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Humain/animal :

rupture, contiguïté et perméabilité dans Espèces de Ying Chen

Nadra Hebouche
Franklin and Marshall College
« De ce que l’instinct est toujours plus ou moins intelligent, on en a conclu qu’intelligence et instinct sont choses du même ordre [. . .] En réalité, ils ne s’accompagnent que parce qu’ils se complètent, et ils ne se complètent que parce qu’ils sont différents. »
« Instinct et intelligence représentent donc deux solutions divergentes, également élégantes, d’un seul et même problème. »
— Henri Bergson, L’évolution créatrice (137, 144)

1 L’animal et le rapport qu’il entretient avec l’humain font depuis longtemps objet d’une attention toute particulière dans divers domaines d’études. Aussi philosophie et littérature ontelles souvent utilisé l’animal à des fins explicatives, plaçant l’animal au rang d’outil métaphorique et allégorique. En outre, la corrélation entre l’humain et le non-humain est fréquemment soumise à deux paradigmes bien distincts. D’une part se développe une dynamique disjonctive qui implique que la compréhension de l’humanité n’est envisageable qu’en la soustrayant de l’animalité. D’autre part, l’analogie entre l’humain et l’animal non humain est aussi régulièrement imposée par une logique de réduction qui appréhende l’humain en le reléguant à un statut purement biologique et animal1 . Quelques Rousseau, Kant ou encore Descartes auront alimenté ces préceptes. Rappelons ici brièvement que, pour le premier, l’homme, qui est un être corrompu, doit être ramené à l’état de nature; pour le deuxième, l’homme est par nature pire que l’animal (Guéroult 379); et pour le troisième, l’animal se résume tout au plus à une machine mobile, ou encore à un automate dépourvu d’âme, ce qui, selon Descartes, le distingue de l’homme, seul être à en posséder une (Harrison 220-221).

2 Loin de cette pensée cartésienne et de ces paradigmes disjonctifs et/ou réducteurs, la frontière qui existe et qui parfois persiste entre l’humain et l’animal est à nouveau explorée par une philosophie qui se veut de plus en plus hermétique à l’absolutisme que proposaient certains schémas oppositionnels. Dans cette optique, Nietzsche propose, avec Ainsi parlait Zarathoustra (1903), que l’homme est un animal. Le poème philosophique présage d’une nouvelle façon d’appréhender la relation que l’humain entretient avec le non-humain et annonce dès le prologue : « Vous avez tracé le chemin qui va du ver jusqu’à l’homme, et il vous est resté beaucoup du ver de terre. Autrefois vous étiez singe et maintenant encore l’homme est plus singe qu’un singe. [. . .] Voici, je vous enseigne le Surhumain! Le Surhumain est le sens de la terre » (11). L’humain se constituera donc chez Nietzsche comme le lien entre l’animal et le Surhumain (der Übermensch). Le philosophe renégocie alors la relation entre l’humain et le non-humain, tout en plaçant le premier dans une dynamique écologique.

3 Dans la quête de la redéfinition de la frontière qui oppose l’humain à l’animal, on retrouvera également Henri Bergson, qui proposait déjà dans L’évolution créatrice (1907) la reconnaissance des différences et des similitudes entre le trait humain et le trait animal, parallèlement au rejet d’une hiérarchie entre les deux domaines. Plus récemment, Jacques Derrida, dans L’animal que donc je suis (2006), fera état de la pluralité de cette frontière. Derrida évoquera plus précisément la notion de « limitrophie » et explique qu’il n’a « jamais cru à quelque continuité homogène entre ce qui s’appelle l’homme et ce qu’il appelle l’animal », et que « [l]a discussion mérite de commencer quand il s’agit de déterminer le nombre, la forme, le sens, la structure et l’épaisseur feuilletée de cette limite abyssale, de ces bordures, de cette frontière plurielle et surpliée » (52). Ainsi, pour Derrida, la frontière est avant tout une frontière hétérogène, plurielle.

4 À la croisée des philosophies nietzschéenne, bergsonienne et derridienne2 , l’auteure sino-canadienne Ying Chen s’introduit dans le débat et s’engage, avec Espèces (2010), dans une déconstruction des frontières manichéennes qui opposent traditionnellement l’humain à l’animal. Cette déconstruction ne suppose pas la destruction totale des frontières en question, ni ne préconise l’hermétisme de ces mêmes séparations. Cet entre-deux où l’humain et l’animal se rencontrent ne participe par ailleurs plus ni d’un rapport de force supériorité/infériorité, ni d’un paradigme disjonctif, ni encore d’une dynamique regressus ad uterum. Aussi cet article a-t-il pour objectif de montrer, à travers l’analyse textuelle d’Espèces, comment chez Ying Chen la frontière qui sépare l’humain de l’animal est envisagée en tant que paradigme récursif et, de par sa porosité, reconnaît à la fois altérité et contiguïté. Inéliminable, la frontière entre l’humain et l’animal se matérialisera dans la fiction par deux conceptions non-oppositionnelles mais parallèles du temps, desquelles découlera une dissimilitude fondamentale quant au finalisme : finalité choisie dans le cas de l’homme, fonctionnalisme utilitaire dans le cas de l’animal. Perméable, la frontière autorisera toutefois une rencontre furtive des deux mondes dans une relation d’interdépendance qui, selon une dynamique récursive, soulignera l’état toujours survenant, mais nullement permanent, de l’animal au sein de l’humain. Si Ying Chen fait état de la fluidité de la frontière en exposant la relation humain/animal dans une dynamique écologique, il est cependant important de préciser ici qu’il est toujours et avant tout question de l’humain chez l’auteure. En effet, bien qu’Espèces constitue clairement un pas dans la direction de ce que Lucile Desblache explique dans Écrire l’animal aujourd’hui (2006) comme étant la « cause animale3  » (6), le texte s’inscrit davantage dans le thème de prédilection de Ying Chen, qui est celui de l’identité, aussi plurielle et inclusive soit-elle, en faisant d’Espèces, devrons-nous le reconnaître, une œuvre anthropocentrée4.

Animal/humain : la « non-coïncidence5»

5 Écrivaine « en exil6 », mais aussi écrivaine de l’hybride et de l’exil, Ying Chen pose les thématiques mémorielle et identitaire comme matrice de son œuvre. Il est question dès ses premiers romans du rôle de la mémoire dans l’identité, thème central de l’auteure. En effet, alors que La mémoire de l’eau (1992) ou encore Les lettres chinoises (1993) souligneront la valeur instrumentale de la mémoire (vecteur de souvenirs communautaires familiaux et nationaux), Immobile (1998), Le champ dans la mer (2002), Querelle d’un squelette avec son double (2003) ou encore Quatre mille marches (2004) se distancieront davantage de « l’ontologie cartésienne pour envisager la transmigration de la subjectivité consciente dans un autre corps », mettant par là même en avant la mémoire comme constituante inhérente à l’identité (Talbot 152). Refusant les absolus, ses premiers romans remettent en question la notion d’authenticité et promeuvent essentiellement une hybridité ethnique qui associe les nouveaux modes culturels aux impératifs sociétaux d’origine. C’est en ce sens que Rosalind Silvester, dans « Ying Chen and the “Non-Lieu” » (2011), affirmera que pour Ying Chen, « [t]he process of self-construction for the person between worlds is always unfinished, a “non-lieu” of what is familiar and what is foreign. [. . .] Her own voice [. . .] is added to the dialogue between cultures and testifies to an equally transmutable relationship between (ethnic) attachment and detachment » (421). Aussi Silvester metelle en exergue, avec ce qu’elle nomme un « non-lieu », la permanence du mouvement, la fluidité de l’identité qui résiderait alors pour ainsi dire dans un entre-deux.

6 C’est avec Espèces que l’auteure sino-canadienne Ying Chen se distanciera définitivement de l’étiquette « littérature migrante » qui lui a été imposée bien malgré elle depuis la publication de son premier ouvrage. Dans la lignée de Le mangeur (2006), on retrouve à nouveau une auteure qui s’interroge sur le concept d’intervalle au sein duquel humanité et animalité se rencontrent occasionnellement, détachée cette fois de toute classification ethnique. La relation entre animalité et humanité constitue l’épicentre de la fiction Espèces, dont l’intrigue est envisagée par une narratrice qui se métamorphose provisoirement en chatte. Commence alors une double cohabitation : d’une part celle de la narratrice et de la chatte qui s’articule au sein d’une seule et même enveloppe corporelle, et d’autre part celle de la narratrice-chatte et de son mari A. qui s’articule au sein du foyer conjugal7.

7 La transformation provoque d’emblée une confrontation des caractères humain et animal au sein de la narratrice-chatte. Si la transformation peut laisser penser que la femme a totalement disparu pour ne laisser place qu’à l’animal, il n’en est rien. Ainsi, dès le début de la fiction, la narratrice dans sa nouvelle forme s’entend-elle formuler la pensée suivante : « Les changements miraculeux paraissent suspects. Les contes fantastiques sont bons pour les esprits mineurs. Je ne crois à aucune véritable métamorphose. Ce scepticisme, dans la situation particulière où je me trouve, me cause d’autant plus d’inconfort et d’inquiétude » (38). De façon explicite, elle signale d’entrée de jeu que, bien que franchissable, la frontière qui sépare le trait humain du trait animal est inéliminable. En effet, le désagrément et l’angoisse que le personnage ressent à l’idée de reprendre sa forme humaine laissent entendre qu’il ne s’agit là que d’une intrusion temporaire. Ying Chen fait se rencontrer l’humain et l’animal et désavoue simultanément la métamorphose complète de la femme en chatte. Cette réversibilité établit une limite entre les mondes, qui cohabitent l’espace d’un instant, mais qui ne fusionnent jamais. La frontière chez Ying Chen persiste donc, et il ne s’agit pas de la nier mais au contraire de la souligner, de suggérer la non-coïncidence des absolus.

8 Le caractère provisoire de la cohabitation de l’humain et de l’animal au sein de la femme-chatte expose l’impossible élimination des frontières et accentue la séparation existant entre les deux absolus. Cette limite persistante se matérialise dans un rapport non pas oppositionnel mais parallèle, que l’on retrouve dans la deuxième articulation que provoque la transformation temporaire, soit dans la relation que la femme-chatte et son mari A. entretiennent. La perception du temps et, par extension, la notion de mémoire chez l’un et l’autre cimentent la séparation qui existe entre A. et la narratrice-chatte. Cette dernière, pour qui « [l]e temps est une idée qui [lui] est étrangère » et pour qui « [l]e passé et le futur sont des mots qui ne [lui] disent rien » (40), se propose de décrire la manière dont son mari perçoit le temps : « Or voici le souhait de A. : une continuation, une mémoire, une tradition, un sens, une logique. Il conçoit la vie comme une chronologie, une suite. [. . .] Il plonge dans sa collection [de squelettes] et ne peut plus s’en sortir » (17). Archéologue et professeur d’archéologie, A. manifeste un attachement viscéral au temps passé, symbolisé par sa collection de squelettes et son incapacité à se défaire d’une vision continue d’un temps dans lequel le passé informe le présent et le futur. Professeur, il transmet et perpétue, par ses cours et ses articles, la mémoire d’un temps passé contenue dans ses squelettes. W. James Booth explique, dans sa préface de Communities of Memory: On Witness, Identity and Justice (2006), que « memory is also a kind of making present of the past, an (attempted) abolition of the distance created by the passage of time and the ensuring of the persistence of the past into the present » (x). Booth formule de manière ingénieuse la vocation de la mémoire et la traduit par « l’abolition de la distance créée par le passage du temps » (nous traduisons), énonçant de fait une négociation entre le passé, le présent et le futur. Ainsi, le temps pour le personnage d’A. est un temps arrimé qui appelle à la continuité. Le passé est convoqué par la mémoire et prend forme par le retour incessant de A. dans sa cave, où sont soigneusement conservés squelettes et ossements. C’est ce même retour qui lui permet de rédiger ses articles, d’expliquer le présent pour mieux envisager le futur. Cette conception du temps comme un axe logique et continu exclut alors toute simultanéité.

9 Si pour A. il est question de l’histoire humaine, si le temps répond à une logique continue selon laquelle le présent et le futur ne sont que transpositions et interprétations du passé, chez la narratrice-chatte la notion de temps relève du temps de l’espèce (144) et de l’arbitraire (40), et procède d’une optique-temps parallèle, non-opposée8 , à celle du mari. Chez la narratrice-chatte, il n’existe aucun attachement généalogique. En ce sens, cette dernière étaye sa perception du temps, qu’elle décrit de la façon suivante :

Nous [les chats] avons oublié nos parents, nous n’avons rien en commun avec nos enfants. [. . .] L’histoire est une fabrication. [. . .] Il serait ridicule et honteux de penser à la grandeur solitaire d’un tigre hurlant dans la jungle et dévorant un cheval vivant, lorsque nous menons notre petite vie douillette dans le jardin de notre protecteur dénichant des vers et courant après des papillons. (40)

La narratrice exprime ici clairement une conception du temps divergente de celle de A. En effet, l’existence de l’animal ne trouve, ni ne cherche à trouver, de justifications dans le passé, et ne se soucie guère d’un quelconque legs à transmettre aux générations futures. Ainsi, l’animal ne conçoit pas le présent comme conséquence figée d’un temps passé, ni même comme les prémices d’une filiation à venir. Le présent est l’espace constamment en devenir dans lequel l’animal se meut. Cette divergence, Jean-Christophe Bailly l’explique dans Le versant animal (2007), alors qu’il effectue une analyse comparative des philosophies de Heidegger et de Rilke :

[N]ous [humains] regardons en arrière, alors que « la créature de tous ses yeux voit l’ouvert ». L’ouvert (das Offene), dont Heidegger voudra priver l’animal, est justement chez Rilke le domaine en propre de l’animal, c’est-à-dire celui qui nous est refusé, à nous qui regardons de façon toujours préoccupée, qui regardons « en arrière » (rückwärts) de façon inversée, contournée (umgekehrt). Regarder en arrière, c’est être piégé par soi-même, c’est regarder le présent de façon toujours biaisée, c’est être constamment dans le souci d’un passé ou d’un futur, dans le leurre de l’interprétation [. . .]. (39-40)

Bien que l’on puisse percevoir immédiatement une relative hiérarchisation des deux domaines (l’animal est inférieur pour Heidegger, et supérieur chez Rilke et Bailly car l’homme contrairement à l’animal est « piégé » et n’existe que dans le « leurre de l’interprétation »), le passage présente un intérêt pour notre dessein dans ce qu’il expose clairement la rupture entre l’animal et l’humain selon laquelle l’animal est entièrement exposé à un présent qui se vit indépendamment d’une logique chronologique9 , tandis que l’homme vit en fonction du passé.

10 De cette rupture que pose Ying Chen très tôt dans la fiction naît une nouvelle divergence fondamentale, soit la dissimilitude qui existe entre la finalité choisie chez l’homme et le fonctionnalisme utilitaire chez l’animal. Derrière l’obsession de A. pour la récupération d’un passé lointain (un passé avant tout relatif à son ascendance) se cache en effet un but ultime. Le mouvement qui s’opère dans l’acte du retour dans le passé n’est pas une action dépourvue de sens. Il s’agit d’une recherche qui précède un résultat voulu, une recherche au sein de laquelle le hasard n’a pas sa place puisque, comme l’indique la narratrice-chatte qui décrit la cave de l’archéologue, dans laquelle il archive ses ossements, « ces [squelettes] sont censés être la représentation de certaine existence passée. A. veut qu’ils soient porteurs d’un sens, que ce sens corresponde à sa propre interprétation de l’évolution du monde » (112). Le recours permanent à la mémoire, ou aux squelettes, a donc pour finalité de moduler les temps présent et futur en vue de répondre à la question : qui suis-je?/ qui sommes-nous? En effet, la mémoire permet deux choses : elle permet d’expliquer le ipse10mais aussi de le protéger. En d’autres termes, la mémoire est à la fois un outil de traduction et d’interprétation du sujet, mais également de résistance à la falsification de ce même sujet, de sorte qu’il s’opère un croisement inévitable entre le domaine de la mémoire et celui de l’identité. Aussi peut-on conclure que la mémoire est l’outil qui autorise la mobilisation des événements du passé, indispensable à la continuité du je ou du nous, c’est-à-dire à l’identité. Sans la mémoire, la cohérence et la véracité du sujet sont presque impossibles : la mémoire se fait l’outil d’interprétation, de traduction, de (re)composition de l’expérience passée en constant dialogue avec le présent. La mobilisation du temps passé autorise certes la protection de l’identité, mais elle en permet également la perpétuation. W. James Booth évoque ce lien entre l’absent et le présent et affirme que « [m]emory, as the making present of an absence, can be the work of guarding the unity or integrity of individual lives » (x). Ainsi, le retour dans l’expérience passée sert de résistance à l’altération du je et du nous, ou de ce que Booth voit comme la « protection de l’unité et de l’intégrité de l’individu » (nous traduisons). A., effectuant de constants retours dans sa cave et donc dans le passé, aurait alors la capacité de perpétuer le « qui » inaltéré, de se perpétuer à travers le temps. Voici alors la finalité que choisit A. : se définir par rapport au monde.

11 La projection dans le temps n’est pas de mise pour l’animal, qui est étranger au temps continu et chronologique. Aussi la narratrice-chatte affirmera-t-elle : « [T]out mouvement et toute occupation [. . .] me semblent bénéfiques. [. . .] Ce qui me révolte est l’objectif du mouvement et de l’action, son ambition et sa prétention [. . .], l’attachement au résultat qui me semble annuler la vraie signification du travail [. . .] » (24-25). Sous la plume de Ying Chen, la femme-chatte soutient que le finalisme, soit la recherche du résultat et donc la projection dans le temps, est une frontière supplémentaire qui maintient la rupture entre l’humain et l’animal. Cette affirmation pourrait sembler suspecte et trouver sa contradiction dans la description des occupations du chat. En effet, les déplacements de l’animal vers la boulangerie ou encore vers la poissonnerie afin d’y trouver quelques mets succulents sont un leitmotiv dans la fiction. Ne serait-ce donc pas également une finalité choisie à l’instar de celle de A., qui souhaite perpétuer son identité à travers le temps? Edgar Morin élucide le paradoxe dans « Réhabiliter la vie : conclusion » (1999) en affirmant :

On peut dire que le monde animal obéit à des finalités fondamentales, se nourrir, se reproduire vivre, jouir aussi de la vie, ronronner. Mais nous humains contemporains, nous sommes dans une sorte de supermarché où nous devons choisir nos finalités. Pour l’un, la finalité c’est la fraternité humaine; pour l’autre c’est la supériorité de la race; pour un autre c’est la fondation d’un État indépendant; pour un autre c’est jouir, jouir, jouir. Notre problème à nous, c’est d’élire nos finalités. (262)

Pour Morin, la rupture se situe dans ce que l’animal « obéit à des finalités » alors que l’homme les « choisit ».

12 Cette finalité choisie est celle de la construction identitaire pour A. qui, soucieux du futur, se doit de construire une mémoire pour la postérité afin que son identité ne soit pas altérée. Cette formation identitaire, Jean-Christophe Bailly l’explique comme suit :

La Bildung, qui est le propre de l’homme et le moyen par lequel il se constitue lui-même comme liberté, est en même temps ce qui a dû pour toujours dire adieu à cette autre liberté, rayonnante, qui est celle de l’ouvert. L’ouvert n’est que l’éternelle présentation au présent et il est, comme tel, sans passé et sans avenir, c’est-à-dire qu’il est aussi « libre de mort » (frei von Tod). La possibilité même de la formation est liée au sens de la mort, la mort est ce qui arrime le temps pour les hommes. Pour ceux — les animaux — qui vivent dans un temps non arrimé, il n’est pas de mort, ni de formation, ni de langage — le langage étant, bien sûr, l’outil même de la formation. (40)

L’absence de formation, de Bildung, ou encore de finalité choisie signe la liberté de l’animal, alors que c’est précisément l’inverse qui signifie la richesse de l’homme. Comme le signale Bailly, le langage deviendra l’outil principal de cette Bildung. A. se retranscrit par la mémoire et se dit aux yeux du monde en maniant les mots qu’il consigne dans ses articles universitaires. Cette absence de coïncidence, ou la présence de la divergence, est symbolisée par l’une des conséquences les plus marquantes de la transformation de la narratrice en chatte : la perte de la parole. Cette perte est en réalité ressentie comme une libération : « Sans compter que, ayant complètement perdu la faculté du langage, désormais [. . .] je n’ai plus à subir la violence des argumentations des autres, [. . .] de me sentir violée par [la] puissance orale [de A.], de recevoir en pleine figure les paroles qu’il ne peut retenir en lui, qu’il déversait en moi à tout moment » (8). La transformation en femme-chatte et donc l’absence de langage (partielle puisque la narratrice-chatte est bien celle qui narre sa métamorphose) fonctionnent de concert vers la libération de l’animalité et de la permanence de cette frontière entre l’humain et l’animal. C’est en ce sens que Giorgio Agamben affirmera dans L’ouvert : de l’homme et de l’animal (2002) que « humain, [l’homme] ne peut l’être seulement dans la mesure où il transcende et transforme l’animal anthropophore qui le soutient, seulement parce que, par l’action négatrice, il est capable de dominer et, éventuellement, de détruire son animalité même » (26), et la narratrice-chatte de réaliser que « [c]e sont les idées qui [l]’ont tuée » (33). C’est ce qui poussera d’ailleurs Alexandre Kojève à affirmer dans Introduction à la lecture de Hegel (1979)que « l’homme est une maladie mortelle de l’animal » (554). L’homme n’existe que s’il peut utiliser sa faculté de langage afin de procéder à la construction de soi, qui est sa finalité. Sans l’expression de cette finalité, il n’existe plus. Par ailleurs, A., dont l’initiale pourrait laisser présager son A.nimalité, se voit retirer par Ying Chen l’accès au langage durant toute la fiction. Parce qu’il perd cette faculté, la femme-chatte se libère.

13 La pensée et le langage sont ainsi présentés comme des forces procédant à l’affranchissement de l’homme, alors que l’absence des deux représente du point de vue de la narratrice-chatte la libération de l’animal. Pour la femme-chatte, ces forces fonctionnent comme un appareil sociétal qui vise à étouffer, à habiller le versant animal. La narratrice-chatte remarque d’ailleurs que la distanciation vis-à-vis de l’humanité s’opère « à cause du langage voulant toujours déguiser son animalité, son ignorance, son exaspération devant ce qu’elle ne peut jamais connaître » (50). Si le langage est perçu comme « déguisant » l’animalité, il en va de même pour l’habit, qui est un leitmotiv dans la fiction de Chen. À l’instar du langage et de la pensée, le vêtement amplifie la conscience de soi comme étant en dehors du monde. À la suite de sa transformation, la narratrice se défaisant de ses vêtements observe : « Plus importants que moi-même, me représentant et me remplaçant, les habits déterminaient l’aspect de mon corps en trichant, en étaient devenus l’extension, attiraient l’attention bien plus que moi, que mon corps, que mes paroles » (10). Le vêtement est présenté comme une construction culturelle qui mène à l’anéantissement de l’animal. Jacques Derrida qui, nu devant sa chatte, explorait déjà la question de la nudité chez l’animal et l’humain dans L’animal que donc je suis (2006) proposait alors la logique suivante :

[N]us sans le savoir, les animaux ne seraient pas, en vérité nus. [. . .] En principe, à l’exception de l’homme, aucun animal n’a jamais songé à se vêtir. Le vêtement serait le propre de l’homme, l’un des « propres » de l’homme. Le « se vêtir » serait inséparable de toutes les autres figures du « propre de l’homme », même si on en parle moins que de la parole ou de la raison [. . .]. (19)

La rupture se manifeste une fois de plus dans le texte de Ying Chen dans ce que A. pour exister doit se construire et se dire par le biais du langage, mais également par un deuxième artifice, le vêtement. Comme l’explique Derrida, l’habit paraît prendre de manière générale moins d’importance quant à la délimitation de la frontière qui sépare l’animal de l’humain mais s’avère cependant correspondre à l’un des outils les plus probants de cette séparation.

14 Jusqu’à présent, nous avons vu que la frontière qui distingue l’animal de l’humain se matérialise d’entrée de jeu alors que la narratrice-chatte indique l’aspect temporaire de sa transformation. De ce fait, Ying Chen désavoue le paradigme réducteur qui voudrait que l’homme puisse retourner définitivement à l’état de nature. Nous avons également exploré cette frontière et sa triple articulation : dans un premier temps, la séparation est définie comme une frontière qui délimite deux types de conception du temps. Le temps continu est ce qui libère l’humain, alors que son absence est ce qui libère l’animal. Dans un second temps, parce que A. se meut dans une conception du temps chronologique, soit le retour dans le passé et la mémoire, la conscience d’un temps arrimé nourrit une finalité choisie, celle de la définition de soi dans le présent et de sa projection dans le futur. On parlera davantage de fonctionnalisme chez l’animal qui, dépourvu de tout sens de la filiation dans la fiction, ne répond qu’aux besoins les plus fondamentaux comme celui de se nourrir11 . Enfin, si A. parvient à se dire et à se prédire, c’est d’une part par la voie du langage (instrument de la Bildung) qu’il consigne dans ses articles, dans les échanges qu’il entretient avec sa femme posttransformation, mais également au moyen du vêtement, dont l’absence libérera la chatte.

15 Ainsi, si ce qui affranchit A. est ce qui emprisonne la narratricechatte, et si ce qui emprisonne A. est ce qui libère la narratrice-chatte, cela démontre bien qu’il s’installe une relation d’interdépendance entre les deux. La question sous-jacente à cette récursivité est la suivante : cette frontière qui existe entre A. et la narratrice-chatte est-elle alors totalement infranchissable? Si la réponse est non, comme nous souhaitons le montrer, alors quel est l’intervalle au sein duquel les deux absolus se rencontrent sans jamais fusionner?

Animal/humain : une frontière perméable

16 Si le titre de l’œuvre, Espèces, indique bien une séparation entre l’humain et l’animal par l’emploi d’un pluriel pour le moins explicite, il n’en reste pas moins que cette frontière pour Ying Chen n’est pas nécessairement hermétique. Un contact indéniable se produit entre les deux absolus. De façon similaire à l’expérience pour le moins cocasse de Derrida, soit celle de l’embarras qu’il éprouve pendant que sa chatte l’observe prendre son bain, Bailly évoque dans Le versant animal une rencontre semblable, celle de son face-à-face avec un chevreuil soudainement surgi d’une lisière. Qu’il s’agisse du chat de Derrida ou du chevreuil de Bailly, la rencontre s’opère. Les espèces glissent l’une vers l’autre dans le même espace, et Bailly d’affirmer qu’« il n’y a pas de règne, ni de l’homme ni

17 Ying Chen  289

18 de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des occasions, des fuites, des rencontres » (12). Ce côtoiement, aussi furtif soit-il, témoigne d’une porosité12 de la frontière que Ying Chen se propose d’explorer. Cet intervalle, on le découvre le temps de la fiction qui relate cette rencontre entre la narratrice-chatte et son mari A. qui, rendu à la solitude, adopte la chatte qui va et vient incessamment à travers une fenêtre entrouverte.

19 Dès le début de sa transformation, la narratrice-chatte remarque que « [l]a fenêtre de la cuisine est laissée ouverte en permanence. Je peux donc entrer et sortir quand je le veux » (9). Le motif de la fenêtre fonctionne tout au long du roman comme la frontière qui marque à la fois la coupure et le côtoiement entre A. et la narratrice-chatte; côtoiement parce qu’il y a venue d’un monde à l’autre, mais coupure dans la mesure où la présence même de la fenêtre ne signifie jamais la destruction totale de la frontière et la fin des divergences. Au contraire, elle souligne le fait que la frontière est vacillante, instable mais toujours présente, toujours en mouvement. En d’autres termes, ni l’humain, ni l’animal ne réside dans cet entre-deux, dans cet espace qui naît du glissement de l’un vers l’autre. Aussi, comme l’explique Agamben dans sa lecture du rapport entre nature et humanité chez Walter Benjamin, « [c]e qui, plutôt, [. . .] est ici décisif, c’est seulement le mot “entre”, l’intervalle et comme le jeu entre les deux termes, leur constellation immédiate dans une non-coïncidence » (132-133). Il n’y a donc pas de transgression permanente de la frontière, mais plutôt un côtoiement de l’humain et de l’animal. La fenêtre étant toujours ouverte, A. et la chatte ne coïncident jamais. Ying Chen leur autorise cependant une rencontre furtive. Cet effet survenant, on le retrouve dès la première rencontre entre A. et la narratrice-chatte : « Dimanche, vers midi, je m’approche de la fenêtre. A. est dans la cuisine. [. . .] Quand il me voit, il ne semble pas très surpris. Il a l’air de se demander d’où je peux sortir, puisque je n’ai pas de collier au cou. [. . .] Il m’observe curieusement. [. . .] Mais je ne me laisse pas distraire. Je reste attentive à la réaction de A. » (87-88). La narratrice-chatte qui s’insinue dans le monde de A. surgit de nulle part et provoque la rencontre des deux mondes. Dans cette triangulation où A. et la femme-chatte ne sont plus que des êtres appartenant au même paysage, ils s’observent et s’appréhendent l’un l’autre.

20 La contiguïté prend forme précisément à cette fenêtre, qui ne symbolise pas uniquement la frontière vacillante de laquelle la narratricechatte surgit impétueusement. Il s’agit également d’une fenêtre ouverte sur le monde, depuis laquelle l’animal pose son regard sur ce qui compose le paysage. La narratrice-chatte remarque : « Le rebord de la fenêtre dans la cuisine est vite devenu mon endroit préféré. J’y ai passé du temps cet après-midi, pour regarder le jardin, les oiseaux sur des branches, la rue, le ciel, la lumière sur le mur d’en face, les voitures qui passent, les piétons. Je suis restée au chaud, au soleil, chez moi, à admirer le spectacle du dehors » (61). Il est intéressant ici de noter que les éléments traditionnellement considérés comme relevant du monde naturel, tels que « le jardin », « les oiseaux sur des branches », « le ciel » et « la lumière », sont mis au même plan que d’autres éléments qui, eux, relèveraient alors de l’humain, tels que « la rue », « les voitures » et « les piétons ». Toutes ces notions sont rassemblées par le chat sous le même syntagme, « le spectacle du dehors ». Ainsi, l’humain fait partie au même titre que le jardin ou encore que les oiseaux de ce monde naturel que la narratrice-chatte observe, et perd par là même toute éventuelle domination de ce monde. Dans cette optique, Bailly affirmera que « le monde où nous vivons est regardé par d’autres êtres, [. . .] il y a un partage du visible entre les créatures » (33). Cette rencontre de l’humain et de l’animal s’effectue dans la fin de l’exclusivité humaine sur le monde et l’acceptation du fait que « les animaux assistent au monde. [Et que] [n]ous assistons au monde avec eux, en même temps qu’eux » (Bailly 35). Bailly souligne la simultanéité des espèces, de leur existence, et propose une rencontre de l’humain et de l’animal dans ce que tous deux envisagent le monde qu’ils constituent et auquel ils appartiennent. La proximité qui découle du regard que A. et la narratrice-chatte posent l’un sur l’autre atteste donc bien de la perméabilité de la frontière que Ying Chen a pu établir entre les deux espèces tout au long de la fiction.

21 Si cette simultanéité du regard sur le monde participe de cette porosité, la reconnaissance de l’autre pour la survie de l’un, et vice-versa, est également centrale à l’argument de Ying Chen. La narratrice-chatte, qui évoque le désagrègement progressif de son couple d’avant sa métamorphose, affirme : « Il a fallu donc que je me transforme. Du coup je me trouve comme devant un dieu, un souverain dont l’existence est indispensable pour ma survie et pour mon équilibre intérieur » (130131). Et la narratrice-chatte d’ajouter : « Enfin j’arrive à accepter mes repas sans rougir, à exploiter mon maître sans honte, à le maltraiter en le faisant travailler, payer, cuisiner et nettoyer pour moi [. . .] Dans cette danse du couple [. . .] il n’y avait jamais de contrôle de la part de l’un ou de l’autre, chacun est à la merci d’un rythme qui l’emporte, ce rythme étant le vrai maître » (152-153).La métamorphose de la femme en femme-chatte est ce qui lui permet de retrouver un équilibre harmonieux avec A. et renverse par là même le rapport de domination qui gangrénait son couple d’avant la transformation. Bien que Ying Chen n’en fasse pas l’élément central de son texte, ni de son œuvre de manière générale, la thématique du genre semble cependant incontournable. Le rapport homme/femme en miroir du rapport humain/animal est clairement mis en exergue. Alicia Puleo retrace, dans « Un paradoxe du nominalisme : le visage janusien de l’hybridité » (2012), l’évolution du statut de la femme en évoquant les religions monothéistes pour lesquelles la femme représente « un être inférieur et subordonné » à dissocier de l’homme qui, lui, relève du « proprement humain », avant de mentionner Aristote, qui « traitait la place des femmes avec celle des esclaves et des animaux » et pour qui les femmes « n’étaient que des instruments pour le citoyen grec. Ni les barbares, ni les femmes, ni les animaux ne possédaient ce qui faisait le propre de l’homme libre : la Raison » (165). Alors que c’est précisément cette dynamique qui régit le couple pré-métamorphose, la narratrice-chatte se souvient que A. l’a « épousée un peu par hasard, avec la clairvoyance que l’une ne vaudrait pas mieux que l’autre, souhaitant que, étrangère à la ville et sans profession, [elle] ne puisse [s]e confronter à lui, le déstabiliser dans sa confiance en luimême, dans son amour-propre » (132). Le sentiment d’infériorité de la narratrice-chatte motivera la métamorphose de la femme en être hybride et domestiqué et libérera la narratrice-chatte, qui réussit dans sa nouvelle forme à renverser ce rapport de force à la source du désagrègement du couple. La femme-chatte explique : « Je rêve depuis longtemps de me laisser domestiquer, de me libérer [. . .] de tous ces combats avec les hommes et aussi les femmes [. . .] car je n’ai jamais été libre dans ma liberté. Je ne trouve donc rien de réactionnaire dans ma métamorphose » (153). À la manière de la primatologue féministe Donna Haraway, qui avance dans Primate Visions (1989) que

[f]eminist theory and practice around gender seek to explain and change historical systems of sexual difference, whereby “men” and “women” are socially constituted and positioned in relations of hierarchy and antagonism. The complex analytical and political tension between the paired binary concepts of sex and gender ties feminist theories of gender closely to the constructions and reconstructions of the natural sciences, especially the life sciences (397),

l’hybride, sous la plume de Ying Chen, se fait le pourfendeur des généralisations au sujet de la hiérarchie et du rapport de domination dans le monde animal, humain et non-humain. Et Vinciane Despret d’expliquer que « [i]n other words, dominance hierarchy only exists where the observer creates it. It is an artifact » (6). Ainsi se développe entre A. et la narratrice-chatte une relation d’interdépendance acceptée renversant le rapport de force traditionnel. Cette complémentarité, dans laquelle A. apparaît comme le « souverain », laisse à la femme-chatte également une marge de manœuvre relativement considérable puisqu’elle prend à son tour la position du maître et de l’exploiteur. Cette dynamique récursive, Florence Burgat, qui explore la question de la domination et de la domestication dans « Réduire le sauvage » (1993), la souligne en posant la question suivante : « La domestication n’est-elle pas alors la fonction paradoxalement rassurante qui, voulant qu’un animal ne soit plus tout à fait un animal, impose la trace de l’homme? » (182-183). Elle ajoutera également que « [l]’esclave et l’animal [. . .] sont les domestiques serviles sans lesquels l’homme libre n’aurait plus le loisir de se livrer à la réflexion politique » (183). C’est en ce sens que la narratrice-chatte ajoute : « Et je découvre, avec étonnement, que ma passivité exerce un pouvoir sur A. Il a en effet très peur de me perdre. Comme si son intellect devait s’appuyer sur mon innocence, se reposer sur mon idiotie, et s’en nourrir même » (138). L’humain ne peut être réduit à l’animal, non plus que l’animal ne peut accéder au rang d’humain. La rupture et la soudure totales seraient également impossibles. Reste donc pour Ying Chen cette logique discursive, cette frontière perméable qui autorise à l’un comme à l’autre d’exister. Animalité et humanité se rencontrent alors dans le besoin qu’elles ont l’une de l’autre de survivre, et plus essentiellement d’exister13 .

22 Ce « système récursif14  » se présente dans toute la fiction par le biais du leitmotiv de la nourriture. Le fait de se nourrir est décrit par la narratrice-chatte comme un besoin vital auquel elle ne peut échapper (163). C’est presque toujours dans la cuisine, lieu dans lequel la fenêtre est constamment ouverte, que les deux espèces se rencontrent et procèdent au même rituel : « Je [la narratrice-chatte] fais un pas sur le rebord de la fenêtre, en le consultant du regard. [. . .] Sans lever la tête, [A.] laisse glisser un filet de viande par terre. [. . .] Quand il s’est servi un jus, il a pensé à me donner un bol d’eau » (88-89). L’un à table, l’autre par terre. C’est ici, dans cet espace même, que s’opère la rencontre des deux mondes, aussi fugace qu’elle soit, alors que le rituel rapproche les deux espèces. Toutefois, nous concéderons que si la femme-chatte exprime toujours ce besoin vital de manger, A. procède inévitablement à la culturalisation de l’acte. La narratrice-chatte observe ainsi que les humains « créent un tabou autour de l’alimentation comme ils l’ont fait auparavant autour de la sexualité. Il leur faut toujours dénaturer un peu, mépriser un peu leurs instincts, leur animalité » (163). Cet élan vital partagé par les deux protagonistes, qui se situait à la lisière du monde culturel (la cuisine) et du monde naturel (le dehors), est rapidement ritualisé par A. alors qu’« il se résout à mettre une petite assiette de viande sur le plancher » (89). Le fait d’utiliser une assiette comme récipient pour contenir la nourriture de la narratrice-chatte après la lui avoir servie par terre relève en effet de la culturalisation de l’acte de se nourrir, et la contiguïté qui existait alors dans ce même acte se dissipe aussi rapidement qu’elle est intervenue. Morin formule cette perméabilité quand il affirme que « [d]éféquer n’est pas seulement un acte naturel, nous avons des endroits pour ça, nous utilisons du papier hygiénique et nous faisons cela en secret. Plus c’est biologique, plus c’est culturel. Nous vivons la coupure et la soudure sans arrêt » (264). La perméabilité de la frontière réside dans le fait que les espèces se rencontrent dans ce que les actes tels que se nourrir, naître, mourir, déféquer pour reprendre l’exemple de Morin, sont des actes biologiques avant de devenir culturels pour l’humain. Toutes deux se rencontrent donc dans cet élan vital, pour ensuite mieux se séparer.

23 Il est possible de retrouver cette culturalisation de la nourriture dans la jalousie que la compagne de A. ressent envers la chatte. La rivale, se sentant inexistante aux yeux de A., tente de se débarrasser de la chatte, qu’elle voit comme une menace à son couple. L’existence de la compagne, et par extension de son couple, dépend donc du départ de la chatte, ou plus exactement de son absence. Afin d’encourager le départ de la chatte, la compagne prive cette dernière de nourriture pour rétablir la frontière que la chatte avait franchie. C’est aussi sans succès qu’elle tente de fermer la fenêtre qui laisse passer la chatte dans le monde de A. et qui, par là même, la sépare de ce dernier. La plume de Ying Chen signe ici l’impossibilité de la séparation absolue des deux espèces. Dans une dynamique récursive où le concept de domination n’a pas sa place, l’une vient à l’autre et se retire aussitôt. Ainsi, de la même manière que Ying Chen pose la présence chronique de l’animal comme condition de survie de l’homme, A. posera la photo de sa chatte sur l’un des vieux meubles de ses parents. Triomphante, la narratrice-chatte observe : « Un dimanche après-midi, la copine n’est pas venue [. . .] [A.] a retiré la vieille photo de son cadre. Il y a inséré la nouvelle photo de moi sous forme de chatte, et il l’a posée à côté de celle moins grande de la copine » (200). La photo prédominante de la chatte posée sur le meuble constitue un symbole relativement fort, celui d’une A.nthropologie nouvelle qui ne cherche plus à séparer le fait humain du fait animal, mais à les rapprocher sans pour autant les amalgamer. À ces meubles, provenant d’un temps passé et indispensables à l’existence de A., vient s’ajouter la photo de la chatte. Si pour la femme-chatte la photo représente sa victoire sur sa rivale (en se métamorphosant, elle survit au désagrègement de son couple), elle devient également, comme les meubles hérités des parents, antériorité de A., un passé lointain mais toujours présent. Cette photographie posée sur le meuble, c’est le passé matérialisé dans le présent, l’animal absent et présent à la fois, surgissant tout à coup quand le regard de A. se pose dessus.

24 Avec Espèces, Ying Chen élabore une nouvelle anthropologie qui oscille entre rupture et contiguïté, et tente de rendre compte d’une frontière perméable à travers laquelle s’invitent l’humain et l’animal. Matrice, l’animal s’impose dans une relation d’interdépendance (la femme survit grâce à son hybridité, et A. existe grâce à la présence de la femme-chatte) et dans l’élan vital que partagent les deux. Mais aussitôt, le cheminement s’en mêle, et les divergences prennent forme, mettant en exergue la perméabilité de cette frontière, la fluidité du « propre de ». Ce faisant, l’auteure nous invite à reconnaître l’animalité en nous et à nous en séparer à la fois. Il s’agit pour Ying Chen d’établir l’acheminement parallèle de l’humain et du non-humain, ponctué de rencontres. L’auteure entreprend essentiellement de rendre compte de la perméabilité ponctuelle d’une frontière existante à travers laquelle s’invitent parfois l’un et l’autre. Nous devons cependant bien concéder que, malgré la tension que Ying Chen tente de maintenir tout au long du texte entre l’humain et l’animal, la raison humaine semble l’emporter inéluctablement. Ainsi, le A. que plus tôt nous avions associé aux prémices d’une anthropologie nouvelle pourrait tout aussi bien, et peut-être même plus probablement, correspondre à la première lettre de l’alphabet, symbolisant alors le versant hyper-rationaliste de Ying Chen. Bien qu’il soit question d’un être hybride, il reste que la mémoire, la pensée et les mots appartiennent toujours à la femme, trahissant la teinte rationaliste de la narration. Et alors que la fiction s’achève sur le face-à-face silencieux entre A. et la femme, l’auteure prendra toutefois bien soin de placer A. sur une marche d’escalier (211) comme pour rétablir une distance verticale, et donc hiérarchisée, entre les deux êtres. Le texte approche alors de sa propre limite en participant d’une logique anthropocentrée, et fait en quelque sorte écho à ce qu’Élisabeth de Fontenay soulignait déjà chez Nietzsche en affirmant dans Le silence des bêtes (1998) : « Il n’y pas de philosophie où les bêtes soient plus présentes, il n’y a pas d’œuvre où les bêtes soient plus absentes » (599)15 .

Ouvrages cités
Agamben, Giorgio. L’ouvert : de l’homme et de l’animal, Paris, Payot et Rivages, 2002.
Bailly, Jean-Christophe. Le versant animal,Paris, Bayard, 2007.
Bergson, Henri. L’évolution créatrice, Paris, PUF, 1959 [1907].
Booth, James W. Communities of Memory: On Witness, Identity, and Justice, Ithaca, Cornell University Press, 2006.
Burgat, Florence. « Réduire le sauvage », Études rurales, vol. 129, nos 129-130, numéros « Sauvage et domestique » (1993), p. 179-188.
Chapouthier, Georges. « L’animalité », Revue philosophique de la France et de l’étranger, t. 194, nº 3, numéro « Philosophie du vivant » (août 2004), p. 299-305.
Chen, Ying. Le champ dans la mer, Paris, Seuil, 2002.
—. Espèces, Paris, Seuil, 2010.
—. Immobile, Arles, Actes Sud, 1998.
—. Les lettres chinoises, Paris, Leméac, 1993.
—. Le mangeur, Paris,Seuil, 2006.
—. La mémoire de l’eau, Montréal, Léméac, 1992.
—. Quatre mille marches, Paris, Seuil, 2004.
—. Querelle d’un squelette avec son double, Paris, Seuil, 2004.
Derrida, Jacques. L’animal que donc je suis, Paris,Galilée, 2006.
Desblache, Lucile (dir.). Écrire l’animal aujourd’hui, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2006.
Despret, Vinciane. « Culture and Gender do not Dissolve into how Scientists “Read” Nature: Thelma Rowell’s Heterodoxy », dans O. Hartman et M. Friedrich (dir.), Rebels of Life: Iconoclastic Biologists in the Twentieth Century, New Haven, Yale University Press, 2008, p. 340-355.
Fontenay, Élisabeth de. Le silence des bêtes : la philosophie à l’épreuve de l’animalité,Paris, Fayard, 1998.
Guéroult, Martial. « Nature humaine et état de nature chez Rousseau, Kant et Fichte », Revue philosophique de la France et de l’étranger, t. 131, nos 9-12 (sept.-déc. 1941) p. 379-397.
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Harrison, Peter. « Descartes on Animals », The Philosophical Quarterly, vol. 42, no 167 (1992), p. 219-227.
Kojève, Alexandre. Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1979 [1947].
Morin, Edgar. « Réhabiliter la vie : conclusion », Revue européenne des sciences sociales, t. 37, no 115 (1999), numéro « Animalité et humanité autour d’Adolph Portmann : XVe colloque annuel du groupe d’étude “Pratiques sociales et théories” », p. 261-266.
Nietzsche, Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra : un livre pour tous et pour personne, traduit de l’allemand par Henri Albert, 6e éd., Paris, Société du Mercure de France, 1903 [1883], coll. « Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche », vol. 9.
Puleo, Alicia. « Un paradoxe du nominalisme : le visage janusien de l’hybridité », dans Lucile Desblache (dir.), Hybrides et monstres : transgressions et promesses des cultures contemporaines, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2012, p. 163-177.
Silvester, Rosalind. « Ying Chen and the “Non-Lieu” », The Modern Language Review, vol. 106, no 2 (2011), p. 407-422.
Stillman, Dinah A., « An Interview with Ying Chen », World Literature Today, vol. 83, no 2 (2009), p. 35-37.
Talbot, Émile J. « Conscience et mémoire : Ying Chen et la problématique identitaire », Nouvelles études francophones, vol. 20, no 1 (2005), p. 149-162.
Wolfe, Cary. « Human, All Too Human: “Animal Studies” and the Humanities », PMLA, vol. 124, no 2 (2009), p. 564-575.
Notes
1 Nuançons toutefois cette affirmation puisque la position continuiste ne réduira pas tout à fait non plus l’homme au statut d’animal, qui se trouve à la fois antérieur à l’homme et détaché de lui. En effet, comme le note Georges Chapouthier dans « L’animalité » (2004), « les prémices de tout ce qui fait l’homme existent déjà chez ses cousins. Certes les prémices seulement. L’homme garde, dans l’exercice de son puissant cerveau, une supériorité (et une spécificité) quantitative écrasante, qui finit par basculer dans un qualitatif culturel et artefactuel qui lui est propre. [. . .] L’homme est à la fois un être culturel très particulier, aux performances exceptionnelles et redoutables, et un animal comme les autres » (301).
2 Notons dès à présent que si Ying Chen rejoindra Derrida dans ce qu’il mettait en exergue l’hétérogénéité de la frontière, elle s’en distanciera clairement en envisageant ces frontières comme perméables (par opposition à la rupture « abyssale » de Derrida), permettant ainsi le côtoiement des espaces et des espèces. Le rebord de la fenêtre et l’être hybride lui-même (la femme-chatte) constitueront dans Espèces les symboles de cette perméabilité.
3 Perspective qui met en exergue la reconnaissance, l’observation et/ou la préservation de l’animal comme figuration de l’autre, tout en mettant à mal la séparation traditionnelle entre l’humain et le non-humain.
4 En témoignera la réversibilité de la métamorphose, qui traduit une relative dialectique au centre de laquelle réside la connaissance de soi. Par ailleurs, la frontière entre humanisme et anthropocentrisme n’est pas si évidente, comme l’explique Cary Wolfe dans « Human, All Too Human: “Animal Studies” and the Humanities », qui explique que si l’humanisme se fait le défenseur du pluralisme et donc de l’inclusion du marginal, il n’en reste pas moins anthropocentrique (568).
5 J’emprunte ici le terme de « non-coïncidence » à Giorgio Agamben qui, dans L’ouvert : de l’ homme et de l’animal (2002), reprenant la philosophie de Walter Benjamin, souligne l’impossibilité de l’amalgame de l’homme et de l’animal en une éventuelle troisième entité, et l’impossibilité de la domination de l’un sur l’autre. En ce sens, Agamben explique la « maîtrise du rapport entre nature et humanité » (132) de la façon suivante : « Ce qui, plutôt, selon le modèle benjaminien d’une “dialectique à l’arrêt”, est ici décisif, c’est seulement le mot “entre”, l’intervalle et comme le jeu entre les deux termes, leur constellation immédiate dans une non-coïncidence » (132-133).
6 Ying Chen, native de Shanghai, étudie le français en Chine, à l’université, et fait le choix d’écrire en français à partir de Montréal dans un premier temps, puis de Vancouver, où elle réside actuellement (Stillman 35-37).
7 Il est difficile de ne pas voir dans cette triangulation la construction d’une identité féminine. Bien que nous ne souhaitions pas effectuer de lecture féministe du texte — après tout, Ying Chen ne se préoccupe pas directement de la question du genre (Silvester 410-418) —, nous reviendrons tout de même brièvement, dans notre section sur l’interdépendance, à la question de la frontière homme/femme en miroir de la relation humain/animal.
8 Je souligne ici l’aspect non-opposé de la conception du temps chez l’animal. Parler de conception à l’opposé signifierait qu’il y ait négation du temps. Or Ying Chen propose précisément l’inverse : il y a bien une conception du temps chez l’animal qui ne nie pas celle de l’homme, mais qui l’accompagne en parallèle. En évitant l’aspect oppositionnel, Ying Chen désavoue une conception hiérarchisante de l’animalité par rapport à l’humanité. Ainsi, le temps continu correspond à la richesse de l’homme, mais l’absence de temps continu ne correspond pas systématiquement à la « pauvreté en monde » de l’animal. Au contraire, cette absence coïncide justement avec la richesse en monde de l’animal.
9 On apprend en effet que la narratrice a perdu son enfant alors qu’il était tout jeune, sans plus d’explications. En outre, ses parents ne sont jamais mentionnés dans la fiction, contrairement à ceux de son mari, A., qui prennent une place importante dans la description de la personnalité de ce dernier. Cette conception du temps propre au caractère humain, on la retrouve dans l’obsession que manifeste A. pour les meubles que ses parents lui ont légués (16).
10 Ici, le terme ipse s’entend dans le sens du pronom soi en français, self en anglais ou selbst en allemand, par opposition à la notion d’idem, dans le sens de l’adjectif même en français, same ou gleich.
11 Notons toutefois que la femme-chatte éprouve paradoxalement un certain plaisir à manger (165).
12 Le terme est de Marie-Louise Mallet à qui l’on doit l’avant-propos du texte de Derrida.
13 Tout au moins dans le cas des animaux domestiques. On pourrait opposer à cette affirmation que les animaux d’élevage n’existent ni ne survivent à la rencontre de l’humanité.
14 Cette interdépendance entre l’humain et l’animal, Morin la nomme « système récursif » dans son explication de la question « est-ce l’homme qui a fait le langage ou le langage qui a fait l’homme? », à laquelle il répond : « tout est lié dans un système que j’appelle récursif parce que chaque moment produit l’autre » (265).
15 Élisabeth de Fontenay explique que le discours de Nietzsche, bien que « hanté par les animaux », est toujours empreint malgré lui de l’estampe allégorique (600).