Dans Les anciens Canadiens (1863) et ses Mémoires (1866), Philippe Aubert de Gaspé évoque le monde du régime seigneurial. Étant lui-même le dernier seigneur de Saint-Jean-Port-Joli, il déplore l’abolition de ce régime et voudra dans ses écrits établir « la défense et l’illustration » de cette institution que les « démocrates », comme il les surnomme, ont vilipendée. L’écrivain poursuit aussi un deuxième but, de nature plus politique. Les anciens Canadiens et les Mémoires donnent à entendre que le moyen pour les Canadiens de survivre à la suite de la débâcle que fut la Conquête consiste à accepter le nouvel ordre politique et de se fondre dans la nouvelle entité britannique. L’œuvre en est une d’affabulation compensatoire qui par effet de style propose une vision d'une société canadienne-française basée sur un régime seigneurial idéalisé et des accommodements avec le gouvernement britannique, mais qui menace d'être balayée par le réveil des « va-nu-pieds » démocrates.
1 Dans LES ANCIENS CANADIENS (1863) et Mémoires (1866), le romancier et mémorialiste Philippe Aubert de Gaspé évoque un monde qui, à nos yeux, ne peut que sembler étrange et évanoui à tout jamais dans les limbes de l’histoire : celui du régime seigneurial. Étant lui-même le dernier seigneur de Saint-Jean-Port-Joli, il déplore l’abolition de ce régime et voudra dans ses écrits établir « la défense et l’illustration » de cette institution que les « démocrates », comme il les surnomme, ont vilipendée. L’écrivain poursuit aussi un deuxième but, de nature plus politique. Les hasards de la vie ainsi que l’éducation qu’il a reçue et la société au milieu de laquelle il a vécu font en sorte qu’Aubert de Gaspé est aussi le témoin privilégié de l’évolution de la société canadienne-française et de son régime politique. Comment a-t-il perçu ces bouleversements pendant lesquels l’identité canadienne-française a été fortement menacée et comment ses écrits reflètent-ils ses prises de position en tant que seigneur lié par sa famille et ses activités professionnelles à l’élite britannique de Québec?
2 Quel est cet univers qu’Aubert de Gaspé tente de faire apparaître à l’esprit du lecteur par des images, des récits et des témoignages dans deux œuvres importantes, Les anciens Canadiens et Mémoires? Il est quelque peu paradoxal d’évoquer le régime seigneurial dans le contexte nord-américain, où prime le mythe de la liberté individuelle, du selfmade man, de l’égalité de tous les hommes. Mais la colonie laurentienne a perpétué les traditions de la métropole, dont le régime seigneurial, en fonction des besoins de la colonisation.
3 En France, le régime seigneurial est une pièce maîtresse de l’Ancien Régime, la possession de terres servant à assurer la richesse et la dignité des nobles. Ceux-ci forment une classe sociale présentant une certaine homogénéité économique et un niveau de vie et un niveau culturel distinctifs. La noblesse française est consciente de sa supériorité et du gouffre qui la sépare des autres ordres : les marchands, les artisans et les paysans. Cette aristocratie, définie par le sang et la race, domine et encadre la société, et jouit d’honneurs et de privilèges séculaires qui ne seront abolis que par les décrets votés par l’Assemblée nationale constituante à la suite des événements de la nuit du 4 août 1789, au début de la Révolution française.
4 En Nouvelle-France, le régime seigneurial français a été modifié en fonction des défis de la colonisation et du contexte nord-américain. Les nobles canadiens, peu nombreux, sont issus de la noblesse de la métropole ou récemment tirés de la roture par des lettres de noblesse. Dans cette société où tout est à faire, le nouvel arrivant n’est pas condamné à rester au bas de l’échelle sociale. Selon son dynamisme, son esprit d’initiative ou sa réussite matérielle, il peut accéder aux couches supérieures de la société et parvenir rapidement à la noblesse, ce qui serait autrement ardu en France. Ayant réussi son ascension sociale, le « nouveau » noble cherche à imiter les nobles plus « anciens » et à se hisser à leur niveau en commençant par adopter un second patronyme précédé de la particule de afin de se démarquer de sa classe d’origine. Ainsi, Charles Lemoyne acquiert la seigneurie de Longueuil et prend le nom de Lemoyne de Longueuil; Pierre Boucher fonde la seigneurie de Boucherville et ajoute ce patronyme à son nom; Joseph Giffard, seigneur de Beauport, devient Giffard de Fargy par simple inversion du nom.
5 En ce qui concerne les Aubert de Gaspé, ils sont les descendants de Charles Aubert, qui arriva sans fortune au Canada en 1655 en tant que représentant d’un groupe de marchands de Rouen. Se lançant luimême dans le commerce des fourrures, Charles Aubert, qui ajouta à son nom celui de La Chesnaye, s’enrichit et devint rapidement le principal homme d’affaires de la Nouvelle-France et le plus gros propriétaire foncier de son époque. Il acheta et revendit des terres, dont la seigneurie de Port-Joly, qu’il acquit en 1686 en règlement d’une dette. Anobli par Louis XIV en 1693, il décéda en 1702. Son fils Pierre fut connu sous le nom de sieur de Gaspé (sans doute parce que son père possédait conjointement avec deux autres associés la seigneurie de Percé), et c’est ce surnom qu’adoptèrent ses descendants.
6 Le seigneur canadien ne règne pas impunément sur ses terres, comme peut le faire un seigneur français. Au contraire, ses droits et devoirs sont clairement définis par l’État. La noblesse de Nouvelle-France diffère aussi de celle de France en ce qu’elle est loin d’être désœuvrée. Le seigneur participe à l’effort de peuplement et à la colonisation agricole, et cherche à assurer par la même occasion sa propre survie. Il doit mettre en valeur sa seigneurie, et celui qui la néglige, qui ne l’exploite pas, peut à la suite de l’intervention de l’État perdre ses titres et voir sa seigneurie supprimée.
7 Cette seigneurie qu’on lui concède est couverte de broussailles et de forêts, et elle doit être défrichée, aménagée, rendue propre à la culture. Les Iroquois (ou les Cinq-Nations), quand ce ne sont pas les AngloAméricains, menacent régulièrement la colonie de sorte que le fusil se révèle aussi nécessaire que la charrue. Dans un contexte d’incertitudes et d’acclimatation nécessaire au nouveau pays, le colon n’est pas abandonné, laissé seul sur sa terre, mais encadré, et il s’adapte plus facilement au pays car le régime seigneurial lui offre un système d’entraide comprenant un moulin à blé à sa disposition, un manoir seigneurial habité, des voisins prêts à le secourir, etc.
8 Le seigneur canadien est en quelque sorte un « entrepreneur en peuplement » (14), selon le mot de Marcel Trudel, à qui incombe la tâche de développer un coin de pays. L’État lui concède une seigneurie afin qu’à son tour il y établisse des tenanciers ou censitaires1. Le seigneur cherchera à développer et à peupler son fief pour en tirer profit et jouir des privilèges qui s’y rattachent. Inversement, puisque la seigneurie a précédé tout peuplement, qu’elle est fondée sur des titres écrits et qu’il faut signer des contrats de concession devant notaire, l’autorité seigneuriale est acceptée et reconnue par les censitaires, d’autant plus qu’elle est établie partout en Nouvelle-France.
9 Puisque le fleuve Saint-Laurent détermine la configuration du territoire et représentait la principale voie de communication à laquelle il fallait avoir accès, les seigneuries ont adopté cette forme si particulière au Canada français, c’est-à-dire celle d’un rectangle long et étroit qui est perpendiculaire aux cours d’eau et qui s’étire dans l’arrière-pays (sauf exception due aux contraintes de la géographie physique). À l’intérieur de la seigneurie, les terres allouées aux colons présentent la forme de bandes parallèles aux limites du fief. Chaque colon construit sa maison près du fleuve ou de la route et se trouve à proximité de son voisin dans cet immense pays. À vol d’oiseau, la campagne québécoise ressemble encore de nos jours en de nombreux endroits à une suite de longs rectangles parallèles.
10 La seigneurie de Port-Joly, celle qui a été concédée aux ancêtres de Philippe Aubert de Gaspé, était un fief de 168 arpents de front sur deux lieues de profondeur (Trudel 8) et formait un cube presque parfait de 100 kilomètres carrés. Les terres concédées aux colons mesuraient généralement trois arpents sur 30 de profondeur (environ 175 mètres sur 1,75 kilomètre), alors que le seigneur s’était réservé un domaine personnel de 12 arpents sur deux lieues (701,64 mètres sur 9,82 kilomètres)2.
11 La résidence seigneuriale, le manoir3, est habitée par le seigneur, qui y tient feu et lieu. Ce manoir (qui ne ressemble en rien aux châteaux des seigneurs français) est le centre de la seigneurie et le lieu de rassemblement des habitants. C’est dans cette grande maison que le seigneur règle les disputes et veille au développement de la région. Le seigneur est reconnu par les censitaires comme une figure d’autorité à qui on s’en remet pour la gestion de la seigneurie et à qui on obéit.
12 Comme dans la société féodale française, les seigneurs canadiens ont des droits et des obligations. Dans ses œuvres, Philippe Aubert de Gaspé ne décrit pas l’acte de foi et hommage du seigneur devant l’intendant de la colonie au château du gouverneur; il ne s’attarde pas à énumérer l’aveu et dénombrement, qui est une description de l’état de la seigneurie. Le romancier n’est pas comptable et il n’est pas intéressé à décrire une survivance des temps médiévaux. S’il fait mention de la perception du cens et des rentes (nous y reviendrons), il ne dit mot des droits lucratifs du seigneur : droit de mouture sur le blé, droit de pêche, droit de coupe de bois, droit de corvée, droit de lods et ventes (ou zoléventes, comme le prononce une habitante dans les Mémoires) (412), etc.
13 Le statut supérieur du seigneur lui assure aussi honneurs et préséances au sein de sa communauté. Le seigneur a le privilège de porter le titre d’écuyer et l’épée, et il est soumis à des rites qui soulignent le fait qu’il occupe un rang élevé au-dessus du commun des gens. Il reçoit foi et hommage des habitants, comme le seigneur féodal recevait l’hommage de ses vassaux. C’est chapeau bas et tête nue qu’on entre en relation avec lui. Chaque 1 er mai, un sapin ébranché à l’exception de la cime est planté devant le manoir lors d’une cérémonie qui est l’occasion de grandes réjouissances et qu’on appelle la plantation du mai. Pour souligner son ascension sociale, le seigneur peut posséder un esclave (l’esclavage au Canada ne sera aboli qu’en 1833), de préférence un Noir plutôt qu’un Panis (Amérindien originaire des plaines de l’Ouest), ce qui est considéré comme une preuve du haut statut social du seigneur et une marque de prestige.
14 À l’église, principal lieu de rassemblement communautaire, le seigneur a préséance sur le peuple, car il s’agit d’illustrer et de consolider son autorité aux yeux de tous. Lors des cérémonies religieuses, il reçoit en premier l’eau bénite, le pain bénit, les cierges, les cendres et les rameaux. Des prières sont faites pour lui et sa famille. Lors des processions, il suit immédiatement le curé. Le seigneur et sa famille ont droit à un banc seigneurial, fermé et gratuit, à l’endroit le plus honorable, à la droite de l’autel. Enfin, le seigneur a l’insigne honneur d’être inhumé à l’intérieur de l’église. À l’église de Saint-Jean-Port-Joli, les seigneurs ont été inhumés sous leur banc seigneurial, et c’est là que repose Philippe Aubert de Gaspé.
15 Somme toute, les censitaires sont dépendants d’un homme qui leur est supérieur et auquel ils doivent des services, versent une partie de leurs revenus et abandonnent une partie de leurs droits. Toutefois, le seigneur a besoin des habitants et ceux-ci ont besoin de lui. Il en résulte un système d’entraide sociale, sous la surveillance de l’État, qui s’avère nécessaire dans le difficile contexte du peuplement et de la défense du territoire.
16 Mais qu’en est-il après la période de colonisation, lorsque les conditions qui ont justifié l’établissement du régime seigneurial n’existent plus? Le régime seigneurial apparaît alors fondamentalement inégalitaire puisqu’il permet l’enrichissement de quelques-uns aux dépens de plusieurs autres. Le seigneur retire des revenus sans contribuer à l’amélioration de la seigneurie, peuplée, développée et en paix. N’est-il pas alors un outil d’exploitation et de domination de la paysannerie canadienne?
17 Au début, les censitaires, qui n’étaient pas encore véritablement enracinés, avaient le loisir, s’ils n’étaient pas satisfaits de leur sort, de tenter leur chance ailleurs. Mais avec l’enracinement des familles et la pression démographique de la fin du 18e et du commencement du 19e siècle, la terre n’est plus facilement accessible, et le censitaire est davantage à la merci du seigneur. Au 19e siècle, lorsque les seigneuries seront densément peuplées, les seigneurs pourront jouir de revenus intéressants et être considérés comme « une véritable classe de rentiers du sol » (Grenier 95). On assiste alors à un durcissement du régime seigneurial, à une hausse des rentes annuelles et à une multiplication des autres charges.
18 Malgré ces cas d’abus, ce sont surtout les conditions nouvelles du progrès économique qui sonnent le glas du régime seigneurial. L’urbanisation, le commerce et les débuts de l’industrialisation, de même que le développement du parlementarisme et l’élargissement du concept de démocratie, font en sorte que le monde agraire clos que représente la seigneurie est dépassé, voire rétrograde. Une société hiérarchisée, fondée sur l’inégalité entre un seigneur qui dirige à partir de son manoir et des habitants assujettis qui ne possèdent pas parfaitement la terre qu’ils cultivent, n’est plus acceptable. Le 18 décembre 1854, le régime seigneurial est aboli. Les censitaires deviennent propriétaires de leur terre. Les seigneurs perdent leurs droits « honorifiques et onéreux », mais reçoivent une indemnité et conservent leur manoir, leur moulin, leur domaine et les terres non encore concédées.
19 Le manoir seigneurial de Port-Joly fut érigé vers 1730-1740. Comme l’indique Philippe Aubert de Gaspé dans Les anciens Canadiens, ce premier manoir fut incendié par les troupes anglaises en 1759. Un second manoir fut construit après la guerre, vers 1762-1763. C’est ce manoir, le seul qu’il a connu, que décrit l’auteur dans son roman : « une bâtisse à un seul étage, à comble raide, longue de cent pieds, flanquée de deux ailes de quinze pieds avançant sur la cour principale » (Les anciens Canadiens 119). Ce manoir a été occupé par trois générations de seigneurs de 1763 à 1871.
20 À la mort de Philippe Aubert de Gaspé en 1871, le manoir a été vendu à un cultivateur de Saint-Jean-Port-Joli, Moïse Leclerc. En 1909, le manoir a brûlé, et les Leclerc ont reconstruit, sur les anciennes fondations, une nouvelle demeure, davantage au goût du jour. En 1983, la Corporation Philippe-Aubert-de-Gaspé, formée à l’origine de résidants de la région, rachète le site et entreprend de le mettre en valeur. Récemment, en 2007, l’édifice a été reconstruit en respectant l’aspect extérieur du manoir tel que décrit par Philippe Aubert de Gaspé. De nos jours, il abrite le Musée de la mémoire vivante.
21 Si le manoir a été rebâti à l’identique, c’est en grande partie grâce à la renommée de Philippe Aubert de Gaspé et afin de développer un site touristique régional. L’édifice se présente comme un véritable monument au régime seigneurial. Les livres d’Aubert de Gaspé décrivent le manoir comme un lieu d’hospitalité et de convivialité où l’on recevait les hôtes de passage, de même que les censitaires venus payer cens et rentes. Par ses œuvres, rédigées en grande partie au manoir, l’auteur a contribué à forger une certaine représentation du régime seigneurial qui relève davantage d’une construction de l’esprit que de la réalité historique, de sorte qu’il aurait faussé l’image du régime seigneurial. Benoît Grenier, qui s’est penché sur cette vision idéalisée, va jusqu’à intituler un chapitre de son livre sur le régime seigneurial : « La faute de Philippe Aubert de Gaspé? ».
22 Dans Les anciens Canadiens et les Mémoires, l’auteur dépeint une société quasi idyllique où seigneurs et habitants travaillent ensemble à l’amélioration de la seigneurie, où l’émulation conduit à des prodiges de courage et de dévouement. Malgré les difficultés de la colonisation et les tragédies de la guerre, les habitants ont une admiration presque servile pour le seigneur, qui agit à leur égard comme un père bienveillant. Pendant longtemps, critiques littéraires et historiens ont basé leur conception du régime seigneurial sur ces descriptions qui, rappelons-le, sont tirées d’un roman et de mémoires.
23 À titre d’exemple, dans Un manoir canadien et ses seigneurs (1908), l’historien George M. Wrong, visiblement influencé par la lecture de l’œuvre d’Aubert de Gaspé, écrit au sujet du paiement du cens et des rentes : « Ceux-ci [les censitaires] s’élançaient alors joyeusement sur les chemins d’hiver en direction du manoir seigneurial, faisant tinter leurs clochettes » (197-198). Camille Roy ajoute en 1935 : « Autour du manoir, M. de Gaspé groupe les braves censitaires; et c’est la cordialité de relations mutuelles, l’affabilité du seigneur, le respect et le dévouement des bonnes gens, c’est par-dessus tout l’esprit chrétien » (Romanciers de chez nous 16-17). Les habitants étaient donc heureux de payer cens et rentes, et d’être assujettis à un seigneur? Tant est la renommée d’Aubert de Gaspé qu’il faudra attendre les années 1960-1970 pour que cette vision du régime seigneurial soit remise en question.
24 Philippe Aubert de Gaspé s’est plu à écrire qu’il est né « naturellement véridique » et qu’il « ne croi[t] pas avoir fait un seul mensonge à [ses] parents » (Mémoires 68). Certes, ses œuvres sont basées sur des faits historiques ou des faits dont il a été témoin, mais il faut les lire avec un œil critique en se rappelant que celui qui idéalise le régime seigneurial est lui-même seigneur. Un des premiers critiques du roman, Norbert Thibault, rappelle que l’auteur « aime [. . .] à nous présenter la féodalité sous le jour le plus avantageux » (27 avril 1866, 1), ce qui revient à remettre en question l’impartialité de l’auteur. Le roman n’est-il pas un plaidoyer pro domo, une tentative de justification et de réhabilitation d’un régime seigneurial récemment aboli et qui avait perdu toute crédibilité?
25 Philippe Aubert de Gaspé ne s’attarde pas au fardeau que pouvait représenter le régime seigneurial pour les censitaires. Il décrit le régime seigneurial durant le premier siècle de sa création comme étant celui d’un « âge d’or ». Le seigneur est un habile gestionnaire et un être supérieur qui est apprécié, respecté et aimé de ses censitaires. À maintes reprises, l’auteur nous donne des exemples qui démontrent à quel point le seigneur est lié envers les habitants. Ainsi, il fait dire à Jules, le fils du seigneur : « je ne connais rien de plus touchant que cette fraternité qui existe entre mon père et ses censitaires, entre notre famille et ces braves gens » (Les anciens Canadiens 136).
26 Dans le roman, la question sensible de la perception des rentes est désamorcée, transformée en scène burlesque (124-126). Chargé de cette responsabilité, le lieutenant Raoul d’Haberville, frère cadet du seigneur d’Haberville, met en place tout un cérémonial pour établir la supériorité de sa classe sociale, notamment en se servant du latin pour impressionner les analphabètes, sauf que les censitaires ne sont pas dupes. Celui qu’ils surnomment familièrement « mon oncle Raoul » n’exerce qu’une autorité factice et accepte toute excuse, même la plus ridicule comme la perte d’une pouliche, pour ne pas percevoir de rente. Il ne s’agit plus ici d’un seigneur qui pressure les censitaires, mais d’un seigneur débonnaire et indulgent qui exempte de leurs obligations les censitaires dans le besoin. Après avoir joué une scène où l’autorité seigneuriale est réduite à sa plus simple expression, « l’oncle » fait preuve d’une rare mansuétude en invitant les censitaires à prendre un verre d’eau-de-vie.
27 Le romancier souligne que le débiteur est « accoutumé à ne payer ses rentes que quand ça lui convient : tant est indulgent le seigneur d’Haberville envers ses censitaires » (Les anciens Canadiens 125). Comme si cela ne suffisait pas, Aubert de Gaspé indique dans ses notes et éclaircissements, qui renvoient à la « réalité » historique : « Mon père ainsi que mon grand-père avaient pour principe de ne jamais poursuivre les censitaires : ils attendaient patiemment : c’est un mal de famille » (Les anciens Canadiens 339). L’auteur prend ainsi le contre-pied des abolitionnistes, qui ont toujours présenté les censitaires comme des exploités.
28 Dans cette œuvre, les seigneurs ne semblent pas avoir besoin de prélever cens et rentes pour maintenir leur style de vie. La corvée, ce travail gratuit que les censitaires doivent au seigneur, n’est pas une obligation pénible et inévitable, mais une façon pour les censitaires de remercier le seigneur et de montrer qu’ils le tiennent en grande estime. Quand le seigneur d’Haberville retourne dans sa seigneurie ruinée, il ne songe pas à réclamer de ses censitaires appauvris « les arrérages de rentes considérables qu’ils lui devaient » (Les anciens Canadiens 246), mais s’empresse plutôt de leur venir en aide en reconstruisant le moulin. En retour, lorsqu’il décide de rebâtir son manoir incendié, « la paroisse en masse s’empressa de donner des corvées volontaires pour accélérer l’ouvrage » (Les anciens Canadiens 263). Les censitaires se font un point d’honneur de loger convenablement le seigneur (alors que leurs propres maisons et fermes sont en ruine). Tout ce qui présente un caractère de contrainte et d’injustice dans le système seigneurial devient sous la plume de l’auteur action librement consentie de part et d’autre, dans un climat d’entraide et de respect mutuel.
29 Autre exemple, la plantation du mai est présentée comme une fête à laquelle participent avec empressement les censitaires qui délaissent la culture de leurs champs pour noircir un sapin ébranché en y déchargeant leur fusil chargé à poudre et qui, comme le souligne l’auteur, seraient vexés s’ils ne pouvaient le faire. Ceux-ci rendent ainsi hommage au capitaine d’Haberville, car plus ils « brûlaient [le sapin] de poudre, plus le compliment était supposé flatteur pour celui auquel le mai était présenté » (Les anciens Canadiens 139). En retour, le seigneur leur témoigne son affection et sa reconnaissance. Le manoir seigneurial est transformé à cette occasion en « maison du peuple », et les censitaires, en fonction de leur rang et de leur âge, sont invités à prendre un verre et à partager un repas avec le maître. Toutefois, il est nécessaire de rappeler qu’en réalité cette reconnaissance festive et volontaire de l’autorité du seigneur, telle que dépeinte par le romancier, pouvait représenter une obligation, certains seigneurs l’imposant à leurs censitaires et l’ajoutant même au contrat de concession (Grenier 97).
30 Dans le roman, Aubert de Gaspé répond aux critiques qui veulent que les seigneurs aient été indifférents, voire durs, à l’égard de leurs censitaires par de nombreux exemples. Dumais, qui a eu la cheville fracassée par les glaces, est conduit au manoir de Beaumont, où le seigneur l’héberge jusqu’à son rétablissement et envoie même chercher, à ses frais, le plus habile chirurgien de Québec et préparer des relais de voiture sur la route afin que le censitaire soit soigné le plus vite possible4. De plus, le seigneur offre à boire et à manger aux habitants qui encombrent la chambre du malade (Les anciens Canadiens 90 et 98). La mulâtresse Lisette, une esclave qui a été achetée à l’âge de quatre ans par le père de Jules, refuse de quitter le manoir bien qu’elle ait été émancipée. Chassée par une porte, elle rentre par l’autre (Les anciens Canadiens 272).
31 Le serviteur José, qui a toujours été au service des d’Haberville, est conscient de sa position sociale et tient à rester à sa place. Bien qu’il soit traité avec la bonté la plus familière par les d’Haberville, il « ne manquait jamais aux égards qu’il leur devait » (Les anciens Canadiens 29) et « était très sensible à tout ce qu’il croyait toucher à l’honneur de son maître » (Les anciens Canadiens 49). Jules d’Haberville, malgré sa nette supériorité intellectuelle et sociale, le traite comme un membre de la famille, refuse de le laisser manger à part, l’autorise à participer à la conversation et se comporte à son égard comme envers un égal. Ultime marque d’affection, José décède dans les bras de Jules entouré des membres de la famille d’Haberville.
32 Les censitaires sont superstitieux, sans éducation et sans initiative. Ils se contentent de peu. Un bon mot, un verre d’eau-de-vie ou un repas suffisent : « les libations et le réveillon pendant la veillée du mai, ainsi que l’ample déjeuner à la fourchette du lendemain, ne manquaient pas de stimuler le zèle » (Les anciens Canadiens 128-129). Ils sont heureux et même empressés à afficher leur loyauté et leur servilité. De plus, « comme c’est le privilège des personnes bien nées de traiter constamment leurs inférieurs avec égard » (Les anciens Canadiens 263), les d’Haberville sont aimés et respectés de leurs censitaires.
33 Il y a là affabulation, mais Philippe Aubert de Gaspé a su lui-même conserver l’estime de ses censitaires. Même après l’abolition du régime seigneurial et de ses droits honorifiques en 1854, il a continué de jouir du banc seigneurial, avec le consentement des marguilliers de la paroisse, comme il l’indique dans une note du roman (Les anciens Canadiens 289). À sa mort en 1871, il a été inhumé sous le banc seigneurial. Il est le dernier seigneur de Port-Joly et le dernier Aubert de Gaspé à qui on a accordé cet honneur.
34 Trois ans après avoir publié Les anciens Canadiens, Philippe Aubert de Gaspé fait paraître ses Mémoires, dans lesquels il défend le régime seigneurial de façon plus directe, sans l’intermédiaire de personnages fictifs. Aubert de Gaspé reprend l’idéal féodal d’une vie collective hiérarchisée et stable avec une aristocratie aisée à qui les censitaires rendent hommage. La naissance aristocratique est essentielle, car elle confère le rang et la considération, est gage d’une excellente éducation et apporte les relations sociales nécessaires à la réussite. C’est pourquoi Aubert de Gaspé n’apprécie guère les parvenus bourgeois. Il remarque que « ceux qui, sans transition aucune, se trouvent placés par la naissance au sommet de l’échelle sociale sont moins orgueilleux que les parvenus dans leurs rapports avec les inférieurs » (Mémoires 422). Aubert de Gaspé s’en prend à ces démocrates qui ont berné Jean-Baptiste et Josephte (sobriquets que les citadins donnaient aux habitants et à leur épouse) et qui se lancent en politique parce que c’est « aujourd’hui le chemin qui conduit à la fortune » (Mémoires 293).
35 Le seigneur de Port-Joly s’emporte contre ceux qui iraient chantant « un “Ça ira!” à faire écrouler la ville de Québec! » (Mémoires 70), ce chant révolutionnaire dont le refrain est : « Ah! ça ira, ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne. Ah! ça ira, ça ira, ça ira, les aristocrates on les pendra. » La mort de Louis XVI lui fait comprendre les horreurs de la Révolution française et il souligne que toutes les âmes sensibles pleurèrent « à l’exception de quelques démocrates » (Mémoires 104). Ces derniers sont sa bête noire. À maintes reprises, il s’indigne du comportement de ces élus qui promettent « plus de beurre que de pain aux sots qui ajoutaient foi à leurs discours » (Mémoires 240).
36 Aubert de Gaspé croit qu’avec « un peu d’honnêteté et avec le gros sens commun, on revient bien vite de ces folies» (Mémoires 287), c’està-dire des passions démocratiques et politiques, mais il doit admettre que « de tous les cultivateurs sans aucune éducation qui ont été, depuis plus de soixante ans, membres de notre parlement provincial, deux seulement ont eu assez de bon sens pour s’en retirer aussitôt que possible » (Mémoires 413). La politique offre un triste tableau depuis qu’elle ne met pas en vedette les meilleurs éléments du pays, ceux à qui revenaient presque de droit le rôle de représentants du peuple à cause de leur naissance et de leur éducation.
37 Le mémorialiste ne souffle mot de la carrière politique de LouisJoseph Papineau, qui pourtant était son condisciple au Séminaire de Québec, évoque à peine les rébellions de 1837-1838 et traite de « communistes » les bandits qui cherchent à égaliser les revenus en commettant des vols (Mémoires 302 et 466), ce qui à l’époque était un néologisme. À la dernière page des Mémoires, il exprime une dernière fois son credo politique :
Comme exemple du comportement de « peuple gentilhomme », Aubert de Gaspé rappelle une anecdote au sujet des censitaires des seigneurs de Kamouraska :
Il donne aussi comme exemple le comportement du père Laurent Caron, qui « vint nous recevoir au bas de son perron, son bonnet rouge sous le bras, en nous priant, avec cette politesse exquise et gracieuse des anciens Canadiens français, de vouloir bien nous donner la peine d’entrer » (Mémoires 180).
38 Le seigneur de Port-Joly manifeste du respect pour le censitaire qui connaît sa place dans la hiérarchie et s’y tient, mais méprise le va-nupieds qui ne respecte pas l’ordre social. L’auteur fut témoin un jour « d’une infraction à cette déférence universelle » (Mémoires 476) des habitants à l’égard de leur seigneur. Lors d’une fête de la paroisse, un jeune homme « échauffé par de fréquentes libations » osa passer la voiture de la seigneuresse de toute la vitesse de son cheval. Son père, un vieillard, s’avança vers elle « chapeau bas » et lui dit « avec des larmes dans la voix » qu’il emmènerait son fils pris de boisson lui faire des excuses, mais qu’en attendant il la priait de bien vouloir accepter les siennes « pour sa grossièreté » (Mémoires 476-477). Voilà, conclut l’auteur, un exemple « des égards, du respect, de l’amour » (Mémoires 475) dont les seigneurs étaient l’objet de la part de leurs censitaires. Toutefois, il est difficile d’interpréter la nature précise des relations entre la seigneuresse et ses censitaires quand les censitaires n’ont pas écrit pour exprimer leur opinion à propos du régime seigneurial et que notre seule source est les mémoires du seigneur de Port-Joly, voisin et ami de la seigneuresse.
39 Jusqu’à quel point le maintien du régime seigneurial sous le régime britannique a-t-il favorisé la loyauté des seigneurs reconnaissants à l’égard du nouveau pouvoir? Est-ce à partir de ce moment que la noblesse canadienne en tant que groupe social a pris conscience d’un destin commun qui la distingue des autres groupes sociaux?
40 Après la Conquête, les Britanniques veulent s’assurer de la coopération des élites traditionnelles de la colonie, de sorte que le régime seigneurial est maintenu. D’ailleurs, nombre de Britanniques, surtout des officiers et des marchands cherchant à diversifier leurs activités économiques ou à s’assurer une position sociale enviable, ne sont pas insensibles aux avantages de la propriété seigneuriale et acquerront des seigneuries, comme le fera le gouverneur James Murray. Au milieu du 19e siècle, la moitié des seigneurs seront d’origine britannique (Grenier 149).
41 De leur côté, les seigneurs canadiens qui choisissent de rester au pays souhaitent préserver leurs privilèges et leur mode de vie de sorte que, comme le rappelle Maurice Lemire, « l’aristocratie seigneuriale s’éta[it] presque complètement rangée du côté des vainqueurs par les options politiques ou par les mariages » (« Introduction » au Dictionnaire des œuvres littéraires XV). Les rois peuvent changer, mais l’institution de la monarchie demeure, tout comme les seigneuries et les privilèges des seigneurs. Ceux-ci feront ce qu’il faut (en faisant preuve de souplesse ou, si vous préférez, d’opportunisme) pour maintenir leur position, accroître leur patrimoine foncier ou accéder aux fonctions politiques les plus avantageuses.
42 Comme l’écrit en 1786 le futur juge de paix et homme politique Michel-Eustache-Gaspard-Alain Chartier de Lotbinière à son père Michel qui, lui, est incapable de s’adapter à la nouvelle situation politique : « Je suis destiné à vivre avec les Anglais, mon bien-être est sous leur domination, je dépends entièrement d’eux, il est donc de ma politique de m’accommoder aux circonstances » (Hamelin). Dans son roman, Philippe Aubert de Gaspé est encore plus accommodant. Il écrit que les dernières paroles de monsieur d’Haberville à son fils Jules (paroles que l’auteur répète à deux reprises dans le roman afin de souligner leur importance) sont : « Sers ton souverain anglais avec autant de zèle, de dévouement, de loyauté, que j’ai servi le monarque français, et reçois ma bénédiction » (Les anciens Canadiens 275 et 320). Dans une note, il ajoute qu’il n’a fait que reproduire les dernières paroles de son grandpère Ignace-Philippe (qui combattit les Anglais de la région des Grands Lacs à l’Acadie et qui décéda en 1787) à son fils, Pierre-Ignace Aubert de Gaspé (Les anciens Canadiens 289).
43 Dans la famille de l’auteur, Pierre-Ignace Aubert de Gaspé met en pratique les conseils de son père. Grâce à ses alliances familiales, il parvient à gagner graduellement la confiance et la protection des administrateurs coloniaux et à être nommé conseiller législatif en 1812. Il faut se rappeler qu’à l’époque le gouverneur britannique nomme les membres du Conseil exécutif, ainsi que ceux du Conseil législatif, et que ces conseils ne sont pas responsables devant la chambre des députés, qui représente les intérêts de la majorité canadienne. Les seigneurs qui collaborent avec le gouvernement britannique se joignent au parti anglais ou parti des bureaucrates et s’assurent ainsi des faveurs de l’élite britannique et d’un accès aux emplois de la fonction publique. Ils s’opposent au parti canadien, qui deviendra le parti patriote, fondé par des Canadiens de la classe libérale, et assisteront avec consternation aux demandes des patriotes d’abolir le régime seigneurial et aux révoltes de 1837-1838.
44 Pierre-Ignace n’est pas le seul dans la famille à être sincèrement attaché au gouvernement anglais. Charles-Louis Tarieu de Lanaudière, « notre oncle l’Anglais » (Mémoires 112), comme le surnommera Philippe Aubert de Gaspé, est tout dévoué aux Britanniques de sorte que John Lambert, dans le compte rendu de son voyage au Bas-Canada, dira de lui : « [Lanaudière] is sincerely attached to the British government; and in his conduct, his manners, and his principles, appears to be, in every respect, a complete Englishman » (461). Un autre oncle maternel, François Baby, enquêta sur la déloyauté de certains Canadiens lors de l’invasion américaine de 1775, fut promu au Conseil législatif et au Conseil privé, et lança une campagne de souscription pour soutenir l’Angleterre dans sa lutte contre la France révolutionnaire. Pierre-Ignace est perçu par Philippe Aubert de Gaspé comme un « haut torie, un royaliste » (Mémoires 203) et il n’est guère surprenant que le fils ait adopté la vision politique de la famille.
45 Pierre-Ignace fit faire des études à son fils, Philippe, au Séminaire de Québec et à l’école anglo-protestante du révérend John Jackson, ministre de l’Église d’Angleterre, où le jeune Aubert de Gaspé était le seul Canadien français. Quand vint le temps d’entreprendre des études de droit, le père inscrivit son fils comme clerc chez Jonathan Sewell, futur juge en chef et un des piliers du parti des bureaucrates, reconnu pour avoir voulu affaiblir l’Église catholique et angliciser les Canadiens par l’enseignement de la langue anglaise aux enfants des habitants et par l’immigration massive d’anglophones, surtout en provenance des États-Unis. Philippe Aubert de Gaspé termina sa cléricature chez JeanBaptiste-Olivier Perrault qui, en 1810, donna son appui à la décision du gouverneur sir James Henry Craig d’emprisonner les principaux chefs du parti canadien.
46 Dans ses Mémoires (322-330), Philippe Aubert de Gaspé n’hésite pas à défendre Craig, l’un des gouverneurs les plus tyranniques du Canada. Ayant connu le gouverneur, il écrit que ce dernier n’était pas « un méchant homme » et qu’il avait « un excellent cœur » (325 et 327). Craig s’est fait connaître par son opposition au parti canadien et à son journal, Le Canadien. Le journal s’était porté à la défense des Canadiens et prônait la démocratie contre les valeurs aristocratiques et anglo-saxonnes des grands propriétaires fonciers, des hauts fonctionnaires et des riches marchands britanniques5 . La pratique par l’État d’un favoritisme évident à l’endroit des éléments britanniques, la « Clique du Château », aggravait la situation, d’autant plus que le parti des bureaucrates, par l’intermédiaire de son journal, le Quebec Mercury, s’attaquait à la langue, à la religion et à l’éducation des Canadiens, considérant leur assimilation comme une nécessité en soi et un avantage pour les victimes. Appuyant les revendications du parti des bureaucrates, Craig avait ordonné en 1810 la saisie des presses du Canadien, le saccage des bureaux et l’emprisonnement des responsables du journal par le capitaine Thomas Allison.
47 Face aux bureaucrates, Aubert de Gaspé fera tout pour ne pas passer pour un « French and bad subject » (Mémoires 110, 201 et 203). En 1811, il épouse un des meilleurs partis de la société anglophone de Québec, Susanne Allison, fille du capitaine Thomas Allison, dont nous venons de parler, et de Thérèse Baby. Ayant peu de sympathie pour les Canadiens ou l’Église catholique, le capitaine Allison n’assiste pas au mariage de sa fille. Il offre comme cadeau à son gendre « un cheval très violent et d’une vitesse extrême » (Mémoires 477), « que les charretiers appelaient “le diable du capitaine Allison” » (Mémoires 479). Doit-on attribuer au capitaine des arrière-pensées malveillantes?
48 Le statut social de Philippe Aubert de Gaspé, son travail d’avocat, ses alliances familiales avantageuses avec les Britanniques, mieux nantis et près du pouvoir, lui permettent d’intégrer le milieu bureaucrate de la capitale et d’obtenir le poste lucratif de shérif du district de Québec en 1816. Il fonde le Jockey Club et organise des courses, est élu directeur de la Banque de Québec, spécule dans l’immobilier, est nommé trésorier du comité chargé d’élever un monument à la mémoire de la princesse Charlotte, épouse de George III . . . Malgré ses émoluments, il est toujours au dernier sou en raison de ses prodigalités. Sir Isaac Brock n’avait-il pas vu juste quand il avait dit : « De Gaspé is a very foolish boy! » (Mémoires 209)? Philippe Aubert de Gaspé s’adonne aux plaisirs de la bonne société de la capitale en compagnie de jeunes officiers qui, pour la plupart, appartiennent à de puissantes et nobles familles d’Angleterre. En fait, il s’adonne tellement aux plaisirs de Québec qu’il est déclaré coupable d’une défalcation considérable, destitué de ses fonctions de shérif en 1822, puis emprisonné pour dettes à partir de 1838 pendant une durée de trois ans, quatre mois et quatre jours.
49 Dans Les anciens Canadiens, Aubert de Gaspé tentera de se justifier dans le chapitre « Le bon gentilhomme » en mettant en scène le personnage de monsieur d’Egmont, un de ses doubles romanesques (l’autre serait Jules d’Haberville, qui représenterait l’auteur sous les traits du jeune homme qu’il a été). Monsieur d’Egmont explique sa déconfiture financière par sa naïveté et la malhonnêteté de ses débiteurs (alors que, comme le démontre Roger Le Moine, Philippe Aubert de Gaspé est luimême le grand responsable de ses malheurs).
50 Dans les années 1850, Philippe Aubert de Gaspé se remet à fréquenter la société de Québec, mais se tient à distance de l’administration et des fonctionnaires qui l’ont rejeté sans égards. Il devient un assidu du Club des Anciens, où il se révèle un conteur volubile et une précieuse source d’information sur la société du vieux Québec grâce à sa mémoire remarquable. Il y rencontre des historiens et des « archéologues » de la vieille capitale, discute avec François-Xavier Garneau (bien qu’il ne soit pas d’accord avec son interprétation « libérale » de l’histoire) et Georges-Barthélemi Faribault, et se lie d’amitié avec Octave Crémazie, Joseph-Charles Taché et l’abbé Henri-Raymond Casgrain.
51 Fascinés par les propos du vieux seigneur de 76 ans, « né vingt-huit ans seulement après la conquête de la Nouvelle-France », les « meilleurs littérateurs » de l’époque lui auraient demandé, comme il l’écrit, « de ne rien omettre sur les mœurs des anciens Canadiens [et de] [c]onsigner quelques épisodes du bon vieux temps » (Les anciens Canadiens 24) dans un livre auquel il donnera le titre de Les anciens Canadiens et qui paraîtra en 1863. Le roman contient de nombreuses anecdotes sur les « anciens Canadiens », et c’est sur cet élément du roman que la plupart des critiques se sont penchés, mais jusqu’à quel point le roman ne présente-t-il pas une transposition des alliances politiques de l’auteur?
52 Une des premières à avoir abordé cette question est la critique Nicole Deschamps, qui en 1965 réinterprète l’épisode de la débâcle (le cinquième chapitre des Anciens Canadiens) en fonction de la disparition du régime seigneurial. Selon l’hypothèse énoncée, l’habitant Dumais, à la dérive sur les glaces, serait le symbole du peuple canadien, abandonné par la France après la Conquête. Le capitaine Marcheterre, en qui on peut voir la nouvelle classe libérale, donne des ordres aux censitaires, mais se révèle incapable de secourir le malheureux. Le curé ne fait que réciter des prières et prêcher la résignation au malheur. Jules, représentant la noblesse canadienne, reste sur la berge, les yeux fixés à terre, incapable de regarder la scène. La foule est impuissante, affolée. À la différence de tous ces personnages, l’Écossais Archibald Cameron of Locheill, Arché comme on l’appelle familièrement, prend en charge la direction générale des opérations de sauvetage. C’est lui qui, par des paroles « brèves, claires et concises » (Les anciens Canadiens 84), donne des ordres à Marcheterre, plonge dans les eaux et sauve Dumais. Grâce à l’héroïsme de Locheill, Dumais, le représentant du peuple, renaît à la vie. Le salut des Canadiens français viendra des conquérants, qui ont l’initiative, l’énergie et le savoir-faire nécessaires pour redresser le pays.
53 D’ailleurs, à la toute fin du roman, Arché, très riche, se propose d’« acquérir une quantité considérable » (Les anciens Canadiens 315) de terrains et « de créer, par ce moyen, de nombreux emplois pour le peuple des Dumais », écrit Deschamps (11), c’est-à-dire les Canadiens français. Une fois de plus, c’est Arché qui met en place des moyens efficaces pour redresser la situation. Dumais, reconnaissant, travaillera de bonne grâce pour ce capitaine de l’armée britannique à la retraite, « car personne d’autre, pour l’instant, ne s’intéresse au relèvement économique du pays » (11), tandis que Jules « s’installe avec complaisance dans une vie paisible et oisive, toute restreinte aux seuls intérêts de sa famille » (12). Sensible aux courants marxistes de l’époque, Deschamps présente l’image d’un seigneur de Gaspé effrayé par « l’émancipation des “va-nupieds” » (15), image qui n’est pas sans fondement.
54 Influencé par l’idéologie du messianisme compensateur, Aubert de Gaspé croit que la cession du Canada a été un bienfait pour les Canadiens en ce sens que l’Angleterre a protégé la colonie des excès de la Révolution française. Dumais ne prétend-il pas que « la providence de Dieu s’est certainement manifestée d’une manière visible » (Les anciens Canadiens 224)? Les censitaires ne se sont pas révoltés, la guillotine n’a pas été dressée place Royale à Québec et une révolution n’a pas ensanglanté le pays. Au contraire, l’Angleterre a préservé le Canada de « toutes [l]es horreurs [. . .] de la révolution de 93 » (Les anciens Canadiens 194). De plus, le gouverneur britannique est « plein d’égards pour la noblesse canadienne » (Les anciens Canadiens 270) et accueille avec bonté ceux qui ont des rapports avec lui, « ayant soin de placer chacun suivant le rang qu’il occupait avant la conquête » (Les anciens Canadiens 275). Somme toute, comme le souligne Jules, « nos pertes sont en grande partie réparées, et nous vivons plus tranquilles sous le gouvernement britannique que sous la domination française » (Les anciens Canadiens 308).
55 Toutefois, ce n’est pas tant cet opportunisme que la fin des Anciens Canadiens qui soulève le plus de questions. Quelle signification doit-on donner aux mariages interraciaux préconisés par Gaspé? Dans un roman consacré à la fierté nationale, comment accepter cette prise de position qui va à l’encontre de ce que préconise l’élite clérico-nationaliste de l’époque? Comme l’écrira le prêtre et critique Camille Roy au début du 20e siècle, les deux races doivent s’unir pour faire ensemble prospérer et grandir le pays, toutefois cela doit se faire dans le respect mutuel. Pour garder sa spécificité, chacune doit s’efforcer de repousser l’envahissement de l’autre. Le roman d’Aubert de Gaspé aurait dû, selon cette logique, célébrer la résistance à l’assimilation. Au contraire, il suggéra que les races devaient s’unir. Roy y voit le résultat de la tendance des élites canadiennes-françaises à chercher leur intérêt propre plutôt que celui de la nation et il écrit : « L’on peut croire que l’anglomanie qui, au siècle dernier, a commencé à sévir dans quelques-unes de nos familles bourgeoises et aristocratiques, a quelque peu fait fléchir son patriotisme [de l’auteur] » (« Philippe Aubert de Gaspé » 162). Camille Roy refuse au romancier « le droit de pousser jusqu’à cette extrême limite le sacrifice de toutes nos traditions à la cause du vainqueur », car « les races conquises, pour ne pas mourir, ne se fusionnent pas » (« Philippe Aubert de Gaspé » 163).
56 Aubert de Gaspé trouve normal que les deux races s’unissent par le mariage pour ne former qu’une seule nation. Même Blanche d’Haberville, symbole de l’intransigeance, avouera : « il est naturel, il est même à souhaiter que les races française et anglo-saxonne, ayant maintenant une même patrie, vivant sous les mêmes lois, après des haines, après des luttes séculaires, se rapprochent par des alliances intimes » (Les anciens Canadiens 311). Aubert de Gaspé a épousé une anglophone, issue d’un mariage mixte, et ses enfants ont suivi son exemple en s’alliant aux partis anglophones les plus avantageux du Bas-Canada. Dans le roman, il concentre son attention sur la réconciliation entre anglophones et francophones, entre Arché et Jules, ce qui occupe toute la dernière partie de l’œuvre. Pour justifier cette réconciliation, il donne comme exemple deux nations envahies par l’Angleterre : l’Écosse et l’Irlande. Depuis qu’ils se sont intégrés au Royaume-Uni, les Écossais jouissent en paix de leur prospérité et bénéficient de tous les avantages « d’un des plus puissants empires de l’univers », mais les Irlandais, toujours en révolte, « frémissent encore en mordant leurs chaînes » (Les anciens Canadiens 34)6 .
57 Archibald Cameron of Locheill est le fils d’un vaincu de la bataille de Culloden, où l’Écosse perdit à tout jamais son indépendance (le véritable Archibald Cameron of Lochiel [orthographe exacte du nom], fils de chef de clan, participa à la bataille de Culloden et fut pendu pour trahison en 1753). À la veille de retourner en Europe, Arché doit se décider entre l’option « écossaise » ou « irlandaise » et son choix est révélateur. Lors du dîner d’adieu, il exprime le souhait de prendre sa revanche « de tout ce qu’[il a] souffert dans [s]a patrie » en revenant au Canada combattre avec Jules, à titre de simple soldat s’il le faut, contre les Anglais (Les anciens Canadiens 181-182). Pourtant, il obtiendra une lieutenance « dans un régiment recruté par lui-même parmi son clan de montagnards écossais » (Les anciens Canadiens 195) et reviendra dévaster le pays de ses anciens compatriotes.
58 Il expliquera que, ayant « cherché à rentrer dans [s]a patrie, à recueillir les débris de la fortune de [s]es ancêtres, presque réduite à néant par les confiscations du gouvernement britannique », il ne lui restait « d’autre ressource que l’armée, seule carrière digne d’un Cameron of Locheill » (Les anciens Canadiens 202). Ne pouvant ni refuser un ordre, ni résigner sa charge sans se déshonorer il incendiera le manoir des d’Haberville et les habitations de la côte du Sud. Comment expliquer cette volte-face? La logique interne du roman n’est-elle pas sacrifiée au besoin d’expliquer la loyauté des seigneurs au nouveau régime britannique? En agissant ainsi, Arché démontre qu’il est préférable de suivre l’exemple des Écossais que celui des Irlandais, qu’un serment de fidélité est préférable à une révolte de « patriotes » vouée à l’échec.
59 Catholique de religion, Français par sa mère, éduqué en France puis à Québec, Archibald Cameron of Locheill combattra pour les envahisseurs britanniques. Ce frère des vaincus de 1760, orphelin comme le sont devenus les Canadiens de la mère-patrie, ne montre-t-il pas le chemin à suivre? Ce véritable héros du roman (ce qui en soi n’est « rien de moins que remarquable » [305] à cause de son altérité, comme le démontre Janet M. Paterson) jouera le rôle d’ange tutélaire qui peut protéger ses amis et le peuple canadien-français parce qu’il a fait les bons choix. Après avoir sauvé Dumais lors de la débâcle, secouru Jules blessé pendant la bataille de Sainte-Foy, obtenu du gouverneur Murray un sursis de quelques années qui évite à la famille d’Haberville une mort certaine dans le naufrage de l’Auguste, il prépare le retour de Jules et son intégration à la nouvelle administration, et poursuit sa tâche d’aider les Canadiens français afin qu’à l’instar des Écossais ils participent pleinement au développement de l’empire britannique. Dans ce cas, n’est-il pas préférable de faire ce qui horripilera tant Camille Roy, c’est-à-dire « le sacrifice de toutes nos traditions à la cause du vainqueur » afin que les deux races s’unissent?
60 Mais l’ancien seigneur et shérif Philippe Aubert de Gaspé, reconnu pour sa collusion avec le gouvernement britannique, est conscient qu’il écrit pour un lectorat canadien-français essentiellement catholique et nationaliste. Il ne peut exprimer son point de vue sans l’« euphémiser » (Lemire, « Introduction » aux Anciens Canadiens 69). Si les seigneurs s’accommodent de la nouvelle situation, il n’en demeure pas moins que les habitants éprouvent de la nostalgie pour l’ancien régime. C’est José, et non un seigneur, qui grommelle et répète son refrain ordinaire : « Nos bonnes gens reviendront » (Les anciens Canadiens 288). De même, dans les Mémoires, c’est le censitaire Laurent Caron qui dira cette phrase à l’encontre du seigneur et de ses invités (189).
61 Jules d’Haberville adopte, à l’instar de l’auteur, un comportement de classe. S’étant acquitté de ses devoirs envers le roi de France, il prêtera serment au roi d’Angleterre avec la même fidélité. En compagnie de son épouse, il assistera au bal de la reine, le 31 décembre, et le lendemain présentera au gouverneur britannique son « hommage respectueux » (Les anciens Canadiens 324). Le capitaine d’Haberville résistera au nom de l’honneur français pendant 10 ans et incarne l’esprit de résistance. Toutefois, ce rôle sera surtout dévolu à Blanche, qui demeure la Pucelle de Port-Joly. Elle accepte que son frère épouse une Anglaise, mais refuse d’épouser Arché car elle n’a pas, comme Jules, l’excuse d’avoir défendu sa patrie et versé son sang sur les champs de bataille.
62 Le refus de Blanche d’épouser Arché, malgré l’amour qu’elle éprouve pour lui, serait une concession de l’auteur au public auquel il s’adresse. Comme son nom l’indique, Blanche préserve sa pureté et demeure fidèle au passé, au « pavillon blanc » (Les anciens Canadiens 288) de la mère-patrie. Toutefois, la réaction première de Jules n’est-elle pas la plus sincère : « de pareils sentiments lui semblaient romanesques, ou dictés par une imagination que le malheur avait faussée » (Les anciens Canadiens 309) et par son refus d’une alliance, il estime que sa sœur se prépare « un avenir malheureux » (Les anciens Canadiens 310)? Une des dernières images du roman est celle d’Arché et de Blanche qui jouent aux échecs. Qui gagnera la partie? À leurs pieds, le jeune Arché d’Haberville rêve devant l’âtre. Le fils de Jules et de son épouse anglaise aura comme langue maternelle l’anglais et, grâce aux alliances familiales de son père et aux alliances commerciales de son parrain Arché, un brillant avenir, tandis que sa tante Blanche s’étiolera dans une fierté stérile. Faut-il y voir échec à la reine?
63 Bien que l’auteur se propose de « réhabilit[er] » ses « frères du Canada [. . .] indignement calomniés » depuis la Conquête, travail commencé par son « compatriote, M. Garneau » (Les anciens Canadiens 194), ce but est secondaire. Malgré les prétentions de l’auteur dans les premières pages des Anciens Canadiens, il s’agit bien d’une œuvre qui cherche à réhabiliter le régime seigneurial et à promouvoir l’union des races.
64 L’image que Philippe Aubert de Gaspé donne de la société de son temps et de ce qu’elle devrait être lui est personnelle et s’explique par ses origines seigneuriales, par sa vie professionnelle et sociale, et par sa situation familiale. Shérif emprisonné, seigneur ruiné, mondain relégué à la campagne, Philippe Aubert de Gaspé connaît une série d’échecs et finit par se consacrer à la littérature. Ses œuvres sont celles d’un seigneur dépité qui défend le point de vue bureaucrate et qui assiste, impuissant, à la montée en puissance de ses anciens censitaires. Déçu par la réalité, il est amené à glorifier les époques d’antan.
65 Aubert de Gaspé est davantage préoccupé par sa propre justification sociale et par la disparition du clan des seigneurs à laquelle il appartenait qu’à l’évolution démocratique du pays, seule garante de l’émancipation du peuple des Dumais. Les anciens Canadiens et les Mémoires donnent à entendre que le moyen pour le Canadien de survivre à la suite de la débâcle que fut la Conquête est de devenir semblable à l’envahisseur, comme l’a fait Arché, comme le fera le fils de Jules. L’œuvre en est une d’affabulation compensatoire qui par effet de style propose une vision de la société canadienne-française en voie d’être balayée par le réveil des « va-nu-pieds ». Dernier survivant d’une époque à la fois glorieuse et triste, Aubert de Gaspé développe dans ses œuvres une vision peu banale d’un monde aboli.