1 IL Y A MAINTENANT une bonne trentaine d’années depuis que la poésie acadienne moderne s’est manifestée au cours des années 1970. Il va sans dire que la poésie acadienne s’est beaucoup transformée au cours de ces années et que le contexte actuel de production poétique est très différent de ce qu’il était en 1970. Le passage du temps amène certains commentateurs à établir des comparaisons et certains d’entre eux à affirmer que ce qui s’écrit aujourd’hui n’est pas à la hauteur de ce qui s’écrivait il y a trente ans. On entend de part et d’autre, non seulement que la qualité de la poésie acadienne est en baisse, mais aussi qu’il n’y a pas de relève.
2 Le titre de cet article est volontiers provocateur et se veut une réponse à ce type d’affirmation. Je m’attarderai ici aux recueils de cinq poètes acadiens qui ont en commun d’avoir été finalistes du prix Antonine-Maillet-Acadie-Vie1 et d’avoir moins de quarante ans (parfois beaucoup moins). J’examinerai ces recueils pour voir leurs forces et leurs faiblesses et juger s’ils présentent le potentiel de déboucher sur une œuvre poétique cohérente. Je n’ignore pas le caractère subjectif de cette sélection basée uniquement sur ma propre expérience de la lecture de la poésie. D’autres jeunes poètes acadiens mériteraient sans doute d’être considérés parmi ceux que j’estime les plus prometteurs et d’autres lecteurs arriveraient probablement à d’autres choix que les miens, ce qui en définitive ne fait que montrer la richesse de la poésie acadienne actuelle.
3 Il faut d’abord essayer de préciser ce qui distingue le contexte des années 1970 de celui du tournant du vingt et unième siècle pour que toute comparaison ne soit pas automatiquement biaisée.
4 Les années 1970 ne marquent pas le début de la littérature acadienne, mais le début de l’institutionnalisation de cette littérature. Celle-ci existe depuis fort longtemps et on sait que Marguerite Maillet dans son Histoire de la littérature acadienne en fait remonter les débuts à Lescarbot et Champlain pour ce qui est du moins de ses origines françaises. Certains éléments fragmentaires d’une institution littéraire existent au cours des siècles, mais ce n’est qu’à partir des années 1960 qu’il y a cristallisation de ces éléments pour former une institution littéraire digne de ce nom, même si elle est toujours lacunaire. Encore en 1972, Alain Masson souligne à sa façon cette absence d’institution en constatant « l’existence de textes poétiques qui ne sont pas littéraires2 . » (38) À partir de cette époque, la production littéraire devient une pratique sociale reconnue et significative dont l’impact sur la société acadienne est de plus en plus important. Les écrivains eux-mêmes se reconnaissent comme une confrérie spécifique à laquelle on ne peut adhérer qu’à condition de remplir certaines conditions particulières dont la première est de produire des œuvres considérées comme littéraires en autant qu’elles correspondent aux prescriptions du moment du point de vue de la forme et du contenu. Sur ce dernier point, la prise en compte de la question nationale acadienne est certes une condition très nécessaire à la considération du public (très restreint), de la critique (réduite à quelques voix) et des écrivains eux-mêmes. Il va sans dire que cette naissance sociale à la littérature constitue un événement marquant, car il correspond aussi à l’émergence d’une conscience nationale renouvelée3 . Non seulement la littérature occupe-t-elle une place — et une place de plus en plus convoitée — dans l’espace social, mais son discours confirme l’existence d’un peuple. Il ne faut pas sous-estimer l’euphorie qui accompagne cette double naissance, mais on ne peut naître qu’une fois et il est impossible de recréer des conditions semblables aujourd’hui.
5 La poésie acadienne s’est éloignée des revendications politiques et identitaires et est entrée dans une phase plus spécifiquement littéraire4 qui n’entraîne pas les mêmes enthousiasmes et les mêmes émotions que la fièvre des origines. Si elle y perd en charge émotive, elle y gagne en autonomie et se trouve plus libre d’explorer une gamme plus vaste d’expériences littéraires. S’il est vrai de dire qu’aucun recueil aujourd’hui ne suscite l’émotion d’un Cri de terre ou d’un Mourir à Scoudouc, il est injuste de faire une telle comparaison, car la réception enthousiaste de ces recueils tenait autant à la conjoncture politique qu’aux qualités intrinsèques des recueils.
6 Le fait de transposer la question dans le domaine de la chanson pourra peut-être nous éclairer, même si chaque domaine a ses spécificités. Il nous semblerait tout à fait illusoire de tenter d’établir une échelle de valeur entre ce qu’ont fait hier les Calixte Duguay et les Édith Butler et ce que font aujourd’hui les Natasha St-Pierre et les Jean-François Breau. Les attentes et les demandes ne sont plus les mêmes, le champ d’action non plus. Si l’artiste n’a pas à se plier aux modes du jour, il ne peut non plus complètement ignorer le contexte dans lequel il produit. On ne peut donc comparer recueil par recueil l’impact des publications contemporaines avec les quelques rares publications qui ont fondé la poésie acadienne moderne dans les années 1970. Néanmoins on peut tenter d’établir dans la production courante quels sont les recueils qui se démarquent, quitte à revenir pour compléter en fin de parcours cette mise en rapport des deux époques qui nous occupent.
7 Avant d’aborder les recueils sélectionnés, il convient de souligner le nombre, la diversité et la jeunesse des poètes acadiens actifs aujourd’hui. Car en plus des cinq poètes qui feront l’objet de cet article, il y a les André Muise, Judith Hamel, Stéphanie Morris, Cindy Morais, Mathieu Gallant, Marc Arseneau, Mario Leblanc, Daniel Omer Leblanc qui alimentent bon an mal an la production poétique des Éditions Perce-Neige. Il faut prendre acte que les poètes établis comme Serge Patrice Thibodeau, Gérald Leblanc, Herménégilde Chiasson, Hélène Harbec, Rose Després et Dyane Léger publient pour la plupart très régulièrement. D’autres comme Sandra Lecouteur, Claude Le Bouthillier, Édith Bourget, Sophie Bérubé, Marie-Noëlle Bayle, Geneviève Lévesque publient chez d’autres éditeurs, aiguillonnés souvent par la stimulation du Festival de poésie de Caraquet. N’oublions pas enfin que les poètes acadiens sont toujours bien visibles au Festival littéraire Northrop Frye de Moncton. Il faut donc admettre que la poésie est très loin de sombrer dans le discrédit dans l’Acadie d’aujourd’hui et s’il y a des inquiétudes à avoir, ce serait plutôt du côté du petit nombre relatif d’écrivains qui s’adonnent au roman, mais c’est là une tout autre histoire.
8 D’une manière générale, on peut distinguer certains traits de la poésie des jeunes d’aujourd’hui par rapport à la poésie fondatrice des années 1970. Le premier, c’est l’absence de la thématique acadienne : les revendications nationalistes ou communautaires paraîtraient pour le moins insolites sinon carrément dépassées dans la poésie d’aujourd’hui. Ce qui ne veut pas dire que toute référence à l’Acadie soit absente, mais la tonalité militante n’y est plus. Par quoi donc les jeunes poètes remplacent-ils la thématique acadienne? Un des traits les plus frappants de leur poésie, c’est sa précocité et l’on se demande comment à un si jeune âge, on peut traiter avec autant de vérité des grands thèmes de la poésie universelle, comme le passage inexorable du temps, la fragilité de l’amour et du désir, la domination et la déception des sens. Il faut en conclure que ceux que la poésie attire ont grandi plus vite sous la pression de forces qu’ils n’ont pas choisies. Voilà peut-être une première révélation de la poésie acadienne très actuelle — et cette révélation n’a rien à voir avec l’Acadie —, c’est qu’il n’y a plus d’adolescence! Si au cours des années 1970, la survivance collective passait avant toute chose, aujourd’hui, la défense communautaire paraîtrait bien futile devant les impératifs d’une conscience individuelle en péril. Le poète acadien des années 1970 se trouvait doté d’une spécificité parce qu’il était le seul à parler de l’Acadie. Son confrère d’aujourd’hui a rejoint le discours universel de la poésie et il doit se forger une spécificité en trouvant une manière originale de l’aborder. N’est-ce pas là une tâche bien plus difficile?
9 Les poètes de la génération actuelle n’ont cependant pas tout rejeté de leurs prédécesseurs. Ils ont pu profiter de certains acquis des générations précédentes au premier chef desquels il faut compter la liberté par rapport aux formes poétiques. Leur poésie prend les moyens les plus efficaces pour arriver à son but et les seules contraintes qu’elle tolère sont celles qu’elle s’est imposées à elle-même. Les poètes dont il est question ici ont recours à des procédés très variés, mais aucun ne recule devant la prose ou le récit si ces moyens les servent. Chaque recueil pour ainsi dire impose une forme de poésie, au sens de l’injonction de Francis Ponge : « … une forme rhétorique […] par poème… » (37).
10 La poésie acadienne actuelle suit les tendances générales de la poésie moderne et le langage qu’elle utilise de même que la manière dont elle le dispose présentent un écart plutôt réduit par rapport aux formes de la prose. Certes tous les poètes que nous examinons ici produisent une poésie versifiée, mais qui se limite cependant à la superposition de lignes de longueur variable, sans entraîner quelque régularité que ce soit. Tout en gardant donc l’élément le plus typique et le plus reconnaissable du texte poétique, ces poètes se donnent une flexibilité maximale pour mettre en relief tel mot du poème ou créer un rythme particulier. Ils ne recherchent pas particulièrement l’enjambement ou le rejet audacieux qui choque la syntaxe, mais utilisent les multiples possibilités qu’offre l’assemblage des groupes de sens pour varier le rythme. Ainsi on trouvera chez Christian Roy des vers lapidaires comme un verdict : « L’existence / n’offre pas / de morale. » (CM, 17) ou s’étirant comme une introspection : « ses yeux se perdent sous la membrane de mes souvenirs » (CM, 114). Tous les arrangements sont possibles en autant qu’ils soient motivés par le sens ou la musique :j’ai choisi la solitude de l’exorciste
autonome
autistique
et j’y resterai. (CM, 24)
Ces vers irréguliers, qui ressemblent souvent à de la prose qui superpose ses groupes syntaxiques, sont réunis dans des strophes de longueur absolument variable, qui va d’un seul vers au poème entier, donnant ainsi au poète toute la liberté de créer les pauses, les coupures, les mises en relief et les effets visuels souhaités.
11 À l’intérieur de ce cadre très libre, chacun choisit sa particularité. Ainsi Paul Bossé a tendance à faire des vers plus courts et nerveux qui conviennent bien à la fébrilité de son humour caustique, alors que Christian Roy a recours a des vers plus longs qui rendent mieux la complexité de son introspection. Marie-Claire Dugas a opté pour la brièveté du vers et du poème et la justification au centre de la page crée des formes aériennes qui surdéterminent la fragilité et la fugacité de l’univers qu’elle crée. La poésie de Jean-Philippe Raîche présente tout autant de liberté et de diversité dans la forme, mais elle est celle qui se rapproche le plus de la poésie classique par son souci du rythme mélodieux et de l’intonation musicale, alors que ses confrères Éric Cormier et Christian Roy favorisent souvent le choc et l’hiatus, plus propices à l’expression du refus et de la révolte.
12 Les poètes d’aujourd’hui continuent, comme ceux d’hier, à mettre la poésie à leur main, à en faire un genre très différent de ce qu’il a été et de ce qu’il est en littérature française, qui a été pendant longtemps le seul modèle acceptable et la norme absolue. Ceci est particulièrement évident dans la langue de cette poésie qui ne se limite aucunement au monolinguisme du dictionnaire ou à la correction de la grammaire. Au contraire, elle prend parfois un malin plaisir à s’écarter ostensiblement et volontairement de ses idéaux de pureté que sont le dictionnaire et la grammaire et elle ose transposer la vie dans son métissage réel.
13 Éric Cormier, né à Robertville en 1979, est le plus prolifique de ces jeunes poètes et le premier à s’être fait remarquer avec son deuxième recueil, Le Flirt de l’Anarchiste. En publiant quatre recueils entre 1998 et 2003, il a fait preuve d’un engagement très sérieux envers la pratique de l’écriture poétique. C’est là, ne l’oublions pas, une condition indispensable et capitale à l’accomplissement d’une œuvre poétique : dans ce domaine comme ailleurs, le travail et la volonté sont les meilleurs alliés du talent. Comme chez plusieurs jeunes poètes, la force de la poésie d’Éric Cormier se trouve dans la construction sémantique du texte. L’image poétique est la première marque de l’écart entre cette parole et celle de tous les jours, mais celle-ci reste sobre, évite de chercher trop systématiquement le dépaysement maximum et trouve généralement ses appuis dans la proximité de références familières. Un souci de construction, aussi bien dans le poème que dans le recueil, permet au lecteur de suivre le cheminement de cette angoisse de vivre, de cette « mort lente » (FA, 41), entre l’amour insaisissable, le désir déçu, le présent contaminé par le souvenir des instants envolés qui fait que tout élan est déjà fini avant que d’avoir commencé et « que tout ne finit plus de s’échouer ». (FA, 27) Il est important de souligner que l’on retrouve chez Éric Cormier la conscience manifeste que cet univers de la déception dans lequel nous baignons est absolument inséparable de l’écriture poétique : elle seule peut le transmettre et elle en fait indéniablement partie. La pratique de l’écriture poétique est pour le poète la première expérience des limites de l’existence et de l’idéal toujours impossible à atteindre. Cette écriture est donc de part en part réflexive et performative : elle est le premier exemple de ce qu’elle affirme.
14 Éric Cormier est complètement poète par son souci de la musique de la langue qu’il rend concrète par l’agencement des sons et la mesure de la longueur des séquences : « à venir sans cesse au — devant de toi / à polir les perles de tes pleurs // l’horloge dégouline du temps en trop » (FA, 63) Les trois derniers recueils de Cormier sont totalement exempts des marques d’une langue orale qui s’apparente au chiac5 : les mondes qu’ils créent sont à la fois beaucoup plus abstraits et beaucoup plus universels que la réalité connotée par le recours au chiac. Cependant, tout en ayant recours à une syntaxe proprement poétique par les raccourcis, les ellipses, les chocs qu’elle ménage, celle-ci comporte certains passages rugueux qu’il y aurait avantage à aplanir.
15 Nulle surprise donc que ces quatre recueils imposent désormais la présence d’une nouvelle voix forte en poésie acadienne, présence physique qui marque de son empreinte unique les soirées de poésie car Éric Cormier est en plus excellent lecteur de ses poèmes. Le premier recueil a d’abord frappé par la maturité de la réflexion et de l’écriture dont il témoignait malgré des longueurs et des redites. Le deuxième recueil atteint déjà la vitesse de croisière que les suivants ont maintenu sans changer fondamentalement ni de manière ni de matière, de telle sorte que l’écriture poétique d’Éric Cormier fait déjà preuve à la fois de régularité et de constance.
16 S’il ne fait aucun doute que ce poète possède un talent exceptionnel et les qualités accessoires qui justifient des attentes très élevées à son égard, dont il nous a d’ailleurs déjà donné un avant-goût, il est tout aussi évident qu’il reste encore un grand travail de polissage à accomplir. Si l’on adopte l’idéal — inatteignable — de la poésie absolue de Valéry, où pas un mot, pas une syllabe ne doit être en dissonance avec quelque aspect de quelque élément du poème, on trouvera bien sûr des manques dans celle d’Éric Cormier. Tout en reconnaissant chez lui le souci d’agencement des éléments du poème dans une suite signifiante et déchiffrable, il reste des éléments parasitaires qui créent diversion en éloignant le poème de son centre ou encore l’affaiblissent par des répétitions platement prosaïques. Un montage plus serré, plus rigoureux du parcours du poème tiendrait le lecteur sur une corde plus tendue et donnerait un caractère plus précis, plus implacable à l’univers créé. La poésie travaille à la frontière de l’ambiguïté et du sens suggéré : elle ne peut en revendiquer une plus grande licence, mais doit plutôt répondre d’une obligation à plus de rigueur.
17 Comme Éric Cormier, Christian Roy est aussi né en 1979 à Robertville et ils sont de proches amis. Il publie lui aussi son premier recueil à 19 ans,6 suivi par deux autres à des intervalles de deux ans. Son premier recueil, Pile ou face à la vitesse de la lumière, est celui du rocker7 révolté et rebelle, qui « brûle de tonnerre colérique » (PFVL, 18). Sous fond de drogue, d’alcool et de sexe, cette poésie nous fait éprouver la fragilité et l’absurdité du monde par le recours à des incantations apocalyptiques dotées d’une grande intensité et d’une grande volonté de destruction. Le poète fait preuve de registres variés et il montre qu’il peut aussi manier l’humour, fut-il noir, l’ironie, l’allégorie et le jeu de mots et de sons. Dans un poème de trois vers intitulé « L’Acadienne » il résout par une pirouette nos sempiternels problèmes de langue en faisant le rapport de la langue avec le corps érotique : « Je ne comprends ta langue / que lorsque qu’elle tourne / autour de la mienne. » (PFVL, 32) Dans « Back to the Boring Beats of the Big B. », les énumérations construites par rimes et assonances rappellent certains procédés d’Acadie Rock de Guy Arsenault. Malgré son caractère un peu débridé, d’ailleurs tout à fait adapté à sa vision du monde, le recueil permet de reconnaître une plume très sûre, une sensibilité au langage et une créativité remarquables. Il nous révèle déjà un poète par le courage et l’intransigeance de la position de retrait et de refus face à un ordre qui n’est que désordre.
18 Les deuxième et troisième recueils de Christian Roy nous font nettement passer à un niveau supérieur par la concentration du propos et la conscience beaucoup plus claire de la place centrale de l’écriture dans la perception et l’expression de ce monde en lambeaux qui agonise lentement. Il faut souligner la sobriété de l’écriture de Christian Roy qui lui donne son accent de sincérité et d’authenticité. Il n’abuse pas de l’image et dit les choses tout simplement mais sans faire de concessions; il évite ainsi un des écueils de la poésie moderne : celui d’enchaîner des chapelets d’images qui vont dans tous les sens sans souci de convergence.
19 Christian Roy a une expérience à livrer et le langage est mis au service de cette construction du réel à laquelle nous ne pouvons avoir accès que par la médiation du langage. Celui-ci n’est pas la finalité du poème, mais il n’en est pas non plus l’accessoire : il en est la matière transcendée et transformée, toujours double, surface et profondeur, renvoyant à ellemême et à ce qu’elle désigne par la manière dont elle le désigne. La poésie de Christian Roy montre de manière éclatante et limpide comment la poésie est un mal dont le poète se nourrit et meurt indéfiniment. Il est la source inépuisable de sa propre douleur : « Je récolte mon jardin d’insultes, de jeux, d’abus. Je deviens la victime de mon propre vice. Le cadavre et l’unique meurtrier. » (IPP, 65) Dans Chroniques d’un mélodramaturge, il affirme sans ambages : « Je suis la genèse / de ma propre misère ». (CM, 17) Une telle présence et une telle conscience de ce qui est au cœur de l’expérience poétique est rare; cette profondeur de la vision est servie par une sincérité qui commande la simplicité des moyens et la convergence des effets. Il n’y a guère de posture dans la poésie de Christian Roy et il y a beaucoup d’autodérision, ce qui est sans doute le meilleur antidote contre la tentation de poser en poète.
20 Même si elle reste imparfaite et certainement inégale, la poésie de Christian Roy donne l’impression d’un tout concerté dans lequel le souci de la communication avec le lecteur est très présent. La composition du recueil est soignée comme en témoignent les textes finals dans chacun des deux derniers recueils, véritables synthèses rétrospectives de l’ensemble. Christian Roy a encore bien du temps devant lui pour amener l’ensemble de sa poésie au niveau de ce qu’il a écrit de mieux. Il dispose de précieux outils pour arriver aux plus hauts sommets : il est simple, sincère et émouvant et bien des lecteurs, après l’avoir lu, voudront le relire.
21 D’autres poètes ont moins publié que les deux précédents et il est plus difficile de se prononcer sur l’importance que représente pour eux l’écriture poétique, mais leur talent ne fait aucun doute. Tel est le cas de Jean-Philippe Raîche dont le recueil Une lettre au bout du monde a même été finaliste du Prix du Gouverneur général en 2002. De tous les poètes mentionnés ici, Jean-Philippe Raîche est certainement celui qui a la plus grande maîtrise de la langue. Ce serait vraiment trop peu dire que d’affirmer qu’il a le sens de la formule tellement plusieurs de ses vers sonnent comme des aphorismes qui s’imposent de manière définitive et inaltérable, par l’image, le rythme et les sons : « J’ai fait de mes défaites un artifice dangereux » (16). Dans la poésie acadienne hantée par la langue orale et marquée par une déterritorialisation de la langue, selon le concept de Deleuze et Guattari, il est tout à fait exceptionnel de relever autant d’intonations classiques du lyrisme à la française :Soyez de mes amers éveils
de mes amours et des orages
aux soirs de rage et de détours
soyez mes âmes et mes réveils
soyez le jour qui veille
en de noirs paysages
annoncez mon retour. (19)
On aura une idée de la largeur de sa palette en constatant qu’il peut aussi transcrire la langue orale pour bien marquer le contraste et le chemin parcouru jusqu’ « bout du monde » :Te câlice pas c’qu’on va
on va y’aller pareille
l’ôte bôrd du clos
p’us loin que l’large
ayoù c’que rien nous bâd’e (10)
Face à ce monde de la « blessure et de la honte », c’est sa propre langue et sa poésie qui sont par déférence dépréciées : « je vous écris du bout du monde
/ une lettre barbare » (11), mais le poète sait très bien à quel monde il appartient : « nous n’étions pas de la même maison » (10). Il est de ceux qui grâce aux mots, ont « touché du doigt le ciel » (17) et peuvent « risquer le pas / qui touche l’horizon. » (12) Dans l’univers de la poésie, la royauté est celle de la parole : « j’étais un prince / et je savais parler. » (13)
22 Le poète est donc tout à fait conscient de sa position privilégiée, mais il est assez lucide pour reconnaître l’écart entre lui et l’image qu’il se donne de lui-même :J’ai écrit de grands vers
où la nuit monotone
n’était pas la nuit
et je les ai relus
sans jamais y marcher (15)
Le texte oscille entre l’aspiration à l’impossible et l’autocritique, cette dernière étant particulièrement sensible dans le magnifique texte en prose de la deuxième partie, d’une virtuosité exceptionnelle. Paradoxalement et non sans une certaine ironie, la critique qu’il s’adresse à lui-même et qui évoque l’imitation et l’artifice est selon ma lecture davantage un signe de lucidité qu’une coquetterie d’écrivain. Elle se trouve donc à réduire l’artifice qu’elle dénonce; elle donne un poids et un dessein à ce qui risquait de se réduire à un simple exercice, fut-il réalisé de manière absolument unique : « … des pages entières raturées où s’alignaient les rythmes superbes mais sans vie; des vers qu’on avait lus…» (23)
23 Une lettre au bout du monde est un premier recueil remarquable qui présente toutefois la dispersion typique des textes qui servent à se faire la main. Sa diversité même témoigne de l’ampleur du talent de Jean-Philippe Raîche. On y décèle certes trop d’influences identifiables, mais il révèle une telle sensibilité à tous les aspects du langage et une telle aptitude à les exploiter, une telle intelligence et une telle lucidité qu’il justifie les attentes les plus élevées.
24 C’est dans un tout autre registre que Paul Bossé a réussi à faire sa marque avec deux recueils de poésie publiés en 2001 et 2004. Le jeu et l’humour sont au centre de cette poésie qui s’invente dans une atmosphère de bande dessinée. Paul Bossé peut ainsi aborder des questions sérieuses sans le ton de gravité auquel on les associe généralement. Comme l’indique avec humour le titre du premier recueil, Un cendrier plein d’ancêtres, c’est bien du passage du temps qu’il sera ici question et du point de vue le plus large possible, cosmique pour ainsi dire. Le poète porte un regard enjoué sur le fait que nous marchons littéralement dans les cendres de nos ancêtres de plusieurs millénaires. Vu de Sirius, qui est en quelque sorte le point de vue adopté ici, le passage absolument éphémère sur la planète de la poussière infime que représente l’être humain n’est pas une source de morosité, mais de légèreté. Pourquoi en effet s’en faire pour si peu? Tout le recueil est coloré de cette fantaisie créatrice, de cette magie de l’art, pas seulement celui des mots, mais aussi du cinéma et de la musique qui sont des références constantes. Il n’y a pas beaucoup d’exemples en Acadie de cette poésie qui cultive le double sens, le calembour, le mot-valise et si on oublie les marques d’une langue orale bien acadienne, on songe à des poètes comme Prévert et Desnos. Quelques titres de poèmes donneront une idée du travail textuel que l’on y trouve : « Terre minus », « Philo- sofa », « Bûche à oreille », « L’Homme-brella », « Hivernissage » et « Dot con ». Paul Bossé fait preuve d’un sens de l’observation aussi raffiné du langage que de la réalité et il sait associer les deux pour créer des friandises de mots colorées et savoureuses. Ainsi ce poème très justement intitulé « Oscar » :Mon squelette
sourit toujours
parce qu’il sait
qu’à la fin
c’est lui
qui va
gagner (CPA, 18)
« Prisme » nous paraît aussi une jolie trouvaille, typique de la manière de Paul Bossé :Si je pleure
et je souris
en même temps
un arc-en-ciel
va-t-il se former
entre mes narines ? (CPA, 82)
25 Il excelle aussi à construire de petites allégories, pleines d’humour ou de suggestions, sur des sujets aussi variés que l’invention du cinéma ou la série du siècle entre le Canada et l’URSS. Les rapports qu’il sait créer à l’intérieur des textes se retrouvent aussi à l’échelle du recueil où les poèmes et les titres des parties se font écho. Le propre de la bande dessinée dans l’exploitation du langage, c’est bien sûr le recours constant à l’onomatopée et Paul Bossé ne s’en prive pas, par exemple quand il évoque le boxeur qui se bat contre son ombre : « Le boxeur jab jab jab / l’ombre baj baj baj / le boxeur pif paf poing / l’ombre gniop fap fin / le boxeur K. O. / l’ombre O. K. » (CPA, 69) On ne s’étonnera pas que la fantaisie et la liberté d’écriture de Paul Bossé l’amènent à recourir à la langue orale métissée de Moncton et à s’en moquer dans des jeux de mots bilingues ou dans de fausses traductions, comme dans le poème « Pas No » :STOP
ARRÊT
je freine
FISHBONE
ARÊTE
je m’étouffe
IT’S NICE TO LIVE IN A BILINGUAL CITY
C’est veau de bivre dans une ville si dingue
j’explose (CPA,
27)
26 Bref, Paul Bossé apporte un vent de fraîcheur et de nouveauté à la poésie acadienne dans un registre qui est loin d’être aussi facile qu’il y paraît. Même si son deuxième recueil, Averses, semble plus militant et plus sérieux que le premier, moins inventif et moins travaillé, ce poète a d’ores et déjà fait la preuve d’un talent unique qui pourrait nous procurer bien des bonheurs de lecture.
27 Marie-Claire Dugas, qui a réalisé quelques films et exploré divers médiums artistiques, n’a publié qu’un seul recueil, mais il vaut le détour. Le Pont de verre est un recueil de textes brefs, parfois de quelques vers seulement, et simplement numérotés. Il arrive cependant à nous faire sentir avec beaucoup de vérité la fragilité de l’être, la difficulté de vivre : « Les dimanches après-midi / Dans la voiture / Grise // Il vous prend parfois des envies de mourir (11). Ces petits poèmes sont comme un oiseau sur la branche qui dans le tressaillement de l’instant nous font entrevoir les profondeurs du non-dit. Tout n’est pas également réussi dans ce recueil qui pratique un genre très risqué car la concision extrême peut ouvrir sur des espaces à couper le souffle ou tout simplement sur la banalité, et la frontière est mince entre les deux. Mais il n’y a pas une once d’ostentation dans ces textes et leur simplicité laisse place à l’immensité du secret qu’ils dévoilent. Ces poèmes parlent de la rencontre des êtres, de leur rupture, de leurs insuffisances, de tout ce que l’on ne sait pas, ne sait pas faire, ne sait pas dire. Ils ouvrent une petite brèche sur l’abîme sans fond de l’existence et nous font sentir aussi bien le vertige du gouffre que le plaisir de respirer, mêlés au même souffle. Tout est ambigu et l’être aspire à l’infini, « je voudrais que ma vie soit une étoile filante » (55), mais c’est le contact avec la terre qui le rassure : « Je sais / Mon pied sur la terre / Et cela me rassure » (28). Il ressent en même temps « Ce goût d’absolu / Ce goût du vide /…/ Ce goût de vin victorieux et doux / Ce goût de larmes et de caresses » (68). L’amour n’échappe pas au paradoxe : « Sculpte-moi / Que mon désir ait la forme de tes mains / Couvre-moi de ton nom / Que je sois enfin débarrassée de moi-même » (41).
28 L’inadéquation du monde, présentée comme une évidence, donne au recueil sa tonalité particulière de douce résignation : « Tout est trop petit / Les arbres manquent de grandeur / Les maisons / Les villes / Les rivières / Tout ça n’est pas à la hauteur » (56) Comme pour plusieurs de ses confrères en poésie, c’est dans l’ordre de l’écriture que se répercute finalement ce sentiment d’impuissance. Si elle affirme d’un côté : « Je rêve de faire naître des étoiles dans le creux de mes mains » (61), de l’autre elle dit : « Je n’aime pas le son de ma voix / Je n’arrive pas à écrire la couleur et le son / D’une orange qu’on déchire // Les mots rapetissent tout » (60) Malgré ces préventions, qui sont presque devenues une prescription du genre, Marie-Claire Dugas a un sens très sûr de la musique des mots et ses poèmes frappent juste : « Je deviendrai celle dont je rêve / Je serai ce phénix majestueux / Je traverserai les villes / Resplendissante et nue » (65).
29 Il est très rare de voir un poète atteindre dès son premier recueil à autant de profondeur, de simplicité, d’authenticité et de vérité. Il faut souhaiter que Marie-Claire Dugas ait le goût d’aller plus loin en poésie car elle apporte quelque chose d’unique que bien des lecteurs auront le goût de revisiter.
30 J’espère avoir montré dans ce trop bref survol de cinq jeunes poètes qu’il n’y a pas lieu d’être si pessimiste par rapport à l’avenir de la poésie acadienne. Il ne faut surtout pas céder à ce vieux réflexe de penser que « tout était mieux avant » que l’on trouve parfois chez ceux dont l’avenir est derrière eux. Je n’hésite pas à affirmer que par le nombre des poètes, par la diversité des recueils, par l’originalité et la qualité de l’écriture, par l’ouverture à des thèmes qui ne sont pas confinés à l’Acadie et qui touchent à l’expérience fondamentale de la poésie, la production actuelle en poésie acadienne, aussi bien celle des jeunes poètes que des poètes établis, est meilleure qu’elle n’a jamais été. Elle est même assez abondante pour faire une place à de la poésie de qualité douteuse et, dans l’ensemble, chacun choisira ses héros et ses zéros, avec une seule certitude, c’est qu’il n’y aura jamais unanimité. C’est le lot des petites littératures, et aussi des grandes, de produire ce que François Paré appelle des « scories » (61) et ce n’est pas nécessairement un mal. La différence entre les petites et les grandes littératures, c’est que les premières ne savent pas ce qu’est la littérature, alors que les deuxièmes croient le savoir. Les maisons d’édition en Acadie font preuve d’une grande ouverture par rapport à ce qu’elles acceptent de publier parce qu’elles ne s’appuient pas sur une idée très arrêtée de la littérature et de la poésie. Prises dans la nécessité de se distinguer, elles auraient même plutôt tendance à favoriser ce qui ne correspond pas à l’idée toute faite de celles-ci. Qu’elles se trompent parfois n’a rien d’alarmant. Il faut plutôt se réjouir qu’elles produisent une poésie vivante, souvent expérimentale, qui s’invente constamment autre et qui contribue à renouveler, avec l’ensemble des littératures francophones qui vont souvent dans le même sens, ce qu’on appelle la littérature universelle.
OUVRAGES CITÉS
Arsenault, Guy, Acadie Rock, Moncton, Éditions d’Acadie, 1973
Bossé, Paul, Un cendrier plein d’ancêtres, Moncton, Éditions Perce-Neige, 2001.
—. Averses, Moncton, Éditions Perce-Neige, 2004.
Casanova, Pascale, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, 1999.
Chiasson, Herménégilde, Mourir à Scoudouc, Moncton, Éditions d’Acadie, 1974.
Cormier, Éric, À vif tel un circoncis, Moncton, Éditions Perce-Neige, 1998.
—, Le Flirt de l’anarchiste, Moncton, Éditions Perce-Neige, 2000.
—, L’Hymne à l’apocalypse, Moncton, Éditions Perce-Neige, 2001.
—, Coda, Moncton, Éditions Perce-Neige, 2003.
Deleuze, Gilles et Félix Guattari, Kafka, Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975.
Dugas, Marie-Claire, Le Pont de verre, Moncton, Éditions Perce-Neige, 2003.
LeBlanc, Raymond Guy, Cri de terre, Moncton, Éditions d’Acadie, 1972.
Maillet, Marguerite, Histoire de la littérature acadienne, De rêve en rêve, Moncton, Éditions d’Acadie, 1983.
Masson, Alain (1994), « Sur la production poétique au Nouveau-Brunswick », Lectures acadiennes, Moncton, Éditions Perce-Neige, 1994 : 38. Publication originale dans la Revue de l’Université de Moncton, vol. 5, no 1, 1972.
Paré, François, Les littératures de l’exiguïté, Hearst, Le Nordir, 1992.
Ponge, Francis, Méthodes, Paris, Gallimard 1961.
Raîche, Jean-Philippe, Une lettre au bout du monde, Moncton, Éditions Perce-Neige, 2002.
Roy, Christian, Pile ou face à la vitesse de la lumière, Moncton, Éditions Perce-Neige, 1998.
—, Infarctus parmi les piétons, Moncton, Éditions Perce-Neige, 2000.
—, Chroniques d’un mélodramaturge, Moncton, Éditions Perce-Neige, 2002.
NOTES