Articles

La « Belle Bête » de la littérature contemporaine :

la présence de l’animal dans les romans de Marie-Claire Blais

Eva Pich Ponce
University of Valencia in Spain

1 La présence de l’animal dans la littérature a pendant long-temps fasciné les lecteurs, les critiques et les écrivains, qui ont pu s’inspirer de toute une tradition de fables et de récits contenant une faune diversifiée et souvent symbolique. Or, qu’est devenu l’animal dans le roman québécois contemporain? Dans les cinquante dernières années, cette littérature a connu une évolution remarquable. Dans la première moitié du XXe siècle, les auteurs ont abandonné le roman du terroir, un genre caractérisé par l’attachement de l’homme à la terre et par la présence de la ferme, indispensable à l’alimentation humaine. Les écrivains ont introduit progressivement dans les textes le cadre urbain, une thématique marquée par des préoccupations sociales, souvent nationalistes. Les dernières décennies ont vu apparaître l’importance de l’intime, de la subjectivité individuelle. La pluralité, la diversité et l’universalité caractérisent désormais les romans qui, de plus en plus, dévoilent des préoccupations environnementalistes. La littérature contemporaine serait entrée, comme le souligne Pierre Nepveu, dans une ère d’« écologie du réel ». Dans ce contexte littéraire, extrêmement dynamique, quelle est devenue la place de l’animal?

2 L’œuvre romanesque de Marie-Claire Blais, qui s’étend de 1959 à nos jours, permet d’illustrer l’évolution de la représentation des figures animalières, tout en montrant jusqu’à quel point l’utilisation d’images animales est présente dans la littérature québécoise contemporaine. Le titre de certains de ses romans, La belle bête (1959), Le loup (1972), indiquent déjà l’importance que les images de la faune acquièrent dans les textes de cette auteure. Dans son œuvre, bêtes et humains se côtoient, vivent à proximité les uns des autres. Si des romans comme La belle bête et Une saison dans la vie d’Emmanuel (1965) nous introduisent surtout dans un milieu campagnard marqué par la nature environnante et par la présence de la ferme, des textes postérieurs comme Manuscrits de Pauline Archange (1968), Un Joualonais sa Joualonie (1973), Une liaison parisienne (1976) ou Le sourd dans la ville (1979) nous situent davantage dans un cadre urbain. Pourtant, la présence de l’animal n’est pas pour autant moins importante et, au contraire, elle se manifeste dans les textes avec une intensité croissante.

3 Dans les romans de Marie-Claire Blais, les images thériomorphes soulignent la recherche identitaire des figures romanesques, la caractérisation de la société, les relations entre les différents personnages. À travers la présente analyse, qui vise à montrer l’évolution de l’utilisation des figures animalières dans l’œuvre blaisienne, nous tenterons de déterminer la place qu’occupe la faune dans les romans de l’auteure, et les implications narratologiques et énonciatives associées à la présence de l’animal dans ses textes. Notre étude examinera tout d’abord l’utilisation des images thériomorphes dans la caractérisation des personnages. Ensuite, nous soulignerons l’évolution qui apparaît dans la représentation des figures animales et le symbolisme qui s’en dégage. Nous observerons comment la relation entre l’homme et la bête devient un reflet de la cruauté humaine et des dangers qui menacent l’individu. Cela nous permettra de mieux comprendre les enjeux de la littérature contemporaine et la fonction qu’acquiert la représentation de l’animal de nos jours.

1. Homme ou animal

4 De nombreux ouvrages scientifiques et philosophiques ont cherché à définir l’homme par rapport à l’animal et à établir la relation entre la nature et la culture. La bête a souvent été considérée dans son opposition à l’humain. Cependant, selon Lucile Desblache, la littérature explore de plus en plus les liens qui rattachent l’homme au monde bestial : « L’animal n’est plus uniquement l’envers de l’humain; l’idée selon laquelle on est l’un ou l’autre se dissout au profit de celle selon laquelle on peut être l’un et l’autre ou l’un par l’autre » (11).

5 Dans tous ses romans, Marie-Claire Blais utilise des images issues du monde animal afin de caractériser les personnages. Cette animalisation peut déjà se percevoir dans La belle bête, où les actions des protagonistes sont surtout dictées par leur instinct. Patrice, un enfant retardé et pratiquement privé d’intellection, est constamment comparé à une « belle bête ». Sa sœur, Isabelle-Marie, méprisée pour sa laideur, « ne pleurait pas comme une femme, mais comme se plaint un animal martyrisé » (20). Comme les chats qu’observe Patrice, elle a l’air « de vouloir encore parmi ses griffes une proie qui ne pressentait jamais la souffrance » (31). Dans La belle bête, les animalisations mettent en valeur la fragilité et le caractère sauvage des protagonistes, marqués par une jalousie qui les dévore. Leurs passions les éloignent de la rationalité humaine et les projettent dans un monde sensoriel dominé par les pulsions. Habitué à la chasse et familiarisé avec la mort des animaux, Patrice tue son beau-père et n’arrive pas à comprendre la tragédie qu’il provoque par cet assassinat. Isabelle-Marie, jalouse de la beauté de son frère, le défigure en lui plongeant le visage dans l’eau brûlante. Ces actions brutales et irréfléchies répondent à des besoins instinctifs semblables à ceux des animaux.

6 La violence est présente quand les personnages ressentent de la jalousie mais aussi quand ils ressentent de l’amour, lorsqu’ils désirent le corps de l’autre. Ainsi, Michael, amoureux d’Isabelle-Marie, « se penchait comme pour mordre » (85). Le motif de l’amour comme une chasse ou une lutte des instincts revient dans plusieurs romans blaisiens, notamment dans Le loup, une œuvre qui évoque la passion dévorante de jeunes homosexuels et dans laquelle les rapports amoureux deviennent similaires à la relation que maintient le loup avec sa proie, comme l’a également montré Victor L. Tremblay (914).

7 Dans La belle bête, Patrice découvre la sexualité en observant les luttes des chats. Selon Freud, étudié par Marthe Robert, « l’acte observé peut être l’accouplement des parents, ou celui d’animaux familiers, le psychisme infantile, pour qui l’animal est encore en grande partie un semblable, n’a aucune peine à faire la transposition » (310). Bien que Freud dans l’analyse de l’« Homme aux loups » parle de ce phénomène comme ayant lieu lors des premiers mois de l’enfance, il est également applicable au cas de Patrice, dont l’intellection est sérieusement retardée. Ce garçon associe l’image de sa sœur et de Michael, endormis, à celle des chats qu’il observe. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que le meurtre œdipien de son beau-père a lieu très peu de temps après l’observation des chats (au chapitre suivant). La succession de ces événements met en valeur l’importance de cette découverte pour l’esprit jaloux de Patrice, qui veut à tout prix récupérer l’affection de sa mère et qui comprend enfin le type de rapports existant entre ses parents.

8 Isabelle-Marie et Patrice finissent par commettre des crimes brutaux et, dominés par leurs passions, ils transforment leur entourage en un monde désert, couvert de cendres. La caractérisation de ces personnages évoque une animalité instinctive, violente, dévorante mais qui peut être aussi fragile et, comme nous l’avons vu, susceptible d’être « martyrisée ». Cette animalisation qui met en relief la désintégration des relations humaines apparaît également dans Une saison dans la vie d’Emmanuel. Si le roman de La belle bête privilégie la confrontation rapide des passions et des sentiments individuels, Une saison dans la vie d’Emmanuel souligne davantage les sensations rationnelles des personnages et leur attitude face à la misère qui les entoure.

9 Ce roman n’insiste plus sur l’amour œdipien ou la jalousie, mais sur des relations enfants-adultes marquées par l’abondance des membres de la famille. Les animalisations montrent le peu d’importance que les plus petits ont dans ce monde lugubre caractérisé par la misère et la mort. Ceux-ci sont souvent comparés à des insectes perturbant l’ordre de la maison. Grand-Mère Antoinette se plaint de ces enfants qu’elle « chasse comme des mouches, mais ils reviennent, ils collent à [elle] comme une nuée de vermine, ils [la] dévorent » (Une saison 11). L’association des enfants à des insectes et même à des parasites suggère une ambiance de grouillement, d’agitation. L’image de la vermine est, selon Gilbert Durand, représentative de « ce mouvement anarchique qui, d’emblée, révèle l’animalité à l’imagination et cerne d’une aura péjorative la multi-plicité qui s’agite » (76). En effet, les enfants semblent être partout, collants et engloutissant symboliquement la grand-mère. Ce caractère dévorant met en évidence la quantité d’enfants à laquelle elle doit faire face et fait surgir dans notre imaginaire des images d’oppression et de rétrécissement, auxquelles serait associé ce personnage. Or, cette perspective produit un certain humour étant donné que le texte insiste, dès le début, sur la vigueur de la grand-mère. D’ailleurs la supériorité de cette femme devient vite manifeste et les enfants se transforment alors en des animaux domestiques, des chiens, soumis à l’autorité de ce personnage :

Mais elle leur distribuait avec quelques coups de canne les morceaux de sucre qu’ils attendaient la bouche ouverte, haletants d’impatience et de faim [. . .] elle répudiait vers l’escalier – leur jetant toujours ces morceaux de sucre qu’ils attrapaient au hasard – tout ce déluge d’enfants, d’animaux, qui, plus tard, à nouveau, sortiraient de leur mystérieuse retraite et viendraient encore gratter à la porte pour mendier à leur grand-mère . . . (Une saison 11, 12)

9 Le roman développe cette caractérisation bestiale en associant les enfants à des images issues du milieu de la ferme, où travaille surtout la mère : « Les Roberta-Anna-Anita avancèrent comme un lent troupeau de vaches, chacune entourant de ses larges bras une espiègle petite fille aux cheveux tressés, qui, dans quelques années, leur ressemblerait, et qui, comme elles, soumise au labeur, rebelle à l’amour, aurait la beauté familière, la fierté obscure d’un bétail apprivoisé » (Une saison 42, 43). Comme l’indique Claude Lévi-Strauss, alors que le chien est considéré dans notre société comme sujet, et donc comme un « humain métonymique », le bétail est surtout traité comme objet, comme un « inhumain métonymique » (272-274). À travers cette dévalorisation, qui transforme les person-nages en chiens puis en bétail, Marie-Claire Blais insiste sur le sort lamentable réservé aux enfants.

10 Alors que ceux-ci apparaissent surtout comme des petits animaux susceptibles d’être domestiqués, Grand-Mère Antoinette est comparée à une « bête féroce » (Une saison 76) qui, à table, est « perchée comme un corbeau » (26). La verticalité connotée par l’image de cet oiseau suggère la puissance et la vigilance avec lesquelles la grand-mère domine dans la maison. La caractérisation animale des personnages met donc en évidence, d’une manière tragi-comique, l’abondance des enfants de cette famille et leur destin de travailleurs dans le monde rural de la ferme et de la terre. Elle souligne l’opposition qui existe entre ces petits et le monde adulte et permet de mettre en question les valeurs transmises dans les romans du terroir, que ce texte récupère de manière ironique.

11 L’opposition enfants-adultes est développée davantage dans Manuscrits de Pauline Archange où, aux côtés de l’image douce et innocente de « l’agneau » évoquant l’enfance, apparaissent celles des « fauves », des « araignées noires », auxquelles sont fréquemment associés les adultes qui oppriment l’enfant et qui l’emprisonnent dans des liens affectifs ou autoritaires. Jacob est tellement familiarisé avec la violence que lui infligent ses parents, qu’elle apparaît dans ses rêves sous forme de vengeance :

[Jacob] parlait souvent de combats cruels qui avaient lieu dans la montagne, entre les porcs en révolte, et leurs maîtres, des hommes de la race de son père, « des géants avec des dents noires et des yeux bleus pleins de crachats, un jour les porcs les ont dévorés, mangés : le crâne, pis le cœur, laissé des morceaux de peau sanglante pour les aigles qui sont venus la nuit . . . » (Manuscrits de Pauline Archange 47)

11 À travers l’image des porcs, des animaux parmi lesquels il travaille, cet enfant imagine une vengeance sanguinaire envers les personnages qui le brutalisent pendant le jour. Nous retrouvons ici la figure de l’animal comme justicier que Gilbert Durand a reconnue dans les rêveries enfantines (90). Dans l’imaginaire de Jacob, les hommes se transforment en des créatures monstrueuses, effrayantes, et l’animal devient un allié, un frère capable de subvertir la domination des adultes.

12 Dans ce roman qui nous présente les dangers de la campagne mais surtout ceux de la ville, certains jeunes cherchent à se protéger de la menace adulte et institutionnelle qui les entoure. En refusant une caractérisation vulnérable, ils deviennent alors eux aussi des animaux sauvages, brutaux. Jacob commence à manger « comme un vrai animal féroce » (Manuscrits 70). Louisette Denis mord comme un rat et sait « se défendre comme un tigre » (56). Elle refuse de s’intégrer au reste du troupeau, de suivre les normes établies : « Y faut qu’on se fâche, disait Louisette Denis, y faut montrer qu’on est pas des moutons avec les sœurs, mais des écrevisses, y faut les mordre . . . » (69). La révolte qu’elle encourage doit donc se manifester tout d’abord par un changement dans les associations animales qui caractérisent l’être humain. Affirmer sa différence et son opposition au système devient pour ces enfants une question de survie. De cette manière, la caractérisation bestiale, moins fréquente dans cette œuvre, devient pourtant plus symbolique et met en relief la nécessité de transformations profondes dans les relations humaines.

13 Une saison dans la vie d’Emmanuel et Manuscrits de Pauline Archange utilisent les images animalières afin de dénoncer l’obscurantisme de la société québécoise des années soixante. Si dans ces deux romans la présence d’un certain humour est évidente, il s’agit dans les deux cas d’un humour noir, rempli d’ironie, visant à critiquer les différentes institutions de l’ordre. Un Joualonais sa Joualonie et Une liaison parisienne, par contre, cherchent le grand rire, un humour « carnavalesque » (pour reprendre la terminologie de Mikhaïl Bakhtine) qui ridiculise les personnages ou la société évoquée, comme l’ont bien montré Jane Moss et Irène Oore. La technique de l’animalisation est utilisée dans ces deux romans afin d’intensifier la portée humoristique du texte. Bakhtine affirme que « le mélange de traits humains et animaux est une des formes du grotesque les plus anciennes » (314). Dans Un Joualonais sa Joualonie, l’un des personnages, Papillon, est comparé à un chien. Son nom, écrit parfois sans la majuscule, le transforme en un insecte. Corneille a « la crinière en vagues » et des « pattes de chat » (97, 98). La télévision « aboyait » (295), « la racaille de Baptiste galopait » (299). La société se voit transformée en une sorte de zoo qui reflète le chaos auquel aboutit la recherche identitaire de nombreux personnages. Dans Une liaison parisienne, le protagoniste a également un nom associé au monde animal, Mathieu Lelièvre (un nom dont les connotations d’innocence et d’ingénuité sont évidentes). Sa bien-aimée Yvonne est caractérisée par « l’hostilité, la méfiance animales » (133). Ses cris sont comme les bruits que l’on « entend parfois sur une ferme » (76). Lorsqu’elle est sur la terrasse de l’hôtel, elle subit un sort comparable au « chevreau, qui, comme Mme d’Argenti, avait rôti » (85). Ces images animalières créent dans les deux textes un certain détachement du narrateur vis-à-vis des personnages et des univers qu’il décrit et qu’il rend ainsi ridicules.

14 Contrairement aux œuvres antérieures de Blais, qui présentaient la violence de l’être humain à travers l’animalisation des figures romanesques, ces deux textes utilisent le bestiaire au sens inverse. Les images qui font référence à l’animal sont utilisées surtout dans la caractérisation des personnages dans une dimension humoristique. Ce sera surtout la violence de l’être humain envers la bête qui témoignera, dans ces romans, de la cruauté de l’homme. Pourtant, les images thériomorphes sont parfois utilisées dans ces deux textes, comme dans les précédents, afin de dénoncer certaines injustices sociales. La fragilité de l’enfance est suggérée dans Un Joualonais sa Joualonie par la comparaison des figures romanesques avec des « chiots » (20), des « oisillon[s] » (37), des « lionceaux » (57). Enfants ou adultes, la plupart des personnages caractérisés par la misère sont des orphelins qui vivent dans une pension. Celle-ci se transforme en un « nid » (295) susceptible d’accueillir tous ces êtres pauvres et aliénés. Le chien de Mme Faber, la femme du patron, a plus de droits que Ti-Pit, l’ouvrier. La nourriture pour « chien[s] heureux » (40) est placée au même rayon que celle des bébés. Pareillement, dans Une liaison parisienne, Paul est comparé à un « animal » qui a toujours « l’échine » (54) courbée, à cause de ses labeurs domestiques. Il est non seulement le cuisinier des humains mais aussi celui des chats. Une critique sociale se laisse entrevoir à travers ces renversements qui soulignent la situation lamentable de certains personnages.

15 L’identification entre l’animal et l’humain est présente, de manière croissante, dans les romans de Marie-Claire Blais et semble souvent être plus forte que la relation qui existe entre les humains eux-mêmes. Ainsi, dans Un Joualonais sa Joualonie, Ti-Foin affirme ne pouvoir parler qu’avec le chien de son père et se compare avec lui en disant : « y était comme moé » (215). Comme le souligne Claude Devret, « [l]a familiarisation avec l’animal aboutit à une humanisation » (17). C’est précisément cette humanisation de la bête que Blais développe de plus en plus dans ses romans. Déjà dans La belle bête, les traits animaliers et humains se confondent : « Le mâle étreignait la femelle et l’expression de ses grands yeux châtiés variait de l’animal à l’ humain et de l’humain à une révolte impossible, close, morte » (94, nous soulignons). Ces images mettent en évidence le processus psychologique de Patrice qui, en observant l’attitude des chats, identifie progressivement la scène animale qu’il voit à la scène humaine qu’il imagine et dont il comprend alors toute la signifiance.

16 Dans Une liaison parisienne, l’omniprésence de Victor, le chat, dans la maison accroît l’identification réalisée entre cet animal et les person-nages qui l’entourent. Les membres de la famille attribuent constamment à cette bête des caractéristiques humaines. « Victor respecte mes papiers. Victor n’oserait jamais lire ce que j’écris en secret » (126), affirme Yvonne. L’attitude des d’Argenti se voit reflétée dans la conception qu’ils ont de Victor, ou Victorine, cette chatte dont le nom a été changé à cause des préjugés qui entourent le genre féminin : « Vous vous souvenez quand elle avait tué d’un seul coup de patte sa propre fille? Elle n’aimait pas la maternité, pauvre chat, il a beaucoup souffert, il est si vieux et si seul maintenant . . . » (127, nous soulignons). Il est intéressant d’observer dans ce fragment le changement du pronom personnel. Ce changement indique l’ambivalence qui existe quant à la sexualité de ce chat qui est à la fois Victor et Victorine, étant en réalité une femelle, mais dont la maîtresse préfère masquer le genre. Dans ce passage, le chat se transforme en un double miroir dans lequel se projettent à la fois l’image de Madame d’Argenti et celle de son mari. Yvonne d’Argenti est, en effet, celle qui rejette la maternité, celle qui a failli tuer sa propre fille. Antoine est celui qui a souffert à cause de cette attitude : il se sent vieux, seul. Le chat devient donc non seulement un compagnon, mais aussi l’image même de la vie de ces personnages. Il représente pour eux un miroir où ils retrouvent les qualités plus ou moins humaines qui les caractérisent.

17 Dans les romans postérieurs de Marie-Claire Blais, notamment dans Le sourd dans la ville, Visions d’Anna (1982) et dans le cycle de romans qu’inaugure Soifs (1995), les images animalières dénoncent aussi les injustices sociales, la violence et le sort tragique de l’être humain. Dans Le sourd dans la ville, la confusion de l’humain et du bestial est surtout mise en valeur par la relation entre Tim, l’homme, et Tim, le chien. Ils ont le même nom, la même allure, au point où « on ne savait plus lequel était au bout de la corde, celui qui avait une veste de bûcheron ou celui qui avait une fourrure en loques et une démarche abattue » (22). Malgré la relation quasiment familiale qui existe entre ces deux personnages, Tim, l’homme, conduit son chien à l’abattoir :

Tim, son chien, son frère, sa famille, son feu, son toit, Tim qu’il avait conduit au bout de sa corde à l’hospice des chiens perdus, et Gloria le secouait en disant : « Please, don’t cry, une vie de chien c’est comme une vie d’homme, il y a un jour où c’est fini, bois donc ta bière et tais-toi! » mais Gloria aussi avait aimé Tim, le chien, plus que Tim, l’homme, Tim, le chien, était un animal digne, honorable [. . .]. (Le sourd 46)

17 Tim, le chien, apparaît comme étant clairement supérieur à l’homme qui finit par l’anéantir. La destruction de l’animal par l’humain est un thème récurrent dans les romans blaisiens et dénonce la violence humaine, mais aussi la menace qui pèse sur le genre humain qui est, comme nous venons de le voir, extrêmement proche de l’animal.

18 Dans Visions d’Anna et dans Soifs, les animalisations mettent en relief la vulnérabilité de certaines figures romanesques, comme Michelle ou Renata, associées à des proies. Dans Visions d’Anna, Raymonde compare sa fille à un « jeune chien » (26). Cette image qui suggère l’innocence évoque aussi le monde de la marge et les douleurs de l’errance. Chiens et drifters se côtoient dans les chemins qu’ils parcourent. Parallèlement à la situation lamentable des chiens marchant sur les routes et souvent anéantis par les voitures, apparaissent les figures imaginées par Tommy, qui rappellent les rêves de Jacob dans Manuscrits de Pauline Archange. Les chiens deviennent dans l’imaginaire de ce personnage des figures capables de venger par leurs morsures la déchéance qu’il a connue. Élène Cliche a bien montré l’importance des images du carnage dans Visions d’Anna (« Un rituel de l’avidité » 237). L’imagination d’une animalité menaçante confère un certain espoir à ces personnages romanesques voulant se venger d’une société qu’ils jugent méprisable. Les personnages de la zone sont d’ailleurs associés à une « meute de carnassiers » (Visions d’Anna 17).

19 Si l’animal évoque souvent l’innocence dans les romans, parfois cette figure peut renvoyer à une valorisation négative, notamment quand sa présence est de l’ordre de l’imaginaire, tel le loup qui hante l’esprit des personnages d’Une saison dans la vie d’Emmanuel. Cette image thériomorphe met en relief le cadre rural dans lequel se situe la fiction et transforme la nature environnante en un espace sauvage, dangereux. Comme le souligne Gilbert Durand, « c’est le loup qui, pour l’imagination occidentale, est l’animal féroce par excellence » (91). Nous retrouvons le phantasme d’une animalité terrifiante dans Visions d’Anna, mais aussi dans l’image des chiens sauvages, présente dans les cauchemars de Mike dans Le sourd dans la ville, qui devient dans le texte le symbole de la brutalité des hommes qui entrent dans la vie de la famille. La bête imaginée se transforme souvent en une bouche dévorante, agressive et cruelle. Dans Soifs, les « crocs des Mauvais Nègres » (75) incarnent cette figure angoissante. Les agresseurs sont associés à des loups qui battent Carlos « sous la lune » (81). Alors que Carlos est brutalisé par ces bêtes sauvages, sa sœur, Vénus, a appris à dompter les figures menaçantes, à en faire ressortir la vulnérabilité : « Vénus, cette fille du pasteur, chevauchant des chiens à la majestueuse fourrure, des chiens blancs, des chiens noirs élancés [. . .] Vénus, la fille du pasteur nageant parmi les chiens de garde, les chiens-loups, domptant de la danse de ses bras [. . .] ces fauves aux dents féroces, mais aux tendres yeux noirs en amande » (146). Les chiens mentionnés dans cet extrait sont en effet des animaux avec lesquels Vénus nage dans la mer, mais ils font aussi référence, de manière symbolique, aux hommes avec qui Vénus exerce la prostitution et qui lui infligent « la morsure de leurs dents sur sa peau, sous la robe transparente » (98).

20 Les romans de Marie-Claire Blais placent surtout en parallèle la souf-france animale et la douleur vécue par les personnages humains. Dans Soifs, les figures romanesques associent leur propre vie à celle des animaux qu’elles observent : la soif de Renata est mise en relation avec celle d’un chat qu’elle voit à Venise et Mère associe le vol d’un héron blanc à sa propre mort. La comparaison de Ramon, Oreste, Edna, Nina à des insectes, à des mouches, met en évidence non seulement la vulnérabilité des personnages qui périssent dans les eaux comme les mouches dans le chandelier, mais aussi la manière dont ils sont perçus par les autres :

Ramon, Oreste, Edna, Nina, mes abeilles, mes mouches, vous êtes partis, murmurait Julio, [. . .] mais les mouches, les abeilles, comme ces insectes translucides brûlés par la flamme des bougies, des chandelles sur les tables du jardin, ces proies diaphanes dans la lumière du feu s’étaient à jamais dissipées avant même que la fête ne fût commencée dans la nuit. (110)

20 Ces personnages hantent les souvenirs de Julio, comme les mouches qui poursuivent Oreste dans Les mouches de Sartre. S’ils sont si présents dans l’esprit de ce personnage, les naufragés sont fréquemment ignorés, méprisés par la société pour qui ils auraient la même importance que des insectes embarrassants qui meurent dans les flammes. D’ailleurs, le roman insiste sur la grande quantité de mouches qui « s’agglutinaient sur les lames des persiennes surchauffées par le soleil » (58). L’abondance de ces insectes au sein de l’île est assimilable à l’abondance des restes des radeaux qui échouent sur les plages. À travers les animalisations, les romans mettent en évidence la situation personnelle et sociale des personnages et ils dénoncent les menaces qui pèsent sur toute la condition humaine et animale.

2. La figure de l’animal : une évolution

21 Dans les romans de Marie-Claire Blais, homme et animal vivent ensemble, ou à proximité. Que ce soit dans un cadre rural ou urbain, la présence de la bête est une constante. Les animaux qui apparaissent dans les premiers textes de l’auteure évoquent surtout le milieu naturel de la forêt ou celui de la ferme. Dans Une saison dans la vie d’Emmanuel, l’animal est fréquemment associé à l’élevage et à l’alimentation. Il met aussi en valeur la misère et la saleté dans lesquelles vivent les person-nages, comme en témoignent bien les nombreux rats qui grignotent les pieds des enfants ou les poux qui infectent la maison et qui couronnent symboliquement la tête de Jean-Le-Maigre.

22 Tout au long de la trajectoire romanesque de Marie-Claire Blais, nous assistons à une individualisation croissante de l’animal. La bête est de plus en plus considérée comme un animal de compagnie, un sujet domestiqué qui souvent a un nom, comme Victor(ine), la chatte dans Une liaison parisienne, Sam, le chien dans Visions d’Anna, ou Polly, la chienne dans Soifs. D’autres fois, au contraire, l’animal est un être vagabond qui erre dans la ville comme les autres personnages. Pourtant, il acquiert lui aussi, en lui-même, une importance décisive et devient un personnage à part entière. Les animaux apparaissent alors dans les textes comme des créatures anthropomorphes, dont le narrateur nous transmet la voix, les pensées.

23 Observons l’importance que la figure du chat acquiert dans les romans blaisiens. Nous avons mentionné auparavant la portée qu’a cet animal dans La belle bête, en tant que reflet de la violence et des passions humaines. Or, ces créatures félines apparaissent uniquement dans ce premier texte comme étant des bêtes instinctives, sauvages, observées par les humains qui imitent leur comportement. Dans Une liaison parisienne, le chat devient un animal domestique qui manifeste une supériorité évidente à l’égard des personnages humains. Selon le narrateur omniscient, il aurait même des principes moraux, étant donné qu’il « tolérait non sans douleur les écarts de celle qui se croyait sa gardienne mais dont sans aucun doute il se considérait le seul gardien moral » (37). Victor apparaît comme « un chat de complicités, un justicier complaisant, fermant les yeux ou sortant par la fenêtre, pendant que son amie s’abandonnait selon lui à des divagations pécheresses » (37). La supériorité de l’animal projette un grand humour sur les personnages, dont les actions observées par le chat avec condescendance deviennent ridicules.

24 Dans Le sourd dans la ville et Soifs, la bête acquiert encore plus d’importance. Dans ces romans, où l’évolution vers une écriture polyphonique atteint son point culminant et où dans un même livre se juxtaposent sans délimitations des dizaines de voix subjectives, les pensées du chat, du cheval, du chien sont situées au même niveau que celles des personnages humains et nous sont transmises à travers le discours indirect libre. En pénétrant dans la conscience du chat, la narration souligne les émotions de cet animal, qui semble être, comme Victor, supérieur aux humains : « Berthe Agneli marchait plus vite mais le chat orphelin la suivait toujours, c’était surtout par révérence pour elle qu’il consentait à la suivre car il dédaignait nos honneurs, ces moineaux dans les arbres, comment les cueillir tous d’un coup de dent vive » (Le sourd 100). Il ne s’agit plus d’un chat domestique, mais d’un animal vagabond, orphelin et sale, qui parcourt la ville de Montréal et dont les pensées vont et viennent, comme celles des autres personnages.

25 La narration reproduit l’expression mentale des figures romanesques et la soumet à la syntaxe du narrateur hétérodiégétique, qui donne la cohérence au récit. La pensée du personnage et la voix du narrateur se superposent et en ce sens, comme le souligne Dorrit Cohn, la technique du monologue narrativisé favorise l’ambiguïté (129). Selon Martin Herden, la confusion entre le narrateur et le personnage se double dans Le sourd dans la ville d’une confusion quant à l’identité de l’instance focalisatrice (492, 493). Le narrateur passe d’une conscience narrative à une autre sans prévenir le lecteur. Cette confusion des voix crée une union nouvelle des personnages, animaux et humains, au sein même du tissu narratif.

26 Le discours indirect libre est utilisé dans Soifs pour présenter la pensée de Polly, un chiot, qui devient l’image même du désarroi et de l’abandon. Pareillement, alors que les chevaux de La belle bête sont uniquement mentionnés en tant que créatures qui permettent à Patrice de se déplacer, le cheval qui apparaît dans Le sourd dans la ville acquiert un statut supérieur, celui d’un personnage dont on entend les sensations, les impressions :

le cheval à la calèche était aigri, maigre et aussi vieux que le vieux Tim, il traînait dans la poussière sa carcasse rompue, essoufflée, rien ne lui semblait plus lourd que ce chargement de touristes à ses flancs, il eût bien renversé le vieux Tim d’un coup de patte, mais jetant loin de lui un sombre regard oblique, il le laissa passer et longea imperturbablement le trottoir. (Le sourd 126)

26 Il est intéressant d’observer que, dans La belle bête, cet animal apparaît comme étant l’image de la mort. Patrice renverse son beau-père grâce à son cheval, qu’il monte d’une manière frénétique. Dans Le sourd dans la ville, cette figure animalière nous renvoie surtout à des images de vieillesse, de fatigue et de mort, des images qui hantent l’esprit du vieux Tim, dont le cheval devient en quelque sorte le reflet. Ainsi, dans ce texte, l’animal continue à témoigner d’un symbolisme évident qui accroît la richesse du texte. Les chevaux sauvages dont Tim se souvient contrastent avec la bête emprisonnée et lasse qu’il observe. Le plaisir des touristes s’obtient au prix de la souffrance de l’animal, une souffrance qui est évoquée de manière explicite à travers les sensations du cheval.

27 Les romans de Marie-Claire Blais cherchent à valoriser toutes les espèces animales, même celles qui sont perçues traditionnellement de manière négative. Le sourd dans la ville rétablit l’image du rat. Il est « lui aussi, malgré cette hideuse réputation dont nous le tenions coupable, un animal aussi digne d’amour que le chat » (100). Les préjugés envers cette bête témoignent d’une stratification des animaux méprisés ou acceptés par l’homme. La valorisation du rat n’est pas sans rappeler les distinctions de classe et l’importance que Blais confère dans ses romans à la défense des personnages dénigrés par la société (pauvres, travestis, pros-tituées, adolescents révoltés). Dans ses romans, les êtres vivants forment un tout et ont chacun la même importance, une importance qui est mise en valeur aussi bien par le contenu que par la structure narrative des textes. De cette manière, l’œuvre de Blais met en question la prétendue supériorité de l’homme et son attitude vis-à-vis d’un monde animal de plus en plus meurtri.

3. Une douleur animale

28 L’animal est avant tout pour l’homme un instrument alimentaire. La boucherie, la charcuterie, le découpage de la viande sont mentionnés de façon explicite dans les textes. Dans Un Joualonais sa Joualonie, les bœufs de la ferme de Jos Langlois sont destinés à ce sort et sont abattus, vendus et répartis par le protagoniste. Reprenons encore une fois des termes de Claude Devret et remarquons avec lui que « l’homme peut vivre avec l’animal, mais surtout il vit de l’animal » (19). Le père dans Une saison dans la vie d’Emmanuel égorge un cochon pour nourrir sa famille. Les nombreux festins de Madame d’Argenti, dans Une liaison parisienne, la présence des « habits de chasse encore tachés de sang » (56) et de la « cape de léopard » (127) témoignent bien du sort de nombreux animaux, destinés à l’alimentation de l’homme ou bien à lui servir en tant que fourrures. Dans Le sourd dans la ville, Tim travaille dans un abattoir. L’association constante entre l’homme et l’animal rend l’image de l’abattoir extrêmement angoissante dans ce roman et comparable à celle des camps de concentration nazis, constamment évoqués dans le roman.

29 La violence de l’être humain envers l’animal est souvent gratuite. Dans Un Joualonais sa Joualonie, la férocité humaine est mise en évidence à travers les images de la torture d’un bœuf :

y voulaient capturer l’bœuf et l’enchaîner par la gueule [. . .] et le Ti-Cul qu’était un brave avait dit à Jos : « Je voudrais ben qu’on t’accroche par les mâchoires, qu’on te plante la griffe de fer là entre ton dentier, pour que tu pisses le sang par les narines comme ton bœuf! » [. . .] Et pis Jos Langlois et ses trois gars s’étaient défoulés la rage en cravachant l’dos des bêtes. (138)

29 La violence qui apparaît dans cet extrait met en relief l’emprisonnement de l’animal et son massacre gratuit, qui n’a d’autre objet que celui d’exalter la force de l’homme et sa puissance devant la bête. Cette scène annonce déjà le meurtre que commettra Ti-Cul dans ce roman. L’assassinat de Jos Langlois et de sa famille est d’ailleurs qualifié le long du texte de « boucherie », de « charcuterie ». À la fin du roman, un autre crime est commis : un étudiant est tué. Le souvenir de l’abattage du bœuf est alors réitéré et unit en un seul crime la mort de Jos Langlois, celle de l’étudiant et celle du bœuf. Le narrateur insiste sur la cruauté humaine et associe la torture infligée aux animaux à celle dont l’objet est l’homme lui-même :

Aujourd’hui on lisait dans les journaux : « Un meurtre gratuit, pervers qui ne s’explique pas . . . » parce qu’on avait vu les traces des victimes, traînées dans la neige, pas assez d’le tenailler le découper le bœuf [. . .] si la viande était vendue en ville, on gardait toutes les têtes décapitées avec leur masque de peau arraché [. . .] ces dents-là recelaient des plaintes d’agonisants, de longs cris de supplication, [. . .] on se nourrissait comme tout l’monde du charnier [. . .] on semait partout la mort, l’agonie des bœufs. (290)

29 Le bestiaire des différents romans se fait écho de la cruauté et de la violence humaines. Le souci écologique est aussi de plus en plus présent dans les textes. Dans Le sourd dans la ville, Florence évoque les injustices associées au territoire. Le lion, le lapin, l’aigle sont « répudié[s] de [leurs] montagnes » (90, 91). L’homme considère la nature en fonction de son utilité. Il s’approprie les ressources et modifie la configuration de l’habitat. Comme l’a montré Timothy W. Luke, le système global de production et de consommation transforme la nature en « dénature », en espaces urbanisés, pollués (195). Rachel Carson dénonçait déjà en 1962 la contamination environnementale et ses conséquences dramatiques sur la faune et la flore. Elle évoquait la mort de milliers de poissons et d’oiseaux provoquée par les pesticides. Nous retrouvons ces idées dans les romans de Blais. Une liaison parisienne présente l’image de deux mouettes, mortes à cause de la pollution (160). Dans Visions d’Anna, les rivières contaminées deviennent des tombeaux. Liliane affirme que « les saumons meurent par milliers, dans nos rivières » (153). Ce personnage assiste à des réunions écologiques et essaye de convaincre la société des dangers environnementaux qui pèsent sur le monde. Elle lutte pour redéfinir une identité culturelle capable de protéger les droits des animaux et de l’espace naturel. La violence et l’ambition de l’homme deviennent la cause d’un anéantissement global de la faune :

Liliane songeait, pendant qu’elle tenait sa pétition écologique à la main, à ces hordes de renards, de chevreuils, abandonnant la campagne, la forêt, pour ces périphéries des villes, errants, errants, à nos frontières, dans nos déchets, car les chasseurs les avaient déracinés et lentement ils s’acheminaient vers leur agonie collective, sans plus de force pour la lutte, parmi nous, ils venaient mourir, mendier une paix finale, abjecte, dans notre abjection, fouinant parmi nous, dans nos débris, ces hordes de renards, de chevreuils, que nous avions déjà massacrés. (145)

29 Tommy lève la main pour essayer d’atteindre en vain une hirondelle qui symbolise pour lui la liberté, la légèreté. Toutefois, dans ce roman, les oiseaux eux-mêmes semblent perdre cette légèreté première et ils se transforment en « de lourds oiseaux blancs, pâteux et affamés » (157). Après l’anéantissement du monde, où périront animaux et humains, seuls les vautours seront là pour admirer les ruines : « les vautours attendaient, guettaient, planaient au-dessus de leurs têtes, les seuls qui ne mouraient pas étaient les vautours, pensait Michelle » (154).

30 Le texte du Sourd dans la ville évoque « la pollution des villes », le « filet d’eau » (82) qui seul a été épargné. Dans Visions d’Anna, la plage est « jonchée de leurs détritus » (166). Le nom de la ville natale de Rita, Asbestos, n’est pas non plus innocent. Cet espace des Cantons de l’Est du Québec évoque le nom anglais de l’amiante, un minéral dont la toxicité a été mise en évidence par des experts. Les textes évoquent les pluies acides, les fumées de gaz, les résidus industriels. Ces questions environnementales sont considérées comme des crimes volontaires, humains, qui menacent les personnages et le monde dans lequel ils vivent.

31 Dans Soifs, les sacrifices d’animaux sont courants et s’incarnent dans la figure du frère de Marie-Sylvie, qui brutalise et abat les animaux avec sa lame. Ce texte insiste aussi sur la destruction de l’environnement et sur ses effets sur la faune du territoire. Les bateaux « déflor[ent] la dentelle de la faune sous-marine adhérant au corail dont elle avait emprunté les couleurs » (45). La contamination des rivières est meurtrière, notamment « ce canal des eaux d’où montaient des vapeurs de mercure qui avaient tué le cerf, empoisonné l’aigle royal » (181). Les images d’animaux décimés, démembrés mettent en relief les horreurs de la violence humaine et les dangers de la destruction planétaire : « on voyait un bassin, près de la mer, où par quelque barbare magie apparaissaient des oiseaux rapaces à qui manquait une aile, une tortue se soulevant avec peine sur ses pattes de devant et qui nageait à contre-courant, étaitce là, pensa Renata, l’incarnation de la douleur animale impuissante » (33). Ces animaux, comme le chat assoiffé que Renata observe a Venise, deviennent des emblèmes de la douleur. Ils deviennent symboliquement les ruines d’un monde naturel, d’une faune qui est progressivement anéantie. L’image de l’arche témoigne de la possible disparition des espèces. Les animaux accueillis par Samuel et par Augustino constituent, selon le texte l’« arche de Noé » de ces enfants, l’arche des survivants :

survivants de la pénible odyssée, dès le soir, ils bondiraient de reconnaissance sur le parquet de linoléum de leur prison, certains souffraient d’hémorragie interne, de membres cassés, ils seraient réhabilités par des vétérinaires, dans leurs refuges, le chihuahua aux côtés du doberman géant, le canari et le chaton blanc, ce serait l’arche de Noé de Samuel, d’Augustino. (180)

31 Si l’image de l’arche suggère le rôle salvateur de certains personnages et l’espérance qu’ils incarnent, celle du déluge insiste davantage sur l’idée de chaos et de destruction. Dans les romans de Blais, les images de la fin, de l’anéantissement, de l’apocalypse reviennent d’un texte à l’autre. Que ce soit à travers le motif du déluge, de la fumée ou du sang qui jaillit de la terre, les textes insistent sur les conséquences dramatiques de l’attitude de l’homme et ils présentent une nature constamment menacée par les dangers écologiques et nucléaires. Comme le souligne Pierre Nepveu, c’est dans cette conscience et dans cette vision apocalyptique du monde que résideraient la grandeur et la force de la littérature québécoise contemporaine :

La conscience de la « la fin du monde », déterminée dans le discours contemporain par la peur nucléaire et par la conscience écologique, se trouve au Québec sur-déterminée par la fragilité existentielle de la communauté elle-même. Nous pensons l’être dans un rapport particulièrement angoissé avec la mort (possible, imminente, crainte, fantasmée). Mais par un curieux retournement, c’est précisément cette dimension apocalyptique ou catastrophique qui donne à la littérature québécoise moderne l’essentiel de sa force. (156)

31 À travers la caractérisation des personnages, les stratégies narratives et la thématique, les romans de Marie-Claire Blais insistent sur les points communs qui existent entre le monde humain et celui de la bête : la douleur de vivre, la souffrance, la vulnérabilité au sein d’un univers où la violence est omniprésente. En parlant de l’utilisation du monologue intérieur dans ses romans, Blais affirme que celui-ci « permet d’apporter une sorte d’unité de la musique, de la musique humaine, de la chanson humaine, parce que d’une façon ou d’une autre, on a tous quelque chose en commun » (entrevue accordée à Janine Ricouart). Traditionnellement, la distinction entre l’homme et l’animal a été attribuée à la présence chez l’homme de la parole, d’une intériorité, d’une rationalité dont est dépourvu l’animal. En présentant les animaux dans leur subjectivité, les romans de Marie-Claire Blais les plus récents mettent en question la prétendue supériorité d’une humanité dont l’attitude destructrice constitue une menace pour la survie de tous les êtres vivants. La présence des animalisations est loin d’être un simple procédé littéraire dans l’œuvre blaisienne. Elle acquiert une dimension éthique et témoigne d’une certaine vision du monde de Marie-Claire Blais.

Ouvrages cités :
Bakhtine, Mikhaïl. L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 2006.
Blais, Marie-Claire. La belle bête, 1959, Montréal, Boréal, 1991.
—. Le loup, 1972, Montréal, Boréal, 1990.
—. Manuscrits de Pauline Archange,1968, suivi de Vivre! Vivre! et de Les Apparences, Montréal, Boréal, 1991.
—. Soifs, 1995, Paris, Seuil, 1996.
—. Le sourd dans la ville, 1979, Montréal, Boréal, 1996.
—. Un Joualonais sa Joualonie, 1973, Montréal, Éditions internationales A. Stanké, 1979.
—. Une liaison parisienne, 1976, Montréal, Boréal, 1991.
—. Une saison dans la vie d’Emmanuel, 1965, Paris, Seuil, 1996.
—. Visions d’Anna ou le vertige, 1982, Montréal, Boréal, 1990.
Carson, Rachel. Silent Spring, 1962, Londres, Penguin Books, 2000.
Cliche, Élène. « Un rituel de l’avidité », Voix et images, vol. 8, n° 2 (1983), p. 229-248.
Cohn, Dorrit. La transparence intérieure : modes de représentation de la vie psychique dans le roman, Paris, Seuil, 1981.
Desblache, Lucile. Bestiaire du roman contemporain d’expression française, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2002.
Devret, Claude. « Nature humaine et nature animale », dans Alain Niderst, L’animalité : hommes et animaux dans la littérature française, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1994, p. 9-24.
Durand, Gilbert. Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969.
Herden, Martin. « Le monologue intérieur dans The Sound and the Fury de William
Faulkner et le Sourd dans la ville de Marie-Claire Blais », Voix et images, vol. 14, n° 3 (1989), p. 483-496.
Lévi-Strauss, Claude. La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
Luke, Timothy W. Ecocritique: Contesting the Politics of Nature, Economy, and Culture, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997.
Moss, Jane. « Menippean satire and the recent Quebec novel », American Review of Canadian Studies, vol. 15, nº 1 (1985), p. 59-67.
Nepveu, Pierre. L’écologie du réel : mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, Montréal, Boréal, 1999.
Oore, Irène. « Affranchissement carnavalesque dans Un Joualonais sa Joualonie de Marie-Claire Blais », dans Denis Bourque et Anne Brown (dir.), Les littératures d’expression française d’Amérique du Nord et le carnavalesque, Moncton, Éditions d’Acadie et Chaire d’études acadiennes, 1998, p. 181-203.
Ricouart, Janine. « Poète et politique : entretien avec Marie-Claire Blais », dans Janine Ricouart et Roseanna Dufault, Visions poétiques de Marie-Claire Blais, Montréal, Remue-ménage, 2008, p. 26-34.
Robert, Marthe. Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, 1972.
Tremblay, Victor L. « L’art de la fugue dans Le Loup de Marie-Claire Blais », The French Review, vol. 59, nº 6 (1986), p. 911-919.