1 L’UN DES MOYENS UTILISÉS pour étudier l’histoire de la poésie qué bécoise est bien celui d’une comparaison avec l’histoire de la poé sie française. Et lorsqu’on regarde ces deux histoires d’un point de vue synchronique, l’une des opinions admises par les historiens de la littérature canadienne-française du XIXe siècle en regard des poètes qui leur étaient contemporains est celle d’un retard de leur production. Par contre au début du XXe siècle, on dira de la poésie canadienne-française qu’elle est le premier genre littéraire à ne pas être à la remorque des grandes tendances artistiques françaises et que, par conséquent, son évolution s’est effectuée « en synchronie » — c’est-à-dire sans décalage — avec celle de la poésie française (Marcotte 65).
2 Cette dite absence de décalage en poésie entre ces deux histoires littéraires au XXe siècle m’amène à deux réflexions particulières, l’une portant sur la corrélation faite par les historiens de la littérature québécoise entre l’autonomisation de la littérature québécoise et la synchronie de son évolution avec la littérature française, et l’autre, sur les poésies des femmes du Québec et de la France qui, lorsque regardées d’un point de vue synchronique, laissent apparaître deux fonctionnements propres totalement dissemblables.
Autonomie de la littérature québécoise et synchronie avec la littérature française
3 Pourquoi les historiens de la littérature ont-ils fait une corrélation entre l’autonomisation de la littérature québécoise et la synchronie avec la France 1? N’y aurait-il pas au contraire dans cette corrélation un fort lien de dépendance lié au besoin d’être en synchronie avec cette grande littérature? Pourrait-on plutôt voir en la disparition de ce besoin de se comparer pour s’accréditer le franchissement d’une étape cruciale dans l’autonomisation de la littérature québécoise? Une littérature qui n’est pas une branche d’un arbre mais bien un autre arbre2 n’a plus besoin de se comparer pour se prouver sa valeur propre, mais par contre si comparaison en coupe synchronique il y a, celle-ci la soutient sans posture de compensation. En fait, cette problématique de l’autonomisation en regard d’une comparaison synchronique avec une autre littérature plus ancienne et de même langue est typique de ce qu’on appelle les littératures émergentes, dont la littérature québécoise a fait partie3. Aussi, faut-il d’entrée de jeu préciser qu’une étude synchronique n’est pas conflictuelle en soi, mais lorsqu’elle met côte à côte deux littératures qui n’ont pas le même statut social international et qui de plus parlent la même langue, celle-ci fait apparaître une comparaison dont il y a fort à parier qu’elle aura ten-dance — une tendance inversement proportionnelle au degré d’autonomie de la littérature périphérique — à gommer la spécificité de cette littérature périphérique au profit d’un « retard ».
4 Si on regarde l’histoire de la littérature canadienne-française jusqu’à la fin du XIXe siècle, ce « retard » semble effectivement communément admis4 : les poètes d’ici sont décrits comme étant tributaires de certains grands poètes français qui ne sont pas forcément leurs contemporains. En revanche, au XXe siècle, les historiens constatent une première synchronie avec la France5. En effet, la plupart des poètes que l’on a appelé les Exotiques, qui ont presque tous publié leur premier recueil avant la Première Guerre mondiale (exception faite de Jean-Aubert Loranger), ont séjourné plus ou moins longtemps en France — à Paris particulièrement — ont été à même de s’imprégner des influences artistiques qui y prévalaient et de s’en inspirer une fois revenus au pays. Les principaux, Marcel Dugas, Paul Morin, Guy Delahaye et plus tard Jean-Aubert Loranger, que l’on surnommait aussi « les parisianistes », ont ainsi été considérés dans l’histoire littéraire comme les précurseurs de l’émergence de notre modernité littéraire (Hayward, « La modernité engendre la modernité ou la revanche de Marcel Dugas » 76) et corollairement de l’autonomisation de la littérature québécoise.
5 Mais comment pourrait-on voir en ces « parisianistes » justement ceux qui ont pointé du doigt la voie de l’autonomie littéraire québécoise? Bien sûr ces poètes remettent en question la fonction de la littérature : avec eux, la littérature cesse d’être au service de la nation telle que le préconisaient leurs contemporains, les ultramontains. Mais plus encore ceux-ci protestent contre un étouffement culturel jugé insupportable et leurs poèmes, par conséquent, auront fréquemment pour thème l’exil6.
6 La thématique de l’exil chez les Exotiques me semble intéressante dans la mesure où celle-ci se vit non seulement dans leur propre pays, mais aussi en France. Cette double thématique qu’est l’exil chez soi/l’exil en France me semble révélatrice d’un malaise qui relativise la vision synchronique que l’on pourrait avoir d’emblée de ces auteurs par rapport à leurs contemporains français. Si leur « dextérité poétique » pourrait ne comporter aucun décalage avec les productions poétiques françaises, qu’en est-il de cette thématique? Ce mal-être profond puisé en partie en France même s’accorde mal avec les préoccupations des auteurs français.
7 Cette notion qu’est l’exil me servira de fil conducteur; fil qu’on peut d’ailleurs retracer bien avant les Exotiques, chez un Nelligan et même un Crémazie. Comme le dit Pierre Nepveu, l’exil va « servir de catalyseur pour cette sorte de réaction en chaîne qu’a été la naissance de la littérature québécoise moderne» (Écologie 46-47).
8 Le premier poète dont on a dit qu’il explora vraiment de façon spécifique la notion de l’exil, laquelle recoupe aussi celles du mal-être, de la folie, de la mort et de l’aliénation, ce premier poète est Hector de Saint-Denys Garneau, qui fait paraître en 1937 Regards et jeux dans l’espace, le seul recueil paru de son vivant. Saint-Denys Garneau, par son langage original, apparaît comme le premier à avoir « perçu et concrétisé dans une forme littéraire la collectivité comme réunion de solitudes, la modernité comme épopée malheureuse, procession des fils orphelins dans le désert du monde qui est désert de la pensée enfin responsable d’elle-même » (Nepveu, Écologie 74). C’est ce « enfin » de Pierre Nepveu que j’entends ici comme signant le début d’une reconnaissance de la voix/e distincte de la poésie québécoise, plutôt que sur celle d’une volonté de synchronie avec la France.
9 Saint-Denys Garneau est en tête de cette procession des fils orphelins canadiens-français qui n’ont pour chez-soi qu’une terre non habitable, qui naissent avec leur exil à porter comme un faix.
10 En 1944, l’année suivant la mort de Saint-Denys Garneau, Alain Grandbois fait paraître Les îles de la nuit. La thématique de l’exil reprend là où son prédécesseur l’avait laissée dans l’aliénation et le silence de la mort. Celui dont on a dit qu’il donna, par son exil volontaire, une voix et un lyrisme à cette métaphysique typiquement québécoise, ne semble pas à prime abord influencé par ses contemporains français, et ceci est le résultat d’un choix éclairé. Car en effet la France est aux prises avec la Seconde Guerre mondiale, ce qui entraîne pour le milieu littéraire québécois un grand moment d’effervescence : les auteurs français qui se voient dans l’impossibilité de se faire publier dans leur pays trouvent preneur au Québec7. Ceci permet aux écrivains canadiens-français, dont bien sûr Grandbois, d’être au fait de l’activité littéraire française. Mais on ne peut parler de ce moment comme d’une autre phase capitale dans l’auto-nomisation de la littérature québécoise sans mettre d’abord en relief ce désir de la part des poètes de faire entendre une voix qui leur est propre. Ainsi, parallèlement à la démarche de Grandbois, d’autres poètes, tel Roland Giguère en 1949, font du surréalisme une étape incontournable vers le retour à leur pays natal. Cette exploration du langage, qu’on pour-rait comprendre comme un besoin volontaire de s’exiler du langage quotidien, donne à ce dernier les outils permettant de reconstruire les balises de son territoire de façon à se retrouver et « vivre mieux » (Giguère 11), selon sa propre expression.
11 L’exploration du langage poussée jusqu’à ses confins, c’est-à-dire jusqu’au bout de l’exil, c’est Claude Gauvreau qui bien sûr l’accomplit. En 1950-51, il écrit Étal mixte, qui sera publié quelques années plus tard, dont la singularité éclate sans prendre appui sur quelque contemporain français. Peut-être a-t-il fallu traverser ce désert, cet inhabitable du langage, pour pouvoir vraiment habiter le monde, pour se trouver une place dans le monde.
12 Gaston Miron, le premier, transformera cet exil en habitant par la parole sa « longue désespérance » (8), comme il le dit si bien lui-même. Ce qui est capital pour la problématique d’une étude synchronique des histoires littéraires québécoise et française car à partir des années cinquante au Québec, la littérature québécoise est significativement moins en synchronie avec celle de la France qu’avec les littératures des colonies qui, comme on le sait, sont toutes à la veille de leur indépendance. Le Québec n’échappe pas à ce désir d’autonomie qui se traduit dans l’histoire littéraire en un désir de s’affranchir de la dépendance culturelle encore présente à l’égard de la France.
13 Cet affranchissement passe par une relecture des poètes québécois. La constitution d’une mémoire littéraire, d’un capital culturel proprement québécois est essentielle à l’autonomie de la littérature québécoise dans la mesure où ces poètes redécouverts sont lus autrement. Ainsi, à la relecture de ce « nouvel » exil qu’est le surréalisme québécois — exil non pas subi mais assumé —, les historiens de la littérature des années soixante y voient une nécessité propre qui « dépayse » son lecteur (Georges-André Vachon, cité par Nepveu, Écologie 51).
14 Cet apprentissage d’une nouvelle façon de lire la littérature québécoise — sans passer par le détour du regard français — effectuée conjointement avec une remise en question du seul pôle d’attraction que constitue la France fait en sorte qu’elle devient « souveraine, plutôt qu’assujettie à la littérature française » (Chamberland 209); on diversifie, on internationalise les influences et peut-être surtout on prend conscience de sa singularité nord-américaine.
15 Cette américanité de plus en plus présente en poésie québécoise à partir des années 70, qui puise encore une fois ses racines dans l’exil (l’errance, la beat-generation), relativise aussi les résultats obtenus suite à une comparaison synchronique avec la France. Bien sûr, des éléments communs apparaissent encore — les influences du formalisme ont des échos chez les poètes québécois notamment ceux regroupés autour de La Barre du jour —, mais chose certaine, à partir de Gaston Miron et plus généralement à partir des années soixante, la synchronie entre les poésies québécoise et française ne rime plus nécessairement avec l’autonomisation de la littérature québécoise. De ce point de vue, la synchronie avec la France relatée au début du siècle dans l’histoire littéraire québécoise aurait plus avoir avec un point de vue centriste, ou peut-être un regard encore colonisé : les points communs feraient nécessairement abstraction de cette spécificité québécoise qu’est la notion de l’exil et qui, à y regarder de plus près, fera en sorte que, finalement, rarement la France et le Québec ont été, en termes d’influences ou de mouvements littéraires, en parfaite synchronie.
16 C’est donc autrement qu’il faut penser le point de vue synchronique. Non en terme d’influence littéraire dont la France serait nécessairement le moteur, mais en termes de contemporanéité moderne dont les éléments puiseraient à une humanité commune indépendamment de leur place dans l’échiquier qu’est la littérature mondiale. Humanité commune qui paradoxalement ne peut qu’être retrouvée dans la spécificité québécoise. Aussi, il est clair qu’une lecture des oeuvres du passé faite à partir d’un point de vue québécois, indépendamment de leurs qualités intrinsèques, est essentielle à la compréhension du « caractère à la fois individuel et pourtant universellement valable et éclairant8 ». de la littérature québécoise. Seule celle-ci peut permettre une étude synchronique efficace des poésies française et québécoise.
17 Et par ailleurs, soulignons que la poésie québécoise contemporaine fait aujourd’hui place à de nombreux écrivains inspirés par leur voyage9, incorpore de plus en plus des poètes migrants et d’autres qui, sans voyager, s’imprègnent de ce multiculturalisme qui peu à peu caractérise le Québec. On pourrait dire qu’aujourd’hui, en fait, nombre de poètes québécois, même les plus résolument ancrés ici, renouvellent, transfigu-rent et dépassent le thème de l’exil : on n’a qu’à penser à l’importance de la poésie intime encore présente aujourd’hui, qui traite ce thème sous un angle existentiel, ou de la poésie abordant le sacré, qui souvent se développe dans une dynamique de présence et d’absence qui recoupe généralement le thème de l’exil. Ce thème vieux comme le monde, finalement, ne constituerait-t-il pas la condition même de l’écriture et plus globalement de l’autonomie de toute littérature, au sens où l’écrivain doit s’exiler de ses repères pour ensuite les habiter de façon créative?
Les poésies des femmes du Québec et de la France
18 Lorsqu’on regarde d’un point de vue synchronique les productions poétiques des femmes du Québec et de la France, on ne peut que constater la grande disproportion : la présence des femmes en poésie au Québec est nettement plus importante qu’en France. Importance non pas posée en terme de quantité, car finalement, au cours des siècles, et si on en croit les anthologies, beaucoup de Françaises auraient écrit de la poésie, mais en termes de rayonnement, c’est-à-dire précisément en termes d’inscription dans les histoires littéraires.
19 En fait, indépendamment des pays, les écritures des femmes, quel que soit le genre, ont été plus souvent qu’autrement occultées, et il faut souvent attendre les lectures faites à partir des années 60 pour les redécouvrir. Le Québec n’échappe pas à cette occultation, mais il faut souligner que néanmoins des femmes dans l’histoire littéraire ont presque toujours été présentes.
20 Le premier recueil de poésie écrit par une femme au Québec est apparu en 1892, par Anne-Marie Duval-Thibault. Mais il faut attendre les années 1920 pour voir apparaître la première génération de poètes féminins (Jovette Bernier, Simone Routier, Éva Sénécal et Médjé Vézina, pour ne nommer que les plus importantes). Ces femmes n’ont peut-être pas révolutionné le genre poétique au Québec, mais toutes figurent dans les histoires littéraires10. Par contre, si on regarde ce qui s’est fait en France dans les années 1920, des femmes ont publié, mais on est encore loin des recueils « promus » à l’histoire de la poésie française. Présentes dans l’histoire des autres genres littéraires, les écrivaines font, en poésie française, figure d’exception.
21 Ainsi, si on compare les années 40 en France et au Québec, aucun recueil écrit par des poètes françaises n’ont eu une importance comparable dans l’histoire de la poésie à ceux écrits au Québec par Rina Lasnier et Anne Hébert. Par contre, au cours des années cinquante, la Française Yvonne Caroutch fait paraître Soifs (1954) dont on a dit qu’il constitue l’un des deux événements littéraires de l’année avec Bonjour tristesse, de Françoise Sagan (Hermey 139). Un accueil fut tout aussi positif pour la publication du deuxième recueil d’Anne Hébert, Le Tombeau des rois (1953). Mais contrairement à Yvonne Caroutch, dont on a salué le talent lors de la parution de son recueil sans pourtant que l’histoire littéraire française ne retienne son nom, les poèmes d’Anne Hébert ont été de toujours reconnus dans notre histoire comme étant d’une importance capitale. Là se situe indéniablement une différence notable dans l’étude synchronique des poésies des femmes au Québec et en France : l’impossibilité pour les poètes françaises d’accéder à la postérité par leur inscription dans l’histoire littéraire.
22 Cette quasi-absence de traces des femmes dans l’histoire de la poésie française s’étend dans les années soixante, malgré le fait que certaines d’entre elles poursuivent une œuvre11.De plus, même si la création d’un prix de poésie exclusivement décerné aux femmes — le prix Louise Labé — permet à celles-ci d’être connues par leurs pairs, les femmes n’obtiennent que très peu la reconnaissance de l’histoire littéraire. Au Québec, nulle distinction littéraire exclusivement féminine n’a été créée, ce qui peut certainement être considéré comme allant de soi puisque les femmes qui, en poésie, pour-suivent une œuvre ont une place à la mesure de leur talent dans l’histoire littéraire12.Cet état de fait ira grandissant à partir des années 70 où l’importance de l’écriture des femmes au Québec s’accentue tant et si bien qu’elle a un impact de redéfinition profond de la poésie. Ainsi, Nicole Brossard, avec la publication de Suite Logique et de Centre Blanc (1970), prône une nouvelle façon de concevoir l’écriture s’inscrivant contre le courant dominant lyrique de la poésie du pays. Cette décennie, qui au Québec est pour les femmes « un moment de prise de conscience, de solidarité, d’exploration et d’affirmation » (Brossard et Girouard 20), voit l’écriture des femmes se développer surtout autour des deux revues La Barre du Jour et Les Herbes Rouges, lesquelles rompent explicitement avec la poésie de l’Hexagone pour se réclamer d’une avant-garde qui puise aux théories européennes et américaines. Cette présence des femmes dans la poésie des années soixante-dix est d’autant plus marquante que toutes laissent une trace profonde dans l’orientation même de l’histoire littéraire : la survie des propositions formalistes de la Barre du Jour tout autant que la redéfinition de la modernité littéraire par leurs écrits en font foi.
23 En France, malgré le retentissement de mai 68, qui pourtant a été d’une importance cruciale dans l’histoire du féminisme français, toute autre est la situation : des femmes comme les poètes Andrée Chédid et Annie Salager sont relativement reconnues dans l’histoire, mais aucune n’ont cette force de redéfinition de la poésie des poètes québécoises. Ainsi, pendant qu’au Québec tous reconnaissent l’indéniable influence des femmes — on dira que leur écriture va jusqu’à permettre d’opérer un « déplacement de la modernité » (Dupré 17)13 en France, au même moment, si l’on voit apparaître quelques noms ici et là, aucune femme ne peut investir profondément le terrain de la poésie : « [l’] histoire de la poésie [française], une poésie si riche, si diversifiée, l’une des grandes poésies dans le monde, est une histoire pauvre en noms de femmes » (Giraudon et Deluy 14).
24 Il faudra attendre les années quatre-vingts pour voir apparaître en France une réelle présence de poètes féminins dans les librairies. Par contre les Marie-Claire Bancquart et Claude de Burine, qui reçoivent prix et distinctions littéraires (les prix de poésie Max Jacob et Alfred de Vigny pour la première, Max Jacob et Alfred de Musset pour la seconde), n’échappent pas encore à la force de la tradition française et ne franchis-sent que difficilement le cap de la reconnaissance qu’est le passage à l’histoire littéraire. Ainsi, en 1989, Louise Dupré constate :En France, on ne compte plus les femmes tant romancières qu’auteures dramatiques ou essayistes. Les poètes restent cependant rares : qui nommer à part Anne-Marie Albiach, Liliane Giraudon ou Jacqueline Risset ? Comment expliquer ce fait ? Rimbaud se serait-il trompé ? Bien différente semble la situation au Québec où les femmes inspirées par le féminisme se sont surtout intéressées à la poésie (13-14).
25 Même si de nos jours la situation change en France — on y dénote en 1994 plus de quatre-vingts femmes-poètes (Sorrell 6) — celles-ci ont encore du mal à se faire publier dans le « réseau officiel et les grandes maisons d’édition » (Giraudon et Deluy 13), et souffrent toujours du grand décalage entre leur production poétique somme toute abondante et leur infime place dans l’histoire littéraire. Aussi, force est de reconnaître à quel point le Québec, contrairement à notre « traditionnel » retard du XIXe siècle, fait figure de précurseur en ce qui concerne les femmes dans l’histoire de la poésie. Comment expliquer ce fait ? Deux raisons concomitantes me semblent possibles : la structure sociale et la valorisation même de la poésie.
26 « La France demeure un pays de solides résistances à une réelle égalité » (Giraudon et Deluy 14). En effet, la structure sociale française, depuis l’écrasement de la civilisation occitane au Moyen Âge, s’est constituée sur des bases fortement érigées autour d’un centre au pouvoir masculin. Cette hiérarchie du centre, qui métaphoriquement rayonne sur ses marges (les femmes, les minorités, les faibles, les colonies), a connu un durcissement au cours des siècles; il n’est donc pas étonnant que ce durcissement se reflète sur la littérature française : ainsi la poésie — ce genre dans lequel la structure sociale française se reflète sous son jour le plus traditionnel (les hommes créent alors que les femmes sont réduites au rôle passif de la muse) —, la poésie donc se durcit, elle aussi, au XXe siècle : elle seule sait exprimer l’indicible et conséquemment devient, à l’image même de la structure hiérarchique sociale, le centre par excellence de la littérarité, c’est-à-dire le bastion essentiellement masculin de la littérature.
27 Telle n’est pas la situation au Québec, lequel s’inscrit dans l’histoire en tant que colonie bientôt soumise à une double hiérarchie : celle, économique et sociale anglo-saxonne et celle, culturelle, de la France. Le Québec a ainsi tenu, jusque dans les années soixante, une position inférieure en marge de ces deux centres. Cette structure socioculturelle particulière a formé une littérature dont la voix singulière a pris, comme on l’a vu plus tôt, la forme d’un exil essentiellement nomade. Le nomade, pour survivre, va nécessairement faire sienne l’altérité de l’étranger; plutôt que d’assimiler les autres, celui-ci va en intégrer ses caractéristiques.
28 Cette capacité d’intégration, cette extrême porosité de son identité constitue la différence radicale entre les littératures québécoise et française : alors que la littérature québécoise, la nomade, se renouvelle par le biais de ses marges telles l’écriture des femmes et l’écriture migrante qu’elle intègre jusqu’à se redéfinir elle-même, la littérature française, plus solidement ancrée, plus réfractaire au changement, tend à opposer instinctivement une résistance à ce qui ne vient pas de son centre ou d’un autre centre dominant. Caractéristique particulière de chacune dont il faut absolument tenir compte dans toute étude synchronique de ces deux littératures non seulement pour ne pas faussement attribuer de « retard » ou même associer ce retard à une «non-autonomisation » de la littérature québécoise, tel que déjà mentionné, mais encore — en ce qui concerne particulièrement les poésies des femmes — pour ne pas s’appuyer uniquement sur l’histoire littéraire dominante. Car s’opposent ici, dans leur ensemble, deux dynamiques essen-tiellement différentes : celle du manque, par laquelle la littérature québécoise se complète par l’Autre (on peut penser ici à la musique des gitans), et celle du plein, par laquelle la littérature française tend au non partage du pouvoir en reproduisant l’attitude coloniale à l’égard de ses marges quelles qu’elles soient (les femmes, les minorités, la littérature québécoise). Et j’ajouterais : malheureusement. Car « il y a les littératures de la suffisance et celles, pour moi fondamentales, de l’inquiétude » (Paré 51). La nôtre en est forcément une de l’inquiétude14, et il me semble qu’avec le temps cet inconfort a produit une qualité distincte qui a maintenant tout pour influencer la littérature française. Tout, à part sa jeunesse et sa place dans l’échiquier mondial.
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NOTES