Entre deux mondes :
l’hybridation de l’épopée chez Réjean Ducharme

Sandra Hobbs
Université de Toronto

1 ÉCRIRE UNE ÉPOPÉE au beau milieu de la Révolution tranquille ne va pas de soi, mais Réjean Ducharme n’a jamais reculé devant l’insolite. La Fille de Christophe Colomb dépasse le cadre québécois de son oeuvre romanesque pour nous offrir une révision de l’héritage colonial laissé derrière les découvreurs sur le sol américain. Le sujet de la découverte d’un nouveau monde porte à l’épique, mais Ducharme tourne l’épopée à la dérision, racontant plutôt l’histoire de la pauvre et minable fille de Christophe Colomb dans des vers qui sont par moments tout aussi démunis. Force est de reconnaître que les choix formels opérés par Ducharme ne sont pas gratuits, et qu’un lien étroit réunit le sujet du récit à sa forme épique. La critique a déjà relevé la nature oppositionnelle du texte à tout discours d’autorité1. Or, nous nous proposons de relire ce texte à la lumière de la théorie postcoloniale afin d’identifier des stratégies de contestation de l’histoire qui ne sont pas axées sur l’opposition directe, mais plutôt sur des manœuvres plus subtiles. À cette fin, nous nous servirons du concept de Homi Bhabha de l’hybridation qui insiste sur la négociation de la différence et sur la nature ambivalente de l’énonciation de l’identité postcoloniale. Sans entrer dans le débat concernant le statut colonial, décolonisé ou autre du Québec des années soixante, nous espérons démontrer que la théorie postcoloniale contemporaine, qui prend comme objet des sociétés et des phénomènes très divers, peut nous aider à éclairer la pratique littéraire de Ducharme en ce qui concerne sa contestation d’un discours historique spécifique : celui de la découverte du nouveau monde. Ce faisant, nous allons démontrer que Ducharme ne s’en prend pas directement à une figure de colonisateur (réelle ou fictive) pour articuler la perspective québécoise face aux discours européens sur l’histoire. Il pratique plutôt une subversion des codes — historique, littéraire, épique — qui lui permet de mieux exprimer sa spécificité culturelle sans se mettre en opposition directe à ces discours.

2 L’intrigue de La Fille de Christophe Colomb consiste en une série de péripéties qui conduit la protagoniste Colombe Colomb, adolescente au début du récit, de son île de naissance, la Manne, à travers le monde en-tier en quête de l’amitié humaine. Toutefois, cette quête se solde à deux reprises par l’échec : à la fin de la première partie, où elle revient à son point de départ après avoir parcouru le monde entier, Colombe se rend compte que l’amitié humaine lui sera à jamais refusée. Dans la deuxième partie, elle s’entoure d’animaux et entreprend un autre voyage, celui-ci à rebours dans l’espace, allant de l’ouest vers l’est à l’encontre du mouvement de l’expansion européenne. Le roman se termine de manière apocalyptique dans le désert de Gobi par la mort de millions d’animaux et de toute l’espèce humaine. Quant à la forme du récit, elle relève de l’épopée : rédigé majoritairement en quatrains divisés en chants, le texte incorpore des éléments merveilleux ou surnaturels et met en scène une héroïne en quête d’un noble objectif, aidée par les forces divines. Mais en plus du dénouement désastreux du récit, Ducharme fait d’autres entorses au code épique en cours de route : versification irrégulière, abandon de la narration omnisciente, narration au présent, moquerie des instances divines, passivité de l’héroïne, pour ne nommer que les plus flagrantes. L’on peut donc conclure que la subversion formelle que pratique Ducharme participe de la contestation de l’histoire dans ce texte.

3 La Fille de Christophe Colomb demeure un texte à part, tant dans l’oeuvre de Ducharme que dans la littérature québécoise. Son caractère insolite s’impose à partir de la page de couverture, qui comporte la mention ‘roman’ bien que le récit soit entièrement rédigé en vers. Il ne se rattache de manière évidente à aucun autre ouvrage de Ducharme, ni à la poésie du pays si influente au Québéc des années 1960. Paru après le trip-tyque à succès de Ducharme — L’avalée des avalés (1966), Le Nez qui voque (1967) et L’Océantume (1968) — La Fille de Christophe Colomb semble laisser la critique perplexe. Ainsi, dans les études qui traitent des romans plus récents de Ducharme — Dévadé (1990), Va savoir (1994) et Les gros mots (1999) — aussi bien que de la première période de sa production romanesque, on passe souvent sous silence ce texte, lequel, s’il n’est pas mis aux oubliettes, constitue néanmoins le texte le moins étudié de Ducharme. Dans les ouvrages qui traitent de l’œuvre ducharmienne, l’on a tendance à souligner les ressemblances entre La Fille de Christophe Colomb et les romans de Ducharme, surtout en ce qui concerne l’emploi ludique du langage, le refus des conventions sociales et le nihilisme généralisé. Or, en vertu de sa forme, qui renvoie à l’histoire littéraire française et occidentale, et de sa matière — le legs de Christophe Colomb — ce texte permet de rapprocher l’écriture ducharmienne à une pratique plus globale, celle de la postcolonialité.

4 En abordant l’œuvre de Ducharme d’une perspective post-coloniale, on renoue bien sûr avec l’héritage décolonisant de la Révolution tranquille, car l’un des plus grands courants critiques de cette époque fut celui de la décolonisation exemplifié par les travaux d’Albert Memmi et de Frantz Fanon des années 1950 et 19602. Selon cette approche, l’on voit dans l’écriture ducharmienne un refus de la culture impérialiste dans son sens le plus large; de la sorte, Ducharme va « détruire en poussant jusqu’à l’absurde le système de valeurs imposé par tous les colonialismes [...]. Pour trouver son nom en cherchant ses mots, le colonisé peut toujours commencer par raconter ses cauchemars en insultant la Beauté académique » (Deschamps 329). Le refus est ici synonyme de l’opposition aux valeurs européennes, desquelles l’écrivain québécois cherche à se distancier, même s’il n’a pas de tradition antérieure à la colonisation à substituer à celle héritée de la métropole. Plus précisément, on a lu La Fille de Christophe Colomb comme une attaque à la modernité qui a engendré l’expansion européenne aux Amériques. Ainsi, le roman « raconte de manière explicite comment s’instaure la Modernité avec meurtre/transgression consciente/inconsciente et comment elle est donc punie par une Postmodernité ingénue et ingénument reliée à la Prémodernité » (Marcato Falzoni 149). Inspirée par les oppositions binaires propres à la théorie de la décolonisation, où le colonisé oppose-rait son identité, si bafouée et meurtrie qu’elle soit, à celle du pouvoir colonisateur, cette interprétation de La Fille de Christophe Colomb trouve son appui dans certains courants de la théorie postcoloniale contemporaine qui continuent à relever des oppositions dans la pratique littéraire, tendance qu’exemplifie le passage suivant :The specificity of New World Myth, however, lies in its need to assert itself by flaunting its opposition to the European-inspired versions of the past(s) of the New World. As post-European entities, New World texts from English Canada and Quebec must throw off — at least to certain extent — the assumptions contained in traditional stories about the past. New World Myth, then, involves a reclaiming of the past that frequently works against ‘original’ — that is to say European — versions of past events (Vautier x).C’est précisément à cause de la qualité contestataire de l’Histoire que La Fille de Christophe Colomb a été lue comme une œuvre à visée révolutionnaire: « en brisant le moule de la langue, en affolant le sens, en désorientant les attentes, l’auteur attaque le sérieux des discours tenus habituellement et menace d’un ébranlement similaire les structures politiques et économiques correspondantes » (Vaillancourt 179). Selon cette perspective, l’identité québécoise doit se définir contre le discours européen, représenté dans le roman par le récit de la découverte de l’Amérique du nord par Christophe Colomb. Cette perspective soulève cependant une contradiction inhérente à l’emploi de la théorie de la décolonisation dans le contexte québécois : étant au départ une colonie de peuplement, et ne possédant pas de culture pré-coloniale, le Québec ne peut pas se situer dans un rapport binaire avec toute l’Europe, seulement avec la Grande Bretagne, et ce pendant une période délimitée. Comme le récit historique contesté dans La Fille de Christophe Colomb relève de l’héritage européen dans le nouveau monde, il convient d’employer une approche théorique qui cadre mieux avec cette réalité historique.

5 C’est précisément pour cette raison que la théorie postcoloniale contemporaine offre des pistes intéressantes à explorer, car elle est moins axée sur l’opposition directe aux discours colonialistes. La majorité des théoriciens du postcolonialisme rejettent le binarisme identitaire qui soustenait la théorie de la décolonisation. Ainsi, « by refusing, realigning, de-constructing the “master narrative” of western history, by interrogating its tropes as well as its content, post-colonial writers have been and are recapturing notions of self from “other” and investigating that destructive binarism itself » (Tiffin 179). En effet, depuis les travaux d’Edward Saïd, l’une des plus grandes préoccupations de la théorie postcoloniale consiste à décrire les dispositifs discursifs qui ont d’abord participé de la colonisation et qui par la suite ont été appropriés par les écrivains colonisés. Le discours historique est une cible principale de cette interrogation :A key strategy in the transformation of history is therefore the interpolation of historical discourse. This involves not simply the insertion of a contestatory voice, a different version, or a radical perspective, although it may involve all of these, but an entry into the discourse which disrupts its discursive features and reveals the limitations of the discourse itself (Ashcroft 103).Si Saïd a défriché le terrain de l’analyse du rôle du discours dans la colonisation, le travail de Homi K. Bhabha a approfondi notre compréhension de la résistance à ce discours colonial. Sa théorie prend comme point de départ une conception lacanienne du rapport colonial : selon lui, l’articulation de l’identité du colonisé se fait à partir d’une ambivalence réciproque au cœur du rapport colonial et négocie la différence au lieu de la poser comme absolue. Cette définition de l’identité colonisée découle d’un refus du binarisme typique de la théorie de la décolonisation. En effet, la théorie de la différenciation identitaire à l’œure dans le rapport colonial élaborée par Bhabha accuse d’importants écarts vis-à-vis de celle avancée par certains autres théoriciens du postcolonialisme et de la décolonisation et qui a inspiré, au moins en partie, les études existantes de La Fille de Christophe Colomb. En nous penchant sur un concept en particulier de Bhabha, l’hybridation, nous espérons réexaminer comment Ducharme conteste le discours historique dans ce roman.

L’hybridation et l’énonciation

6 Le terme « hybridation » (« hybridity » en anglais) est beaucoup utilisé dans la critique culturelle et littéraire aujourd’hui, au point où les multiples significations que l’on y donne peuvent diverger, voire même se contredire. Nous nous en tenons à la définition développée par Bhabha à travers son œuvre. Ainsi, l’hybridation ne devrait pas se confondre avec métissage, autre terme en vogue. Pour Bhabha, l’hybridation n’implique ni le croisement de cultures, ni le métissage ethnique : « colonial hybridity is not a problem of genealogy or identity between two different cultures which can then be resolved as an issue of cultural relativism. Hybridity is a problematic of colonial representation and individuation » (Bhabha 114). Dans sa théorie, l’hybridation se définit comme un positionnement du sujet face aux discours dominants qui l’entourent.

7 Bhabha part du principe que le rapport colonial (c’est-à-dire entre colonisateur et colonisé) est foncièrement instable. À cause d’un manque originel dans son identité, le colonisateur doit s’identifier, du moins partiellement, à une image externe, en l’occurrence celle du colonisé. Comme résultat, l’affirme Bhabha, le colonisateur éprouve du désir pour le colonisé, en même temps qu’il le craint, donnant lieu ainsi à une réponse ambivalente. En s’identifiant à l’image du colonisé, le colonisateur a besoin de lui pour reconstituer l’unité de sa propre identité; mais la différence représentée par le colonisé est en même temps menaçante pour cette identité toujours fragile. C’est de cette manière que le colonisateur ressent à la fois la peur et le désir à l’égard du colonisé. Le sujet colonisé peut donc agir à son tour sur le colonisateur en exploitant cette ambivalence, mais ne peut opposer une identité forte à celle du colonisateur, car de son côté le colonisé s’identifie partiellement au colonisateur. Tout comme le colonisateur, et en corollaire à la peur et au désir, le colonisé éprouve des réactions narcissique et agressive : narcissique parce qu’il s’y identifie, agressive parce qu’il se sent menacé. Pour résumer, dans le modèle du rapport colonial de Bhabha, le colonisé et le colonisateur sont interdépendants et agissent l’un sur l’autre à l’intérieur de leur rapport, éprouvant de manière réciproque les mêmes réactions narcissique et agressive.

8 À partir de ce régime intersubjectif, l’hybridation se définit dans le schéma de Bhabha comme le refus du sujet colonisé d’occuper une position stable à l’intérieur du rapport colonial, alternant en fait entre des figures d’identification et de menace. C’est cette instabilité qui permet au sujet colonisé de jouer sur les craintes et les désirs du colonisateur3. Le sujet colonisé affirme sa différence et articule sa résistance à la domination sans toutefois s’appuyer sur une identité fixe. Par conséquent, il adopte un point d’énonciation qui est en évolution constante et qui refuse l’ancrage temporel ou spatial. Le rapport colonial s’en trouve perturbé parce que l’identité fragmentée et changeante du sujet colonisé, articulée depuis un lieu d’indétermination, ne permet pas au colonisateur de cerner l’altérité dont il dépend pour soutenir sa propre identité à lui.

9 L’on peut déceler l’hybridation à plusieurs niveaux dans La Fille de Christophe Colomb, dont le premier s’avère l’énonciation. Rappelons que dans l’épopée traditionnelle la narration se doit d’être discrète : « l’univers représenté, dans sa massive présence, ne se trouble pas des passions d’un créateur qui s’abolit (en apparence) devant son œuvre » (Madelénat 24). En effet, l’épopée remplit une fonction de mémoire collective et en tant que telle il n’y a pas de place pour la subjectivité du narrateur. De fait, la plupart des épopées sont anonymes, composées pour être répétées à l’oral, de sorte que l’auteur aussi bien que le narrateur s’effacent du récit épique. Or, tel n’est pas le cas dans le récit de Ducharme : l’auteur et le narrateur se pointent et se confondent à tout moment, le récit personnel du narrateur s’intercale à celui de Colombe Colomb et le lecteur est constamment inscrit dans le récit. Tous ces écarts du code épique de la narration omnisciente et impersonnelle finissent par créer un effet d’hybridation, car l’unité de l’identité collective présumée par l’énonciation traditionnelle de l’épopée manque à l’appel. Il n’y a pas une seule voix narrative qui assume l’identité collective : en tant que sujet héritier de la colonisation de l’Amérique, le narrateur de La Fille de Christophe Colomb doit se situer à l’extérieur de sa propre communauté, et doit même se diviser en plusieurs instances.

10 Commençons par la confusion entre les rôles de l’auteur et du narrateur. À partir du paratexte, l’on constate la présence de deux dédicaces, la première adressée au jeune homme de lettres, l’autre à son homologue féminin. La dédicace relève de l’auteur, se trouvant à l’extérieur du texte. Or, les propos tenus dans la dédicace à la jeune femme de lettres (« si vous êtes jolie et vous sentez seule, mon numéro de téléphone vous ouvre grand les bras » (8)) sont repris à l’intérieur du récit :Si vous êtes femme n’y allez pas. Ne faites pas ça.
Venez chez moi: j’ai un reste de rhum.
Venez avec moi si vous êtes belle (164).

créant ainsi un dédoublement entre le discours narratif et le discours d’auteur. De plus, des notes en bas de page, signées N. de l’A., sont parse-mées tout au long du texte. Ces notes sont soit explicatives — « Ça n’existe pas » (73), « Noir » (142), « C’est un rhinocéros à quarante cornes » (153), « Cocus » (109), « Par analogie avec cendrier » (125), « Petits d’une oie » (167) — soit qualificatives — « C’est très joli, ça »4 (45), « Mon idée, c’est d’aller loin dans la niaiserie » (48), « Le chant précédent me semble être très réactionnaire. Ceux qui m’ont engagé vont être contents » (91). Comptant onze au total, ces notes éloignent le lecteur du récit principal et lui rappel-lent constamment qu’il est en train de lire une fiction. Les notes suggèrent d’ailleurs une confusion entre les rôles d’auteur et de narrateur déjà causée par les dédicaces : « le narrateur, sujet émetteur du discours, se dérobe et pointe vers l’auteur » (Leduc-Park 326). L’effet de ces transgressions du code épique est une fragmentation de la voix narrative, qui n’accuse pas l’unité attendue dans une épopée : « on assiste de la sorte à une fragmentation du sujet dont le décentrement achève une hétérogénéité englobante, car il se situe simultanément à l’intérieur et à l’extérieur du procès d’énonciation » (Leduc-Park 329). Rappelons que selon Bhabha, le sujet colonisé conteste le colonisateur et son discours en se situant simultanément dans une position de similitude et de différence. La confusion entre le narrateur et l’auteur dans La Fille de Christophe Colomb contribue à cette alternance et permet à l’instance narrative d’éviter un point d’énonciation stable.

11 Le narrateur, se confondant déjà avec l’auteur, fait des commentaires sur son propre récit au fur et à mesure qu’il l’écrit. Ces interventions sont souvent du même gabarit de celles contenues dans les notes en bas de page, mais l’insistance sur la subjectivité du narrateur (« je », « me ») est accrue :Plus ça va, plus mes quatrains empirent (33)
Je me demande si je viendrai jamais à bout
De cette Franciade (43)
Plus ça guili-guili, plus je suis content (156)
J’ai envie de passer sous silence cette péripétie effroyable (175)
Je vais me détendre un peu de ce travail sot (218).

Le caractère négatif ou dérisoire des commentaires déroute le lecteur, qui doit absorber ces aspects critiques du texte tout en s’émerveillant devant les acrobaties verbales dont Ducharme, comme d’habitude, fait preuve. En plus d’intervenir dans le récit principal pour en faire la critique, le narrateur y intercale son propre récit, le plus souvent par petites bribes, mais parfois par chants entiers :Je vous raconterai au long la fois que j’ai pillé
Tout un champ de tomates de soixante-dix acres.
Quand j’étais petit, j’étais moqueur en sapristi.
Aujourd’hui, dans ma bouche et mon coeur, tout est âcre.
Comme disent les Anglais: mon oie est rôtie (86).

Je ne le dirai jamais assez: mon existence m’écoeure.
Je voudrais mourir sans m’en apercevoir. Ma pauvre mère!
Elle deviendrait folle si je me tuais. Je ne suis pas sans coeur.
Je goûte le vinaigre. Je suis on ne peut plus amer (218-19).

Ces interventions se distinguent par leur référence à l’histoire contemporaine de la rédaction du texte et par leur insistance sur l’expérience vécue du narrateur (« quand j’étais petit, j’étais moqueur en sapristi »). Le récit du narrateur manque de fil conducteur, interrompant le récit principal sans motivation apparente. D’une part, cette irruption d’un récit personnel dans la narration omnisciente introduit un clivage dans la trame narrative, car l’on se demande comment l’histoire de Colombe, empreinte d’éléments merveilleux et foncièrement éloignée du monde référentiel du Québec, peut habiter le même univers que le discours du narrateur qui s’ancre dans ce monde référentiel. D’autre part, les deux récits se dérou-lent en même temps, c’est-à-dire le présent de la narration, problème auquel nous reviendrons bientôt. Somme toute, la présence intermittente du récit personnel du narrateur contribue à une fragmentation de la voix narrative, ou, dans la terminologie de la théorie de Bhabha, contribue à l’hybridation du sujet de l’énonciation. En effet, en multipliant les allusions à son propre travail, en se confondant avec l’auteur et en détruisant la barrière entre la fiction et la réalité, le narrateur de La Fille de Christophe Colomb s’énonce à partir d’un espace entre la fiction et la réalité et entre les rôles traditionnels de l’auteur et du narrateur. Ces écarts de la narration épique créent une hybridation de la voix narrative qui contribue à la contestation du récit en question, celui de la découverte du nouveau monde. En refusant de s’impliquer pleinement dans son récit, la voix narrative adopte alternativement des positions de ressemblance et de différenciation au discours dominant, le déstabilisant par cette fluctuation. Même s’il n’y a pas de figure concrète de colonisateur qui apparaît dans le texte, le positionnement du narrateur par rapport aux discours historiques — le discours épique d’un côté, et le discours historique de la découverte du nouveau monde de l’autre — permet d’identifier une hybridation dans l’énonciation de l’identité du sujet colonisé qui refuse d’accepter le rôle que ce discours historique lui réserve.

12 D’ailleurs, cette hybridation de la voix narrative va de pair avec une contestation croissante de l’histoire et des règles de la versification. De fait, plus le narrateur intervient dans le récit principal, plus la versification se désintègre, comme le démontre la strophe suivante :Dieu, tu m’as mis dans une bande de gueuleurs, de quêteurs
De baveurs de slogans, de chieurs de pancartes!
Dieu, manquent-ils à ce point de coeur et d’imagination?
Dieu qu’ils m’écoeurent!
Et ils (elles) écrivent aux courriers du coeur pour dire
Que leurs femmes (maris) ne sont pas assez cochons
(Cochonnes).
Et leurs fils se laissent pousser le poil pour avoir l’air Beatle (196) !

Le mètre varie d’un vers à l’autre, comptant aussi peu que deux syllabes; dans le quatrain, la rime est plate au lieu de croisée; la rime semble se faire au hasard dans le huitain et l’anaphore employée a moins l’effet de ren-forcer une idée importante que d’insister sur l’impuissance du narrateur. Le tout s’accompagne d’un fort mouvement destructeur : « le narrateur évoque son anéantissement personnel dans un énoncé qui fait allusion à la démolition de l’entreprise de versification » (Leduc-Park 330). La présence du narrateur s’exprime donc par le biais d’une attaque aux normes de la versification en même temps que par un discours nihiliste.

13 Ce nihilisme culmine dans la désintégration totale de la versification qui s’accompagne de la destruction à l’échelle planétaire dans le dernier chant:Par un grand télescope, Al Capone regarde faire les animaux
En riant. Il rit, vous vous en doutez, parce qu’il est content.
Si ça continue ses bordels et maisons de jeu ne seront pas assez
Nombreux. Si ça continue, le paradis ne sera pas assez grand.
[…]
Tuer est facile. Quant à Colombe Colomb, elle pleure et laisse
Faire. Peut-elle dire aux poissons de ne pas tuer les gamins,
Elle qui gamine a tué tant de poissons? Elle pleure beaucoup.
Une heure, et ils seront tous morts, hommes, femmes et enfants (232-33).

La poésie se fait remplacer par la prose : le seul vestige qui en reste est la disposition du récit en quatrains. De la sorte, « la disjonction formelle ainsi effectuée souscrit à la désorganisation sociale inscrite dans la satire de tous les systèmes et à la décomposition du sujet de l’énonciation » (Leduc-Park 331). En d’autres mots, la présence perturbatrice du narrateur dans le récit, dont le récit personnel témoigne, s’accompagne d’une désintégration progressive de la versification et d’une déconfiture diégétique, le tout traduisant un refus de l’unité qui caractérise d’habitude le récit épique.

15 L’irruption du discours du narrateur dans le récit principal n’est pas la seule manifestation de l’hybridation, car le narrateur interpelle directement le lecteur de façon agressive et répétée, remettant ainsi en cause la complicité habituelle entre émetteur et récepteur dans l’acte de communication que constitue l’épopée, qui « i nvit[e] à entrer dans l’unité d’une fiction partagée, affirmant et justifiant l’existence d’une communauté » (Marcotte 1975, 259). En effet, l’épopée se distingue par la coïncidence totale entre l’auteur et sa nation; dans le récit de Ducharme, cependant, une rupture se produit entre ces deux : « dans La Fille de Christophe Co-lomb, le couple épique, métaphore de la communauté linguistique et nationale, mais aussi de la relation entre l’écrivain et lecteur qui fonde le récit, ne se forme pas » (Marcotte 1975, 259-60). De fait, les adresses du narrateur au lecteur se font soit sur le mode interrogatif :Dois-je vraiment vous révéler ces secrets? (21)
Est-ce que je vous demande pourquoi vous vous émerveillez? (45)
Quand est-ce qu’il vous arrive de rire? (45)
Ça vous bouche un coin, hein? (233)

soit sur le mode exclamatif :Vous ne riez pas plus que des pierres! Je suis tombé sur une bande de fakirs! Ça ne rit jamais! Ça ne vous dit jamais allô! Ça porte des lunettes fumées pour ne pas vous voir! Ça ne parle que de politique et d’autos. Ça aime les tulipes noires! Ça porte des sous-vêtements noirs! (46)Maintenant, vous êtes fixés! Vous l’avez échappé belle! (143)Elle n’est pas stupide, elle, imbécile comme vous! (201)ou encore sur le mode impératif :Mêlez-vous de vos oignons et de vos cires (33)
Faites comme le marquis de Sade. C’est bon, croyez-moi! (81)
Ne me prenez pas au sérieux. [...] Riez! Riez! (102)
Mettez-vous à sa place. Imaginez cent trente rongeurs (190)
Quand ce n’est pas assez clair, dites-le. Ne soyez pas timide. (192)

La prépondérance des modes non-indicatifs dans le discours du narrateur, par comparaison avec les énoncés déclaratifs dans le récit de Colombe Colomb, contribue à la division entre ces deux éléments du texte et semble inviter le lecteur à participer activement à la lecture. Le narrateur signale à maintes reprises la présence du lecteur. À titre d’exemple :Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire (47)
Vous ne voudrez peut-être pas croire ce que je dis (101)
Sollicitant l’indulgence du lecteur, l’auteur poursuit (175)
Je vous prie de me croire (202)
J’en profite pour vous dire (220)

Comme le remarque Deschamps, « nulle part ailleurs dans l’œuvre de Ducharme le lecteur n’est-il plus vivement rabroué, renvoyé à ses oignons, mais aussi ardemment désiré, invité, par conséquent, à réinventer le texte à la suite de l’auteur » (331-32). Cette inscription du lecteur dans le texte, qui se fait sans signification aucune, jointe aux énoncés plus chargés d’émotion énumérés ci-dessus, implique un mouvement hors du texte qui remet constamment en cause l’autorité du narrateur et déstabilise la convention épique. De plus, la grande place que le narrateur fait au lecteur dans le récit indique un certain narcissisme du sujet énonçant qui a besoin de se faire valoir dans un miroir. Vaillancourt constatela collusion narcissique instaurée entre le je auteur et le je lecteur. Mais, pour tendre au lecteur, ce frère, une image de soi truquée, un reflet magnifié de lui, il faut mettre à l’index le collectif. La reconnaissance s’opère sur une base individualiste et le rapport interindividuel proposé suppose l’expulsion du social car l’individualité ne peut être triomphante qu’aux dépens de la collectivité. (183)La forte inscription du lecteur dans le texte révèle donc un narcissisme chez le narrateur, qui va de pair avec une attitude nettement agressive envers celui-ci. Cette ambivalence du sujet d’énonciation face à son interlocuteur virtuel est symptomatique du rapport colonial décrit par Bhabha et de l’hybridation du sujet colonisé qui en résulte. Dans La Fille de Christophe Colomb, cependant, le sujet colonisé ne s’en prend pas directement à une figure du colonisateur, comme c’est le cas dans certains autres romans contemporains5 , mais plutôt aux conventions narratives de l’épopée, genre hautement significatif dans l’histoire littéraire et nationale, éléments qui justement sont absents des revendications nationales du Québec des années 1960. L’hybridation permet au sujet colonisé de contester le discours dominant, représenté ici par le récit de la découverte de l’Amérique du nord, en affirmant une identité distincte en transformant et en subvertissant le discours hérité. Ce faisant, le sujet d’énonciation se situe quelque part entre l’altérité absolue et l’identité héritée de la métropole.

Le présent et le passé

16 Le flottement du sujet de l’énonciation dans La Fille de Christophe Colomb entre les positions d’auteur, narrateur et lecteur s’accompagne d’un flottement temporel de l’énonciation qui participe également de l’hybridation. En effet, l’hybridation ne se limite pas à la fragmentation de l’énonciation, mais comprend également un clivage temporel.

17 Plus précisément, l’hybridation se fait par un clivage (« split ») au niveau à la fois du sujet et du temps de l’énonciation car l’articulation de l’identité au présent suppose une subjectivité en évolution continuelle tandis que la représentation historique de cette même identité la constitue comme l’objet d’un discours. Les deux statuts, soit d’objet et de sujet, n’entretiennent pas une relation séquentielle ou chronologique, mais co-existent dans le même temps, et sont donc contingents.

18 Un clivage se produit au sein du sujet national qui est à la fois l’objet d’un discours pédagogique et le sujet d’une performance. Ainsi, « in the production of the nation as narration there is a split between the continuist, accumulative temporality of the pedagogical, and the repetitious, recursive strategy of the performative » (Bhabha 146). En effet, l’identité nationale est toujours performée et se situe par conséquent dans le présent, même si la performance identitaire reconstitue des éléments du passé; cette reconstitution est une répétition ou une réitération du passé qui en produit de nouveau sens6. Or, l’une des caractéristiques insolites de La Fille de Christophe Colomb est précisément sa narration au présent. Ceci représente bien sûr un écart majeur par rapport aux normes du code épique : la narration au passé (d’habitude le passé simple) raconte une série d’actions, y compris des obstacles à surmonter, qui aboutissent à un geste héroïque. Il y a une progression linéaire du temps, d’un point dans le passé vers un autre point dans le passé. Le présent n’entre donc pas en contact avec ce récit : « le narrateur, à la fois omniscient et objectif, tient à distance sa matière comme passé absolu, […] à jamais coupée du monde présent » (Madelénat 23). Dans le cas de La Fille de Christophe Colomb, le passé pédagogique se trouve représenté par le chronotope indiqué dans le titre, c’est-à-dire que Christophe Colomb « était le découvreur de l’Amérique du Nord » (12), un énoncé qui semble situer le récit dans un temps historique éloigné. Cependant, le récit ne se passe pas pendant la Renaissance, mais bien au milieu du vingtième siècle : « Christophe Colomb arriva ici en mil neuf cent quarante-neuf » (12). À partir de ces informations relatées au passé, le récit se poursuit au présent, un pré-sent qui permet au narrateur de juxtaposer son récit personnel à celui de Colombe. Le sujet québécois, à la fois héritier de Christophe Colomb ainsi qu’objet d’un discours historique, s’énonce au présent, présentant un nouveau récit de son identité qui s’oppose à celui représenté dans le passé.

19 Pour revenir à notre perspective théorique, le clivage entre le passé et le présent rendu évident par l’énonciation au présent de l’identité colonisée entraîne d’autres conséquences sur la temporalité. Comme l’articulation de l’identité du sujet colonisé se fait à partir d’un mouvement entre le présent et le passé, la simple linéarité du temps s’en trouve perturbée. Le présent devient disjonctif, c’est-à-dire qu’il côtoie d’autres temps sans contradiction.Le passé cohabite avec le présent dans un rapport contingent qui annule les distinctions temporelles : « where these temporalities touch contingently, their spatial boundaries metonymically overlapping, at that moment their margins are lagged, sutured, by the indeterminate articulation of the ‘disjunctive’ present » (Bhabha 253). Le passé n’est donc plus générateur du présent, le présent n’est plus l’aboutissement du passé, car dans la performance énonciative de l’identité, le rapport temporel s’efface.

20 Cette contingence du présent et du passé exposée dans la théorie de Bhabha est très pertinente pour notre étude du roman. Nous avons déjà vu que l’énonciation au présent du récit permet au narrateur d’affirmer son identité actuelle et de remettre ainsi en question l’héritage de Christophe Colomb. En même temps que le présent de l’énonciation semble supprimer l’existence du passé, d’autres irrégularités temporelles surgis-sent. À part la longévité remarquable de Christophe Colomb et un membre de son équipage de la Niña, qui vivent encore dans les années cinquante, l’âge d’autres personnages dépasse la norme :Paul Blablabla, après avoir passé deux ans
Dans chacune des cent universités de Manne (21)
Ma fille, ton père, en trois cents ans,
Ne s’est jamais senti aussi gâté! (23)
Leur âge varie entre douze et trois cent soixante ans. (31)
Un type qui dit être le neveu de Napoléon (79)

Malgré l’âge invraisemblable des personnages, qui aurait pu rendre le passage du temps moins significatif, l’on insiste à plusieurs reprises sur l’actualité du texte, c’est-à-dire la contemporanéité relative de l’écriture avec les événements racontés. L’on précise, par exemple, que certains événements se passent « en mil neuf cent soixante-cinq » (50), en même temps donc que les grèves décrites par le narrateur dans son récit personnel. D’autres références à l’histoire abondent, comme lorsque le narrateur utilise une métaphore historique :Ils crachent sur elle comme le Japon
Crachait sur les États-Unis en mil neuf cent …
Quarante et un. (80)

À d’autres moments, toute logique temporelle est abandonnée, par exemple lorsque le narrateur affirme que « Billy Willy a fondu (fondé?) Charleston en l’an mil » (183), ou que « le Canada a mis sur pied un festival extravagant / Pour célébrer le millénaire de votre père » (209). Comme le remarque Leduc-Park, « l’énonciation au présent, caractéristique du discours du narrateur, masque la progression temporelle des événements qui marquent ce déplacement à travers l’espace » (319).

21 L’effacement de la distance entre le passé et le présent a plusieurs effets. Dans un premier temps, parce que « la représentation de Christophe Colomb installe le passé dans le présent » (Leduc-Park 319), le passé perd de son autorité. Si le lien causal entre le passé et le présent est ainsi brisé, il devient possible d’affirmer de nouveaux récits au sujet de la signification du présent qui sont libérés des attentes précédentes. La progression historique interrompue, le récit du présent peut mieux affirmer sa différence : « its assaults on the concepts of progressive history and geometrically ordered space are attacks on the perceptual patterns of the European conqueror » (Kroller 120). Dans un deuxième temps, la contiguïté temporelle entre le passé et le présent s’accompagne d’un brouillage de la contiguïté spatiale. Dans la première partie du récit, Colombe se déplace d’une manière inhabituelle : « la jeune fille touche à divers points de la planète en passant directement d’un endroit à l’autre sans que son trajet soit linéaire » (Leduc-Park 320.) Dans chaque endroit où elle s’arrête, elle fait mention d’événements contemporains ( «e n Yougoslavie […] Qui en est l’empêcheur-de-danser-en-rond-chef? Tito » (60)) et passés (dans le Chant XXXIII Colombe et un autre personnage sont avalés par une baleine), confondant de la sorte temps et espace. L’absence de logique temporelle conduit à un nivellement des périodes historiques et des limites géographiques : « les pérégrinations de Colombe permettent la représentation synchronique de personnalités et d’événements importants appartenant au plan diachronique » (Leduc-Park 320).

22 La répétition du passé dans le présent de l’énonciation représente aussi un mouvement de différenciation, car en répétant un élément qui comportait un certain sens, il en gagne un nouveau, du moins partiel. De plus, puisque le passé se répète, la temporalité linéaire s’estompe pour laisser apparaître un temps plutôt circulaire. Cela ne veut pas pour autant dire que le passé reste immuablement pris dans un cercle de signification clos. Au contraire, le passé est constamment retraduit dans les termes du présent et acquiert ainsi de nouvelles significations. En même temps, l’autorité du discours historique s’en trouve contestée :The enunciation of cultural difference problematizes the binary division of past and present, tradition and modernity, at the level of cultural representation and its authoritative address. It is the problem of how, in signifying the present, something comes to be repeated, relocated and translated in the name of tradition, in the guise of a pastness that is not necessarily a faithful sign of historical memory but a strategy of representing authority … (Bhabha 35)De la sorte, la répétition du discours historique en modifie le sens, conteste son autorité, le déstabilise et l’ouvre à de nouvelles significations. Cette itération du passé s’exprime de plusieurs manières dans La Fille de Christophe Colomb : par la multiplication des allusions aux événements historiques (Staline, Tito, la Guerre du Vietnam, la bombe atomique, etc.), par le jeu onomastique (la répétition de Colomb dans Colombe, par l’emploi des noms comme Pauline-Émilienne et Jean-Sébastien Cabot), ou par l’emploi répétitif des chiffres romains dans la première partie du récit. C’est surtout par la structure du récit, cependant, que la répétition se fait le plus sentir.

23 La première partie du récit décrit un cercle, car Colombe quitte la Biélorussie pour traverser l’Europe et l’Afrique avant de regagner la Russie par le détroit de Béring sans s’attarder en Amérique du Nord. Ce premier voyage reproduit, grosso modo, le mouvement de l’expansion européenne. Dans la deuxième partie, elle quitte Manne de nouveau, allant cette fois de l’Ouest des États-Unis vers la côte est, traversant l’océan et l’Afrique en rebroussant le chemin du temps-espace. Ce deuxième voyage, qui trace à rebours la route de l’expansion coloniale dont le voyage de Colomb demeure emblématique, revient près de son point d’origine mais s’avère encore plus un échec que le premier. Dans les deux cas, le départ de la découvreure vers des pays inconnus souligne l’échec ultime du voyage initial de son père. Chaque périple représente une allégorie du voyage de Christophe Colomb, d’autant plus que l’on se méprend souvent sur l’identité de Colombe : elle se fait appeler Christophe à plusieurs reprises (91, 93, 117). Ce dédoublement entre père et fille renforce l’allégorie et oblige le lecteur à transférer la signification du récit de Colombe : l’anéantissement de la civilisation. La répétition ici signifie non pas évolution, mais régression, ainsi remettant en question les notions de progrès et d’avancement humain qui sous-tendent le récit de Christophe Colomb. De la sorte, les héritiers de Colomb — non seulement Colombe, mais aussi par extension les sociétés du nouveau monde qu’il a découvert — peuvent se délester de ce legs pesant pour accomplir leurs propres desseins.

Conclusion

24 Dans notre étude de La Fille de Christophe Colomb, le concept d’hybridation s’est révélé fructueux pour relier la question de la contestation de l’histoire à celle de la forme épique choisie pour véhiculer le message. Dans un premier temps, nous avons vu que la narration fragmentée du texte — le dédoublement entre le narrateur et l’auteur, les commentaires du narrateur sur son propre récit ainsi que l’irruption du discours personnel dans le récit principal — contribue à une hybridation du sujet d’énonciation. Comme tous ces aspects susmentionnés concourent à subvertir le code épique, ils en deviennent d’autant plus significatifs dans un récit qui a pour sujet l’héritage de l’expansion européenne en Amérique du nord. Le sujet d’énonciation, qui s’identifie comme Québécois, s’éloigne de la narration traditionnelle et crée un récit qui remet en question l’auto-rité du discours historique. De fait, si pour Ducharme l’héritage de Co-lomb est la déchéance totale de l’humanité, cette destruction de la civilisation trouve un parallèle dans la déchéance de la littérature. De cette manière, l’identité québécoise des années soixante s’affirme non pas comme un simple refus de l’héritage colonial, mais comme une identification partielle qui permet au sujet québécois de se positionner en quelque sorte comme le bâtard de Colomb. Cet espace indéterminé de l’énonciation lui permet également d’affirmer une identité provisoire qui ne peut être contenue par les discours historiques conventionnels.

25 Dans un deuxième temps, le narrateur de Ducharme affiche une attitude ambivalente envers son lecteur, qui, dans le genre épique, devrait appartenir au même groupe social du narrateur, car l’épopée présume une unité de génération et de réception du texte. D’une part, le narrateur fait preuve de narcissisme, qui se manifeste par l’inscription de son propre récit et du lecteur dans le texte; d’autre part, il démontre de l’agression envers ce dernier. Alternant entre l’inclusion et l’exclusion du lecteur, le narrateur exhibe une hybridation qui semble prendre comme objet non pas le discours historique hérité de la métropole, mais davantage sa propre communauté. Ce faisant, en plus de se distancier du récit de fondation de l’Amérique du nord, le narrateur s’éloigne également d’une certaine tradition québécoise qui compte déjà une épopée «sérieuse» — La Légende d’un peuple de Louis Fréchette (1887) — et un corpus de littérature nationaliste inspirée par l’implantation du catholicisme français dans le continent nord-américain — que l’on pense par exemple à L’Appel de la race de Lionel Groulx (1922). En effet, nous pouvons comprendre une partie de l’hybridation à l’œuvre dans La Fille de Christophe Colomb comme une contestation non seulement du récit de la colonisation, mais aussi des récits de la tradition canadienne française. Lire la fausse épopée de Ducharme de cette manière permet de rapprocher ce texte aux romans de Ducharme et à la poésie de la Révolution tranquille, qui, en règle générale, visaient une rupture avec le traditionalisme de la société canadienne française.

26 Finalement, l’énonciation au présent du récit, qui représente encore une fois un écart considérable des normes de l’épopée, participe de l’hybridation présente dans La Fille de Christophe Colomb. En articulant son identité dans le présent, le sujet d’énonciation répète certains éléments du passé, ce qui crée un clivage à la fois dans le temps de son récit et dans sa subjectivité. L’effet de cette fragmentation du sujet est une contestation des discours dominants et un renouvellement incessant de l’identité. Le pouvoir du passé est remis en question par la contiguïté temporelle du récit, qui fait côtoyer, voire même se superposer, les périodes historiques et contemporaines. De la sorte, le discours historique se trouve court-circuité, dépourvu de son autorité habituelle. De plus, l’itération dans la structure du récit suggère une circularité temporelle aussi bien que spatiale qui annule la progression linéaire du temps et laisse le présent en suspens. En fin de compte, le narrateur de La Fille de Christophe Colomb n’essaie pas de contester l’auto-rité du récit de Colomb en substituant une autre version de l’histoire nordaméricaine, entreprise de toute manière difficile pour les anciennes colonies de peuplement qui n’existaient pas avant l’arrivée des Européens sur le sol américain. Il utilise au contraire des stratégies de subversion du discours historique qui font de la place pour une nouvelle perspective sur l’histoire, quelque part entre deux mondes.

OUVRAGES CITÉS

Aquin, Hubert. Prochain épisode. Montréal : Cercle du livre de France, 1965.

Ashcroft, Bill. Postcolonial Transformation. Londres et New York : Routledge, 2001.

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Ferron, Jacques. La nuit. Montréal : France-Québec, Parti pris 1965.

Gauvin, Lise. « Parti pris » littéraire. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 1975.

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Kroller, Eva-Marie. « The Politics of Influence: Canadian Postmodernism in an American Context. » dans Inter-American Literary Relations, vol. 3 de Proceedings of the Tenth Congress of the International Comparative Literature Association in New York, 1982. Mario J. Valdés, dir. New York et Londres : Garland, 1985, 118-123.

Leduc-Park, Renée. « La Fille de Christophe Colomb: la rouerie et les rouages du texte. » Voix et images 5.2 (hiver 1980) : 319-332.

Madelénat, Daniel. L’Épopée. Paris : P.U.F., 1986.

Major, Robert. Parti pris: idéologies et littérature. Montréal : Hurtubise HMH, 1979.

Marcato Falzoni, Franca. « Christ(off) - Colom(b) - Colombe : Histoire de l’impossible restauration du paradis terrestre dans La Fille de Christophe Colomb de Réjean Ducharme. » dans Madeleine Frédéric et Jacques Allard, dirs. Modernité/Postmodernité du roman contemporain, Montréal, les Cahiers du Département d’étude littéraires de l’UQAM, 1985, 149-163.

Marcotte, Gilles. « Réjean Ducharme contre Blasey Blasey. » Études françaises 11. 3-4 (automne 1975) : 247-284.

—. « Réjean Ducharme, lecteur de Lautréamont. » Études françaises 26.1 (1990) : 87-127.

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Vaillancourt, Pierre-Louis. « L’offensive Ducharme. » Voix et images 5.1 (automne 1979) : 177-185.

Vautier, Marie. New World Myth. Postmodernism and Postcolonialism in Canadian Fiction. Montréal et Kingston : McGill-Queen’s UP, 1998.

NOTES

1 Voir par exemple les articles de Deschamps, Marcotte, Marcato-Falzoni et Leduc-Park.

2 Voir à cet effet les ouvrages de Major et Gauvin.

3 Voir Bhabha p. 100-115.

4 Cette note est signée N. de l’É. Il pourrait s’agir d’une simple erreur, car toutes les autres notes sont signées N. de l’A.; ou bien il pourrait s’agir d’une fragmentation de plus dans l’énonciation du récit.

5 Que l’on pense, par exemple, à la figure de H. de Heutz dans Prochain épisode de Hubert Aquin (1965), à Patricia dans Le couteau sur la table de Jacques Godbout (1965) ou à Frank Archibald Campbell de La nuit de Jacques Ferron (1965; 1979).