1 Dans une chronique critique, l’écrivain, journaliste et illustrateur Alootook Ipellie, originaire du Nunavut, écrit en 1978 : « Ever since Qallunaat first stepped on Inuit soil not long ago, the heritage, culture and very soul of the Inuit have been screened thoroughly and written about for the masses in the South. Often the Inuit have been misrepresented and therefore exploited » (« When “Southerner Writers” Write About the Inuit » 16). Les textes écrits par des Blancs sur l’Arctique et les Inuit appartiennent à une tradition ethnologique, missionnaire et littéraire bien connue 1 , tradition qui a souvent déformé la réalité au point d’instituer des stéréotypes avec lesquels les Inuit se débattent encore aujourd’hui. Qu’advient-il si l’on renverse le globe et que le Nord se met à observer et à écrire sur le Sud et la rencontre avec ses habitants?
2 Pour les Inuit du Nunavik 2 et du Nunavut, le Sud, c’est Montréal, Ottawa, Toronto ou encore Winnipeg, de grands centres que fréquente la population inuit pour des raisons médicales, pour étudier, pour le travail, puisque la plupart des sièges sociaux des organisations impliquées dans le Nord s’y trouvent, ou plus récemment, pour du tourisme. Les habitants du Sud, ce sont les Qallunaat (au singulier Qallunaaq). Littéralement, cela signifie « ceux qui prennent soin de leurs sourcils », mais c’est aussi possiblement une variante de Qallunaaraaluit, qui signifie « ceux qui sont puissants, avares et se mettent facilement en colère » (Minnie Aodla Freeman, Life Among the Qallunaat 13 [je traduis]). Les Qallunaat correspondent en fait à ceux que nous désignons communément les « Blancs », mais un Qallunaaq n’a pas nécessairement la peau blanche, pas plus qu’il n’est obligatoirement un Occidental.
3 Dans la seconde moitié du XX e siècle, les Inuit du Canada commencent à séjourner dans le Sud du Canada de plus en plus souvent; c’est à la même époque qu’une littérature inuit entame son développement au Canada et s’institue principalement par l’intermédiaire de revues au contenu inuit et rédigées par des Inuit, parmi lesquelles le magazine Inuktitut,Taqralik ou encore Inuit Today. Parmi les textes d’actualités politiques et sociales, les nouvelles, les contes et les poèmes, certains auteurs décident de raconter leur expérience dans ce monde lointain et inconnu peuplé de gens aux mœurs étranges : le Sud. Cela donne lieu à des textes anecdotiques souvent empreints d’exotisme. Certains, comme Minnie Aodla Freeman et Zebedee Nungak, tous deux originaires du Nunavik, sont néanmoins allés plus loin. Ayant connaissance d’une tradition d’écrits sur leur peuple, surtout issus de l’entreprise ethnologique, ils ont détourné les pratiques discursives des Blancs pour donner une version inuit du récit de voyage ou d’exploration dans le Sud qui s’apparente à une parodie ethnologique. La pièce de théâtre « Survival in South » (1971) de Minnie Aodla Freeman et son autobiographie à succès LifeAmong the Qallunaat (1978) constituent à la fois le récit d’une immersion dans la culture occidentale et l’étude des mœurs des indigènes du Sud. Quant à Zebedee Nungak, ses expériences dans le Sud l’ont mené à écrire plusieurs articles satiriques, à mi-chemin entre la chronique et l’essai culturel, sur ce qu’il nomme lui-même la « qallunologie », l’étude des Blancs par les Inuit. Publiés au début des années 2000, les quatre articles, « Des Esquimaux d’expérimentation » (2000), « La qallunologie : étude des Blancs par les Inuits » (en deux parties, 2001, 2002) et « Introducing the science of Qallunology » (2006), détournent le discours ethnographique pour donner une version inuit de l’étude de l’Autre, soit le Blanc. Les formes que prennent ces récits et les questions qu’ils soulèvent sont autant de renseignements sur les rapports multiples qu’entretiennent les Inuit avec les Blancs et avec eux-mêmes.
4 Depuis qu’Ashcroft, Griffiths et Tiffin ont théorisé le concept de littérature post-coloniale dans The Empire Writes Back: Theory and Practice in Post-Colonial Literature (1989), de nombreux critiques ont utilisé l’adjectif « post-coloniales » pour décrire les littératures autochtones contemporaines, parmi lesquelles la littérature inuit. Toutefois, l’usage du terme « post-colonial » est de plus en plus controversé, surtout parce qu’il signifierait que le colonialisme — essentiellement culturel — aurait cessé; ce qui n’est pas le cas selon Arnold Krupat et Brian Swann (1987), Thomas King (1990; 2003) ou encore, au Québec, Bernard Assiniwi (1991), auteur d’origine algonquine et crie, pour ne citer qu’eux. On qualifierait volontiers les textes qui seront examinés ici de « post-coloniaux », mais nous préférons utiliser l’adjectif « polémique » pour les désigner, selon la terminologie de Thomas King. Dans son article intitulé « Godzilla vs. Postcolonial », King explique pourquoi il choisit d’adopter des perspectives variées qui ne dépendent pas d’un phénomène de rupture tel que l’arrivée des Européens en Amérique du Nord et qui ne rangent pas les textes autochtones dans une seule et même catégorie. Au détriment du mot « post-coloniale », qui demeure pour lui « l’otage du nationalisme », il propose les termes « tribale, polémique, interfusionnelle et associationnelle » afin de décrire l’écriture autochtone. Chacune de ces catégories n’est pas assignée à une seule période historique et elles ont toutes l’avantage de pouvoir évoluer :« Unlike post-colonial, the terms tribal, interfusional, polemical, and associational do not establish a chronological order nor do they open and close literary frontiers. They avoid a nationalistic centre, and they do not depend on the arrival of Europeans for their raison d’être » (11).
5 Alors que la littérature tribale est avant tout destinée à la communauté, formulée et conservée dans une langue autochtone et potentiellement invisible en dehors de la communauté, la littérature polémique écrite dans quelque langue que ce soit « s’intéresse aux heurts entre les cultures autochtones et non autochtones ou à la défense des valeurs autochtones contre les valeurs non autochtones » (Siemerling 126). La littérature interfusionnelle correspond aux textes qui mêlent l’oral et l’écrit, tandis que la littérature associationnelle est centrée sur la communauté autochtone elle-même et ne traite pas ou peu des autres cultures, du moins ne fait mention d’aucun conflit entre les cultures autochtone et non autochtone. Les années 1970 constituent une période décisive pour la littérature du Nunavik, en ce qu’elle inaugure une prise de conscience de la spécificité culturelle inuit par les Inuit eux-mêmes. Si, jusque-là, l’identité culturelle inuit était clairement unique pour les missionnaires, anthropologues, agents du gouvernement ou autres acteurs venus du Sud, elle ne l’était pas pour l’Inuk moyen (Louis-Jacques Dorais, 253-260). Or cet aspect est déterminant pour les débuts de la vie littéraire du Nunavik. Au moment même où les Inuit développent une conscience culturelle, ils découvrent les discours produits sur leur culture et déci-dent, parfois aidés de Qallunaat, parfois de façon indépendante, de se réapproprier ces discours. Ce mouvement va donner naissance à une littérature émergente à deux visages : la littérature inuit pour les Inuit — généralement en inuktitut, locale et personnelle, ce que Thomas King désigne par la littérature « tribale » — et la littérature inuit pour tous, Inuit et non-Inuit — en anglais ou en français, satisfaisant ou détournant les désirs et les attentes du lectorat du Sud, ce que King appelle la littérature « polémique ». Pour plusieurs raisons, la littérature polémique est celle qui se rapproche le plus des idées post-coloniales, en rendant compte des actes de résistance posés par les écrivains autochtones afin de préserver leur culture contre les différentes tentatives de domination aussi bien politiques que sociales et culturelles. Durant cette période de développement et de quête d’indépendance culturels, de nombreux auteurs vont s’attacher à construire une identité inuit prenant appui sur le bagage traditionnel et utilisant les formes (autobiographies, récits personnels, essais) importées par les Qallunaat. C’est l’ère du « Je me décris moi-même », s’opposant au discours qui, jusque-là, dominait la littérature sur les Inuit et était produit par des écrivains non inuit dont les mésinterprétations pouvaient conduire l’Inuk à la folie, comme le prédisait sur un ton sarcastique Alootook Ipellie (du Nunavut) :
De plus, dans le contexte de l’apparition d’un mouvement politique qui réclame la fin des discriminations mais aussi la reconnaissance de la différence culturelle, la littérature va tenter, tant bien que mal, de soutenir ces objectifs.
6 Au début des années 1970, l’intelligentsia inuit du Nunavik semble poursuivre deux objectifs : se réapproprier le discours sur la culture inuit et détourner les formes et les pratiques utilisées par les auteurs et les chercheurs qallunaat afin de produire un discours qui vient de l’intérieur, qu’il soit littéraire ou plus largement artistique. En fait, ces discours venus de l’extérieur ont, selon le cas, ouvert la porte à des discours indigènes ou forcé leur production pour rétablir l’intégrité culturelle.
7 Minnie Aodla Freeman est née en 1936 dans l’île de Cape Hope, dans la baie James. Elle est la petite-fille d’un leader inuit reconnu, Weetaltuk. Traditionnellement, le déroulement de la naissance d’un enfant chez les Inuit détermine son destin. Lorsque Minnie est née en se tortillant dans tous les sens, sa grand-mère lui a prédit qu’elle vivrait dans une terre inconnue. En effet, elle a grandi à Moose Factory en Ontario et à Fort George (aujourd’hui Chisasibi) au Québec. Avant de devenir interprète pour le gouvernement fédéral à Ottawa, Minnie Aodla Freeman a accompagné, à titre d’interprète, les Inuit atteints de tuberculose hospitalisés dans le Sud. Elle a produit plusieurs documentaires sur la culture inuit, dont les plus connus sont The Islands (1980) et America Mute (1994). Minnie Aodla Freeman a aussi été éditrice adjointe de la revue Inuit Today. Dans Life Among the Qallunaat (1978), récit autobiographique dont nous parlerons plus loin, l’auteure raconte son expérience dans le Sud et réfléchit sur les relations interculturelles entre Inuit et Qallunaat. Mais avant cela, en 1971, elle avait écrit une pièce de théâtre en anglais, « Survival in South », produite au Centre national des Arts à Ottawa pour le Festival d’art dramatique du Canada, qui encourageait le théâtre amateur au Canada. La pièce a ensuite été adaptée pour la radio à la CBC.
8 Dans cette pièce autobiographique, moins connue que ses autres textes, Minnie Aodla Freeman raconte l’histoire d’une Inuk fraîchement débarquée à Ottawa pour travailler à titre de traductrice au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien. Elle décrit le terrible choc culturel qu’éprouve le personnage principal, qui se heurte au racisme et aux stéréotypes sur les Inuit, ainsi que sa pénible adaptation au rythme et aux mœurs du Sud. Dans le prologue de la pièce, elle écrit : « I came South before I was considered in my culture “to be on my own”. On arrival in the South, I suddenly found myself in a totally new world, and had to start learning from the beginning once again how to survive each day » (103). Ce texte est plus qu’une simple histoire de collision culturelle : Freeman n’hésite pas, à travers lui, à rétablir la vérité sur l’histoire, la géographie et la culture de son peuple, de sa communauté. Le prologue, dont voici un extrait, est une véritable mise au point :
La critique à l’encontre des différents discours produits par les Qallunaat sur le peuple inuit est sévère et sans équivoque : « There is no doubt that much has been written about Eskimo people. There is also no doubt that there is little known about their basic culture » (102). En réponse à cette incompréhension, l’auteure détourne habilement les caractéristiques du discours ethnographique sur les Inuit pour le transposer dans le Sud, à commencer par le titre qu’elle choisit, « Survival in South », qui fait bien sûr un clin d’œil aux nombreux textes non inuit qui décrivent la survie dans le Grand Nord. Les descriptions physiques, comportementales, psychologiques et environnementales traduisent le regard ethnographique que l’auteure porte sur la culture occidentale. Par exemple, la narratrice décrit ici une jeune femme qui vit dans la même résidence qu’elle : « Nothing seems to bother her. There is so much to see and yet she doesn’t seem to notice anything. She seems to have only one thing in her mind, to get to her destination » (108). L’indifférence de cette femme à l’environnement qui l’entoure représente un non-sens pour la jeune Inuk, qui a appris depuis son enfance à être attentive à chaque élément de la nature. Keavy Martin voit dans la pièce de Freeman un topos de la littérature inuit, celui de l’Inuk perdu dans la ville, effrayé par les voitures et la foule. Dans ce sens, la pièce « fits the expectations of Southern audiences » (Martin 156).
9 La finesse de l’écriture de Freeman promène le lecteur non inuit dans un discours ethnographique perverti et réussit à lui faire voir son monde familier comme un monde étrange. Lorsqu’elle arrive à la gare d’Ottawa, la narratrice observe et se questionne : « So many gates. Which one should I use? . . . How are people going to know I have arrived? What shall I do? . . . I wish I was home and see a familiar face . . . so many people, moving like maggots on rotten meat » (« Survival in South »104). À plusieurs reprises, l’auteure nous (lecteur/observateur non inuit) montre habilement notre propre subjectivité. Même la traditionnelle remise de clé d’une chambre et un rappel des règles de la résidence nous apparaissent incongrus. Dans « Survival in South », les Qallunaat sont agités, exubérants et n’ont pas de sang-froid, ils sont la plupart du temps « out of control », à l’image de leur environnement qu’ils essaient de maîtriser autant que possible tout en y échouant plutôt lamentablement.
10 Freeman pousse la parodie ethnographique jusqu’aux confins de l’ironie lorsque, à la fin de la pièce, le lecteur apprend que la narratrice a été engagée pour entraîner des Blancs à survivre dans le Nord, elle qui n’avait pourtant reçu aucune aide pour son adaptation dans le Sud. Elle décide d’ailleurs, geste ultime pour s’intégrer et survivre dans le Sud, de se faire couper les cheveux selon la mode occidentale.
11 Avec cette pièce, Minnie Aodla Freeman interroge toutes les relations possibles entre Inuit et Qallunaat : le regard de l’Inuk sur le Blanc, celui du Blanc sur l’Inuk, celui du Blanc sur lui-même par rapport à l’Inuk et inversement. Selon Sherrill Grace, « Survival in South »« is a very early Canadian example of writing back by a member of a dominated group within Canada; it represents a marginalized voice addressing the centre in an effort to be heard, but also in the hope of modifying the dominant discourse » (243). Cette pièce est à l’époque l’œuvre littéraire inuit la plus achevée qui défie le discours dominant, un véritable manifeste autobiographique qui porte la voix de toute une communauté.
12 La pulsion autobiographique se poursuit quelques années plus tard lorsque Minnie Aodla Freeman rédige en trois mois Life Among the Qallunaat. Dans une atmosphère où l’existence individuelle et collective est en péril, l’auteure semble ressentir l’urgence de transmettre une expérience personnelle mais qui se veut aussi collective. La première partie du livre décrit son arrivée et ses premiers mois de séjour à Ottawa pour travailler au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien en tant que traductrice. Les thématiques exploitées dans la pièce de théâtre se retrouvent dans cette nouvelle entreprise autobiographique : le conflit des valeurs, la douleur de la perte, de la séparation et de l’exil. Les relations sociales, les habitudes de vie, les conflits, les émotions, le rythme du quotidien et l’organisation de l’environnement sont autant d’objets de questionnement et d’incompréhension.
13 Choquée par l’agitation de la population et par son conformisme aux règles établies, Freeman use à nouveau dès le début de son récit du topos de l’Inuk perdue en ville, harassée par la foule et la circulation automobile :
Avec humour, l’Inuk raille par la suite l’obsession de la météorologie des Qallunaat, dont la vie quotidienne est pourtant peu marquée par le temps qu’il fait en comparaison de la réalité de son peuple. Toutes les personnes qu’elle rencontre lui parlent du climat. Si ce n’est pas pour lui demander le temps qu’il fait dans le Nord, c’est pour savoir si elle aime la température dans le Sud.
14 C’était attendu et c’est confirmé, l’indifférence dans laquelle les gens du Sud vivent au quotidien représente pour elle une absurdité : « It occurred to me that people can be close together and yet far apart. No one seemed to know any other. I could not understand how people could ignore each other when they were sharing a bus, let alone one seat » (25). Dans sa pièce et son autobiographie, Minnie Aodla Freeman décrit l’effritement de son identité tout en explorant la condition d’être l’Autre dans une culture étrangère. L’incompréhension qui vient des deux côtés finit par imperméabiliser les relations sociales ou amicales. Alors que la narratrice renoue pour quelques instants avec la nature au bord du canal Rideau, il lui est impossible à son retour à la résidence de partager ce moment de félicité avec sa partenaire de chambre : « When I returned my qallunaaq would ask me where I had been and why. What did I see there? Somehow I could never explain. I had no words to tell her that somehow it made me feel at home to hear water smacking against the shore » (Life Among the Qallunaat 26).
15 Nous citions en exergue de cette partie des propos de Minnie Aodla Freeman dans lesquels elle dénonce l’absence de dialogue entre les Inuit et les Blancs, absence responsable de la méconnaissance mutuelle des deux cultures. Cependant, avant d’arriver à une telle conclusion, lors de son premier séjour dans le Sud, l’auteure était convaincue que les Blancs savaient tout sur tout, y compris sur sa culture. C’était l’impression que les Qallunaat qu’elle avait côtoyés chez elle, dans le Nord, lui avaient laissée. Profondément déçue par l’ignorance des gens du Sud au sujet de son peuple, voici ce qu’elle relate sur un mode plus tragique de sa première réunion à l’association des jeunes de l’église du quartier :
Au fil du texte, le lecteur constate que Freeman est de plus en plus affectée par la culture à laquelle elle se sent forcée de prendre part. Son identité s’en trouve anémiée et la rencontre avec un Inuk dans le Sud agit comme un baume sur son « inuicité » meurtrie :
Dans un chapitre qu’elle intitule « Caught between two lives », la narratrice décrit comment elle finit par devoir parler successivement pour deux cultures, par graviter entre deux systèmes de valeurs, ce qui fait d’elle une citoyenne de l’entre-deux. L’invariable juxtaposition des mœurs inuit et qallunaat, qu’elle ne cesse de comparer et d’opposer, montre à quel point l’auteure est confuse. Même si Minnie Aodla Freeman conclut à la fin de son livre que la réconciliation des deux mondes est impossible, même si elle écrit que les Qallunaat « are the saddest, most worried and most hurried, never-smiling people » (21), la fatalité du choc des cultures est intégrée et Freeman semble, dans cette acceptation, avoir trouvé la paix.
16 En 1975, Alootook Ipellie publie dans la revue Inuit Today une chronique satirique intitulée « Dr. Kinaungituq » (qui signifie « Dr Personne »). Son intention est annoncée dès le préambule : « White social scientists studying the Inuit? What about Inuit Social Scientists observing the culture of southern society? The following article is a satirical look to what might happen if an Inuk anthropologist materialized in the south » (34). Puis le texte commence comme suit, le narrateur étant le Dr. Kinaungituq :
Dans cette parodie de compte rendu ethnographique qui s’étend sur quelques pages, le narrateur relate ses découvertes, dont la plus éminente est que les Blancs usent encore de calèches tirées par des chevaux comme moyen de transport. S’engage alors un dialogue de sourds hilarant où l’anthropologue inuit questionne le cocher du Vieux-Montréal, convaincu que ce dernier se déplace ainsi pour aller à son travail, et où le cocher répond selon sa réalité sans plus d’explications. Vingt-cinq ans plus tard, Zebedee Nungak reprend à son tour un contre-discours critiquant sévèrement le travail effectué par les ethnologues et les anthropologues dans le Nord.
17 Zebedee Nungakest né en 1951 à Saputiligait, sur la côte est de la baie d’Hudson. Il a fréquenté l’école de Puvirnituq et a participé à un programme expérimental d’éducation destiné aux jeunes Inuit à Ottawa, expérience traumatisante pour lui. En matière d’engagement politique et culturel, Zebedee Nungak fait figure de proue. Il a été, notamment, l’un des négociateurs et signataires de la convention de la Baie James et du Nord québécois de 1975, vice-président de l’Institut culturel Avataq et président de la Société Makivik. Zebedee Nungak est écrivain, traducteur et conférencier. Son premier séjour dans le Sud est resté une expérience traumatisante qu’il décrit dans la chronique « Des esquimaux d’expérimentation » (2000) et dans un documentaire qui en est inspiré, intitulé The Experimental Eskimos (2009). Lui et deux autres jeunes Inuit du Nunavut ont été sélectionnés et envoyés à Ottawa dans les années 1960 dans une famille d’accueil pour faire leurs études secondaires; par ce programme, le gouvernement fédéral voulait immerger de jeunes Inuit dans la culture occidentale pour éventuellement en faire des leaders lorsqu’ils seraient de retour chez eux. Cette expérience a profondément marqué l’écrivain, et quelques-uns de ses textes répondent à cette atteinte à son identité, qu’il décrit en ces termes :
En 2001, Zebedee Nungak est invité à « The human image conference » au British Museum de Londres, où il présente une communication sur la « qallunologie », qu’il définit lui-même comme l’étude des Blancs par les Inuit. Sa participation à cette conférence a donné naissance à plusieurs textes (« Des Esquimaux d’expérimentation », « Introducing the science of Qallunology » et « La qallunologie) et à un documentaire satirique intitulé Qallunaat! Why White People Are Funny (2007), dans lesquels Nungak se dresse contre un système de valeurs fondé sur des idées occidentales et leur prétendue supériorité, et use de l’ironie et de la dérision pour dépeindre à son tour ce qu’il comprend du Sud et de ses habitants.
18 Hans-Jürgen Lüsebrink a raison lorsqu’il affirme que la discussion typiquement post-coloniale autour « du clivage entre identité de Soi et perception de l’Autre est d’abord ancrée dans un renversement du regard et une prise de parole de ceux qui étaient, jusque dans les années cinquante du XX e siècle, essentiellement des objets de discours » (« La perception de l’Autre » 62-63). C’est précisément pour échapper à leur condition d’« objets de discours » que Minnie Aodla Freeman, Zebedee Nungak et, avec eux, Alootook Ipellie ont produit ces textes polémiques.
19 Lorsque Nungak explique les tenants et les aboutissants de cette nouvelle discipline, la qallunologie, il utilise les codes familiers à l’anthropologie et applique à son texte une double texture satirique :
La qallunologie est un contre-discours à l’esquimaulogie, mais elle est aussi le résultat d’une déception. Comme Minnie Aodla Freeman, Zebedee Nungak avait une image idéalisée des Occidentaux et de leur « pays », « le pays de Dick and Jane, cet idéal du monde qallunaaq dans nos têtes d’enfants » (« Des Esquimaux d’expérimentation » 3) :
L’écriture de la qallunologie est un projet de construction de l’image de l’Autre. L’auteur s’efforce donc d’accomplir la tâche qu’il s’est assignée en détournant un discours propre aux sciences humaines sans pour autant être organisé. Il l’avoue lui-même, il n’est pas un expert, « toutefois, [s]es commentaires sur la qallunologie sont fondés sur le fait d’avoir mangé, dormi et respiré le même air qu’eux [les Qallunaat] pendant plusieurs années, appris leur langue et jonglé avec leur processus mental taillé au couteau » (« La qallunologie, 2 e partie » 97). Il est d’abord surpris par le nombre de « normes et [d’]exigences sociales, appelées étiquette, [qui] pourraient remplir un gros chapitre d’un livre » (« La qallunologie » 51). Il évoque notamment l’individualisme des habitants du Sud qui s’oppose aux valeurs communautaires chères aux Inuit : « Dans la vie qallunaat, il n’y a pas grand-chose de communautaire et on partage très peu l’essentiel de la vie. La vie en général est basée sur la compétition et la nécessité de faire de grands efforts pour “monter” dans l’échelle sociale, tout en gardant pour soi ce que l’on gagne » (« La qallunologie, 2 e partie » 91). Arborant une naïveté feinte, il explique ses difficultés à comprendre pourquoi certains peuples apparemment homogènes sont en conflit : « Their samenesses and distinctnesses can be utterly baffling. An Irishman from Northern Ireland looks exactly the same as one from the South. Why is there such savage conflict among same-looking civilized people? » (« Introducing the science of Qallunology » 18). Certaines habitudes sociales lui sont étranges :
Nungak affectionne tout particulièrement le sujet de la langue des Qallunaat — l’anglais ou le français —, qui « abonde en bizarreries de toutes sortes » (« La qallunologie » 51). Leurs noms « font les délices des traducteurs » et il cite « Lipscomb », « Featherstone », « Goodenough » ou encore « Middlemiss ». Il remarque par ailleurs que « la coutume des Qallunaat d’abréger les prénoms ne semble pas suivre une règle standard. Robert peut devenir Rob, Robbie, Bob, Bobby ou Bert », et que les femmes « peuvent porter des noms très masculins tournés féminins en ajoutant un A à la fin, d’où les Roberta, Edwina, Donalda, Phillipa, Edwarda » (« La qallunologie » 54-55).
20 Le discours sur l’Autre est intrinsèquement relié au discours sur Soi. Nungak n’échappe pas à la « règle » : en écrivant sur l’Autre, la figure du Qallunaat, il écrit sur lui-même, sur sa communauté. Si dans les exemples précédents le discours sur Soi est sous-jacent — ce que je dis de toi est une façon de dire ce que je ne suis pas et donc ce que je suis —, Nungak utilise aussi à plusieurs reprises dans son exposé des éléments propres à la culture inuit pour décrire les Occidentaux et leurs habitudes étranges. Lorsqu’il parle de leurs fantaisies linguistiques, il donne un exemple supplémentaire : « ils n’utilisent jamais un Q sans qu’il soit suivi d’un U. D’où leur tendance amusante à épeler comme suit la capitale du Nunavut : IQUALUIT 3 . Le sens littéral de ce nouveau mot ne donne pas un trop beau surnom pour un siège de gouvernement » (« La qallunologie » 51). Cette mention lui permet au passage de faire de l’humour grivois que seuls les Inuit ou les « inuktituphones » peuvent comprendre, puisqu’il ne donne pas la signification d’Iqualuit (avec le « u »), qui n’est autre que « des personnes pleines d’excréments ». De la même façon, il écrit une longue partie sur les atinnguat (les surnoms) que donnent habituellement les Inuit aux Qallunaat. Dans cette démonstration, il mentionne d’abord qu’il n’y a là rien d’offensant et que ces surnoms sont l’expression même de la représentation que se font les Inuit de l’Autre et qu’ils sont également utilisés entre Inuit. Néanmoins, son exposé illustré d’exemples n’a d’autre but que de montrer la façon dont les Inuit voient les Qallunaat. En voici quelques exemples : « Qirnitagalaak (Un peu noir) », « Miqquituq (Celui sans fourrure, pour désigner sa calvitie) », « Qarliingasik (Pantalons tombants) » ou bien « Apiqquq (Celui qui pose toujours des questions) », surnom qui désigne souvent l’anthropologue (« La qallunologie » 51). Sur le même schéma, évoquant la nourriture insipide, à son goût, des Qallunaat, Nungak valorise celle des Inuit : « Ce n’est presque jamais du nutaaviniq (fraîchement capturé), et c’est vidé de tout son sang » (« La qallunologie, 2 e partie » 93).
21 En conclusion d’une de ses chroniques, Zebedee Nungak écrit :
À travers le pastiche ethnologique poussé jusqu’à ses retranchements qu’est la qallunologie, Nungak cherche à éveiller les consciences, à prévenir les hommes contre l’incompréhension et le vice de la domination. Il montre également que la colonisation culturelle est amorcée depuis bien longtemps. Sur le plan littéraire, l’intrusion de la culture et de la langue de l’autre a donné naissance à un mouvement inédit de va-et-vient entre une culture et l’autre, entre deux langues, que Nungak pratique lui-même. Parfois plongés dans un état d’errance entre deux mondes, les auteurs signent des textes marqués par la dichotomie entre passé et présent, entre culture inuit et culture occidentale, entre tradition et progrès. En écrivant sur leur expérience du Sud, Minnie Aodla Freeman et Zebedee Nungak décrivent le bouleversement social et culturel des Inuit, et leurs textes correspondent à la voix de la crainte devant un futur incertain de gens hantés par des expériences passées parfois traumatisantes. Ces œuvres font cohabiter le passé et le présent dans un rapport de contingence et révèlent une écriture inspirée autant par l’expérience intérieure que par les sollicitations extérieures.
22 En théorie, l’Inuk est libre de voir et de juger à sa manière celui qui pendant longtemps l’a impunément observé, mais en dehors des plate-formes de publications inuit, l’espace est encore restreint pour accueillir ce type de discours. Il fallait bien l’audace reconnue de Nungak pour présenter la qallunologie lors d’un colloque universitaire, marquant peutêtre le début d’une révolution qui fait écho à celle qu’Alootook Ipellie imaginait vingt ans plus tôt : « If [the] Inuit knew what was happening to the things they give out to the writers, objections and protests would be coming from all parts of the North. The North would be a land of a certain kind of revolution. A revolution where the Inuit would express their disapproval and forever kick out the damned exploiters » (« When “Southerner Writers” » 17).