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Les envers de la ville :

de nouveaux paysages en poésie québécoise

Élise Lepage
l’Université de Waterloo

La ville et ses envers

1 La ville a été et demeure une source d’inspiration importante pour les littératures modernes et postmodernes, ce qu’illustre la littérature québécoise de façon exemplaire. Au cours du XXe  siècle, la ville de Montréal s’est vue ériger en véritable capitale littéraire, selon un double processus démontré par Pascale Casanova dans Larépublique mondiale des lettres; non seulement cette ville concentret-elle bon nombre de ressources et d’institutions littéraires, mais de plus beaucoup d’auteurs la consacrent dans leurs œuvres comme ville littéraire. Comme pour d’autres capitales littéraires telles que Londres, Paris ou New York, cette consécration en littérature a d’abord été le fait d’auteurs issus d’une zone géographique où rayonne cette ville — que l’on songe à Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy ou à des auteurs montréalais tels que Michel Tremblay et Claude Jasmin, ou encore aux poètes associés à la contre-culture des années 1970 comme Nicole Brossard, Michel Beaulieu, Claude Beausoleil ou Yolande Villemaire. Ce discours de la grande ville comme ville littéraire a ensuite été repris par des auteurs venus d’ailleurs et l’exemple paradigmatique à cet égard serait La Québécoite de Régine Robin. Depuis, les célébrations du 350e anniversaire de la ville en 1992 ont donné lieu à toute une floraison d’ouvrages collectifs, critiques et de création portant sur l’imaginaire montréalais1 . Le portrait de Montréal qui ressort de ces investigations montre de multiples facettes : l’animation du centre-ville, la vitesse, la prolifération de signes (verbaux, visuels, auditifs, lumineux), une impression de labyrinthe, mais aussi un découpage par quartiers bien identifiés et démarqués par des rues à fonction frontalière, une ville aux langages bariolés, où se côtoient et s’amalgament les idiomes et les références culturelles les plus diverses, ville où tantôt il est possible de se trouver, se réinventer, s’ouvrir et s’épanouir, et où tantôt rôdent les spectres de la perte — dans les deux sens de se perdre et d’oublier — et de l’aliénation.

2 En marge de Montréal, Québec a suscité à son tour des représentations qui obligent sans doute moins par leur nombre — demeuré relativement restreint — que par leur prégnance; que l’on songe au Premier jardin d’Anne Hébert, à L’hiver de pluie de Lise Tremblay, aux Fossoyeurs d’André Lamontagne ou encore aux romans les plus récents de Jacques Poulin : Les yeux bleus de Mistassini, La traduction est une histoire d’amour et L’anglais n’est pas une langue magique. Espace en continuelle transformation, la ville change nos façons de l’habiter, d’y circuler, de l’imaginer et de la dire. Les constantes et nombreuses mutations de l’espace urbain sont ainsi autant d’invitations pour artistes et poètes à explorer de différents (mi)lieux urbains et à poser un regard interrogateur sur les nouvelles façons de les investir. Dans le cadre de la présente étude, nous proposons de présenter quelques-unes de ces nouvelles poétiques afin de montrer que les représentations du monde urbain se déplacent, les recueils de poèmes retenus ayant tous pour point commun de se pencher non sur le centre-ville mais sur les périphéries, les ruelles et arrière-cours de la ville, les sites industriels désaffectés et autres banlieues résidentielles et commerciales.

3 Nous amorcerons notre réflexion par quelques prémisses théoriques concernant le paysage, concept interdisciplinaire qui incite à solliciter des approches provenant des beaux-arts, de l’histoire de l’art, de la géographie, de la critique littéraire et de la phénoménologie. À la lumière de ces théories, nous nous pencherons sur quelques recueils de poésie québécoise, la plupart assez récents : Fontainebleau (1989) de Michael Delisle, Le paradis des apparences (2004) de Robert Melançon, Reculez falaise (2007) de Louis-Jean Thibault et Le bruissement des possibles (2011) d’Antoine Boisclair. Nous nous attarderons notamment sur les représentations des arrière-cours urbaines, de la banlieue résidentielle et des lieux postindustriels et/ou désaffectés. Souvent inclus dans la définition large de l’espace urbain, ces lieux constituent en fait des envers du centre-ville et impliquent un rapport tout autre à l’espace. Nous nous attacherons à problématiser ces nouveaux environnements urbains qui créent des praxis et des modes d’habitation différents, avant de jeter quelques perspectives sur deux nouvelles praxis significatives : le tourisme, fait sociétal majeur mais jusqu’à présent assez peu exploité par la littérature, et le reniement de l’urbanité en son propre sein. Cet itinéraire herméneutique débouchera enfin sur des réflexions où poétique et écologie se conjuguent pour mettre en question les milieux que nous nous créons et la façon dont nous les représentons et les mettons en discours.

Approches du paysage

4 Concept d’origine esthétique, et plus précisément picturale, le paysage connaît, depuis quelques années, une importante dissémination interdisciplinaire. En passe de devenir une valeur en soi pour les sociétés postindustrielles, il interpelle tant les théoriciens de l’art, que les géographes, les urbanistes, les acteurs de la protection de l’environnement, ceux de la mise en valeur du territoire et du patrimoine, et que ceux encore de l’industrie touristique. Dans le cadre de notre réflexion, nous ne nous préoccuperons pas de trancher le débat consistant à savoir si un paysage peut être urbain ou non; nous retiendrons en revanche un faisceau de considérations importantes quant à l’analyse poétique.

5 En premier lieu, un paysage est une représentation artistique du réel : « Le long des grands chemins, et même dans les tableaux des Artistes médiocres, on ne voit que du pays; mais un paysage, une scène Poétique, est une situation choisie ou créée par le goût et le sentiment », écrit ainsi René-Louis Girardin (De la composition des paysages 55), le créateur des jardins d’Ermenonville. De fait, le paysage est une composition artistique qui présuppose un agencement, un choix de moment, de lumière, le tout étant régi par un processus d’inclusion ou d’exclusion. En ce sens, le paysage n’a rien de « naturel », d’immédiat : comme toute œuvre artistique, il est le résultat de choix esthétiques effectués sciemment, combinés et disposés de manière réfléchie de façon à produire tel ou tel effet. Il se situe du côté de l’art conçu comme artifice bien plus que du côté de la nature, qui n’est bien souvent que son sujet ou son thème : « un paysage n’est jamais naturel, mais toujours culturel » (Court traité du paysage 128), insiste Alain Roger, « toute l’histoire du paysage occidental, aussi bien qu’extrême-oriental, le montre à l’évidence : le paysage est d’abord le produit d’une opération perceptive, c’est-à-dire une détermination socioculturelle » (130).

6 Or, cette composition paysagère est toujours le produit d’un point de vue, ce qui présuppose la présence et plus encore le regard d’un sujet, souvent invisible, mais pourtant déterminant. Les phénoménologues ont été les premiers à souligner cette prééminence du sujet : « Quand je découvre un paysage jusque-là caché par une colline, c’est alors seulement qu’il devient paysage », écrit Maurice Merleau-Ponty dans Sens et non-sens, avant de poursuivre : « Ce monde qui avait l’air d’être sans moi [. . .] c’est moi qui le fais être » (51). Le paysage est donc toujours l’expression d’une subjectivité : « le paysage est une lecture, indissociable de la personne qui contemple l’espace considéré », suggère Alain Corbin (L’ homme dans le paysage 11). Cette lecture paysagère est une interprétation, une représentation parmi d’autres, qui renseigne autant sur ce qu’elle montre que sur celui ou celle qui la crée. « Si l’espace sensible signifie, écrit Collot, c’est qu’il est toujours l’horizon d’un sujet, qui, surgissant au milieu des choses, leur donne sens [. . .] par la simple orientation de son corps, de son regard » (Paysage et poésie du romantisme à nos jours 212).

7 Essentiellement subjectif, le paysage a ainsi moins à voir avec le topos des cartographes — c’est-à-dire le site, le lieu physique où l’on se trouve et qu’on représente par un point ou une zone sur une carte — qu’avec ce que les Grecs nommaient la chôra et que réactive avec profit Augustin Berque. Tout comme le topos, la chôra se traduit aussi par « lieu », mais désigne plutôt l’appartenance d’un corps (objet ou sujet) à un milieu. Elle est un lieu existentiel qui tient compte de toutes les particularités qui le rendent unique. À la fois « empreinte et matrice » (Écoumène 22), elle porte les traces des êtres qui l’habitent, mais elle leur donne aussi naissance, les fait tels qu’ils sont. En ce sens, la chôra est sans doute le mot grec qui s’approche le plus du concept moderne de paysage, « mais les Grecs ne possédaient pas cette notion » (22), rappelle Berque, le mot apparaissant à la Renaissance. Or, on peut se demander à quel point la chôra ainsi définie se dissout de nos jours, ou plus précisément à quel point les valeurs qu’elle présuppose se trouvent bafouées, reléguées à l’arrière-plan, battues en brèche par des discours à la gloire du déplacement, de l’accessibilité ubiquitaire et de la fonctionnalité. On examinera ce qu’il en est à travers trois exemples successifs.

L’envers de la cité

8 Il semblerait que la ville de Montréal, telle que représentée en poésie dans les années 2000, diffère de ses représentations passées. Rarement nommée ou identifiée, c’est avant tout une grande ville dont les façades la rendent très comparable à ses homologues canadiennes ou étatsuniennes. Ses singularités, son pittoresque et ses tragédies petites et grandes, les poètes vont désormais les traquer avant tout dans les envers du décor : ruelles, arrière-cours, métro, le quartier des affaires peutêtre, mais à ses heures désertées. Le bruissement des possibles, premier recueil d’Antoine Boisclair, s’ouvre sur une section intitulée « Poèmes de l’arrière-cour », porte dérobée pour entrer dans l’œuvre et dans cette ville, mais qui mène directement à la familiarité de l’arrière-scène. Entre « un hamac qui se balance », « les effluves de barbecue » et « les clôtures de l’arrière-cour », « quelques écureuils et un plan de tomates suffisent / pour faire d’une arrière-cour un écosystème / et, de cet écosystème, un monde » (10).

9 C’est dans ce microcosme familier et prosaïque que le poète s’attache à suivre « un fil invisible reliant chaque chose à une autre » (10) et « préserv[ant] l’équilibre impondérable ». Se déploie alors le poème (« Le poème est l’idée de cet équilibre », [10]), tel un arbre :

[. . .] Le poème
est la somme arborescente de ses parties.
Son feuillage chuchotant des promesses
informulées révèle l’esprit des lieux
informulées révèle l’esprit des lieux
Le poème est l’espace de ces promesses. (10)

« L’esprit des lieux », c’est bien cette chôra, modeste mais palpable. Quant à l’image de l’arbre, elle se trouve reprise et amplifiée dans la seconde section, « Arborescences », qui met au jour des circuits, des réseaux reliant les parties entre elles, créant à partir de « chiffres, paroles, pièces de monnaie » (19) ou bien de « particules, parcelles » et autres « îles » (22), des communautés, des assemblements, des foules à géométrie variable :

Cordes à linge,
câbles électriques et réseaux sans fil,
lacis d’érables et de lilas font circuler l’idée du printemps
comme une intuition qui se cherche
à travers Montréal et jamais ne se retrouve. (15)

« Après une longue digression de rues et d’oubli » (23), ce sont encore dans les images de l’arbre et des cordes à linge que le sujet, subsumé dans un nous à la fois unique et multiple, trouve sa place entre solitude et solidarité, ressemblance et différence :

[. . .] Nous
seuls et solidaires, tissés d’une seule pièce
parmi les cordes à linge aux mille drapeaux
suspendus de balcon en balcon. Semblables
et désunis dans la rumeur universelle du feuillage. (16)

Dans Le paradis des apparences, Robert Melançon trouve lui aussi un ancrage pour sa parole poétique dans ces envers de la même ville. Mais par opposition au nous réseauté et communautaire de Boisclair, le sujet chez Melançon est un promeneur solitaire, observateur aguerri, qui pose sur les paysages qu’il met en mots un regard oscillant entre le découragement et l’ironie mordante : « Paysage? / Cela ne ressemble à rien qu’évoque ce mot; / Ce n’est qu’un assemblage de marques pauvres » (105). Bien souvent, Melançon s’ingénie à refuser le poétique. Décrivant les transformations d’un quartier familier, le sujet note :

On va dans des rues qu’on connaît,
Qu’on connaissait . . . Le regard
Se cogne à des murs qui n’étaient pas là
Lorsqu’on s’est aventuré, sans savoir,
Pour la première fois, dans ce labyrinthe :
Un terrain vague qu’on ne voit
Que dans le souvenir s’étendait là
Où s’élève une tour en verre bleu, un cube
De ciel durci. Mais un parking ouvre
Une clairière qui laisse voir, en fin
D’après-midi, le ballon d’un soleil 
Qu’on prend plaisir à reconnaître. (25)

Ce poème dit les transformations rapides qui altèrent la ville, désorientant le regard. Le monde décrit est présenté comme « durci », la seule « clairière » offerte à la vue n’étant qu’un stationnement. Seul point de repère reconnaissable, le soleil est très prosaïquement réduit à n’être qu’un « ballon », exemple paradigmatique du refus de la métaphore méliorative chez Melançon. Ainsi en va-t-il de son humour quelque peu grinçant : il inverse les termes, affublant un stationnement du nom idyllique de « clairière » et refusant au contraire tout un réservoir de métaphores faciles concernant le soleil pour n’en faire qu’un simple « ballon ». Sa poésie se rebiffe devant les images toutes faites. Autre exemple probant du même procédé, il évoque « un décor de pierre et de verre / Sur quoi pend le poncif de la lune » (43). Toujours « [d]ans l’étendue d’un parking d’hôpital » (142), non-lieu par excellence, une parenthèse note : « (c’est bien ainsi / Que serait la lune si nous y étions, banlieue absolue, / Banlieue de la terre) » (142). La lune, astre souvent représenté comme inspirant ou propice à la méditation, n’est ici plus que « poncif » ou « banlieue » ennuyeuse comme un stationnement. Ailleurs, on rencontre de comparables « ruines neuves » (41) désertées :

La nuit, dans le quartier des affaires
Où grouillera quelques heures plus tard une foule
[. . .]
On prend un bain de solitude et de ténèbres
Lorsque ne reste que la forme de la ville,
Comme une scène abandonnée. (41)

La ville que Melançon explore consiste en une juxtaposition de bâtiments modernes géométriques produisant « une architecture de reflets » (44) toujours susceptibles d’être trompeurs a priori, et de stationnements, de terrains vagues, de bouches de métro, espaces interlopes qui n’offrent que très peu de prise à l’habitation poétique. Antoine Boisclair et Robert Melançon ne s’en tiennent pas aux façades et vitrines par lesquelles la ville s’expose; chacun à sa façon, ils explorent au contraire l’envers de la cité, ses coulisses. Mais jusque-là, il s’agit encore bien de la ville en tant que telle.

La banlieue

10 Les poèmes de Melançon ne sortent qu’exceptionnellement de la ville organique, alors que le sujet de Boisclair n’est pas uniquement piéton; il est aussi automobiliste et donne ainsi parfois à voir la banlieue, commerciale la plupart du temps :

Terrains vagues,
concessionnaires et centres commerciaux,
blocs de béton fermés sur eux-mêmes
et distants dans leur silence obstiné :
chaque chose dévoile sa laideur
avec la fonte des neiges qui révèle une mitaine,
un bidon. Au loin, les voitures roulent
dans la nuit des banlieues qui nivelle tout.
(Le bruissement 26)

Lorsque le sujet chez Melançon évoque la banlieue, celle-ci n’est jamais que métaphore dérisoire : « Un tremble a l’air d’agiter des milliers de fanions / Comme les commerçants des boulevards de banlieue / Entre les autoroutes, les motels, les dépotoirs et les pelouses » (Le paradis 127). Il est assez rare que la poésie québécoise décrive aussi explicitement son environnement typiquement nord-américain fait de voitures et d’alignements plus ou moins chaotiques d’édifices commerciaux aux mêmes réclames publicitaires. Ce mode d’être et de déplacement banalisés fonctionne selon un axe horizontal d’étalement et de nivellement démocratique par le bas.

11 Un recueil plus ancien, Fontainebleau de Michael Delisle, paru en 1989, met exemplairement en mots la vie dans les banlieues résidentielles, régie par la même horizontalité plate. Fontainebleau présente un monde d’enfants grandissant dans la Cité Jacques-Cartier à la fin des années 1960. Ce qui s’énonce à travers les paroles, les jeux et les comportements des enfants, c’est la peur de la solitude, de l’isolement, du silence et au contraire le besoin des autres. En d’autres termes, émerge une vague et pourtant perspicace conscience que la marginalité géographique de la banlieue traduit sur le plan spatial une certaine marginalité sociale : situés à la périphérie des lieux de pouvoir politique, économique et culturel, dans un nouveau quartier où les rues n’existent pas encore, les habitants (et jusqu’aux enfants) ont le sentiment d’être tenus à l’écart :

La terre se peuple de jeunes mariées enceintes jusqu’à l’âme. Et la terre est isolée des civilisations comme une promesse de repos avec à la sortie, un rond-point dénudé pour scander le luxe des grandes étendues et une station d’essence pour garantir le calme des routes.On baptise les avenues De Vimy. De Courcelettes. De Lyon. De Versailles. Mais Fontainebleau a beau nommer, il sent encore la terre grise. De la terre glaise avec des filons d’ocre. (15)

« [C]ette banlieue abandonnée à son grand espace comme on dit abandonnée de Dieu » (15) est le domaine des enfants qui y règnent, occupant le vide flambant neuf de leurs jeux : « tu trônes dans l’air de ce maudit ciel impeccable »(64). De façon significative, « le territoire est crevassé / de possibles / [. . .] / mais avancer est encore / impensable » (18). La banlieue rejoue ici sur le mode dérisoire la colonisation du continent : on prend place, tous les rêves semblent permis, mais réellement habiter ce territoire conquis est encore impossible. Ainsi, « la Cité Jacques-Cartier était le Far-West de Montréal » (16), mais loin d’être un espace ouvert à tous les possibles, ce n’était qu’une sorte de place forte résidentielle, trop éloignée et coupée de la métropole pour véritablement en faire partie, encore entourée de champs. D’où l’ineffable déception du garçonnet lorsqu’il se rend compte que Fontainebleau ne s’auréole pas des nimbes de l’ailleurs, ne vit pas au tempo accéléré des lointaines capitales, mais demeure un « ici » coupé du monde, gravitant misérablement autour du « centre d’achats » :

Fontainebleau est souverain. Quand nous sortons de Fontainebleau pour rouler sur le grand Chemin en direction du Nord, infatigable, je demande à mon père où nous sommes rendus. Et j’attends le Danemark, la Finlande, le Congo, l’Australie, le Bengale, la Chine, le Mexique, le Chili, l’Écosse ou encore le pays de Galles d’où viennent les ancêtres de grand-maman — donc forcément voisins. Mon père, calme comme sa Rambler 64, répète : on est toujours au Canada. Quelques minutes plus tard nous arrivons au Centre d’achats. (17)

Tout le recueil oscille entre le regard rétrospectif de l’adulte contemporain qui plonge dans sa mémoire et celui, écrit au présent, de l’enfant des années 1960. Dans les dernières pages, le Je adulte prend un certain recul et conclut :

Quand la mémoire n’arrive plus à restituer les drames avec la limpidité du petit écran, c’est peut-être que le portrait des choses s’effrite comme de la matière. [. . .] Les lieux fuient aussi. De date en date, les cases de trottoir rapetissent et les briques s’usent si sournoisement qu’elles arrivent à estomper les entailles que nous y avons faites pour laisser notre marque secrète. Un petit coup de panne de marteau avait fait l’affaire. Bien appuyé sous la brique. [. . .] Code privé. Brise-fer. Mur signé. Le briqueton s’est dissous dans l’humus et la terre a cessé de lutter sous le terrain. [. . .] Ce n’est pas le souvenir qui fait ici défaut, c’est le réel qui n’a pas pu suivre. (123)

Troublante constatation : alors qu’on craint généralement de perdre la mémoire et compte sur le réel pour fixer les souvenirs, ici, c’est l’inverse qui se produit. La mémoire demeure inébranlable, se rattachant viscéralement à quelques infimes détails. Dans le même temps, c’est le réel qui s’érode, s’estompe et fait défaut, comme si Fontainebleau n’avait pas réussi à devenir suffisamment présent (au sens fort du terme), ancré, réel et commençait doucement à retourner dans les limbes dont il était sorti. À cet égard, la banlieue résidentielle flambant neuve et coquette est toujours susceptible d’alimenter le doute quant au mode d’habitation du monde qu’elle propose. Est-il possible de s’enraciner en banlieue? Telle semble être l’une des questions sous-jacentes du recueil de Delisle.

Les sites industriels désaffectés

12 Dans le prolongement de Fontainbleau, qui s’achève donc sur une mise en question de la durabilité et de l’habitation en banlieue, nous porterons maintenant attention à des espaces posant des problématiques connexes. Les sites industriels, surtout lorsqu’ils sont désaffectés, témoignent d’une époque révolue qui se fondait sur l’opposition entre un centre unique, hégémonique, et des périphéries, alors que règne maintenant l’« Empire du Milieu dont le centre est partout / et la circonférence nulle part » (33), selon la formule d’Antoine Boisclair dans Lebruissement des possibles. Voués à la plus pure des fonctionnalités, souvent conçus avec de bien maigres soucis esthétiques, la plupart de ces sites se distinguent par leur impardonnable laideur. Or, dans son ouvrage intitulé Le paysage façonné : les territoires postindustriels, l’art et l’usage (2009), Suzanne Paquet souligne :

Tandis que ses résidants délaissent périodiquement la banlieue pour partir à la conquête de nouveaux lieux et paysages, ceux du wilderness tout particulièrement, certains artistes investissent ces secteurs suburbains, et aussi les zones périurbaines où d’anciennes exploitations industrielles tombent en désuétude. Ces nouveaux sites postindustriels deviennent d’importants motifs, des objets de recherche inédits pour les artistes. Ces territoires seront vraisemblablement les derniers paysages qu’il leur sera permis d’inventer, peut-être à cause de leur étrangeté qui confine au sublime. (56)

On retrouve ici le motif baudelairien de la boue transformée en or par la puissance de l’art, exercice auquel se prête Robert Melançon à plusieurs reprises en rapprochant des paysages incertains de prestigieuses références picturales. Il décrit ainsi :

[. . .] un quartier d’usines que le soleil
De huit heures badigeonne pour l’instant
De la douceur arcadienne du Lorrain.
Jusqu’à l’horizon dentelé de tours s’étale
Un espace de rails et de terrains vagues [. . .].
(Le paradis 121)

Ici, le verbe « badigeonner » retient l’attention. Éminemment prosaïque, ce verbe s’inscrit explicitement dans la démarche de « poèmes réalistes » revendiquée par le sous-titre du recueil. Ironiquement, c’est ce verbe utilitaire qui introduit la référence à l’artiste peintre.

13 Louis-Jean Thibault consacre son recueil Reculez falaise à la ville de Québec. Il s’attarde très explicitement tantôt au « Tunnel CP » (40), tantôt au « Pont Dufferin » (47). Dans « Dépôt à neige, autoroute Henri IV » (91), le sujet contemple le spectacle de la neige amassée :

Ici, la neige persiste jusqu’en juillet : mais à quel prix?
Recouverte de sable, de calcium, elle n’offre à l’esprit
qu’une image déchiquetée, brûlée par le sel, semblable
au portrait peu rassurant de soi qu’inventent parfois
nos mises en scène intimes. [. . .] On assiste
à sa lente agonie sur un terrain abandonné, coincé
entre les concessionnaires automobiles, les rampes bruyantes
des autoroutes et des corridors aériens. (91)

Dans le « Parc industriel Saint-Malo » à « la chaussée défoncée » (71), ce sont les noms de rue, évoquant la guerre, qui interpellent le sujet :

[. . .] Rues de Verdun, de la Victoire, de la Cartoucherie :
avec un peu d’imagination, on prendrait les bruits de l’autoroute
qui passe tout près pour des sifflements de balles et le grondement
des usines environnantes pour la rumeur nerveuse d’une armée
en déroute. Mais je ne trouve autour de moi aucun ennemi
menaçant, sinon le temps qui s’égrène avec patience [. . .]. (71)

Mais c’est le poème consacré à la « Papetière Daishowa » (79) qui exprime sans doute le mieux ce choix paradoxal de lieux ignobles pour donner naissance au poème :

Des images contraires à la poésie : la fumée de l’usine
qui imprime ses volutes épaisses sur un ciel gris,
alourdi par l’humidité orageuse de fin d’après-midi;
une forêt qui se dissout dans l’air et qui donne moins
de souffle à notre esprit; les restes innommables, déformés,
de matières végétales; une boue toxique qui regagne
les eaux et la terre. Écrire un poème est une autre tâche :
on cache longtemps les déchets, les reprises incertaines,
les ratures. On donne à lire l’apparence nettoyée des choses,
une vie que l’on voudrait vivifiée, régénérée. (79)

Ce poème se fonde sur la dichotomie entre d’une part le visible, le concret saisi dans son opacité et sa laideur, et d’autre part l’invisible, le travail intellectuel et ses approximations et tentatives pour jeter un peu de clarté sur le monde qui nous entoure. À l’instar des arts visuels, la littérature, et exemplairement la poésie, commence à investir des espaces typiques de nos sociétés postindustrielles. Si les zones industrielles, les banlieues résidentielles et commerciales n’ont ni le charme ni le pittoresque du locus amoenus, ni la majesté des océans déchaînés, ni le secret des montagnes et des grottes hostiles, elles n’en disent pas moins long sur notre civilisation et nos valeurs. Il est donc intéressant, sinon nécessaire que les artistes contemporains représentent ces espaces, les mettent en question et en proposent des lectures. Car pour habiter un lieu au sens plein, encore faut-il que celui-ci soit investi par l’imaginaire et des représentations. On se souviendra à cet égard de Paul Klee, pour qui « [l]’art ne reproduit [plus] le visible, il rend visible » (Lapierre, Écrire l’Amérique 114).

Le tourisme, entre exploitation et « muséalisation» du paysage

14 Après avoir étudié quelques exemples de nouveaux lieux investis par la poésie contemporaine, nous proposons à présent d’interroger deux cas de praxis bien réelles, aisément observables, mais dont la poésie québécoise ne semble pas encore faire grand cas. Dans un premier temps, il s’agit du tourisme, fait sociétal majeur, mais qui n’est jusqu’à présent que peu exploité en littérature, du moins pas à la mesure du phénomène réel. Pourtant, il est indéniable que le tourisme déteint sur notre rapport au paysage de façon aussi durable que significative, de même que la conception que nous nous faisons de ce qu’est (ou devrait être) un paysage. Que fait le tourisme au paysage? À bien des égards, il le façonne, l’aménagement du territoire se faisant en fonction de l’accueil du visiteur. Suzanne Paquet note que « [c]e n’est certes pas un hasard si ces volontés généralisées de planification et d’exploitation du capital paysager coïncident avec l’explosion de l’industrie touristique, à l’échelle mondiale » (Le paysage façonné 159). Le tourisme définit le paysage; certains sites deviennent ainsi de véritables parodies d’eux-mêmes, tel le paradigme du-petit-village-traditionnel-et-pittoresque qui ravive et exhibe artificiellement des pratiques et des arts de faire abandonnés; ou dans un autre registre, Las Vegas, dont les hôtels reproduisent certains hauts lieux du tourisme, devenant ainsi des représentations au second degré. Dans les deux cas, il s’agit à tout le moins d’une « manipulation », sinon d’un penchant à la « muséalisation », pour reprendre les termes de Michael Jakob (L’émergence du paysage 40). Mais plus encore, le tourisme est une véritable matrice de paysages : les cartes postales, les sites internet d’agences de voyage et les brochures créés pour les visiteurs mettent en scène tout un réservoir d’images dont la circulation de plus en plus accélérée tend à résumer tel site à telle prise de vue. « On ne voit que ce qui a déjà été vu, et on le voit comme il doit être vu » (L’invention du paysage 84), martèle Anne Cauquelin. « Acapulco est un exemple, une image de carte postale / dont nous traversons l’apparence / pour toucher l’envers des choses » (Le bruissement 38), écrit Antoine Boisclair dans une section de son recueil intitulée « Métaphysique d’Acapulco ». Cette question du point de vue est intéressante dans la mesure où elle renseigne sur l’individualisme contemporain :

Cette accumulation, cette fluidité, des images aux territoires, du virtuel aux « non-lieux » n’empêche nullement, bien au contraire, que ce [sic] tout ce spectacle soit mis à la disposition d’un « je » toujours plus exigeant et toujours mieux mis en scène, toujours plus consommateur, un individu auquel l’on fait croire qu’il est unique, que seul son point de vue est important, « comme si la position du spectateur constituait l’essentiel du spectacle ».2 Et il me semble qu’ainsi se compose et se révèle le paysage postindustriel. Le monde entier, figuré en mode touristique, est transformé en images parfaites, en destinations façonnées, infiniment et fébrilement collectionnées. (Paquet, Le paysage façonné 206)

Le monde entier se présente ainsi comme une collection d’images toujours déjà vues, prêtes à la consommation. En effet, de nos jours, la découverte en images de la destination (au moyen de brochures et de sites internet ou par des photographies de proches s’y étant déjà rendus, etc.) précède toujours le voyage en lui-même : « Le paysage, que le touriste s’approprie en le photographiant, est à la fois un emblème national fabriqué parce que mis en réserve et ainsi rendu spectaculaire, de même que le site d’une vision du monde convenue et partagée, là où sont reconduits point de vue, mise à distance et cadre » (Paquet, Le paysage façonné 48). Le touriste commence son voyage avec déjà présentes à l’esprit ces représentations toujours plus ou moins stéréotypées de la destination où il se rend. D’où ce sentiment d’irréalité dont témoigne un poème de Boisclair : « Nous observons la plage d’un œil réaliste / pour atteindre l’irréalité des lieux » (Le bruissement 38). À la rigueur, ainsi que le suggère Paquet, le touriste effectue le voyage à des fins de vérification : faire coïncider le réel avec les représentations, prenant, après des milliers ou des millions d’autres, la même photographie du même paysage, selon le même angle au même endroit :

Il y a là proposée une réciprocité, mieux une circularité : le monde étant une image, l’on se déplace pour ajuster l’image et son image — ou pour remettre l’image en image — et pourquoi pas, l’on photographie l’image qui témoignera de cette réciprocité, ou d’une parfaite concordance. Il va sans dire que tout ceci illustre parfaitement la puissance couplée du « paradigme perspectif » et de la culture photographique occidentale. (51)

Il est aisé de percevoir en quoi le tourisme est un sujet rebelle, particulièrement difficile à traiter en littérature. Tout d’abord, parce qu’il repose avant tout sur une conception photographique, à tout le moins visuelle du monde. Le tourisme, c’est le monde mis en images — non en récit ni même en mots. Mais aussi parce que le tourisme annonce le règne du même, là où la littérature s’efforce de produire une vision du monde absolument singulière. Le dernier poème de Boisclair consacré à Acapulco énonce fort bien ce règne de l’identique, ce nivellement de l’ailleurs, de l’exotique par la globalisation, qui donne l’impression au sujet de ne pas se déplacer, de rester immobile dans un monde en constant changement, travestissement autour de lui :

Hôtels, bars et casinos nous suivent cependant
dans la solitude du monde mondialisé.
Une musique festive demeure en arrière-fond
comme un rythme universel
ponctué de mots issus d’une seule langue.
L’avion traverse un ciel identique à lui-même
[. . .]
Nous partons
sans partir parce qu’ailleurs est comme ici
finalement et qu’ici est comme ailleurs.
Nous voyageons sans bouger
autour de la terre puisque tout bouge
et demeure impossible à la fois dans l’espace immuable.
(Le bruissement 42)

D’une manière comparable aux poètes et autres artistes investissant les banlieues ou les sites industriels, la stratégie de Boisclair consiste à porter un regard « réaliste » sur le lieu, c’est-à-dire qui ne va pas s’en tenir au Paradis des apparences qu’imposent les clichés, mais qui, au contraire, veillera à bien tout dire, l’envers comme l’endroit :

Pour retrouver l’âme et l’esprit de ce lieu,
le poème doit dire la vérité crue
et gluante comme les viscères d’un poisson.
Le poème doit tout dire : les déchets sur la plage,
les touristes obèses et la misère des mendiants. 
La beauté du site et la laideur des hôtels.
L’impression d’irréalité qui s’en dégage.
(Boisclair, Le bruissement 38)

De nos jours, le tourisme est un acteur fondamental du capital paysager. Si cette activité — à laquelle pourraient s’ajouter ses variantes telles que les sports de plein air ou le tourisme culturel — ouvre une véritable réflexion sur ce qu’est le paysage et permet la mise en place de mesures de protection et de conservation, elle ne va pas sans un bon nombre de dégradations réelles et de représentations extrêmement appauvries d’un monde que nous habitons, mais exploitons à outrance aussi; soit selon la formule lapidaire d’Augustin Berque : « le parti moderne : dévaster ou muséifier » (Écoumène 233).

Le reniement de l’urbanité en son propre sein

15 La seconde pratique à laquelle nous proposons de réfléchir est encore plus récente et pourrait se nommer le paradoxe de la ville postindustrielle. Autrement dit, il s’agit ici d’un étonnant paradoxe selon lequel la ville actuelle se renie elle-même. Augustin Berque se montre très dur à l’égard des politiques urbaines des dernières décennies, lesquelles, selon lui, tendent à répondre aux attentes de citadins écartelés entre leurs besoins urbains et leurs préférences pour le bucolique :

[C]es urbains se caractérisent, entre autres, par le goût de la campagne. Ils veulent, en très grande majorité, habiter des maisons de type champêtre, entourées d’un jardin et à proximité de « la nature », cette expression voulant dire l’inverse de la ville. Ils ne peuvent néanmoins vivre que d’un travail urbain, et ils tiennent aux services qu’offre la ville. Ces contradictions se résolvent par des migrations d’ampleur toujours croissante, pour le loisir comme pour le travail. (Écoumène 218)

Et Berque de tirer les conséquences de ce mode de vie :

Le système [. . .] est intrinsèquement absurde, autophage : son mobile, qui est un idéal de ruralité, il le massacre chaque jour un peu plus. Il est en effet absurde, sinon même suicidaire, d’aimer la campagne (alias la nature) et de vivre d’une manière qui la détruit. (219)

En ce sens, il se prononce pour une distinction appuyée entre espace urbain et espace rural. Il fustige les politiques urbaines qui n’ont eu de cesse « de casser l’urbanité, en prenant ses amers dans une trinité qui, en elle-même, n’a strictement rien d’urbain : la Lumière, l’Air, la Verdure (LAV). Lave! Tel est l’impératif cathare que nous avons hérité de l’hygiénisme. Or à force de laver la ville, on l’efface : il n’y en a plus » (223). Pour ce géographe, le paysage urbain, les formes du bâti expriment traditionnellement les liens qui unissent la communauté qui l’habite. L’architecture contemporaine, fondée sur les concepts de rupture, de juxtaposition, de contrastes, témoigne du relâchement de ces liens communautaires :

[L]’architecture moderne a déchiqueté les formes symboliques de la concitoyenneté, que la ville traditionnelle faisait aller ensemble : fin de l’alignement et fin de la continuité du bâti, donc fin de la rue; fin de l’harmonie des hauteurs et fin des gabarits, donc fin des toits de la ville; fin de la modulation concertée des façades et fin de la parenté des matériaux, donc fin de l’ambiance communautaire [. . .]. (226)

Ainsi en va-t-il de l’ethos contemporain : les citadins veulent paradoxalement habiter des villes qui leur fassent oublier qu’ils habitent en ville, provoquant un amalgame d’espaces tenus pour bien distincts il y a encore un demi-siècle. Cet amalgame, faut-il le condamner aussi durement que le fait Berque? Rien n’est moins sûr, mais il est certain qu’il altère les rapports qui se tissent entre concitoyens, mais aussi notre sens de l’esthétique. Comme l’écrit Jean-Marc Besse :

Le paysage est ce mélange, où l’imagination s’appuie sur les données de la perception pour tisser la forme sensible d’un monde. Tout paysage est celui de l’enfance, de l’enfance fondamentale qui n’a pas brisé les images, de l’enfance souveraine que l’image comble de la marge invisible de sens qu’elle laisse deviner dans l’éphémère de sa figure. Peut-être vaut-il mieux dire alors que le paysage n’existe plus, et que sa disparition est la forme sous laquelle il survit dans le discours des hommes, que l’écriture du paysage n’est autre chose que le commentaire, le souvenir et l’entretien, de cette mort. (Besse, « Introduction » 8)

La chôra en perte

16 C’est dans un contexte contemporain d’une grande fragilité des paysages que plusieurs poètes, notamment au sein de la jeune génération, mettent en mots de nouveaux paysages, délaissant les représentations du centre de la métropole, devenues topos poétique au cours des dernières décennies. À l’euphorie ou à l’angoisse que provoquait la grande ville, espace de liberté, de plurilinguisme, de rencontres, de circulation, mais aussi de perte, se substituent maintenant des espaces plus marginaux. Nous avons en ce sens évoqué les ruelles et les arrière-cours, ces envers de la cité, mais aussi les banlieues résidentielles et commerciales, ainsi que les sites industriels. Si nous nous permettons de convoquer le concept de paysage pour parler de ces approches poétiques, c’est pour mettre en valeur l’attention que portent ces poètes à l’agencement de l’espace, à sa dimension esthétique, à son histoire également parfois. Il reste que la poésie paraît toujours quelque peu en retrait ou en retard dans l’exploration de ces lieux périphériques et des modes d’habitation qu’ils impliquent, notamment lorsque l’on observe à quel point les arts visuels et le land art ont investi ce sujet. Les réalisations de l’artiste québécoise Isabelle Hayeur sont à cet égard particulièrement révélatrices. « [P]réoccupée par les transformations que subissent les paysages, [par le] spectacle de l’étalement urbain et [les] nombreuses disparitions qui l’accompagnent » (Hayeur, site internet), elle s’intéresse « aux sentiments d’aliénation, de déracinement et de dislocation » (site internet) que créent ces phénomènes, tout en alimentant sa pratique aux problématiques environnementales et urbanistiques. Mettant en question « l’ambivalence de notre rapport au monde », elle qualifie son art de « politique et poétique», donnant à voir des paysages « qui paraissent “naturels”, mais qui sont créés de toutes pièces ». Tel est bien le mandat dont sont investis les artistes de nos jours, et les poètes à l’étude s’inscrivent pleinement dans cette démarche résumée par Daniel Laforest :

Aujourd’hui, cartographier et écrire la perception d’une suite de lieux sur le fond d’un monde positivement connu (d’un espace « territorialisé ») revient à mettre en forme une expérience individuelle et à élever cette démarche à une dimension esthétique qui lui confère valeur en regard d’une certaine communauté de partage. Il s’agit de mise en forme et de mise en commun de l’expérience vive du territoire. (151)

Afin que cette « expérience individuelle » et cette « démarche à [. . .] dimension esthétique » soient rendues possibles, encore faut-il que soient préservés les liens entre le sujet et le lieu. Or, le lieu au sens de chôra tel que le propose Augustin Berque paraît de nos jours s’affaiblir, perdre de son sens et de sa prégnance. Autrement dit, les liens qui unissent les êtres à leurs milieux sont ténus, peu signifiants, souvent réduits à une pure fonctionnalité. Toute une écologie — au sens étymologique des relations liant différents êtres à leur environnement — est ainsi mise à mal par une volonté plus ou moins avouée de rentabiliser le capital paysager, de maximiser les attentes des clients que sont tour à tour les résidents et les touristes. Dès lors, il apparaît primordial d’interroger non seulement ces paysages, ce que nous en faisons et ce que nous leur faisons, mais aussi nos praxis en constante évolution. Nous avons pointé en ce sens le tourisme et le reniement paradoxal de l’urbanité, deux pratiques qui produisent des représentations et engendrent des habitus qui vont souvent à l’encontre des principes les plus élémentaires de respect de l’environnement. De par l’ampleur qu’elles ont acquise et leur difficile réorientation, ces pratiques augurent à elles seules des défis de taille dans la sphère pratique. Du côté de l’art, elles produisent des paradoxes intéressants à interroger. Poètes, artistes, mais aussi environnementalistes ont beau jeu de se saisir de ces problématiques afin de susciter une réflexion que les milieux politiques et économiques ont encore tendance, trop souvent, à contourner.

Ouvrages Cités
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Hayeur, Isabelle. http://isabelle-hayeur.com/bio.html, site internet consulté le 4 juillet 2013. Hébert, Anne. Le premier jardin, Paris, Seuil, 1988.
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Notes
1 Voir Gilles Marcotte et Pierre Nepveu (dir.), Montréal imaginaire : ville et littérature, Saint-Laurent, Fides, 1992; Claude Beausoleil (dir.), Montréal est une ville de poèmes vous savez, Montréal, L’Hexagone, 1992; Benoît Melançon et Pierre Popovic (dir.), Montréal 1642-1992 : le grand passage, Montréal, XYZ, 1994, coll. « Théorie et littérature »; Franz Benjamin et Rodney Saint-Éloi (dir.), Montréal vu par ses poètes, Montréal, Mémoire d’encrier, 2006.
2 Cette citation enchâssée est de Marc Augé, Non lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seuil, 1992, 110.