Dire le monde :
Discours argumentatif et mondialisme dans Anil’s Ghost de Michael Ondaatje

Pascal Gin
Université de Montréal

1. Mondialisation et mondialisme

1 AU NOMBRE DES DISTINCTIONS CONCEPTUELLES que propose Ulrich Beck dans son analyse de la mondialisation figure une ré partition tripartite des phénomènes envisagés, selon qu’ils s’apparentent à des processus de transformation sociale (« Globalization » entendu comme « transnational process »), à l’état de fait d’une conjoncture mondialisée (« Globality » ou « World society as an irrevocable fact »), ou encore aux valeurs investies et perpétuées dans certains propos tenus sur la mondialisation (« Globalism » ou « the neoliberal ideology of world-market domination ») (87-88). Troisième case de cette grille définitoire, ce que l’on peut désigner du terme de mondialisme constitue de fait, sans nécessairement se résumer à la seule idéologie de marché, une préoccupation récurrente des réflexions théoriques sur la, ou les, mondialisations1. Sous sa forme la plus radicale, l’assimilation du global à des faits et effets de discours se solde par une réfutation empirique. C’est dans cette optique que Pierre Bourdieu, dans un article cosigné par Loïc Wacquant, a pu précisément associer la dissémination du terme de mondialisation à une nouvelle « vulgate planétaire » servant une rhétorique d’«occultation» (6-7). Or, quand bien même on accepterait de restreindre l’extension référentielle de la mondialisation à l’expression et à la diffusion d’énoncés à caractère idéologique, la « rhétoricité » qu’on lui attribue ne la soustrait pas pour autant à une complexité et variabilité constitutive, dont il faut aussi pouvoir rendre compte.

2 Dans un article qu’il consacre aux structures idéologiques déterminant les usages du terme, Fredric Jameson a ainsi cherché à mettre en rapport la teneur composite de l’idée de mondialisation et les évaluations plurielles qu’elle suscite. Concept communicationel sur lequel seraient venues se greffer des déterminations économiques et culturelles, la mondialisation se prêterait à divers usages évaluatifs, selon qu’elle désigne et dénonce une américanisation planétaire conçue comme asservissement économique des pratiques culturelles ou qu’elle dénote et valorise une émancipation collective sous l’impulsion généralisée des politiques de libre-échange. Cette variabilité idéologique s’expliquerait en retour par les écarts de situation caractérisant des discours de la mondialisation dès lors révélés à leur diversité. Là où prévaut collectivement une conception cohésive de l’État providence (on songerait au paradigme européen) ou au contraire une perception oppressive de l’intervention étatique (Jameson invoque à ce propos le cas de l’Amérique latine) dominerait, selon le cas, une mondialisation vécue et formulée comme impérialisme économique ou une forme apologétique et non plus négative du mondialisme perçu comme « hybridation » et renouvellement culturels.

3 Tout en cherchant à prendre une mesure discursive de la mondialisation par l’examen des propos qu’elle suscite, ce mode de réflexion présente l’avantage de ne pas épuiser par le fait même son objet, quand il ne cherche pas ainsi à le liquider à dessein. Lier la mondialisation aux paroles qui la disent ne revient pas nécessairement à rabattre « œcuménisme culturel » et « fatalisme économique » (termes de Bourdieu) sur le patron indifférencié d’une fausse conscience planétaire, mais peut précisément servir à dégager les divers transferts et combinaisons de valeurs qui s’y opèrent tout comme les conjonctures particulières qui l’informent. Tel sera le mode de questionnement de la présente étude, qui se propose de soumettre la notion de mondialisme à l’épreuve de l’analyse littéraire. Le lieu romanesque devant me servir à dresser un état inévitablement partiel des mondialismes contemporains soulève un double enjeu de localisation. Le premier, d’horizon restreint, concerne dans sa spécificité le roman retenu, soit Anil’s Ghost de Michael Ondaatje, dont il s’agira de faire valoir la pertinence thématique . Le second, élargi à une épistémologie de la mondialisation, interroge la pertinence de l’analyse littéraire dès lors que celle-ci prétend informer la production d’un savoir sur les conjonctures globales qui sont les nôtres. Je traiterai en priorité de cette seconde question, d’ordre métathéorique, avant que d’exposer succinctement les motifs du choix empirique effectué.

4 Un certain nombre d’analyses font aujourd’hui valoir que les phénomènes de mondialisation renvoient la littérature à une conscience exacerbée de sa finitude ou encore à son dépassement dans le discours critique qu’elle engendre. Doit-on, avec Nicholas Brown, convenir d’une incapacité à reconfigurer la méta-catégorie de la totalité ayant successivement renouvelé l’essence critique du littéraire (l’absolu du sublime, la phénoménologie de l’en-soi, l’inclusion sociale postcoloniale) ? Est-ce, dans la perspective que suggère Terry Eagleton, aux études littéraires et culturelles qu’il incombe, faute de mieux, de formuler une réponse critique aux enjeux que soulève la mondialisation ? Si ces façons d’interroger la littérature sur fond de mondialisation ont indéniablement leur légitimité propre, leur trajectoire commune consiste à viser, à travers l’objet littéraire, l’unité (perdue pour certains, nouvellement acquise pour d’autres) d’un méta-discours, ici esthético-philosophique (le cas du sublime), là politique (la critique postcoloniale), ailleurs encore épistémologique (comprendre l’inter- ou le transculturel). Or il importe tout autant de soumettre à questionnement la capacité de la littérature qua littérature à prendre en charge les phénomènes de mondialisation. Privilégiant cette autre optique, Michael Valdez Moses a ainsi pu insister sur la force d’expression esthético-critique du roman, telle que celle-ci concerne l’insatisfaction d’un sujet conscient des états de rupture liés à une condition mondialisée . C’est en des termes semblables que Wladimir Krysinski dégage, dans le modèle à quatre cases lui servant à quadriller le jeu des relations éventuelles entre mondialisation et littérature, une « vision dialectico-critique de la littérature », qui « […] repose sur la conviction qu’elle est avant tout un discours qui dénonce, met en question et problématise la réalité […] »(148). Je chercherai dans ce qui suit à me mettre à l’écoute de ce discours proprement romanesque, qui se constitue dans le détail de la forme littéraire, mais n’en définit pas moins un horizon de sens qui l’excède et la signifie, ce que Henri Mitterand a appelé « discours sur le monde » .

5 Plus spécifiquement, je privilégierai l’analyse de certains dispositifs argumentatifs au moyen desquels le roman produit un tel discours « sur le monde ». Il s’agira d’en interroger la pertinence dans le cadre d’une réflexion situant la mondialisation au niveau de ses productions discursives. Il est bien sûr une certaine facilité critique à user et abuser du terme d’idéologie comme de la métaphore visuelle de la vision du monde pour cerner les jugements portés sur le monde dans les situations d’énonciation argumentative que possibilise la forme du roman et une mondialisation qui s’énonce dans le jugement des mondialismes. Outre la tâche délicate du partage des voix romanesques, on peut effectivement faire valoir que la « valeur monde » dont est potentiellement porteur le récit de fiction n’est qu’analogiquement équivalente à l’anthropomorphisme d’un regard totalisant un horizon d’expériences. Paroles de personnage et commentaires narratifs sont avant tout des énoncés, dont la portée évaluative est à analyser conformément à la configuration textuelle que ceux-ci définis-sent. Plus spécifiquement, parce que de tels énoncés tirent leur vraisemblance de généralisations laissées pour l’essentiel à l’état d’implicite, ils participent de ce « discours enthyméma-tique » que Marc Angenot dit précisément « composé d’énoncés lacunaires qui mettent en rapport le particulier et l’ “universel” et supposent une cohérence relationnelle de l’univers du discours » (La Parole 31). En vue de circonscrire les fonctionnements romanesques du passage dialogué ou du monologue narratif soumettant le monde à évaluation, c’est le détail de cet «univers de discours» qu’il paraît souhaitable de substituer, comme cadre d’analyse, à l’univers mental autant qu’à l’impensé social attribué, pour l’un commodément, pour l’autre par trop massivement, aux multiples instances auxquelles le roman prête usage de la parole. Ce sera plus précisément le discours argumentatif, tel que Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca ont pu en établir l’extention (« […] tout le champ du discours visant à convaincre ou à persuader […] ») dont l’analyse se souciera . De par sa vocation plus empirique que principielle, la néorhétorique perelmanienne semble en effet susceptible de sensibiliser l’analyse à la diversité des énoncés évaluatifs présents aux romans tout comme de par sa focalisation pragmatique sur le faire persuasif de l’argumentation, elle se montre apte à rendre compte de l’exploitation proprement romanesque de l’argument, de sa fonction constitutive dans la production d’un effet de vraisemblance duquel le roman tirerait la légitimité de ses jugements.

6 Si l’analyse fera valoir la pertinence proprement argumentative du roman retenu, l’intérêt que celui-ci revêt pour mon propos concerne tout autant l’actualité complexe du récit. Anil’s Ghost s’impose en effet comme une expression romanesque particulièrement pertinente au vu des conjonctures que dénomme différemment le terme de mondialisation. C’est, pour l’essentiel, une double intrigue qui s’acquitte d’une telle focalisation thématique. L’enquête internationale menée au Sri-Lanka par Anil, une chargée de mission occidentale, réfère tout d’abord le roman à une contemporanéité ayant pour repères la localité des conflits civils actuels, leur conscience fortement médiatisée à l’échelle planétaire, les institutions et pratiques politiques qu’ils mobilisent. Ainsi acquis à la complexité ambiante de l’interconnectivité, l’ordre du réel romanesque donne lieu par ailleurs à la mise en récit d’un parcours de formation constituant l’héroïne dans les épreuves successives d’une mobilité migrante puis transnationale. Aussi est-ce également en regard de ce que Beck dénomme avec pertinence une biographie mondialisée, qu’Anil’s Ghost thématise dans l’épaisseur de leur diversité, des états de mondialité.

2. Argumentation et structure du réel

7 Déplacée d’un point à l’autre du globe, Anil va se trouver confrontée à un énoncé commentant ironiquement l’acte de retour inversant le déplacement antérieur de la migration (« […] a young official approached and moved alongside her […] “The return of the prodigal.” “I’m not a pro-digal.” […] », (9-10) Projeté dans l’espace physique que prolonge la digression dans l’espace du souvenir, le personnage est d’emblée confronté à une configuration spatiale que délimite une géographie du jugement et les énoncés qui en tracent les limites. Expression d’un certain ressentiment à l’égard de la figure migrante, le commentaire par lequel est prise en compte l’arrivée d’Anil réfère invariablement l’identité de l’intéressée à un fait ou exploit de notoriété publique par leur constance, de tels échanges de paroles semblent devoir confirmer l’attitude d’Anil à l’égard de pratiques discursives insulaires (« the prodigal », « the swimmer ») opérant la collectivisation de l’individuel. Anil ressentira précisément la projection de l’acte isolé sur la totalité du vécu et de la personne comme une usurpation identitaire, dont le roman consignera la nature socialement déterminée (« When her father-inlaw visited England he swept them up and took them out to diner […] As the diner progressed she felt that every trick on the Colombo Seven social book was being used against her […] A husband in tea or a husband in rubber. There was no other choice […] », (143, 199).

8 Par-delà cette corroboration, la pertinence de ses premiers éléments d’analyse réside toutefois dans le dispositif argumentatif qu’ils permettent de déceler à la surface des énoncés. En cumulant dans ses premiers paragraphes un effet de vraisemblance consistant à tirer d’un cas particulier l’expression emblématique de quelque généralité, le roman paraît déployer un discours persuasif se conformant à ce que la néorhétorique a dénommé argumentation « fondant la structure du réel », c’est-à-dire l’unifiant dans la vraisemblance d’une continuité inductive ou d’un rapprochement par similitude2. C’est l’usage de ce mode d’argumentation, particulièrement apte à constituer des représentations globales et homogènes, qu’il s’agira d’interroger eu égard à la construction argumentative des mondialismes dans Anils Ghost.

3. Isotopie argumentative : la critique occidentale du monde insulaire

9 « […] the talent was locked to her for life […] she thought of him under the claustrophobia of plastic […] », « It was a Hundred Years’ War […] We’ve become medieval […] » (10,169,43,186). Au fil des pages, de chapitre en chapitre, la lecture se fait attentive à certaines isotopies ou « ité-ration d’une unité linguistique quelconque » tel que François Rastier entend et retravaille théoriquement ce concept emprunté à A. J. Greimas15 . Claustrophobie et barbarie moyenâgeuse coordonnent ainsi leurs indices lexicaux pour constituer, dans la production herméneutique du sens, des champs « sémémiques » dont sont répétés les traits constitutifs : enfermement, souffrance, etc. Si l’analyse d’une telle construction tabulaire de la signification textuelle peut se faire dans les termes d’une sémantique componentielle, on peut tout autant envisager l’entreprendre dans une perspective rhétorique. Appréhendés selon les catégories de la néorhétorique perelmanienne, les effets de sens itératifs considérés relèveraient ainsi d’une argumentation métaphorique. À titre d’analogie tronquée qui transforme un rapport de similitude en relation d’identité sémantique, la métaphore produit un effet de vraisemblance dont ne peut rendre compte sa seule caractérisation tropologique3 . Elle tire plus spécifiquement sa force persuasive des transferts de sens qu’entérine l’ordinaire langagier, lorsque comparé et comparant se confondent au point de recouvrir la relation même de comparaison. Ainsi, par le biais de la figure moyenâgeuse, le conflit civil sri-lankais n’apparaît-il pas analogue à la violence médiévale, mais s’en fait la réalisation contemporaine, « a Hundred Years’ War with modern weaponry ». Ainsi encore, le sentiment d’étouffement associé à plusieurs reprises au lieu d’origine (qu’il se fasse lieu de travail ou qu’il revête la forme humaine d’une union matrimoniale) progresse vers cette « fusion » métaphorique qui introduit la relationanalogique « non comme une suggestion mais comme une donnée » : l’emprise sociale de l’espace sur le sujet insulaire est carcérale (« the talent was locked to her for life »), le sentiment même de claustrophobie explicitement évoqué en divers points du texte est substantivé en état (« the claustrophobia of plastic »)4 .

10 Les évaluations réitérées constituant le Sri-Lanka dans la figure romanesque d’un espace d’oppression et de terreur fratricide ne se limitent toutefois pas à la seule argumentation métaphorique. Celle-ci se ferait plutôt l’indice, somme toute ténu, de chaînes ou isotopies rhétoriques que prolongent d’autres procédés d’argumentation inductive ou analogique. Ce serait justement par son inscription dans un tel réseau persuasif que l’énoncé argumentatif définit, dans Anils Ghost, une première structure axiologique, ce terme se rapportant à la production discursive d’effets de valeur. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à prendre la mesure de l’amplitude qu’acquiert au fil du roman la dévalorisation de l’instrument de vision insulaire (« his old, weathered spectacles », « a ramshackle pair C the lenses knitted onto the frame with wire and the stems wrapped in old cloth, rag really », (107,170). Considérée isolément, la description, érodée ou rafistolée, de la prothèse oculaire n’est que cela, une description, portant jugement certes, mais sur le détail d’un objet. Cet objet est toutefois à rattacher à toute une symbolique du savoir. En raison tout d’abord de l’identité des personnages qui en assument propriété : Palipana, éminence grise de l’archéologie sri-lankaise; Ananda, artiste détenteur de connaissances ancestrales. En raison ensuite d’une continuité particulièrement explicite entre l’usure de l’instrument et une faculté contrariée concernant tant le voir que le savoir : cécité progressive affligeant le chercheur de terrain qu’est Palipana, geste d’Ananda qui doit peindre les yeux du Bouddha en détournant son regard de la statue qu’il sacralise par le fait même de lui conférer la vue (« No human eye can meet the Buddha’s during the process of creation. », AG, (99). En raison, enfin et surtout, d’un état de pénurie technologique et épistémologique que ne cessent de désigner les multiples récurrences d’une argumentation par l’exemple, celle-ci pouvant concerner une expertise humaine (« But we don’t have a specialist or the knowledge of how to do it. », (96), un problème bassement matériel d’approvisionnement (« I have to find more equipment, so I’ll need a day […] She noticed he wasn’t wearing gloves […] You owe the hospital two needles […] », (64 et 130), ou encore une précarité d’infrastructure (« The third room is full of mildew, but we’ll take the bed out and get the walls painted tonight. Turn it into an office and lab […] All that worked was the telephone […] » (49 et 60). On notera à ce propos combien la répétition de carences particulières produit l’impression généralisée d’une île que le savoir ne peut que difficilement pénétrée, contrairement à une Euro-Amérique en fonction de laquelle se hiérarchisent les exemples. C’est une fois insérée dans une telle chaîne ou isotopie argumentative, dans cet effet de sens persuasif signifiant le Sri-Lanka comme lieu peu propice à l’application des savoirs scientifiques, que la simple description « optique » peut faire fonction d’argument métaphorique, désignant dans un détail visuel (la paire de lunettes rafistolée) une certaine opacité insulaire. Par leur disposition syntagmatique, des arguments isolés actualisent donc dans la continuité du texte un paradigme évaluatif conférant sens et valeur à l’espace revisité du pays d’origine.

11 Également introduites par un argument métaphorique, les dévalorisations moyenâgeuse et quasi carcérale de ce même espace connaissent une similaire amplitude argumentative. Anil refusera ainsi à maintes reprises de se faire la représentante emblématique d’une réussite familiale ou sri-lankaise l’incarcérant dans la mémoire d’un geste magnifié (« Anil had been an exceptional swimmer as a teenager, and the family never got over it […] “So B you are the swimmer !” […] “ the swimming was a long time ago” […] », (11,16). À la métaphore de l’espace clos et à l’illustration contestée viendra s’ajouter une autre forme d’argumentation fondant le réel par généralisation, soit le recours aux anti-modèles que constituent, pour Anil, la tradition matrimoniale et la filiation patronymique. L’imposition d’un code de conduite patriarcal et l’usurpation parentale du droit hautement symbolique à l’autodénomination cultivent effectivement l’impression d’un espace socialement surdéterminé (« When her father-in-law visited England he swept them up and took them out to diner […] As the diner progressed she felt that every trick on the Colombo Seven social book was being used against her […] Her name had not always been Anil. She had been given two entirely inappropriate names and very early began to desire “Anil” […] She stopped responding when called by either of her given names, even at school. », (143,69). Quant à la description dévalorisante du Sri-Lanka comme théâtre de l’atroce, elle acquiert épaisseur persuasive au contact d’une souffrance exprimée, exemple après exemple, dans l’invocation d’une responsabilité morale soumettant l’agir à la généralité d’un modèle (« “Some people let their ghosts die, some don’t. Sarath, we can do something....” », (43) dans le génétisme d’une violence toujours latente dont la nationalité sri-lankaise se ferait illustration (« “What is that quality in us […] That makes us cause our own rain and smoke ?” », (138).

4. Contre-isotopie argumentative : la valorisation des espaces occidentaux

12 L’énoncé argumentatif connaît encore, dans Anils Ghost, une autre structuration à caractère isotopique, que l’on peut mettre en valeur depuis la perspective théorique ouverte par François Rastier sur les fonctionnements textuel de l’itération. Selon celui-ci, l’horizontalité des « groupements sémiques » qui produisent une unité de sens dans le « champ sémémique » constitué par la lecture du texte trouve effectivement complément dans des relations métaphoriques qui s’établissent avec régularité de champ à champ. Dites « verticales », de telles combinatoires isotopiques ne sont pas sans trouver application partielle dans l’agencement romanesque des effets persuasifs de l’argumentation. Le point de divergence réside dans le rapport argumentatif exploité d’un champ à l’autre, rapport procédant d’une disjonction systématique plutôt que d’un rapprochement métaphorique. C’est ainsi qu’aux trois paradigmes évaluatifs dans lesquels se distribue la critique du Sri-Lanka vont correspondre, dans la récurrence d’un rapport d’opposition, trois axes de valorisation en fonction desquels sera évalué l’Occident et donc se communiquera un même principe d’antagonisme évaluatif inversant la dévalorisation insulaire dans un jugement favorablement disposé à l’endroit des pratiques occidentales.

13 Si le Sri-Lanka, pays natal, s’impose à Anil comme un espace essen-tiellement subi, qui l’acculera aux expériences successives d’une captation sociale et d’une clandestinité professionnelle, l’Ouest, continent de la migration volontaire, se fera au contraire le lieu d’un ressaisissement et d’une transformation par le savoir (formation universitaire), espace non plus de restrictions mais d’une adhésion revendiquée (« […] She no longer spoke Sinhala to anyone. She turned fully to the place she found herself in, focusing on anatomical pathology and other branches of forensics […] She was now alongside the language of science » (AG 145). Tant humaine que géographique, la relocalisation que révèle l’énoncé à valeur illustrative (« She was now alongside the language of choice. The Femur was the bone of choice », ibid., mes italiques) substitue à la claustrophobie ressentie une sorte d’ouverture intérieure, comme si prenait forme dans le parcours de formation occidentale, certes un savoir et les pratiques qui le relaient, mais aussi un sentiment d’appartenance. La métaphore laborantine, qui évoque un espace domestique, s’en fait l’expression manifeste (« Once in the laboratory […] she could relax […] God she loved a lab […] These buildings were her home. », (66-67).

14 La valorisation de l’Occident se coordonne par ailleurs à la dévalorisation insulaire selon un autre rapport d’opposition, qui inverse l’état de pénurie sri-lankaise, certes dans une prévisible surabondance technologique, mais encore et surtout dans un rapport à l’ordinaire des signes que sature le discours scientifique et son registre modal (« She felt complete abroad […] she had come to expect clearly marked roads to the source of most mysteries. Information could always be clarified and acted upon. » (54). Il serait toutefois inexact d’associer l’espace clinique du laboratoire à un ermitage dans la réclusion duquel se verraient paradoxalement reproduites, sur le plan individuel, des pratiques collectives d’isolement. Si l’occidentalisation d’Anil semble se ramasser dans l’acquisition d’un savoir et l’apprentissage des pratiques qui le relaient, elle s’effectue également par l’intégration dans ce que l’on pourrait appeler la communauté des blouses blanches. Communauté du geste calibré (« […] sawing off slim rings of bone with the microtome […] », (146) et de la parole hypothético-déductive (« […] around her was a quick good-oldboy debate and an explanation of a dead body in a car » (147), mais avant tout communauté de loisirs, que rassemblent « the fine art of ten-pin bowling », « raucous hooting in bars », « high-speed driving in the desert » … (253). « Once upon a time in the West », consommation télévisuelle, virée automobile et compétition parasportive ne cesseront en effet de témoigner, de Montréal à Borrego Springs, d’une telle convergence d’intérêts dans la pratique de délassement. Cette autre inversion, qui B d’est en ouest B substitue aux mutilations corporelles du Sri-Lanka les stimulations sensorielles de l’Occident, atteste donc d’un autre partage évaluatif à l’œuvre dans Anil’s Ghost.

15 Le jugement de valeur sanctionnant les espaces écrits par le roman n’a donc rien d’épisodique ou d’empressé. Le principe d’opposition en fonction duquel se constitue, exemple après exemple, l’espace romanesque confère de fait à Anils Ghost une seconde spécificité rhétorique. Fondant inductivement ou analogiquement la structure critiquée du réel sri-lankais, l’argumentation romanesque se précise par ailleurs dans l’ordre englobant d’une vraisemblance liée à l’effet conjugué du modèle et de l’anti-modèle. Déduite d’un effet et effort de lecture, cette argumentation de second degré (du moins par ordre de manifestation dans le travail d’analyse) n’en trouve pas moins ça et là une expression concise dans une hiérarchisation évaluative pour le moins explicite (« What surprised Anil as the teacher delineated the curriculum and the field of study was the quietness of the English classroom. In Colombo there was always a racket […] » (140). C’est ainsi une tension frontalière qui ressort de l’argumentation instaurant l’expérience d’une localisation, ou relocalisation, à l’ouest comme référence normative. Les énoncés argumen-tatifs confinant le Sri-Lanka dans les paradigmes évaluatifs de l’emprise sociale, du tiers-mondisme scientifique ou encore de la souffrance exacerbée donnaient à lire une généralisation pressentie. Collectivement pris en charge par la structure rhétorique dissociative du modèle et de l’anti-modèle qui le complète, ces mêmes énoncés permet-tent de conclure à une facture résolument polémique de l’argumentation romanesque, à un jugement tirant adhésion de la force d’un rejet.

5. De l’occidentalisme à l’insularisme : dédoublement des structures isotopiques

16 Si l’occidentalisme prôné par Anil se soutient point par point d’un dénigrement du lieu d’origine, le recours à une relation d’opposition ordonnant les arguments sur une échelle de valeur ne se limite aucunement à cette seule dualité. Ainsi, modèle et anti-modèle dominent-ils également, quoique selon un rapport inversé, l’argumentation insulaire dans le jugement qu’elle porte sur le monde. On ne s’étonnera pas, bien sûr, que le Sri-Lanka évoqué par la parole insulaire désigne le lieu d’une appartenance, plutôt que d’une oppression, collective. La filiation revendiquée à un état avancé de civilisation et la rémanence archéologique conférant permanence historique aux cultures ancestrales attestent l’une comme l’autre d’un sentiment de cohésion communautaire circonscrivant les espaces concernés dans l’unité d’une continuité temporelle. L’effet de rassemblement identitaire associé à l’espace sri-lankais n’est nulle part plus manifeste que dans la figure insulaire de Palipana, personnage qui, à la faveur d’une argumentation exploitant abondamment une relation de coexistence, se fait la synthèse métaphorique du lieu et de la personne (« History was ever-present around him […] Palipana too was now governed by the elements […] » (AG 80 et 84). De l’homme épousant la condition érodée du paysage insulaire au détail topographique qu’humanise ou sacralise la description (« To walk this sand path was itself an act of meditation […] This sweet touch from the world […] » (189, 307), la liaison établie constitue dans le filage de l’argumentation une isotopie évaluative coordonnant la terre d’origine à un sentiment de plénitude identitaire. Or, tout comme pour Anil la phobie de l’enfermement insulaire trouve expression persuasive dans le contraste de l’ouverture à l’Ouest, l’attachement au lieu d’origine s’affirme chez Sarath, Gamini ou Palipana, dans le vis-à-vis d’un jugement dénonçant, ici l’appropriation coloniale ou néo-coloniale, là l’exploitation médiatique occidentale, ailleurs encore des relations internationales par trop distantes. Britannique, américain ou suisse, l’universitaire, le journaliste et le bureaucrate se font invariablement les figures d’opposition par lesquelles l’intervention étrangère inflige à la réalité sri-lankaise l’épreuve caricaturale ou détachée d’une désappartenance identitaire (« Academics flew into Delhi, Colombo and Hong Kong […] took the pulse of the ex-colony, and returned to London and Boston […] “You talk like a visiting journalist” […] » (79 et 28).

17 C’est donc une mobilité suspecte que série, exemple après exemple, l’argumentation usant de l’illustration défavorable pour statuer sur l’Occident. Dénaturé en lieu de passage, le lieu d’ancrage culturel ou socioprofessionnel est montré de surcroît inauthentique par une opposition argumentative qui concerne non plus une présence identitaire à l’espace sri-lankais, mais l’insertion active dans la violence du paysage politique, soit une capacité d’agir. Axée sur la longue durée de par l’appartenance séculaire qu’elle promeut, la valeur reconnue au Sri-Lanka dans la perspective insulaire n’est pas pour autant fonction d’une cécité contemporaine. Palipana, Sarath et Gamini, personnages « locaux » que réunissent une culture partagée et un lien de filiation (Sarath, disciple de Palipana; Gamini, frère de Sarath), s’intègrent également dans la communauté de conscience d’une sagesse tragique. Il reviendra ainsi à Palipana, en qualité de maître à penser, de dire une condition d’inéluctable violence, énonçant la règle et le cas lui conférant densité persuasive selon un principe de généralisation argumentative qui ne cesse de trouver application dans l’argumentaire romanesque (« […] “There has always be slaughter in passion” […] Even if you are a monk, like my brother, passion or slaughter will meet you someday […] He was seventy when he was killed […]” », (102 et 103). Sarath, pour sa part, traduira l’ubiquité du conflit dans une logique de l’action que responsabilise la menace de représailles et que complexifie l’identité indéterminée des instances criminelles (« […] There were dangers in handing truth to an unsafe city around you. », (157). Dans la concordance des points de vue intérieurs s’organise ainsi une déixis argumentative référant l’ici de l’espace local à une violence qu’assimilent, sans pour autant la banaliser, les comportements insulaires. Or, l’ailleurs projeté sur la ligne d’horizon de l’Occident va précisément accuser son altérité dans des gestes ne pouvant s’adapter à la particularité tragique du conflit sri-lankais. Aux yeux de Sarath, la mobilité d’Anil est de fait moins suspecte, car contraire à un ancrage identitaire que répréhensible car assimilable à un dilettantisme moral (« “You know, I’d believe your arguments more if you lived here” he said, “You can’t just slip in, make a discovery and leave.” […] “You should live here. Not be here just for another job.” » (44 et 200). Gamini, usant d’une illustration par recours au fictif, abondera dans ce sens en dénonçant la capacité à se mouvoir d’un point à l’autre du globe comme une pratique de non intervention grâce à laquelle l’occidental de passage se préserve de l’horreur qu’il exporte et consomme dans la facilité des signes (« “American movies, English Books — remember how they all end?” Gamini asked that night. “The American or the Englishman gets on a plane and leaves. That’s it […] That’s enough reality for the West […] Go home. Write a book. Hit the circuit.” » (285 et 286).

18 Il s’ensuit qu’à la lucidité tragique dans laquelle s’inscrit le geste médical de Gamini ou l’enquête officielle menée par Sarath, Anil va paraître opposer l’inconscience d’un savoir trop obtus pour saisir la spécificité humaine de l’objet qu’il se donne. Ce sera curieusement en prenant la pleine mesure des atrocités que dénonce le jugement de valeur occidental produit par l’argumentation romanesque que le jugement insulaire interceptera la valeur épistémologique précédemment réservée à l’Occident (« “You don’t understand how bad things were.” » (153) Espace réel fait lieu d’une intrigue, le Sri-Lanka est donc également dans Anils Ghost le lieu discursif d’une confrontation de type axiologique, un espace textuel dans la continuité duquel deux perceptions clivées du monde (occident contre insularité, insularité contre occident) sont constamment mises en apposition par le truchement d’une argumentation fondant l’impression de réel dans la vraisemblance d’oppositions généralisables.

6. Le mondialisme tel un localisme

19 Un double repérage théorique m’a initialement servi à tracer les contours de ce que pourraient être les mondialismes. Discours monologique cultivant, à des fins d’hégémonisation, l’illusion d’une appartenance commune pour Bourdieu, le mondialisme désignerait selon Fredric Jameson des représentations collectives référant une diversité de phénomènes contemporains à la particularité des contextes qu’ils concernent. Parce que cette dernière perspective m’a paru plus sensible à la multi-plicité des facteurs déterminant la production des discours comme des valeurs qu’ils mettent en circulation, elle m’a semblé définir un cadre théorique élargi. En l’occurrence, l’analyse de Jameson ferait ressortir un trait essentiel des discours de la mondialisation, soit leur enracinement ou localisation dans la spécificité d’une situation de valorisation. Il importe à présent de considérer si le geste initial par lequel je cherchais à faire valoir la pertinence d’une étude critique des discours de la mondialisation, au détriment d’une critique de la mondialisation comme simple discours, trouve quelque étaiement romanesque dans les structures argumentatives dégagées.

20 Les rapports d’opposition sur lesquels s’appuient les échelles de valeurs dont use le roman semblent de prime abord configurer des discours sur le monde que l’on peut présumer dépourvus d’intérêt. Si, dans le jeu contrarié des isotopies et contre-isotopies argumentatives, l’on privilégie tout d’abord les effets de valeur produisant la vraisemblance d’un insularisme intègre, on se prédispose par le fait même à abonder dans le sens d’une critique établie de la mondialisation. De Sarath à Anil, l’inversion des polarisations évaluatives met clairement en échec les prétentions globales d’un occidentalisme acquis à la parole universalisante, mais sans prise réelle sur la capacité d’agir. Le monde tel que le personnage occidentalisé estime souhaitable, nécessaire ou possible d’y prendre part se conforme en effet à l’idéal d’une norme univoque censée résorber la crise régionale dans l’actualisation en énoncés plus qu’en faits d’une efficace scientifique et d’un droit internationalement virtualisé, que ne borne nul contexte d’application. Ce serait précisément contre cette hégémonie de l’homogénéité présumée que le personnage insulaire fera valoir l’opacité particularisante de la situation locale. Rejoignant en cela la perspective bourdieusienne, les structures argumentatives du roman ici isolées dévaloriseaient un mondialisme vide de tout contenu référentiel. Si, à l’inverse, on fait infléchir le principe d’argumentation par le modèle et l’anti-modèle dans le sens d’un jugement favorable à la parole argumentée d’Anil, domine alors un effet de vraisemblance incriminant, littéralement, l’insularisme de la coappartenance historique et de la sagesse tragique. Les jugements dévalorisants d’Anil tirent en effet prémisse d’une actualité sri-lankaise (fictionnelle ou plus exactement fictionnalisée) soumise aux déchirements de la violence civile. En ce sens, à la critique d’un mondialisme d’apparat correspond la répudiation d’un traditionalisme acculé à ses propres contradictions historiques. Ce serait ici un contre-discours de la mondialisation qui serait à son tour révélé à la vacuité de productions discursives sans prises dénotatives sur la conjoncture pourtant visée.

21 Une telle alternative interprétative rend parfaitement compte de la fragilisation réciproque qu’exercent l’un sur l’autre les ordres du vraisemblable dans le roman de Michael Ondaatje. Révélant l’écart du geste et de la parole ou encore exploitant la non-coïncidence de la norme collective invoquée et de la conjoncture sociale, les discours mondialisant ou régionalisant portent atteinte à l’unité de la personne argumentative, décrite en ces termes par la néo-rhétorique perelamanienne :Dans l’argumentation, la personne, considérée comme support d’une série de qualités, l’auteur d’une série d’actes et de jugements, l’objet d’une série d’appréciations, est un être durable autour duquel se groupe toute une série de phénomènes auxquels il donne cohésion et signification. (Perelman, 1983, 397)On ne saurait toutefois laisser l’interprétation du roman à ce constat de fragilisation argumentative. La forme romanesque exerce effectivement ses propres contraintes discursives sur l’énoncé argumentatif dont elle fait usage fictionnel. L’instance assumant l’énoncé est aussi un personnage soumis au principe constitutif de son développement narratif, soit à ce que Paul Ricœur synthétise conceptuellement dans l’ « identité » ou personne narrative :La personne, comprise comme personnage de récit, n’est pas une identité distincte de ses « expériences ». Bien au contraire : elle partage le régime de l’identité dynamique propre à l’histoire racontée. Le récit construit l’identité du personnage qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l’histoire racontée. C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage . (175)S’il importe à ce stade de l’analyse d’évoquer la constitution romanesque de la personne narrative, c’est essentiellement parce que celle-ci relaie une personne argumentative qu’elle soustrait à l’état de fragilisation venant d’être commenté. Le jugement de valeur, au contact narratif du person-nage qui l’assume, échappe à l’abstraction du simple effet de discours (doxique, idéologique) pour se concrétiser dans le récit des déterminations tant sociales qu’individuelles, tant historiques que culturelles qui le contextualisen, le motivent et l’expliquent. Ceci se vérifie de diverses manières dans Anil’s Ghost.

22 Si l’on considère dans un premier temps, l’occidentalisme à l’aune duquel Anil évalue le monde, comme l’action qu’elle y entreprend, on remarquera qu’ils ne définissent pas un ensemble de valeurs préconstitué auquel celle-ci se contenterait de souscrire. Informant le jugement du sujet migrant, cet occidentalisme est de fait lié trait par trait à l’histoire d’une migration et à la façon dont se constitue le discours sur le lieu vers lequel on se déplace. On notera à ce propos que la prédisposition à l’endroit du rationalisme se prépare de longue main dans une pratique de formation excentrée conférant mobilité sociale aux bourgeoisies indigènes instituées par le colonialisme. On peut ainsi parler d’une continuité historique qui, de la colonialisation au mondialisme, concerne une globalisation ou à tout le moins un élargissement de pratiques locales. Liée à la distanciation du séjour de formation en métropole, la maîtrise d’un savoir instrumental hiérarchise un espace dans lequel on est amené à distinguer des lieux normatifs d’accréditation et de possibilisation de soi et des lieux d’application professionnelle et de réalisation sociale. Le prestige mondial dont jouit aux yeux d’Anil une raison scientifique localisée en Occident confère par le fait même une légitimité à la logique migrante de son propre parcours. Par ailleurs, le culte du divertissement venant s’adjoindre, dans la configuration axiologique de l’occidentalisme, à la valorisation de l’activité professionnelle n’est pas lui non plus sans antécédent socio-historique. Subordonnant les géographies du monde à l’hédonisme d’une consommation touristique ou de la sensation forte, Anil ne fait que répéter à plus large échelle le geste d’une élite sri-lankaise jouissant des privilèges que lui confère sa relation à l’Occident (« Uncles who had made the same journey a generation earlier had spoken romantically of their time abroad […] » (AG 141). On voit donc que si le sujet migrant est appelé à renégocier son appartenance aux lieux dans lesquels il établit résidence, les discours dont il fait usage à cet effet ne sont pas simplement des idéologies d’emprunt où circulent, en l’occurrence, une profusion de lieux communs quant à une mondialisation contemporaine. Décomposable dans les termes d’un occidentalisme, le mondialisme d’Anil se coordonne à la spécificité historique d’une expérience collective du monde préfigu-rant la capacité d’un sujet postcolonial à formuler de nouveaux sentiments d’appartenance. Ce qui se vérifie dans divers effets de continuité évaluative se voit par ailleurs confirmer dans la discontinuité que le mondialisme d’Anil introduit vis-à-vis du lieu insulaire. Les discours que produisent les expériences de migration sont toujours au moins doubles: ils concernent d’une part l’évaluation par laquelle le sujet migrant se lie à de nouveaux cadres de vie, ils concernent d’autre part le rapport entretenu avec l’antériorité des espaces vécus. Des uns aux autres, l’individualisme auquel adhère Anil marque une très nette démarcation évaluative. La césure que respecterait, en Occident, le partage des domaines public et privé n’acquiert toutefois toute sa pertinence qu’au vu de l’oppression éprouvée tout au long de l’enfance insulaire. L’individualisme militant ne désigne donc pas quelque abstraite « Western Virtue » généralisée à titre de principe apriorique, mais peut se lire comme une réaction évaluative à un processus de valorisation liant la formulation d’une conception du monde à la spécificité d’une expérience antérieure. Nous retrouvons précisément ici l’intersection du local et du global dans laquelle l’analyse de Fredric Jameson situait la production des discours sur la mondialisation.

23 Si l’on se penche, dans un second temps, sur le récit des personnages assumant l’argumentaire de l’insularisme, on constate que celui-ci est tout autant concerné par ce processus de mutuelle implication. Ce n’est pas à ce propos une assertion globalisante qui reverse à la particularité des motifs qui l’informent, mais le refus opposé au mondialisme dont Anil se fait la porte-parole qui procède d’une conjoncture déjà fortement mondialisée, plutôt que d’une simple lucidité critique à l’endroit de l’universalisme des valeurs occidentales. La mémoire de l’épreuve coloniale, les ambivalences de l’expérience de décolonisation ou encore la dévalorisation du lieu d’origine implicite à la pratique migratoire sont autant de relations à l’extériorité du monde qui déterminent ce que l’on peut appeler dans la lignée des travaux de Marc Angenot un discours du « ressentiment »5 . On retrouve ainsi dans la dérision du statut de l’autre, dans l’hostilité immédiate ou encore dans le recours à la culpabilisation quelque chose de cette « pensée du soupçon » que manifeste une « rancune diffuse, généralisée » (« “The return of the prodigal” », « […] Your dress is Western I see » (AG 12 et 25) (Angenot 101). Plus encore, l’inévitabilité de la référence à l’extraterritorialité insulaire trouve expression dans d’autres formes de localismes, qui ne rejettent pas nécessairement la possibilité d’une appartenance déterritorialisée, mais la modulent en référence à l’expérience partagée des diasporas familiales (« I have a son in Europe […] » (AG 57) ou encore la reformule dans les termes d’un mondialisme privilégiant d’autres macrorégionalisation du monde, tel l’india-nisme substitué à un occidentalisme trop imbu de lui-même (« “ […] I don’t like England. I’ll go to India sometime.” » (71).

24 Le discours migrant n’est pas seulement celui par lequel le sujet de la migration assume sa relocalisation où évalue rétrospectivement l’espace antérieur. Il est également présent dans toute collectivité où les pratiques migratoires, du fait de leur fréquence, motivent évaluations et contreévaluations. Au sein même d’une collectivité insulaire que concerne de multiples façons la relation à d’autres lieux du monde, le roman suggère ainsi une variété de situations qui, chacune, détermine un discours localisant à sa manière le rapport au monde.

25 Outre les ordres de valeurs dont les propos attribués à Anil et Sarath se font indéniablement l’écho, l’argumentation du roman exploiterait justement Anil et Sarath, signes littéraires figurant dans l’épaisseur concrète de personnages romanesques la complexité de la notion de personne, instances identitaire, pulsionnelle, agissante, mais aussi cognitive puisque s’y joue ou s’y relaie un questionnement que rythme le cours de l’action, l’unité fictive d’une histoire. Associant ainsi deux structures argumentatives à des personnages géographiquement typés, soit à la figure nomade et migrante de l’occidentale en déplacement et à celle sédentaire de l’insulaire, le roman fait précisément ressortir combien les jugements portés sur le monde s’avèrent discursivement localisés. En ce sens, Anils Ghost ne fait pas qu’actualiser la divergence établie de tels discours, mais en révèle également les lieux spécifiques de formation tout en mettant en évidence une certaine logique de production. La cohésion dont est désinvestie la personne argumentative que conteste un contre-argumentaire insulaire ou occidental est ainsi restituée narrativement à une personne qui se maintient dans la cohérence d’un récit.

26 À l’encontre de l’antagonisme propre aux discours de la mondialisation, qui tantôt affirment l’uniformité du monde, tantôt la dénoncent comme simple assertion illégitimement motivée, le mondialisme, en tant que discours de la mondialisation, désigne moins la régularité d’une lancinante polémique conjecturale qu’un ensemble d’énoncés configurant l’idée de monde et l’extériorité qu’elle définit selon les valeurs spécifiques à des situations idéologiques données. Parler du monde en lui conférant tels ou tels contours est ainsi une façon d’adapter à cette situation la représentation discursive de ce qui échappe à la proximité du lieu où l’on réside, idéologiquement parlant. Le mondialisme est un localisme, ou tel serait du moins le constat que permettrait de poser certaines structures argumentatives d’ Anils Ghost.

7. Le mondialisme tel l’épuisement des idées-monde

27 La conclusion ainsi dégagée n’est pas sans paradoxe. Si la complexité des productions discursives liées à la mondialisation fait effectivement l’objet d’une élaboration romanesque, on constate que cette mise en valeur littéraire s’appuie sur la vraisemblance de discours mondialisants antérieurs à un moment spécifiquement actuel, moment que ces mêmes discours soumettent à leur influence historico-culturelle, ne serait-ce que sur le mode d’une détermination négative. Ainsi, dans l’univers fictionnel du roman, le mondialisme qu’assume en paroles le personnage d’Anil dénoue-t-il l’héritage idéologique mal assumé d’un colonialisme (celui des communautés indigènes imaginées de Benedict Anderson) ayant mis en rapport le traditionalisme et la modernité bureaucratique occidentale, le collectivisme et la conscience émergente d’une appartenance privilégiée à la classe bourgeoise indigène, le principe et la valeur nouvellement acquise de la méritocratie que limitait pourtant la perpétuation des structures patriarcales, etc. Au moment où l’analyse peut enfin faire valoir, dans le détail argumentatif de la forme romanesque, l’élaboration d’enjeux discursifs propres à la mondialisation, l’idée même d’un discours sur le monde s’avérant problématique à maints égards semble devoir échapper à la ligne d’horizon d’une stricte contemporanéité.

28 À ce propos, je voudrais suggérer que la pertinence précisément contemporaine des mondialismes qui s’opposent mais aussi se narrativisent dans le roman réside moins dans le contenu que dans la situation axiologique qu’ils définissent. Certes, l’imaginaire fortement localisé d’une conscience élargie du monde n’est pas en soi un fait nouveau. L’exotisme savant de l’archéologie coloniale ou la nostalgie britannique des parents sri-lankais formés en métropole en sont autant d’exemples, empruntés au roman même. Ce qui changerait toutefois, sous condition de mondialisation, c’est la capacité pour de tels discours de s’ignorer mutuellement, de se perpétuer en idées-monde totalisantes à la faveur d’un isolationnisme des imaginaires et idéologies. Si l’interconnectivité est aujourd’hui une notion fructueuse pour sonder ce que signifient des états et processus de mondialisation, l’une de ses applications pourrait bel et bien concerner, dans l’ordre des discours et des valeurs qu’ils rendent vraisemblables, l’épuisement progressif — quoique violent et antagoniste — de telles idées-monde.

29 Telle serait du moins l’hypothèse s’esquissant depuis la trame argumentative du roman. Celle-ci demeure certes tissée de clivages marqués. Elle n’en fait toutefois pas moins s’entremêler, ça et, là des isotopies et contre-isotopies évaluatives dont alors s’atténue la dynamique d’opposition. Que dire ainsi de ces moments où le retour s’énonce dans l’émotion ou l’engagement d’un rapatriement : « Suddenly Anil was glad to be back […] “This isn’t just ‘another job’! I decided to come back. I wanted to come back.” » (13 et 200) ? Comment lire encore cette soudaine suspicion à l’endroit d’un espace occidental potentiellement révélé à ses propres limites (« If she were to step into another life now, back to the adopted country of her choice, how much would Gamini and the memory of Sarath be part of her life […] Wherever she might be, would she think of them? » (285) ? Plus encore, les failles ainsi ouvertes dans l’hermétisme du jugement, alors que l’idée du Sri-Lanka se substantialise et s’opacifie dans le concret des faits et des rencontres, concernent tout autant l’identité et la formation occidentales qu’Anil revendique pour conjurer la contingence d’une naissance et enfance sri-lankaises. C’est ainsi que le détachement clinique du savoir maîtrisé (« She was now alongside the language of science. ») tout comme l’individualisme déclaré (« Nothing is anonymous here, is it. I miss my privacy ») s’inversent, dès l’arrivée à Colombo, dans l’hésitation du geste (« The first body they brought in was very recently dead […] she had to stop her hands from trembling » (13), puis au terme de la mission sri-lankaise, dans la communauté d’une mémoire (« He [Ananda] and the woman Anil would always carry the ghost of Sarath Diyasena » (305). De fait, il n’est pas jusqu’aux souvenirs de la vie à l’Ouest qui ne subissent le contrecoup du retour insulaire, dévoilant ici une nostalgie collective des pratiques culturelles (notamment cinématographiques, voir à ce propos la page 237), révélant là les latences d’une violence qui perdure (la main qui poignarde dans la scène conjugale nord-américaine, 101), soit ces traits mêmes par lesquels s’opèrent la dévalorisation de la terre d’origine dans la cohésion argumentative de type occidental.

30 Ces évaluations, parce qu’elles ne se conforment pas aux isotopies dégagées, suggèrent la possibilité d’une transformation narrative de l’argumentation romanesque. La structure clivée du monde motivant le jugement de valeur ne serait dans cette optique qu’un état tensif initial appelé à se modifier au fil du récit. La généralité de l’énoncé argumentatif évaluant l’Occident ou le Sri-Lanka se verrait de fait confrontée à la particularité d’identités individuelles comme à une expérience vécue suscitant la réflexion. Se renforçant l’une l’autre dans l’exclusion réciproque qu’elles cultivent, les oppositions qu’établit l’argumentation subiraient l’épreuve d’une contradiction existentielle, se voyant soumises à l’invalidation d’une contre-preuve par l’exemple. Le déroulement narratif de l’argumentation coordonnerait ainsi dans le roman une opposition ou dissociation généralisante, le constat d’ une incompatibilité quasi-logique, puis, éventuellement, la formulation d’un jugement plus nuancé. Aussi les énoncés argumentatifs venant d’être brièvement considérés exigent-ils peut-être d’être pensés dans des termes autres que ceux de l’exception sans conséquence ou de l’évidente contradiction. Ils pourraient tout au contraire introduire dans la cartographie par trop contrastée que dresse l’argumentation par le modèle et l’anti-modèle la possibilité de discours sur le monde plus ambigus (que rassemble ici la nostalgie, que creuse ailleurs le doute, etc.) car tirant les acquis certes de leurs différences respectives, mais surtout de leur problématique proximité.

31 En dernière analyse, frappe donc dans ce roman ce qu’a de pénétrante l’exploitation romanesque d’un dispositif argumentatif que l’on pourrait être incité à rabattre sur un simple binarisme évaluatif. L’analyse ici développée n’est pas sans rappeler une certaine ambivalence caractérisant tant la réception de l’œuvre de Michael Ondaatje que la parole littéraire qui l’ordonne. Amplement commenté, le reproche occidentalisme littéraire qu’Arun Mukherjee a pu adresser à l’auteur de Running in the Family renvoie certes à une écriture qui, selon elle, commodifie l’exotisme sans thématiser la condition migrante. Un certain nombre de contre-interprétations abondent toutefois dans le sens d’une valorisation proprement littéraire de l’ambivalence ondaatjéenne6 . Tout comme, dans les termes de l’analyse de Running in the Family proposée par Graham Huggan, l’exploitation littéraire de l’exotisme peut se voir investie d’une fonction autocritique, la dichotomisation quasi caricaturale des idéologies insulaire et occidentale sait dénoter des discours sur le monde révélés à leurs limites par le fait qu’ils s’exotisent l’un l’autre7 . Par ailleurs, les identités fortement campées n’en délimitent pas moins, par l’écart les séparant, un espace intersticiel dans les limites duquel le roman explorera de fait la possibilité de revirements évaluatifs, l’éventualité de transformations axiologiques (à l’image des « constante métamorphoses » commentées par S. Vauthier) et, en dernière analyse, l’hypothétique parcours de formation d’une instance morale8 . Aussi le mondialisme que roblématise Anils Ghost, soit l’ordre des discours sur le monde que sonde le roman, renouvelle-t-il le travail d’analyse littéraire en l’orientant vers un autre objet d’étude, que désigne la mondialité à titre de visée éthique susceptible d’informer le sujet sous conditions de mondialisation9 .

NOTE DE L’AUTEUR

La présente étude s’insère dans un programme de recherches doctorales qu’a conclu une thèse de troisième cycle déposée en décembre 2003 et soutenue en mai 2004 à l’Université de Montréal (La valeur monde : traduction et mondialisation dans Anil’s Ghost de Michael Ondaatje). Je tiens à exprimer à Monsieur Walter Moser ma profonde reconnaissance intel-lectuelle pour la pertinence et le détail de ses évaluations critiques. Je témoigne par ailleurs ma gratitude au Conseil de recherches en science humaines du Canada pour son soutien financier tout au long de mes études doctorales.

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NOTES

1 Voir à ce propos l’introduction d’Alan Scott à l’ouvrage collectif dont il a assumé la direction « Globalization: Social Process or Political Rhetoric? », in Scott, ed.

2 Voir à ce propos le chapitre trois du Perelman Olbrechts-Tyteca, p. 471 à 549.

3 Rastier, p. 80-106.

4 Voir à ce propos les remarques de Perelman et Olbrechts-Tyteca, p. 534 à 535.

5 Ibid., p. 536.

6 L’on peut à cet égard songer aux arguments avancés par Suwanda Sugunasiri et Christian Bök quant à l’authenticité de l’exotisme insulaire évoqué par Ondaatje ou encore quant à une responsabilisation politique à l’oeuvre dans la violence, peut-être trop attrayante, des récits : While my own view of Running in the Family is that it is a picture without a frame, I would like to argue that it is a picture nevertheless, an accurate one at that. The drunken escapades of the men and women, eating snakes, breaking necks of chicken, throttling mongrel dogs, running naked in tunnels are not unrepresentative of the Eurasian sub-stratum elite. Such behaviour must then be deemed not as adenial of life as Mukherjee sees it, but as indeed a celebration of life, however decadent, colonial or counterdevelopmental it appears from the national view point […] Indeed the Eurasian behaviour of Running must be seen as simply the first stage of a post-colonial Sri Lankan culture, the later stages of which can be seen in the increasingly consumer-oriented and westernized contemporary Sri Lanka under capitalism (Sugunasiri 63). Michael Ondaatje has repeatedly demonstrated a writerly interest in violent, male protagonists who exhibit aesthetic sensitivity […] Exotic violence has indeed become a hallmark of Ondaatjes style […] While Ondaatje has always emphasized that artistic innovation does not occur without some act of violent intensity, of extreme defamiliarization, he no longer appears to value such intensity purely for its own sake or for its privileged ability to generate a private vision that turns its back upon generalized oppression; instead, he values such intensity for its ability to energize a collective, social vision that resists specific form of ideological authority. (Bök 109, 124)

7 « Writers who set out to explore the implications of their ethnicity must contend with the possibility of seeing themselves as other. And that otherness is partly mediated through exotic technologies » (Huggan 117).

8 Voir cet « échange de rôle » que signale Simone Vauthier à propos de In the Skin of a Lion : Avec l’expérience de Patrick l’auteur renouvelle la dialectique du centre et de la marge implicite dans le concept d’ethnicité par un échange des rôles narratifs qui permet par ailleurs la transformation de Patrick. “An immigrant to the city,” (54) Patrick est confronté avec un monde autre, “not hearing any language he knew,” (112) Un déplacement dans l’espace ontarine [sic.] et le voilà isolé dans la langue soit-disant dominante, marginalisé dans la position de l’ignorance. “He is the one born in this country who knows nothing of the place.” (156) Le voilà défini comme l’Autre des Bulgares et des Macédoniens parmi lesquels il vit : “He was their alien.” (113) C’est l’expérience du natif qui va servir de métonyme [sic.] de la différence […] Pour une part son éducation consiste à prendre conscience de l’inversion des rôles. (Vauthier 112)

9 C’est là le thème d’une analyse subséquente (à paraître) interrogeant dans les termes de l’argumentation narrative (et non plus simplement depuis la seule perspective de l’énoncé argumentatif) ce que Ajay Heble a appelé « possibilities of solidari » (Heble 200).