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Les coureurs de bois, motif écocritique dans la littérature canadienne-française

Annie Rehill

1 Les coureurs de bois, établis en tant que type dans la littérature canadienne au 20e siècle (O’Leary), représentent la proximité dangereuse et aussi captivante de la nature sauvage, un esprit d’indépendance et une flexibilité psychologique qui mène à la survivance. De plus, ils peuvent être considérés comme un trope écocritique du fait qu’ils servent de lien, pour le meilleur et pour le pire, entre l’homme « civilisé » et la nature sauvage. La perspective écocritique permet une étude de la littérature par une focalisation sur les interactions des humains et de l’environnement, en s’appuyant en particulier sur les façons dont les humains perçoivent la nature et sur la manière dont ils se comportent envers elle. Les études écocritiques visent « une réévaluation des fondements philosophiques qui structurent ces relations [naturehumain] [. . .] ainsi qu’un examen des expressions artistiques s’inscrivant dans l’ensemble des discours qui reconduisent, modulent, ou récusent les conceptions dominantes du rapport de l’homme à la nature en place dans l’imaginaire et les pratiques collectives » (Laplante 163).

2 Mon objectif ici est de montrer qu’on peut mettre au jour des aspects centraux du développement de la pensée environnementale à partir des diverses façons dont les coureurs de bois sont représentés dans la littérature. La population normalement associée à la terre est celle des habitants, ainsi que le montre Mireille Servais-Maquoi dans Le roman de la terre au Québec (1974). « Mais l’on décèle déjà [au 17e siècle], parmi les “gens de la terre”, deux types humains bien définis : l’“habitant” et le “coureur de bois”, amant des espaces libres, qui rejette les conventions de la vie en société » (2). Servais-Maquoi s’intéresse principalement au premier en traçant, dans les romans canadiens-français de 1846 à 1947, un lien étroit entre le rôle joué par la terre même et le destin difficile de ceux qui la travaillent. Le roman du terroir est donc d’un grand intérêt pour la perspective écocritique, tout comme l’est, d’une manière différente, la trajectoire littéraire des coureurs de bois.

3 À l’intersection entre les populations d’Europe et du Canada, ces jeunes Français se trouvent au centre d’un paradigme, et leur histoire reflète celle de la croissance commerciale au Canada entre les 17e et 19e siècles. Dans les écrits qui les concernent, on voit se manifester les forces économiques des grandes entreprises collaborant avec les gouvernements et les individus, ainsi que les interactions entre les différentes cultures (autochtone, française, anglaise). De cette tension continuelle se dégagent les mêmes problèmes que ceux rencontrés actuellement dans tout effort de protection de l’environnement.

4 Tel que l’a montré l’historien Gilles Havard, ces hommes issus du peuple rural français s’engageaient auprès des explorateurs et des entrepreneurs tels que Samuel de Champlain non seulement pour gagner de quoi vivre, mais aussi pour partir à la découverte du Nouveau Monde, inconnu, séduisant et ouvert à toutes les possibilités. Une fois arrivés, de nombreux jeunes se trouvaient irrésistiblement attirés par une vie nouvelle. Travaillant et vivant avec les Autochtones, ils apprenaient leurs façons de vivre, notamment comment ils chassaient le castor si recherché pour sa fourrure, dont ils faisaient la traite avec les Européens.

5 Ils formaient ainsi un chaînon essentiel de la collaboration commerciale entre les Autochtones et les grandes entreprises et contribuèrent de façon inconsciente ou non à réduire considérablement la population de castors du Bas-Canada. Pour remédier à la pénurie de peaux de castor, la solution était de se déplacer vers le nord, le Pays d’en Haut, à la poursuite de l’animal condamné. Les trois groupes de partenaires dans cette entreprise — les coureurs de bois, les Amérindiens et les compagnies — étaient loin d’être des écologistes; bien au contraire, en accord avec les mœurs de leur époque, ils utilisaient les ressources naturelles sans trop réfléchir à leur conservation, sauf à des fins commerciales. Selon la perspective écocritique, les coureurs de bois eux-mêmes représentent dans la littérature canadienne-française un thème récurrent, un motif évocateur d’un aspect central de l’interaction entre la nature et l’humanité au Canada.

6 Les lois françaises, méprisées par ces hommes indépendants, tentaient de réglementer la traite de fourrures, même si leur véritable motivation était le profit plutôt que la protection de la nature. Les chasseurs européens et les Autochtones, conscients peut-être de l’effet dévastateur de leur activité, s’intéressaient eux aussi principalement aux affaires, aux activités qu’il fallait effectuer pour gagner de quoi vivre. Cette tension entre le besoin d’acquérir, de s’enrichir et la diminution continuelle des ressources naturelles est toujours présente de nos jours.

7 De plus en plus marginalisés par leur association avec les Autochtones, les coureurs de bois font l’objet d’un intérêt renouvelé vers le début du 20e siècle, lorsque les historiens Benjamin Sulte et Lionel Groulx les désignent comme le symbole du « Canadien français courageux, audacieux et vigoureux participant à la gloire de la société de laquelle il provient » (Couture 37). Dans leur effort pour faire renaître la fierté de leur identité et de leur passé chez les Canadiens français, les deux écrivains « offrent définitivement [au coureur de bois] son origine canadienne-française et le symbole de la vigueur du héros » (Couture 33). Au cours du siècle, le regain d’intérêt pour la nature et les premiers habitants contribue sûrement aussi à la fréquence de l’apparition de l’homme des bois dans la littérature populaire.

8 Une étude ayant ces observations à l’esprit peut permettre de renouveler l’intérêt accordé au topos bien établi de la nature dans la littérature canadienne. Il faut d’abord souligner la grande diversité des points de vue interdisciplinaires dans l’écocritique, une hétérogénéité qui se reflétera dans la présente investigation. Lawrence Buell (2005) distingue deux phases dans l’évolution de cette discipline encore relativement nouvelle : une première, qui se penche sur la destruction de la nature par l’homme; et une deuxième qui, vers la fin du 20e siècle, commence à remettre en cause les concepts traditionnels de « nature » pour y inclure la nature urbaine et des populations humaines et non humaines jusqu’alors négligées. En trouvant du mérite dans les deux approches, Buell signale l’aspect changeant et urgent de cette entreprise :

Right now, as I see it, environmental criticism is in the tense but enviable position of being a wide-open movement still sorting out its premises and its powers. Its reach is increasingly worldwide and from bottom to top within academe [. . .] It is wide open to alliances [. . .] Increasing critical sophistication may make environmental criticism more professionally cautious and more internally stratified. But its intellectual zest and its activist edge are likely to gain more from its future evolution than they sacrifice. (28)

La présente analyse vise à contribuer à ce domaine encore émergent en montrant la pertinence écocritique des coureurs de bois. À cette fin, elle s’appuie non sur des écrits dits « de nature », mais sur trois ouvrages reconnus comme étant importants dans l’essor de la littérature canadienne-française.

9 Une lecture attentive de Maria Chapdelaine de Louis Hémon (1916), de Les engagés du Grand Portage de Léo-Paul Desrosiers (1938) et de Pélagie-la-charrette d’Antonine Maillet (1979) fait émerger les hommes des bois comme étant emblématiques d’un paradigme écocritique historique. Ce thème met au jour une des particularités qui distinguent la pensée et la littérature canadiennes-françaises sur le plan mondial.

Le triomphe de la vie agricole : la mort du coureur de bois

10 La culture francophone a pris, évidemment, des formes très variées selon la région où elle s’est enracinée ainsi que selon l’endroit d’où venaient les colons français à l’origine. Au Canada, il faut tenir compte du long conflit contre les Anglais mais aussi des désaccords entre les Canadiens français eux-mêmes, thèmes qu’explore Hémon. Journaliste itinérant français, Hémon arrive au Québec en 1911 pour y trouver, comme le décrit Gnarowski dans son introduction à la traduction anglaise du roman parue en 2007, une population qui cherche un équilibre entre la campagne et la ville, ce qui entraîne « shifts from the stable environment of rural life to the troubling and less easily directed and overseen circumstances of urban existence and its industrial setting [. . .] a powerful appeal was made for the people to stay on the land and preserve their customs and, above all, their religion and language » (Gnarowski 18). Ces caractéristiques placent Maria Chapdelaine dans le genre du roman du terroir, qui glorifie l’agriculture et la religion catholique.

11 Fasciné également par le conflit entre les cultivateurs et les coureurs de bois, Hémon crée le personnage de François Paradis pour représenter le choix de vivre dans les bois. Mais pour les familles rurales qui défrichent la terre afin de la cultiver, le centre culturel du village, à proximité duquel elles préfèrent rester, c’est l’église catholique, où elles peuvent assister tous les dimanches à la messe. Ce n’est pas pour des raisons théologiques qu’existe ce conflit, le catholicisme définissant largement la culture française par opposition à la culture anglaise. Il s’agit plutôt d’une question de mode de vie : celui des coureurs de bois est dévalorisé (voire rendu impossible) par une préférence croissante pour les activités agricoles et, du point de vue culturel, pour la ville ou, au moins, le village.

12 Cette opposition reflète une préoccupation centrale de l’écocritique : une mauvaise évaluation de la place de l’homme dans l’ensemble de la « nature ». DeLoughrey et Handley (2011) s’attaquent à la conception de la viabilité de l’environnement qui persiste aujourd’hui dans la société dominante :

European Enlightenment knowledge, natural history, conservation policy, and the language of nature — the very systems of logic that we draw from today to speak of conservation and sustainability — are derived from a long history of the colonial exploitation of nature, as well as the assimilation of natural epistemologies from all over the globe. As such, this in turn diversifies our understandings of the genealogy of European knowledge as it expanded, adapted, borrowed, and outright stole from distant cultural and material contexts. This complex history plays an integral part in our current models of ecological sustainability. (12)

Ainsi le problème se perpétuera, selon ces auteurs qui étudient les effets durables du colonialisme, jusqu’à ce que les états d’esprit soient suffisamment remis en question pour qu’ils puissent commencer à changer. Or, ce processus a déjà commencé, et DeLoughrey et Handley y participent activement. Mais à l’époque où écrivait Hémon, pour la société dominante, cette opposition entre la « nature sauvage » à dominer et la « culture » qu’apportaient les habitants dans les régions « peu peuplées » (sauf par les Autochtones et la vie non humaine) représentait une distinction claire et nécessaire.

13 Pour les habitants, seule compte la terre qu’ils travaillent. « Faire de la terre! C’est la forte expression du pays, qui exprime tout ce qui gît de travail terrible entre la pauvreté du bois sauvage et la fertilité finale des champs labourés et semés. Samuel Chapdelaine en parlait avec une flamme d’enthousiasme et d’entêtement dans les yeux » (Hémon 42). La terre est divisible en parcelles qu’on achète et dont on devient propriétaire pour la contrôler et en utiliser les fruits. Le coureur de bois, par contre, ne s’intéresse pas aux frontières artificielles. Il va là où se trouve le gibier et il reste en mouvement.

14 Ici, le coureur de bois se nomme François Paradis. Il va tomber amoureux de la fille de Samuel, Maria — « une belle grosse fille! » (13) — ainsi que le feront Eutrope Gagnon et Lorenzo Surprenant. Les noms de ces prétendants reflètent aussi le choix que doit faire Maria entre François, qu’elle aime mais qui ira au « paradis »; Lorenzo, qui veut l’emmener aux États-Unis y mener une vie urbaine pleine de délices « surprenantes »; et Eutrope (nom que l’on peut comprendre comme « le bon trope »), qui « gagne » parce que c’est celui qui représente la valorisation de l’agriculture que veut illustrer l’auteur.

15 Vivre de la terre et de ses fruits n’est pas facile (Surprenant assure à Maria que la vie est plus facile en ville). L’été dure environ trois mois pendant lesquels les habitants doivent travailler vite et dur, plus de 12 heures par jour, six jours par semaine. L’auteur souligne souvent la patience et la simplicité de Maria, de son père et de sa mère, de toute cette population de cultivateurs. La nature non cultivée n’est rien pour eux. Un jour où elle pénètre en carriole dans les bois en rentrant de la messe, « Maria Chapdelaine ajusta sa pelisse autour d’elle [. . .] et ferma à demi les yeux. Il n’y avait rien à voir ici; dans les villages, les maisons et les granges neuves pouvaient s’élever d’une maison à l’autre, [. . .] mais la vie du bois était quelque chose de si lent qu’il eût fallu plus qu’une patience humaine pour attendre et noter un changement » (26).

16 François (fort et sûr de lui, aux yeux bleus étincelants) a laissé derrière lui la vie agricole après la mort de son père. « [J]’ai tout vendu », explique-t-il à Samuel lorsqu’ils se rencontrent après la messe au village, « et depuis j’ai presque toujours travaillé dans le bois, fait la chasse ou bien commercé avec les sauvages » (16).

17 La mère de Maria exprime la façon dont les habitants considèrent ce choix de mode de vie :

vivre dans une tente sur la neige ou dans un camp plein de trous par où le vent passe, vous aimez mieux cela que faire tout votre règne tranquillement sur une belle terre, là où il y a des magasins et des maisons [. . .] du terrain sans une souche ni un creux, une bonne maison chaude toute tapissée en dedans, des animaux gras dans le clos ou à l’étable, pour des gens bien gréés d’instruments et qui ont de la santé, y a-t-il rien de plus plaisant et de plus aimable? (52)

Mais qu’on soit au village ou dans la campagne, l’hiver est mortel. « Toute cette blancheur froide, la petitesse de l’église de bois et des quelques maisons, de bois également, espacées le long du chemin, la lisière sombre de la forêt, si proche qu’elle semblait une menace, tout parlait d’une vie dure dans un pays austère » (5-6). Même celui qui choisit de vivre dans la nature sauvage et de gagner sa vie grâce à elle est content de retrouver le confort du village : « C’est plaisant de revoir les maisons! » s’exclame François, qui vient d’arriver chez les Chapdelaine après « une job de faite » (92-93).

18 Ce sentiment de satisfaction reflète un motif que souligne Beautell (2008). Après avoir dégagé deux thèmes principaux dans la littérature canadienne en ce qui concerne la nature — la terreur et le plaisir — elle formule sa propre hypothèse centrale : par-delà ces deux thèmes, la question de l’anthropocentrisme reste un problème perturbant qu’il faudrait incorporer au lieu d’essayer de le combattre, un effort futile. C’est en se situant à ce carrefour culturel entre l’homme et la nature que l’écocritique peut apporter une contribution utile dans le domaine de la critique littéraire, si ce n’est qu’en soulevant des questions qui donnent lieu à de nouvelles façons de réfléchir. Beautell (qui fait partie des adeptes de la deuxième phase de l’écocritique distinguée par Buell) affirme que l’écocritique devrait elle aussi ouvrir ses horizons. Étant donné le nombre croissant de personnes qui continuent de faire la transition vers un mode de vie urbain, l’écocritique doit, dit Beautell, reconnaître les possibilités offertes par la nature urbaine comme champ d’étude : « On the one hand, these numbers [. . .] overthrow the traditional connection between the country and its wilderness, be this [. . .] figured as terror or as pleasure. On the other, this reality is pushing the subject of ecocriticism towards the encompassing notion of urban nature » (15).

19 Cette observation reflète également le mouvement urbain qui est en cours en particulier depuis le 19e siècle. Le roman de Hémon exprime surtout la terreur, ainsi que l’anthropocentrisme qu’explore Beautell. Mais les auteurs de l’époque n’auraient pas, dans l’ensemble, exploré ou questionné le sentiment de terreur que Hémon a associé à la nature même s’il aimait celle-ci, comme le remarque Gnarowski. À cette époque, Joseph-Charles Taché avait depuis longtemps publié Forestiers et voyageurs (1863), Thoreau Walden (1854) et Emerson sa philosophie et ses poèmes, tous les trois orientés vers un amour de la nature. Chez Hémon, seule la perspective du coureur de bois permet au lecteur de voir le plaisir qu’on peut éprouver dans la nature indomptée, mais ce sentiment est rejeté comme étant insoutenable. Le pauvre François meurt dans les bois en essayant d’aller chez Maria pendant une tempête d’hiver; par la suite, celle-ci épouse Eutrope, un habitant comme ses parents.

20 Ainsi, dans Maria Chapdelaine, la figure du coureur de bois représente l’impossibilité, le rêve, la fantaisie. On comprend qu’une jeune fille puisse être attirée par un jeune homme si indépendant et si beau, mais le mode de vie de celui-ci est de plus en plus considéré comme étant indésirable, irréaliste. On tend à le rejeter en faveur de moyens plus « civilisés » de gagner sa vie en exploitant la nature. En outre, leur association avec les « sauvages » confère au mode de vie des coureurs de bois un caractère particulier qui s’oppose au mode de vie des villages et des villes.

21 Enfin, il est à noter que François Paradis est seul. Dans ce roman, il n’y a qu’un coureur de bois, mais il y a aussi des Autochtones qu’on ne rencontre jamais (bien qu’ils restent invisibles, ils sont mentionnés au pluriel), toute une communauté de cultivateurs et des villes imaginées. François est le représentant d’une espèce presque éteinte. Au début du 20e siècle, au moment où Hémon écrit son œuvre, le coureur de bois est en train de devenir une légende canadienne, une fable.

22 Du point de vue écocritique, le coureur symbolise la problématique de la sous-évaluation de la nature sauvage. Huggan et Tiffin (2010) lient cette situation à une vision du monde colonialiste :

The postcoloniality of indigenous theatre is the product of a linked set of colonial histories in which [. . .] justification for dispossession and/ or displacement was usually provided on one or more of three possible grounds: the self-accorded rights of “conquest” or “discovery”; the perceived inability of Native peoples to use land “properly”; and the still more skewed perception that the land was “empty” and could therefore be occupied at will. (121)

Ces deux dernières conditions sont en jeu dans une lecture écocritique de Maria Chapdelaine. Les habitants présument qu’ils comprennent la voie correcte à suivre dans l’utilisation de la terre, contrairement aux Autochtones. Parce que le coureur de bois choisit d’imiter le mode de vie des Autochtones, il devient lui aussi presque un sauvage dans l’imagination européenne et doit être ou bien assimilé (ou réassimilé, dans le cas d’un jeune Canadien français), ou bien marginalisé (ou supprimé, comme il l’est dans Maria Chapdelaine). Bref, d’une manière ou d’une autre, la nature sauvage, y compris les « Indiens blancs », doit être contrôlée et doit servir à quelque chose pour le bien de la société (dominante).

L’insatiabilité de l’esprit mercantile

23 Au cours du 19e siècle, les intérêts commerciaux continuant à se renforcer, des milliers d’hommes, y compris d’anciens coureurs de bois, s’engageaient à titre de « voyageurs » pour aller à la chasse et récolter du bois, comme le décrit Taché dans Forestiers et voyageurs. Les voyageurs, des hommes du même acabit que les coureurs de bois, étaient engagés à contrat par des entreprises telles que la Compagnie du Nord-Ouest pour parcourir les contrées sauvages du Canada afin d’y mener des activités commerciales pour leur compte. C’est le domaine qu’explore Léo-Paul Desrosiers dans Les engagés du Grand Portage.

24 Le personnage principal du roman de Desrosiers, Nicolas Montour, est méprisable. Il ne montre aucun scrupule à utiliser ses collègues dans le but d’assurer sa propre fortune. Mais, ironiquement, la Compagnie du Nord-Ouest, pour laquelle il travaille, fait de même avec lui. En un sens, le caractère de Montour reflète un aspect important de la nature brutale dans laquelle ces engagés essayaient de survivre tout en faisant le commerce des fourrures avec les Amérindiens : comme la nature, Montour ne se préoccupe aucunement des autres engagés, de leur sécurité et de leur famille. Sans pitié et même sans sentiments sauf à une occasion où il a peur pour son propre destin, il étudie soigneusement ses compatriotes, apprend leurs faiblesses et trouve le moyen de s’en servir sans qu’ils le sachent. « Savoir, voilà la grande loi. Rien ne s’est jamais passé parmi la brigade — jeu des amitiés ou des haines, manquements à la discipline, partialité des chefs, incidents des relations entre engagés — sans qu’il l’ait aussitôt appris » (Desrosiers 62).

25 Cependant, son patron, plus intelligent et ayant plus de ressources, se sert aussi de Montour pour faire avancer la compagnie dans sa campagne sans relâche en vue de pénétrer dans les Territoires du NordOuest et d’en exploiter les ressources. Le maître envoie Montour au fort Providence, au bord du Grand lac des Esclaves, en raison de ses talents pour l’espionnage et l’intrigue et son manque total de pitié. Desrosiers dépeint ici la progression inexorable de la grande entreprise. Pour les grands entrepreneurs, c’est non seulement la nature mais aussi les travailleurs qui représentent un investissement en capital, ainsi que l’exprimeraient peut-être Marx et Engels dans Le manifeste du parti communiste.

26 L’écocritique relève ici un phénomène clé dans le développement d’une mentalité orientée vers le profit, en conflit direct avec les intérêts environnementaux. Écrivant selon une perspective postcoloniale, Merchant explique :

European capitalism expanded through the establishment of colonies [. . .] that supplied both the natural resources and cheap labor that extracted them from the earth. [. . .] Accumulation of economic surplus occurred as natural resources (or free raw materials) were extracted at minimum costs (minimum wages) and manufactured goods were sold at market value. This accumulation of economic surplus through mercantile expansion helped to fuel eighteenth and nineteenth century industrialization. (24)

Le tableau psychologique que crée Desrosiers situe cette activité mercantile au milieu d’un pays d’une beauté à couper le souffle — et aussi à inspirer la crainte :

Après avoir remonté la rivière Sainte-Marie dont la largeur silencieuse glisse en serpentant entre les forêts de haute futaie, la brigade campe à la Pointe des Pins. En avant, deux bornes massives : Gros Cap et Pointe Iroquois entre lesquelles s’étend et miroite comme une mer la surface du lac Supérieur. Plus de paysages idylliques. Devant eux maintenant se dessinent des côtes élevées, anfractueuses et bleuâtres, nettes de ligne et austères. [. . .] des collines et des caps se profilent sous le soleil dans une immobilité sereine. Et, augmentant l’impression d’isolement, les grands vents répandent leur mélancolie sur ces masses dédaigneuses qu’enferme une éternité de solitude. Pendant quatre cent quarante-cinq milles, la brigade doit suivre la rive nord avant d’atteindre Grand Portage. Comme des oiseaux craintifs, les canots rasent les rivages déserts; à la moindre alerte, ils fuient vers la terre. (38-39)

La sensibilité de l’auteur envers la beauté effrayante de la nature est frappante et concorde tout à fait avec le sentiment de terreur qu’évoque Beautell, comme nous l’avons vu dans le cas de Maria Chapdelaine. Toutefois, contrairement à Maria Chapdelaine, la terreur et l’extase devant la nature sont ici toutes deux explicites. Desrosiers accentue l’effet de ses descriptions vives et très visuelles des grands espaces sauvages en tissant dans la trame de sa narration les sentiments humains de peur et de crainte qu’ils inspirent, comme le souligne Beautell. Il met en scène la montée de la Compagnie du Nord-Ouest et les conflits qui l’opposent aux Petits ou aux XY et à la Compagnie (anglaise) de la Baie d’Hudson. Ces trois grandes entreprises (et d’autres) ont contribué à la place qu’occupe présentement le commerce canadien dans les investissements mondiaux, à notre époque où tous les réseaux commerciaux s’entrecroisent et sont devenus interdépendants. Les coureurs de bois/voyageurs se trouvaient pris au centre de ces conflits et des efforts acharnés d’expansion commerciale. À l’instar de la population en général, ils n’étaient pas tous vertueux. Dans les personnages opposés de Montour et de Turenne, Desrosiers illustre la tension entre le capitalisme sauvage et la conscience humaine.

Problèmes angoissants qui assaillent Louison Turenne lorsqu’il voit Nicolas Montour agir devant lui. [. . .] Comment un homme comme lui parvient-il à déconnecter aussi facilement ses actes et ses paroles d’avec la sincérité, leur inspiratrice naturelle? [. . .] Comment les connecte-t-il ensuite avec l’intérêt, avec l’ambition, avec les passions, et de façon si continue [. . .]? Durant ses insomnies tourmentées, Louison Turenne pense d’une manière morbide à toutes ces choses. (181)

Au milieu de l’hiver, c’est le comportement d’un autre homme qui préoccupe Turenne comme une question de survie. À la fin, sa propre force d’esprit et sa sensibilité aux forces supérieures permettent à Turenne d’échapper aux pièges de Montour.

27 L’anthropocentrisme est fondamental dans les préoccupations de tous les personnages de ce roman, mais c’est bien en dehors des centres de population qu’ont lieu les crimes commis par Montour, dans la nature sauvage où personne n’en saura rien. Implicitement, la brutalité la plus féroce peut avoir cours avec impunité loin des centres urbains.

28 En fin de compte, le lecteur ne peut qu’admirer la capacité de survivre de Montour, en dépit de son caractère odieux. Mais Turenne aussi survit. Terranova (2009) traite de cet aspect de la survivance en faisant appel aux concepts de Foucault relativement à la nature et à la façon dont l’homme la perçoit et l’utilise. Citant surtout le cours de Foucault Naissance de la biopolitique, Terranova s’appuie sur ses concepts pour cerner les paradigmes mentaux qui nous ont donné les modèles et les systèmes économiques dans lesquels la nature semble exister exclusivement pour satisfaire la consommation humaine. Elle demande : « Can relations of cooperation displace the mechanisms of competition as the basis on which to found a new political rationality? » (256).

29 C’est une question qu’aurait pu se poser Turenne. Pour arriver à éliminer les mécanismes de concurrence, conclut Terranova, il faut changer les paradigmes mentaux qui motivent l’action politique. Mais le modèle qui place l’homme au-dessus de tout est au centre de la pensée occidentale depuis la scala naturae d’Aristote et probablement bien avant. Dans la vision anthropocentrique contemporaine, la nature peut même être redéfinie selon les besoins de l’économie et du profit — question qui se trouve au cœur du domaine engagé de l’écocritique.

30 Le roman de Desrosiers met en scène des voyageurs (apparentés aux coureurs de bois) pour explorer les conflits moraux qui accompagnent le mouvement vers le capitalisme et le socialisme du 19e siècle. Les deux systèmes socioéconomiques sont déjà bien établis à l’époque où écrit Desrosiers, et son roman reflète la tension qui existe entre eux. Desrosiers présente une étude psychologique de deux individus opposés qui doivent survivre dans la nature et parmi les hommes, en dépendant à la fois de l’une et des autres. Dans leurs luttes personnelles, ils sont isolés et ils font aussi partie des forces de la nature qu’ils doivent affronter et combattre. Dans ce roman écrit vers le milieu du 20e siècle, on perçoit selon une perspective écocritique un mouvement vers une compréhension plus lucide de la place « naturelle » de l’homme.

Les capacités de survie

31 Le roman d’Antonine Maillet Pélagie-la-charrette raconte le retour des déportés acadiens dans l’ancienne Acadie après le Grand Dérangement de 1755-1764. Mené par un personnage principal nommé Pélagie, un groupe d’expulsés rentre dans sa patrie après un exil de 15 ans, mettant 10 ans de plus pour effectuer le voyage depuis la Géorgie. C’est un récit épique, une odyssée dans laquelle le rôle des coureurs de bois n’est au début qu’un soupçon chuchoté, mais devient à la fin emblématique de la survivance.

32 Le roman déborde de thèmes, de personnages, de vie exubérante, comme le font les ouvrages de Rabelais, dans l’étude desquels Maillet s’est spécialisée en tant qu’universitaire (Bottos 46-47). Les Acadiens sont d’origine française, mais ils sont eux-mêmes des francophones canadiens, c’est-à-dire qu’ils ont, avec le temps et la distance, évolué vers ce que Deleuze et Guattari appellent une langue mineure, qui se distingue par « la déterritorialisation de la langue, le branchement de l’individuel sur l’immédiat-politique, [et] l’agencement collectif d’énonciation » (33). Ces trois conditions s’appliquent à la langue qu’utilise Maillet et qui appartient avant tout à l’oral. En effet, leur isolement dès le 17e siècle a permis aux Acadiens de sauvegarder des aspects du langage de l’Ancien Régime français (Bottos 132-142), de sorte que leur langue est déterritorialisée; la précarité et les perturbations qu’a entraînées ensuite le Grand Dérangement ont amené toute action de l’individu à se rapporter à l’immédiat-politique; et les structures linguistiques propres à Maillet telles que « je mettons » (42) expriment une voix commune dans la bouche d’un individu.

33 Ces deux dernières conditions sont présentes chez les coureurs de bois qui, comme nous allons le voir, constituent une partie essentielle de la collectivité que dépeint Maillet, ainsi que de l’identité acadienne. Les coureurs de bois se situent à la jonction entre les régions sauvages et la communauté humaine, et ils incarnent le lien déterminant avec la nature qui permet à la communauté acadienne de survivre physiquement et culturellement. Abram explique ce genre d’expérience d’une manière phénoménologique qu’il contraste avec le système hiérarchique classique d’Aristote dont a hérité la vision du monde répandue en Occident :

Such hierarchies are wrecked by any phenomenology that takes seriously our immediate sensory experience. For our senses disclose to us a wildflowering proliferation of entities and elements, in which humans are thoroughly immersed. [. . .] we find ourselves in the midst of, rather than on top of, this order. [. . .] is the human intellect rooted in, and secretly borne by, our forgotten contact with the multiple nonhuman shapes that surround us? (49)

Ainsi, la prise de conscience et les perceptions humaines seraient façonnées par l’environnement. En outre, dans le roman de Maillet, c’est la familiarité avec le monde naturel non humain qui permet la survie et qui est finalement transmise à l’ensemble du groupe. Un lien direct entre la nature et la survivance de la communauté sous-tend la structure du roman entier. C’est un développement progressif, qui résulte d’une accumulation de faits et d’allusions.

34 En parlant de la genèse spéculative d’une guérisseuse née orpheline, le narrateur rapporte : « Certains avaient chuinté entre leurs dents qu’elle aurait pu sortir d’un père micmac [. . .] et d’une mère sorcière ou coureuse de bois » (28). La mention d’une « coureuse » est à noter, ces habitants qui parcouraient les lieux sauvages étant normalement masculins. Or, l’odyssée que raconte Maillet est menée par une femme dotée d’une force exceptionnelle, Pélagie, accompagnée de plusieurs autres personnages féminins tout aussi forts et déterminants pour l’action. Peut-être l’auteure a-t-elle choisi de féminiser ce rôle traditionnellement masculin pour renforcer ces portraits de femmes qui non seulement se montrent très habiles mais qui de plus jouent un rôle de direction.

35 À mesure que l’histoire se déroule, le lecteur ressent la présence grandissante de la nature sauvage et comprend que certains des personnages connaissent ses secrets. Maillet réussit à créer cette impression grâce surtout à deux personnages dominants. Tandis que la quasi-sorcière Célina glane « de nouvelles plantes médicinales » et sert de sage-femme pour « les enfants des autres » (29), une autre femme plus jeune, Catoune, est dépeinte comme étant encore plus sauvage qu’elle. « Toute son enfance, elle l’avait courue dans les bois, au creux des marais » (26). Célina guérit avec ses herbes et son savoir-faire naturels; Catoune disparaît dans les bois à plusieurs reprises — et revient avec une aide essentielle puisqu’elle constitue elle-même une source de connaissance de la forêt. Le roman prête à ces personnages une intelligence humaine presque animale, en ce sens que c’est par leur familiarité avec les plantes et la navigation forestière que les deux femmes aident leur peuple. La connaissance des plantes et l’habileté à naviguer en forêt sont deux compétences qui appartiennent aussi aux coureurs de bois, qui deviennent de plus en plus visibles au cours du roman.

36 D’abord seulement une vague présence féminine imaginée, les coureurs apparaissent comme de possibles facilitateurs du retour des Acadiens lors de la rencontre entre la « caravane des exilés » (83) et le navire de Beausoleil dans les environs de Charleston, en Caroline du Sud. La caravane acadienne avait cru le navire perdu en mer, et la célébration de retrouvailles qui s’ensuit comprend des échanges animés de nouvelles au sujet des gens que, de part et d’autre, les membres des deux groupes connaissaient 15 ans auparavant. « Vous viendrez pas me dire. . . . Tout, Célina, on allait tout vous dire, même l’alliance des Allain aux Therriot, même le mariage en troisièmes noces du dénommé Joseph Guéguen, sieur de Cocagne, en train de s’amasser une jolie et rondelette de petite fortune dans la fourrure » (92-­93). Cette mention d’argent à gagner dans la traite de fourrures implique nécessairement le métier des coureurs de bois, qui travaillaient directement avec les Amérindiens et servaient d’interprètes. Mais ils ne sont pas nommés à ce point dans le roman, seulement sous-entendus en passant.

37 Pélagie et Beausoleil, ayant séparé leurs groupes pour reprendre la route et la mer, manquent leur rendez-vous à Baltimore. Le navire, pour éviter la flotte anglaise « de plus en plus soupçonneuse et vigilante », est forcé de faire un long détour, avec pour résultat que « [l]a Grand’ Goule eut beau déployer tout son génie et tout son courage, elle aborda Baltimore quatre mois après le départ des charrettes » (191). Mais Beausoleil est résolu à rejoindre Pélagie à Philadelphie; voulant lui donner rendez-vous, il envoie « à grandes enjambées sur la terre d’Amérique trois jeunes messagers » (193) pour trouver les charrettes et leur faire part du nouveau plan.

38 Jean à Pélagie, fils de l’héroïne qui s’est embarqué à bord du navire, fait partie de ce groupe. Pendant que son fils part à sa recherche, Pélagie résiste à son désir d’aider les rebelles dans la Révolution américaine, qui commence à s’agiter « au point que les deux camps ennemis cherchaient dans les rangs de Pélagie, qui continuaient de grossir à mesure qu’on montait vers le nord, la relève des morts qui pourrissaient dans les foins » (195). En dépit de son empathie naturelle pour ceux qui résistaient aux Anglais détestés, Pélagie ne se laisse pas détourner de sa tâche, qui est uniquement de ramener son peuple à sa propre patrie, pas d’aider les Américains à en créer une nouvelle.

39 Entre-temps, Jean et ses deux compagnons traversent la Pennsylvanie « sans trop se presser », en prenant le temps de

bien se nourrir, les goinfres, de lièvres, de porcs-épics et de marmottes qu’ils capturèrent à profusion dans les collets. Les trois coureurs de bois connurent ainsi une liberté à laquelle ils auraient pris goût et qu’ils auraient volontiers prolongée s’ils n’avaient été mandatés d’une mission dont on ne se départit pas pour le seul plaisir de manger du lièvre, des châtaignes et des baies de bois. De la faîne surtout, ce fruit des grands hêtres d’Amérique à la saveur de pépin de pomme. Mais la faîne est minuscule et longue à éplucher. Pour s’en rassasier, les trois compagnons devaient perdre beaucoup de temps. (203-04)

Dans ce passage, les coureurs de bois vont au-delà de leur situation antérieure, où ils n’étaient qu’une sorte de fantômes et n’existaient qu’implicitement d’après les actions et les habitudes de certains personnages, pour interagir directement avec toute la caravane, qui est de plus en plus forcée de subsister grâce aux ressources de la nature pendant la longue odyssée. Le groupe dans son ensemble ne réussit pas aussi bien à survivre dans la nature que le font ces quelques individus — de jeunes hommes forts et malins, le type même du coureur de bois. Au cours du roman, Maillet les décrit avant de les désigner par un nom, mais ici, les coureurs de bois deviennent une présence explicite et active.

40 Après les avoir nommés, l’auteure s’étend sur leurs caractéristiques bien connues : l’esprit d’indépendance, le goût pour la vie dans les bois et une connaissance intime de la nature et des moyens de récolter ses fruits. En tant que fonction écocritique, les coureurs de bois servent ici de contrepoint aux difficultés qu’éprouvent au même moment leurs compatriotes dans les charrettes. Ces derniers sont forcés de sacrifier une de leurs bêtes de somme, pendant que les trois jeunes hommes ont le temps de découvrir qu’il est trop long d’éplucher une faîne, si délicieuse soit-elle; il vaut mieux s’en tenir aux baies ou aux châtaignes. Par leur savoir-faire dans les bois, ces hommes deviennent eux-mêmes partie prenante de la nature tandis que, pour leurs compatriotes sur la route, la nature reste à côté ou en dehors des événements principaux. Seules Célina et Catoune s’y aventurent fréquemment, mais le dixième hiver de leur périple épuise même leurs capacités. Ainsi, on peut voir les coureurs de bois comme étant un lien entre l’humanité et la nature, qui possède les secrets de la survie.

41 Leurs rapports avec les Amérindiens ne font que renforcer cette impression. Capturés par des soldats britanniques et circonscrits, les trois jeunes gens s’échappent, un événement rapporté plus tard par l’un d’eux, Benjamin Chiasson de l’île Madame. Après avoir finalement atteint la caravane acadienne, celui-ci raconte « deux ou trois versions [d’une] indigestion collective du régiment qui avait accueilli les coureurs de bois. Comme si le conteur-témoin ne se rappelait plus lui-même les faits; ou comme s’il hésitait entre la variante la plus héroïque, la plus plausible ou la plus vraie » (205).

42 Ici Maillet, dans la tradition gauloise de Rabelais, mélange les faits historiques avec la fiction pour donner à son histoire plus de vie — et même plus de vraisemblance — en engageant activement l’imagination du lecteur. Ce faisant, elle fait sûrement appel aux récits de quelques coureurs de bois bien connus, par exemple ceux de Radisson (publié en 1885) et de Perrot (1864) au 17e  siècle et, plus tard, celui de l’Anglais Alexander Henry (1809). Les coureurs eux-mêmes, en relatant leurs propres exploits, connaissaient l’importance d’une histoire bien racontée. Le mélange de fiction et de faits réels est une technique de création qui est en usage depuis Homère et sûrement bien avant, comme le souligne Pageaux (14) dans son introduction de l’étude de Bottos sur Maillet, et dont Maillet se sert dans la tradition des conteurs qui est son héritage. Séparer complètement la « réalité » de l’interprétation humaine est impossible, ainsi que l’ont démontré des philosophes et des linguistes depuis Platon jusqu’à Lacan, Derrida et Foucault, entre autres, mais c’est aussi peu efficace du point de vue artistique et mnémonique. Maillet joue avec ces aspects inhérents du récit narratif.

43 Benjamin raconte comment les trois jeunes ont été pris par les Amérindiens dans un piège installé pour capturer des animaux. C’est ainsi qu’ils sont allés vivre parmi les Iroquois. Jean est tombé amoureux d’une Autochtone et, pour que ses deux camarades puissent partir et rejoindre les Acadiens, il s’est lui-même offert en époux à la belle Iroquoise. Après avoir rejoint les charrettes, les deux autres jeunes, Maxime Basque et Benjamin Chiasson, racontent des versions de l’histoire conçues pour confondre la mère de Jean et lui dissimuler certains faits qui, selon celui-ci, lui feraient trop de peine.

44 Même avant mais surtout après cet épisode centré sur les activités des jeunes coureurs, un esprit d’indépendance et de débrouillardise imprègne le roman. Il se caractérise comme étant spécifiquement gaulois et il joue un rôle actif, voire décisif, dans le déroulement de l’histoire. Cet aspect s’accentue après que les coureurs de bois ont été désignés comme tels. L’héroïque capitaine Beausoleil demeure dans l’imagination du lecteur une source d’aide potentielle, mais il ne peut rien pour la caravane lorsqu’il est en mer. Cependant, c’est lui qui envoie les trois messagers pour aider la caravane à subsister. Étant donné qu’au cours de leur mission ils deviennent des coureurs de bois, ils rapportent leurs connaissances de la nature à la caravane et renforcent ainsi le savoirfaire que Célina et Catoune possédaient déjà. La capacité de survivre dans la nature sauvage, en cohabitation et en collaboration avec les Amérindiens, devient plus prononcée grâce aux coureurs de bois.

45 Quel que soit le cas — qu’ils aient mis à profit dans les bois les qualités typiquement gauloises de la ruse, de l’intelligence et de l’adaptabilité dépeintes par Maillet ou qu’ils les aient développées davantage dans les bois (ou les deux), — ces hommes tiennent une place importante dans l’évolution d’une culture spécifiquement canadienne-française. Par la façon dont leur histoire se reflète dans la littérature, ils jouent un rôle qu’on peut aujourd’hui considérer d’un point de vue écocritique. Ils ne représentent pas, comme nous l’avons déjà souligné, une façon idéale de traiter la nature, mais ils sont les seuls colons français à avoir interagi comme groupe avec les Amérindiens sans essayer, pour la plupart, de les convertir, de les changer de quelque façon, ni exprimer couramment une idée de supériorité culturelle; au contraire, comme le montre Havard (2003), de nombreux coureurs, tel le fictif Jean à Pélagie de Maillet, sont devenus des « Indiens blancs ».

46 Dans Pélagie-la-charrette, l’importance cruciale entendue de ces hommes devient un fait avéré et décisif lorsque la caravane arrive enfin en Acadie. « On était aux portes du pays, on serait à la Grand’Prée avant l’hiver » (292). Mais l’hiver arrive plus vite que d’habitude, subitement et brutalement. « On n’avait pas eu le temps d’envelopper les enfants d’Acadie dans la laine et la fourrure des bêtes » (293). Pour survivre, les hommes « chaque jour s’arrachaient à leurs iglous et partaient chasser le rare gibier qui n’hiverne pas entre la Saint-Nicolas et la mi-carême : le lièvre, le madouesse ou porc-épic, le castor, le chevreuil » (294). C’est le travail d’un coureur de bois, mais les hommes de la caravane acadienne ne le font pas à des fins commerciales, ils le font par nécessité, de même que l’ont fait de nombreux colons — et Autochtones — avant et après eux. On se souviendra que Maxime et Benjamin se sont transformés en coureurs de bois; on peut donc en déduire que c’est leurs habiletés de coureurs de bois qui rendent possible la survie de la caravane.

47 C’est vers la fin de cet hiver meurtrier que le narrateur fait explicitement allusion à l’utilité des capacités des coureurs de bois pour la survie des Acadiens : « C’est un Godin qui les déterra [les déportés revenus au pays], un Godin de la branche de Beauséjour, chasseur, trappeur, coureur de bois à la mode acadienne, c’est-à-dire un éclaireur avant tout. Un Acadien, comme eux, mais resté en ancienne Acadie, caché et traqué durant toutes ces années du Grand Dérangement » (299). Et voilà que le lecteur apprend, en même temps que l’apprennent les exilés acadiens, que les compatriotes qui ont réussi à survivre la déportation massive l’ont fait en devenant précisément des coureurs de bois.

48 À la lumière de cette révélation, jumelée à l’expérience forcée de la caravane, qui s’est appuyée sur ces mêmes capacités pour assurer sa survie, le lecteur commence à croire que les Acadiens sont tous devenus des coureurs de bois. Cette impression est renforcée par la suite lorsqu’il devient nécessaire pour tous les exilés rentrés au pays de se disperser au nord de leur ancien territoire et de se cacher dans les bois parce qu’ils ne peuvent pas récupérer leurs terres.

49 De même que les Godin, les Français qui survivent en restant en Nouvelle-Écosse le font en se cachant dans les bois et en tirant leur subsistance de la nature. Ils deviennent des coureurs de bois « à la mode acadienne ». Au début du roman, Maillet attribue à une femme cette profession traditionnellement masculine; maintenant l’auteure reprend ce trope pour le mettre en jeu, d’une façon essentielle à la vie même, dans la culture de tous les Acadiens qui ont survécu à la Déportation par les Anglais. Ce faisant, Maillet consacre le mode de vie des coureurs de bois comme une tradition non seulement française, mais spécifiquement non anglaise et employée en guise d’arme contre l’occupation anglaise. Lorsque les Acadiens sortent des bois dans les années 1880, leur survie pendant plus d’un siècle représente leur triomphe culturel, rendu possible par leurs aptitudes de coureurs de bois qu’ils sont tous devenus. Le motif maintenant leur appartient culturellement et, par le roman de Maillet, littérairement. Ainsi, vers la fin du 20e siècle, ce roman se réapproprie la figure du coureur de bois pour en faire l’emblème d’une population jusqu’alors négligée. En ce sens, les coureurs de bois offrent un intérêt pour la deuxième vague de l’écocritique, qui remet en question, entre de nombreux autres aspects du colonialisme, la justification du déplacement de ceux qui ont été assujettis (Buell; Huggan et Tiffin; DeLoughrey et Handley).

Conclusion

50 En retraçant dans la littérature canadienne-française le thème récurrent des coureurs de bois, on relève des aspects variés de l’interaction entre les cultures humaines et la nature. Les trois romans que nous avons examinés ici présentent chacun un aspect différent du motif. Dans Maria Chapdelaine, François Paradis est beau et attrayant, mais il ne peut pas être autorisé à survivre, conformément aux attitudes « anti-sauvages » du tournant du 20e siècle. Le mode de vie des coureurs de bois doit faire place à la glorification de l’agriculture, comme nous l’avons vu dans ce roman. Écrit vers le milieu du siècle, Les engagés du Grand Portage présente une situation économique compliquée et un portrait austère des pires et des meilleurs aspects de la psyché humaine, dans un environnement où les forces capitalistes prennent de plus en plus de pouvoir. Les hommes qui survivent dans la nature (et qui en font partie) sont pris dans ce mouvement inexorable et doivent s’en accommoder. Finalement, dans Pélagie-la-charrette, ce sont les capacités de survie de ceux qui dépendent de la nature qui sont mises en valeur pour permettre la réémergence de tout un peuple. Les Acadiens survivent dans les bois, où ils font finalement partie de la nature elle-même, comme les Autochtones, ce qui est la véritable situation de toute l’humanité, en fin de compte. Cette interprétation écocritique reflète une prise de conscience croissante, vers la fin du 20e siècle, que l’homme existe en fonction de son environnement, ainsi que le souligne notamment Abram.

51 Les coureurs de bois tiennent une place dans l’histoire de la littérature canadienne qui a déjà été étudiée de plusieurs points de vue; or, ces hommes intrépides à moitié « sauvages » représentent aussi un thème littéraire d’intérêt écocritique. Ils nous permettent de suivre, d’une manière immanente et personnelle, l’histoire des idées relatives aux rapports avec la nature. Ces idées façonnent à leur tour les réalités environnementales et, pour reprendre la pensée d’Abram, en même temps l’environnement façonne la conscience humaine.

52 L’analyse de la représentation des coureurs de bois dans la littérature canadienne-française peut être utile à la démarche écocritique visant à mieux comprendre l’histoire psychologique et artistique des rapports humanité-nature. Ce faisant, elle peut contribuer à accroître la sensibilisation à la protection de l’environnement et favoriser un avenir meilleur.

Note de l’auteure

Je désire remercier les deux évaluateurs anonymes dont les commentaires ont beaucoup amélioré ce travail, ainsi que l’équipe de rédaction et de production de SCL/ÉLC pour son dynamisme et son assistance. L’encadrement et le soutien continus de mes professeurs et de mon comité à la University of Maryland, College Park ont été d’une valeur inestimable, et j’en remercie les professeures Valérie Orlando, Andrea Frisch, Caroline Eades et Sarah Benharrech. Je remercie aussi Cécile Ruel, ma compagne de voyage dans la quête du doctorat, pour son œil aiguisé.

Ouvrages cités
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Couture, Stéphane. « L’itinéraire historiographique de la “figure” du coureur de bois, 1744−2005 », thèse de maîtrise, Université Laval, 2007.
Deleuze, Gilles, et Félix Guattari. Kafka : pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975.
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