animé, la présence des multiples plantes et animaux qui égaient Va savoir ajoute une touche de vie et de réalisme à la narration : les descriptions jouent un rôle important dans le contraste symbolique entre le monde vivant et l’apathie qui écrase Rémi, et contribuent à distinguer ce roman de Gros mots, lequel n’accorde qu’une place restreinte aux éléments du décor.
44 Ainsi, la trame narrative de Va savoir est ponctuée de pauses servant à décrire une fleur ou un insecte. L’abondance des couleurs, souvent liées à une émotion, permet au lecteur de reconstruire les lieux par l’imagination et concrétise le récit qui s’ancre par le fait même dans un réel reconnaissable. Rémi, en outre, est un « carencé qui délire en couleurs » (186) : en grand sentimental, il offre à Jina des fleurs simplement parce qu’il est touché par le jaune ocré de leur cœur, « couleur de l’amour fait, du blond de la lumière absorbée par la boue de la matière » (186).
45 Le personnage explique d’ailleurs sa conception du blanc pur, qu’il dissocie de l’existence humaine : « Que c’est beau du blanc quand ça frémit encore humide. Ça ne nous ressemble en rien, ça nous nie. Le moindre signe de vie, notre ombre même, fait tache sur lui. [. . .] Nos dents sont blanches quand elles n’ont pas servi et nos os blancs quand on est assez morts » (174). Pour Rémi, qui distingue la pureté de la lumière et la souillure de la matière, l’immaculé nie la vie puisque celle-ci se teinte nécessairement au contact de l’expérience. Le blanc est vierge et pur, il inspire certes la grâce, mais il est aussi totalement illusoire : métaphoriquement, c’est parce que la vie use les choses qu’elles se colorent, comme les feuilles d’automne qui prennent leurs couleurs au fil du temps, teintées par les « coups de grâce de la lumière » (174). L’abondance des couleurs dans Va savoir, c’est en quelque sorte l’affirmation même de la vie.
46 Gros mots, à l’opposé, ne fournit pour ainsi dire que très peu de descriptions : les choses y sont nommées sans qu’en soit fait le portrait et elles baignent dans une grisaille hivernale qui estompe leurs couleurs. En fait, on retrouve chez Ducharme une certaine « obsession de pureté absolue, de nettoyage par le vide à laquelle font écho notamment [. . .] le blanc, la neige et le froid » (Nardout-Lafarge 191). Conséquence directe de l’uniformisation du décor par la neige et la glace, le blanc domine le récit et l’environnement des personnages est triste et terne, sans ces petites touches colorées et joyeuses qui enjolivent les malheurs de Rémi.
47 Néanmoins, au contraire du blanc virginal décrit par ce dernier, il s’agit dans Gros mots d’un blanc agressif qui aveugle et qui anéantit. Pour le personnage de Va savoir, l’expérience de la vie colore la blancheur initiale; au contraire, pour Johnny, la force de négation du blanc est liée à sa capacité à aspirer l’homme, à l’éclipser : « un clair de brume inquiétant réverbérait en tous sens, à l’infini, la blancheur de la neige. On pouvait disparaître, et je suis de bon gré disparu, un long moment, tout s’aveuglant en un néant total » (282-283). De la pureté originelle présentée dans Va savoir, le blanc devient la force du vide et de la destruction. L’absence de couleurs renvoie au néant, à l’engourdissement : « Branché sur l’Antarctica de Vaughan Williams, je me retrouve en plein dans mon élément, un blizzard à tout arracher qui me fait le désirer pour un prochain tour d’elle, et que je traverserais en tout confort, comme un zombi, comme maintenant » (294). Dans Gros mots, l’hiver et son manteau blanc, vecteurs de léthargie, sont donc la réciproque de l’été coloré qui anime Va savoir. Par l’absence de l’enfance et de la nature vivante, le dernier roman de Ducharme s’enfonce dans la grisaille, sans la joie de vivre ambiante qui allège le précédent.
48 Le premier point de contact entre ces deux romans est donc la représentation de l’ailleurs. Va savoir et Gros mots se projettent tous deux en dehors du récit premier, que ce soit par l’ubiquité narrative ou le voyage et le mouvement. Par la projection de Rémi auprès de Mamie et celle de Johnny dans le cahier de Walter, le récit s’ouvre à un second niveau de narration. De plus, le voyage thématique est omniprésent tandis que les deux narrateurs s’agitent sans cesse sur place dans une tentative d’apaisement. De ce fait, l’immobilisme et la fixité sont, dans les deux cas, refusés par le texte. En plus d’une tendance commune à représenter l’ailleurs, les deux romans se recoupent aussi par la fonction unificatrice de la figure du double : par l’esthétique du dédoublement, Va savoir et Gros mots font écho au travail antérieur de Ducharme puisqu’ils font référence tant aux romans de l’enfance qu’à la posture de l’auteur sur la valeur de la production artistique en général, rappelant son œuvre entière au sein de ses deux derniers romans. De plus, dans les deux cas, le double permet une forme de réconciliation avec soi et avec l’autre.
49 Cependant, l’absence de l’enfance éloigne considérablement Gros mots de Va savoir. Parce qu’elle modifie le rapport au monde de Rémi, elle apaise sa douleur et lui permet de s’élever au-dessus de sa réalité pesante. Privé de ce contact avec la pureté et la légèreté de l’enfance, Johnny reste dans son univers clos et statique sans que rien ne change. Il n’existe pour lui aucun moyen de se libérer des contraintes imposées par la dureté du monde, et le personnage sombre de plus en plus au fil des pages, sans entrevoir d’espoir. Outre l’enfance, la nature est également porteuse de vie dans Va savoir, avec cet été qui est synonyme de renouveau et cette profusion de couleurs qui anime le récit. La dureté de l’hiver et la sclérose causée par la blancheur glacée, dans Gros mots, contraste avec l’énergie vive du roman qui le précède.
50 Mais en regard de ces quatre aspects, les deux derniers romans de Ducharme sont-ils si éloignés l’un de l’autre? Il semblerait que, malgré les importantes ruptures qu’ils présentent, le dénouement des récits les unit sous l’égide de la chute. Bien que Va savoir soit teinté d’espoir en raison du contact avec l’enfance et la nature, l’été n’est qu’une accalmie et l’hiver reviendra tôt ou tard. Rémi s’engourdit d’ailleurs avec la fin de l’été, comme si la tristesse devait revenir avec le froid extérieur : « Je ne pense plus à Fanie. [. . .] J’ai fait une croix sur elle aussi. Je n’ai rien senti. [. . .] L’hiver s’en vient » (264). Bien qu’il ait entrevu la possibilité d’un avenir meilleur au contact de la nature et de l’amitié candide de la fillette, il sombre finalement « jusqu’au fond de la nuit comme une enclume au bout d’un fil coupé » (299). L’enfant légère partie, rien ne le soulève plus vers le haut et il est à nouveau tiré vers le bas par le poids de sa peine. C’est avec la venue de l’hiver, alors que la première neige tombe, que Rémi la perd pour de bon : « Nos regards se sont accrochés, le mien pour retenir, le sien pour arracher » (300). Dans Gros mots, c’est Johnny qui se voit trahi par la Petite Tare et qui continue à tourner en rond, à l’envers cette fois. Ses amours inextricables se compliquent encore davantage, et la confirmation de son mauvais pressentiment (355) montre qu’il avait raison de s’en faire, qu’il n’y a pas d’issue pour sa vie qui ne va nulle part. Dans les deux cas, les personnages restent aux prises avec leur douleur et le dénouement ne fait que confirmer leur chute. L’hiver qui règne sur Gros mots s’empare également de Va savoir, au sens propre comme au figuré.
ŒUVRES À L'ÉTUDE
Ducharme, Réjean. Gros mots, Paris, Gallimard, 2001 [1999], coll. « Folio ».
Ducharme, Réjean. Va savoir, Paris, Gallimard, 2009 [1994], coll. « Folio ».