1 Les noms de Laure Conan (pseudonyme de Félicité Angers), Fadette (pseudonyme d’Henriette Dessaulles), Madeleine (pseudo- nyme d’Anne-Marie Gleason), Gaëtane de Montreuil (pseudonyme de Georgina Bélanger), Josette (pseudonyme de Joséphine Marchand-Dandurand), Éléda Gonneville (pseudonyme d’Adèle Bibaud) et Françoise (pseudonyme de Robertine Barry) résument à eux seuls la contribution connue et reconnue des femmes de la fin du XIXe siècle à l’édification de la littérature du Québec.
2 Ces noms ne constituent cependant qu’une partie d’un phénomène beaucoup plus important. Le dépouillement des périodiques québécois du XIXe siècle révèle la présence de nombreux textes — poèmes, lettres, chroniques, nouvelles, etc. — signés de noms de femmes; ces écrits constituent les vestiges de la littérature féminine diffusée à l’époque. Bien que nous puissions trouver des textes écrits par des femmes dans la presse québécoise plus tôt dans ce même siècle, ceux-ci demeurent assez rares. Ce n’est que dans les années 1880 que nous commençons à trouver, sur une base régulière, des textes signés d’un nom féminin.
3 En ce domaine, un vaste champ d’investigation reste toujours inexploré; le seul exemple de La Sentinelle, un journal hebdomadaire de Montmagny, suffit à le démontrer. Mme Henriette Rochefort (Henriette Morin dit Valcourt) publie, au minimum, 17 textes dans le journal entre avril et décembre 1892 et utilise au moins trois pseudonymes diffé-rents. Elle est l’auteure de chroniques, de poèmes, de chansons, de contes et de romans. Joseph Marmette et d’autres membres du club des Dix apprenant qu’Henriette Morin dit Valcourt a écrit un roman historique de plus de 200 feuillets1 ont demandé de voir le manuscrit, car ils avaient de la difficulté à croire qu’une femme qui n’a fréquenté l’école paroissiale que pendant deux ans ait pu rédiger un tel ouvrage. Joseph Marmette a lu le roman et la lettre qu’il a envoyée à l’auteure a été reproduite par la suite dans La Sentinelle :J’ai votre roman entre les mains et le lis attentivement, un crayon à la main, indiquant, de ci et de là certaines corrections que vous pour-rez adopter [...]. Oui, Madame, votre enfant littéraire est bien le vôtre et vous pouvez être fière des qualités qui le distinguent : vive imagination et langage harmonieux et coulant de source. Si pour le moment les félicitations sincères d’un petit groupe d’amis des lettres — surtout des lettres canadiennes — , peuvent vous être de quelque agrément, permettez moi, Madame, de vous les offrir au nom des “DIX”2.Bien que les réalisations de cette mère de famille, autodidacte, soient considérables dans le contexte et pour l’époque, sa contribution est pratiquement passée inaperçue3. Les écrits des femmes comme Mme Roche-fort qui, parce qu’ils ont été publiés dans des périodiques, ont été oubliés par l’histoire littéraire du Québec.
4 Toutefois, la recherche sur les textes des femmes du XIXe siècle se heurte à un problème de taille : l’emploi des pseudonymes. En général, l’identité et les motifs des personnes qui se cachent derrière un pseudonyme demeurent un mystère. Citons l’exemple de Catherine Parr qui signe onze chroniques dans la revue montréalaise Le Monde illustré entre 1889 et 1891. Bien qu’une auteure nommée Catharine Parr Traill ait publié des ouvrages au Canada anglais au cours du XIXe siècle, rien ne permet de croire qu’il s’agit de la même personne4. L’identité de l’auteure demeure donc un mystère.
5 En effet, si les dix-neuviémistes s’entendent pour dire que l’usage du pseudonyme est fort répandu dans les premières générations de journalistes québécois (soit au début du XIXe siècle pour la première cohorte des hommes journalistes et à la fin du siècle pour les premières femmes journalistes), peu de recherches ont encore tenté de définir la nature et les conditions de cette pratique. L’étude de cas que nous présentons vise à combler cette lacune.
6 Hermine Lanctôt, une écrivaine presque oubliée par l’histoire littéraire du Québec, a néanmoins apporté une contribution intéressante à notre littérature. Mises à part deux publications, cette institutrice montréalaise a rédigé plus de cent textes (surtout des chroniques et des récits brefs) à partir de 1884, et ce, pour diverses revues (Le Journal du dimanche, Le Monde illustré, Le Recueil littéraire, La Revue canadienne, Le Journal de Françoise, Pour vous, mesdames, etc.). Bien que sa production littéraire n’ait pas eu un grand impact sur l’histoire littéraire5, son œuvre demeure importante à deux points de vue. D’une part, Hermine Lanctôt est une des premières écrivaines du Canada français et, selon Robert Prévost, (Prévost 129) elle est la première chroniqueuse du Monde illustré, revue montréalaise qui a beaucoup contribué à l’accès des femmes à l’écriture au Québec à la fin du XIXe siècle. D’autre part, son œuvre est également intéressante en ce qui concerne l’usage des pseudonymes. Outre les deux publications qu’elle signe de son vrai nom, toute sa production dans Le Journal du dimanche et Le Monde illustré paraît sous des pseudonymes. Entre février 1884 et octobre 1892, elle fait paraître dans ces deux périodiques environ soixante-dix articles sous au moins trois pseudonymes différents6.
7 La présente étude s’intéresse à l’emploi des pseudonymes d’Hermine Lanctôt (Hermance, Ninette et Angéline) dans Le Journal du dimanche et Le Monde illustré afin de déterminer comment l’auteure parvient à mystifier ses lecteurs, pour quelles raisons elle a recours au pseudonymat et, plus précisement, à un pseudonymat « pluriel » et « dialogique ». Nous analyserons en premier lieu le pseudonyme Hermance, puis nous effectuerons une étude des hétéronymes, Ninette et Angéline, afin de voir la différence entre ces deux techniques de mystification. Étant donné que le pseudo-nymat est très répandu parmi les femmes journalistes à la fin du XIXe siècle et que souvent ces dernières ne se limitent pas à l’emploi d’un seul nom, cette étude de cas permettra une meilleure compréhension de la pratique en général.
Hermance
8 Hermance, « [p]seud. de prédilection et le plus connu de Mlle Hermine Lanctot [sic] » (Vinet 115) fit ses débuts littéraires au Journal du dimanche le 9 février 1884. Entre cette date et le 7 mars 1885, Hermance rédigera quinze articles pour cette revue, en général des chroniques. Le 7 mars 1885, la rédaction du Journal du dimanche annonce que l’hebdomadaire fusionne avec Le Monde illustré, revue montréalaise fondée en 1884. Le comité de rédaction promet que « [l]es lecteurs du Journal du dimanche y retrouveront leurs chroniqueurs, Maud et Fernand et ainsi que les autres collaborateurs » (« À nos lecteurs », LJd II.10,73-74). Hermance devient alors collaboratrice au Monde illustré où, selon Madeleine, elle « y connut les meilleurs succès » (Gleason 172). Entre le 21 novembre 1885 et le 22 octobre 1892, quarante-sept textes signés du nom Hermance paraîtront dans cette revue, dont la majorité sont des chroniques.
9 Au fil de ces soixante-deux textes parus dans les deux revues, le lecteur découvre, grâce aux divers détails autobiographiques que la chroniqueuse fournit à ses lecteurs, les idées, la vie et le caractère d’Hermance. Elle les informe qu’elle a fait ses études dans une institution laïque, qu’en 1884 elle a 20 ans et qu’en 1892 elle a « vingt et quelques printemps » (LMi IX.447, 289). Elle déclare dans une de ses premières chroniques qu’elle n’est pas vieille fille, mais qu’elle craint « d’être une recrue pour le respectable bataillon des vieilles filles » (LJd I.18, 138). Dans le même article, elle dévoile sa profession : sous-maîtresse d’une classe de deuxième année. Elle parle de sa famille (elle a une jeune sœur), de ses amies Georgette et Mignonne et informe ses lecteurs qu’en bonne chrétienne, elle fréquente la paroisse de Saint-Jacques. Dans ses loisirs, elle coud, cuisine, tient un journal intime et peint.7 Elle parvient, au cours de presque neuf ans, à tracer une bonne esquisse autobiographique.
10 Ces détails, ancrés dans la réalité, alimentent la crédibilité du personnage d’Hermance. Hermine Lanctôt ne s’arrête cependant pas là. Sous le couvert du même pseudonyme, Hermine Lanctôt réclame ses droits d’auteur pour un texte qu’elle a publié dans Le Journal du dimanche et qu’un M. Charles a reproduit dans Le Monde illustré (LMi IV.193, 290). Elle parle des concerts auxquels elle assiste, de sa bibliothèque, du courrier qu’elle reçoit et même du fait qu’elle écrit. Elle décrit ses relations personnelles avec un enfant décédé récemment « que j’avais si souvent baisé joyeusement » (LJd I.14, 106), elle évoque les problèmes rencontrés lors de ses déménagements ainsi que ses déceptions dans la vie. En écrivant à une amie qui vient de fêter ses quinze ans, elle lui conseille que « quoiqu’il arrive, quel que soit le sort que l’impitoyable destin [lui] réserve, [de faire] toujours largement la part de l’amitié » (LJd I.12, 91). Hermine Lanctôt a doté son personnage d’Hermance d’un passé, d’une vie personnelle, ainsi que d’une vie intérieure. L’effet mystificateur est bien réussi.
11 Un siècle après leur publication et sachant qui se cache derrière le masque, est-il possible de lire ces articles et de croire que le personnage d’Hermance est complètement fictif? De nombreux traits relient la vie d’Hermance à celle de son auteure, Hermine Lanctôt. Les deux sont institutrices, célibataires et, à l’époque, dans la vingtaine. Malheureusement, comme peu de détails existent sur la vie d’Hermine Lanctôt, leurs biographies ne peuvent pas être comparées davantage. Cependant, à l’époque de la publication de ces écrits, le lecteur ordinaire ne connaissait pas l’identité réelle d’Hermance, son masque lui assurant l’incognito. Mais étaitce le cas pour les amis d’Hermine Lanctôt?
12 Dès le début de sa carrière d’écrivaine, quelqu’un aurait pu dévoiler son identité. Dans ses cinq premiers articles du Journal du dimanche, la chroniqueuse Hermance donne assez de détails biographiquesqui correspondent à la vie d’Hermine Lanctôt pour semer un doute dans l’esprit de ses proches. Même le nom qu’elle a choisi8, une combinaison de son prénom et de son nom de famille (Hermine Lanctôt), aurait pu leur four-nir un précieux indice. Ce n’est cependant qu’en juillet 1892, que son identité aurait pu être établie avec certitude parmi ceux qui la connaissent. En parlant de la distribution de prix par les écoles, Hermance réfère à l’académie de Madame Marchand (où Hermine Lanctôt, à cette époque, est institutrice) : « Je cite l’académie de madame Marchand; on peut bien agir de la même manière en d’autres institutions, je n’en sais rien; mais de celle-ci je puis toujours parler avec connaissance de cause » (LMi IX.428, 121). Grâce à cette affirmation, le masque tombe. À partir de cette date, ceux qui la connaissent ne pouvaient plus douter de son identité. Cet emploi d’un pseudonyme illustre bien la définition qu’en donne Jean-François Jeandillou dans son ouvrage Esthétique de la mystification : « Si la substitution d’un nom à un autre ne s’accompagne pas d’une mise en scène laissant croire à l’existence d’un individu Y radicalement distinct de X, on la désignera spécifiquement comme pseudonymie » (Jeandillou 79).
13 Pourquoi Hermine Lanctôt ressentait-elle la nécessité de se voiler d’un pseudonyme? Cherchant à répondre à la question « Pourquoi prendon un pseudonyme? » (Dauzat 175), Albert Dauzat identifie deux rai-sons : la première, d’ordre social, est que l’individu a intérêt à cacher son nom, car ses écrits ou son acte d’écrire ne sont pas acceptés par la société; la deuxième, d’ordre psychologique, est que son nom lui déplaît. Dans ce cas, rien ne fait croire que la deuxième raison, psychologique, motive la mystification. La première hypothèse de Dauzat est plus intéressante : l’individu cache son nom pour se protéger. Dans le cas d’Hermine Lanctôt, ce sont moins ses écrits qui pourraient lui créer des ennuis, mais plutôt le fait même d’écrire. Pourtant, les sujets qu’elle aborde dans ses articles ne vont pas à l’encontre de l’idéologie dominante de la société québécoise de l’époque. Elle parle de fêtes religieuses, de la joie de la première communion, des mauvais livres ainsi que du bonheur d’être avec Dieu au paradis. Tout ce qu’elle écrit est parfaitement conforme aux règles en vigueur dans le phalanstère.
14 Son problème réside donc dans le fait qu’elle écrit. Hermine Lanctôt, à l’aide de la plume d’Hermance, évoque cette difficulté dans l’une de ses chroniques :En réponse au confrère qui me demande pourquoi je ne signe pas mes articles.
...
Croyez-vous vraiment que nous les femmes pouvons, sans crainte et sans frayeur dont la pensée seule donne le frisson, mettre notre nom au bas d’un chronique de journal?...
...
Mon pseudonyme est un précieux moyen de m’éviter une foule de malentendus au milieu des personnes que je coudoie habituellement.
Puis, vous l’avouerai-je? Une crainte moins puérile me domine.
J’en suis encore à aimer les petits plats, les mets gentils, les douceurs : ce nom “Hermance” m’en a fait tant servir ici, que je craindrais voir tout s’évanouir en face des cinq syllabes qui composent mon nom.
Je reste donc ainsi abritée, cher confrère, quoiqu’il ne vous en convienne pas, et je me sens encore tout à mon aise pour causer [...].
(LMi VI.266, 43)
Hermine Lanctôt avoue qu’elle se cache parce qu’elle est femme. Dans cette citation, la première phrase est particulièrement intéressante, car c’est précisement de son proche entourage qu’elle ne s’est pas cachée. Elle n’a pas essayé de semer le doute (ou si elle a essayé, elle n’a pas eu beaucoup de succès) parmi ceux qui la connaissent. Dans cette même citation, elle révèle qu’elle porte un masque et elle donne un indice de son identité : son nom a cinq syllabes. L’affirmation qu’elle se cache de ses amis n’est guère convaincante. Hermine Lanctôt a plutôt peur de se mettre à nu devant une société qui n’accepte pas qu’une femme prenne la plume et s’exprime en public. Cependant, même quand le masque tombe, elle continue à signer ses articles Hermance, car c’est sous ce nom qu’elle s’est fait connaître comme écrivaine. Le pseudonyme devient alors un nom de plume.
Ninette, Angéline
15 Hermine Lanctôt a signé six articles dans Le Monde illustré du pseudonyme Ninette entre le 22 mai 1886 et le 30 juillet 18879. Tout comme l’identité d’Hermance est créée dans ses écrits, le personnage de Ninette est construit au cours de ses six textes. Cette « jeune fille modèle » (LMI III.107, 23; appellation plutôt ironique) avait demandé « à M. le rédacteur un tout petit espace dans sa feuille hospitalière » (22). Elle se décrit physiquement : « Brune, pas jolie; assez grande, assez forte, assez robuste; prête à donner un coup de dents et à recevoir un coup de plume... » (22). Contrairement à Hermance, elle ne lit pas et ne tricote pas, mais fume et joue aux cartes. Elle parle de sa mère, de ses grands frères, de ses grandes sœurs, de sa nièce, de sa filleule Camilla et de son amie Georgette (Hermance et Ninette ont la même amie). Elle informe ses lecteurs qu’elle a fait ses études à l’académie de madame Marchand et que sa maison natale est bleue. Tout comme Hermance, Ninette a un passé et une vie personnelle. Cependant, les vies de ces deux femmes diffèrent sensiblement.
16 Dès sa première causerie dans Le Monde illustré, Ninette nous parle de son nom : « On ne s’accorde pas très bien sur le nom que je dois porter. Celui que je reçus au baptême semble éveiller moins la sympathie. Alors, pour vous, lecteurs et lectrices, je veux m’appeler Ninette, — Ninette tout court » (22). À qui réfère-t-elle par le pronom « on »? À la direction de la revue? À Hermine Lanctôt? À sa famille? Dans une conversation avec sa grand-mère, reproduite par Ninette en discours indirect, son aïeulle l’appelle « Ninette » (LMi III.125, 166). Le passage de la troisième personne à la première est aussi intéressant, car il indique que c’est bien Ninette qui a pris la décision finale (« je veux »). Bien que l’écrivaine signale que son nom est fictif (et, vu la description que Ninette donne d’elle-même, d’une femme grande, forte et robuste, il est intéressant qu’elle ait choisi un diminutif comme nom), elle se montre capable de prendre des décisions.
17 Est-ce que Ninette est un pseudonyme comme le définit Jeandillou, où la personne X (l’auteur) est presque identique à la personne Y (le pseudonyme)? Ou est-ce que Ninette est plutôt un hétéronyme, défini par le même auteur comme étant un « nom donné (ou prêté) par le scriptor à un autre imaginaire » (Jeandillou, 80)? Ninette nous présente le problème directement : « Ignorez-vous encore que dans ce siècle de progrès, on n’écrit pas plus comme on est qu’on paraît être ce qu’on est réellement? » (LMi II.118, 107). Une étude de la vie d’Hermine Lanctôt révèle la distance qui la sépare de Ninette. Bien que les deux aient fait leurs études à l’académie Marchand, Ninette donne l’impression d’avoir terminé ses études assez récemment, tandis que Hermine Lanctôt a obtenu son diplôme d’institutrice en 1877. De plus, Ninette affirme qu’elle n’aime pas particulièrement les enfants, tandis qu’Hermine Lanctôt travaillera comme éducatrice pendant 51 ans. Sous le pseudonyme Hermance, qui n’est qu’un masque assez transparent, Hermine Lanctôt parle de la religion et des devoirs de la femme tandis que Ninette s’en tient au récit de ses caprices.
18 Ninette semble être le versant adolescent d’Hermine Lanctôt. Elle essaie tout ce qui lui est interdit (fumer, écrire, jouer aux cartes), elle tient tête à sa mère, à sa grand-mère et aux lecteurs de la revue. Même les titres de ses chroniques renforcent le côté puéril du personnage : « Fantaisie », « À bâtons rompus », « Causette » (étant donné son âge et son statut de jeune fille, elle n’a pas le droit à une causerie, seulement une « causette »). Hermine Lanctôt a-t-elle créé Ninette afin d’établir un lien avec le statut « mineur » de la femme à l’époque? Le titre de son article, paru dans Le Monde illustré le 17 juillet 1886, « Cinq minutes, s’il vous plaît », ne ferait que renforcer cette hypothèse; elle n’a le droit d’écrire que quelques mots. Le contraste entre Hermine Lanctôt, une femme adulte, responsable et vieille fille, et Ninette, une jeune fille capricieuse, est très évident. Ninette (Y) et Hermine Lanctôt (X) présentent des traits distincts. Par conséquent, Ninette, un personnage de fiction, même si elle est peut-être inspirée de l’adolescence d’Hermine Lanctôt, s’avère un hétéronyme, un « autre imaginaire ».
19 Les techniques qu’emploie Hermine Lanctôt pour faire croire aux lecteurs qu’Angéline10 est une vraie personne ressemblent beaucoup à celles utilisées par Ninette. Dans les deux textes signés Angéline dans Le Monde illustré, elle révèle qu’elle a une amie et une petite sœur avec qui elle partage des souvenirs. Elle a la capacité d’aimer et une vie intérieure : « Je suis meilleure quand je te sens là, et plus méchante dès que tu n’y es plus » (LMi II.103, 406). Le lecteur peut croire à la réalité de cette signature. Cependant, peu de détails biographiques sont fournis aux lecteurs et aucun ne pourrait lier Angéline à Hermine Lanctôt.Encore une fois, il s’agit d’un hétéronyme; Angéline (Y) étant complètement distincte d’Hermine Lanctôt (X).
20 Hermine Lanctôt va jusqu’à créer un dialogue entre ses trois person-nages pour augmenter l’effet de réalisme et, peut-être, pour jouer avec ses lecteurs. Ninette décrit Angéline comme étant « rêveuse » (LMi III.107, 22) et dit ne la connaître « que [de sa] chevelure légèrement blonde, entrevue un jour du printemps dernier à la promenade » (LMi III.125, 166-67). D’Hermance, Ninette dit qu’elle est « philosophe » (LMi III.107, 22) tandis qu’Évangéline (variante d’Angéline?) la nomme la « correspondante bien aimée du Monde illustré » (LMi VI.266, 47). Les trois chroniqueuses (Angéline, Hermance et Ninette) n’oublient pas, cependant, de faire référence aux autres collaboratrices de la revue pour que le lien entre les trois ne soit pas trop étroit. Dans le premier article qu’elle publie dans Le Monde illustré, Ninette dit aux lecteurs : « Je ne vous connais pas, ou à peu près » (LMi III.107, 22). Est-ce un clin d’œil aux lecteurs ou fait-elle plutôt allusion à l’article paru un an plus tôt sous le même pseudonyme dans Le Journal du dimanche?
21 Hermine Lanctôt n’arrête pas là son jeu. Elle envoie deux de ses chroniqueuses en vacances afin de leur donner une vie à l’extérieur de la revue. Dans un article souhaitant la bienvenue à une nouvelle collaboratrice, Marguerita (pseudonyme de Joséphine Denault), Hermance révèle que Ninette est à Boston et Angéline à Cacouna. En terminant son article, elle prévient Marguerita que « [s]i la nouvelle de votre sortie leur parvient — ce qui est probable — elles ne vous pardonneront jamais de les oublier » (LMi III.122, 139). Sommes-nous en présence d’un autre clin d’œil de la part de l’auteure? De retour de son voyage à Boston, Ninette reproche à Hermance son indiscrétion : « Et de mon voyage à Boston, pas une ligne! je ne vous en dirais rien non plus sans cette Hermance qui est venue vous en souffler le mot » (LMi III.125, 167). Bien que ces dialogues tendent à convaincre les lecteurs de l’existence de trois personnes distinctes et, conséquemment, contribuent à l’effet de réel, Hermine Lanctôt semble également s’amuser à tromper ses lecteurs.
22 Hermine Lanctôt signe du nom Hermance parce que le fait d’écrire pour une femme n’est pas accepté par la société, mais pourquoi décide-t-elle d’employer plus qu’un nom? Essaie-t-elle de renforcer l’illusion qu’Hermance est une vraie personne? Ou est-ce plutôt par esprit de jeu? Ninette félicite le rédacteur d’avoir augmenté le nombre de collaboratrices (167); Hermine Lanctôt voulait-elle contribuer à cela en créant une illusion de plusieurs femmes journalistes? Ou, voyait-elle la nécessité de mettre un nouveau masque parce que, comme Romain Gary, elle se sentait prison-nière de « la gueule qu’on lui a[vait] faite » (Gary 16) ou, dans le cas d’Hermine Lanctôt, qu’elle s’était faite? Une étude des textes d’Angéline ne révèle rien de choquant, mais les chroniques de Ninette sont un peu plus marginales et on a l’impression que ses écrits ont été critiqués :C’est Ninette qui vous revient, mais sur la pointe des pieds, cette fois.
Oh! oh! comme il est mal de venir parler aux lectrices du Monde illustré!
Je ne savais pas. (LMi III.115, 83)
Est-ce qu’Hermine Lanctôt a créé Ninette afin de pouvoir être capricieuse sans ternir son image d’institutrice? Si c’est le cas, cela ne fait que renforcer l’hypothèse que ses proches connaissaient la vraie identité d’Hermance. Elle a dû inventer un deuxième pseudonyme, un personnage plus mystificateur qu’Hermance, afin de pouvoir tromper ses lecteurs. Dominique Desanti se demande si un pseudonyme occasionnel permet à l’auteur de jouer différents rôles (Corps écrit 91). Dans le cas d’Hermine Lanctôt, c’est effectivement ce qu’elle a réussi à faire en créant Ninette.
23 Laquelle (ou lesquelles?) de ces hypothèses est la bonne? Sans son journal intime ou d’autres documents où elle aurait pu expliquer ses motifs, cette question demeurera irrésolue. Mais peu importe les raisons qui motivent Hermine Lanctôt à avoir recours au pseudonymat, elle donne l’impression qu’elle prend plaisir à mystifier ses lecteurs et à se créer diverses personas défiant ainsi, par le jeu, une société encore sourde à la voix des femmes. Le jeu de mystification d’Hermine Lanctôt est si bien réussi qu’il intéresse encore un siècle après avoir été écrit.
OUVRAGES CITÉS
Bellerive, Georges. Brèves apologies de nos auteurs féminins. Québec : Librairie Garneau, 1920.
Desanti, Dominique. Corps écrit. no 8 : Le nom. Paris : Presses Universitaires de France, 1983.
Dauzat, Albert. Les noms des personnes. Origine et évolution. Paris : Librairie Delagrave, 1925.
Gary, Romain. Vie et mort d’Émile Ajar. Paris : Gallimard, 1981.
Gleason, Anne-Marie (pseudonyme : Madeleine). Portraits de femmes. Montréal : Éditions La Patrie, 1938.
Jeandillou, Jean-François. Esthétique de la mystification. Tactique et stratégie littéraires. Paris : Les Éditions de Minuit, 1994.
Lanctôt, Hermine. Madame Laetitia Bonaparte. Conférence donnée aux Dames Bienfaitrices de l’Institution des sourdes-muettes. [Montréal]; s. éd., [1913].
_____. Fleurs enfantines. Ouvrage illustré contenant les portraits de soixante dix-sept de nos enfants canadiens et des pages spécialement écrites par de [sic] nos meilleures plumes canadiennes. Montréal : cie d’imprimerie Guertin, 1899.
_____. Le Journal dimanche, I.1 (22 décembre 1883) au II.10 (7 mars 1885).
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Laugaa, Maurice. La pensée du pseudonyme. Paris : Presses Universitaires de France, 1986.
Lemire, Maurice (dir.). Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec. 2e édition. Vol. I : Des origines à 1900. Montréal : Fides, 1980.
Prévost, Robert. Québécoises d’hier et d’aujourd’hui. Profils de 275 femmes hors du commun. Montréal : Les Éditions internationales Alain Stanké, 1985.
Valcourt, Henriette Morin, dit. Les fantômes blancs. Montréal : Édouard Garand, 1923.
Viala, Alain. Naissance de l’écrivain. Paris : Les Éditions de Minuit, 1985.
Vinet, Bernard. Pseudonymes québécois. Québec : Éditions Garneau, 1974.
NOTES