Interview
Raymond Guy LeBlanc :
« Avant je criais aujourd’hui je parle »

Robert Viau
Université du Nouveau-Brunswick

RAYMOND GUY LEBLANC est considéré comme un des poètes acadiens les plus importants depuis la « renaissance acadienne » des années soixante. Son cheminement est fort intéressant, car pendant plus de trente ans, il a publié poèmes, textes critiques et analyses. Si LeBlanc est surtout connu comme un poète militant, nationaliste, en grande partie à cause de ses premiers poèmes, il a, tout au long de sa carrière, abordé d’autres thèmes, d’autres problématiques de sorte que nous ne pouvons facilement l’étiqueter. Avec la publication de Cri de terre, en 1972, il ouvre un chemin à l’expression poétique du peuple acadien. Une anthologie, Acadie/Expérience en 1977, et deux autres recueils suivront, Chants d’amour et d’espoir en 1988, où le lecteur peut découvrir ses poèmes d’amour les plus émouvants, et La Mer en feu en 1993 qui regroupe des poèmes écrits entre 1964 et 1992. En plus de ces livres, Raymond Guy LeBlanc a publié un bon nombre de poèmes dans des revues littéraires en Acadie, au Québec, en France et en Belgique, ainsi que dans des anthologies de poésie acadienne. Poète, philosophe et musicien, chargé de cours à l’Université de Moncton et récemment recherchiste à Radio-Canada, Raymond Guy LeBlanc a reçu le Prix Pascal-Poirier du Nouveau-Brunswick pour l’excellence dans les arts littéraires en français en 1998. M. LeBlanc nous a accordé cette entrevue à la suite d’une conférence au département d’Études françaises de l’Université du Nouveau-Brunswick.

RV Raymond Guy LeBlanc, qu’est-ce qui a déclenché en vous ce désir, ce besoin d’écrire? Pourquoi avez-vous commencé à écrire et pour-quoi continuez-vous à écrire?

RL Le besoin d’écrire est vraiment relié à un contexte, à une nécessité, selon les différents âges ou selon les différents moments de ma vie. Il n’y a pas de réponse absolue à cette question. Je pense qu’on pourrait peut-être utiliser une image. Par exemple, si j’ai envie de jouer de la musique, s’il y a un instrument de musique dans la pièce, je vais l’essayer parce qu’il y a quelque chose en moi qui a besoin de sortir. Je pense que cela remonte très, très loin. Suis-je né avec ce besoin de m’exprimer? Je pense que tout le monde pourrait dire, d’une certaine manière, qu’il res-sent le besoin de communiquer ses idées, ses émotions. Mais suis-je né avec une certaine vocation, avec un surplus ou un plan accumulé depuis je ne sais pas combien de générations? C’est une question à laquelle je ne saurais répondre.

RV Mais vous écrivez depuis au moins 1963-1964.

RL Quand j’étais élève, au Collège Dominique Savio, à Saint-Louis de Kent, à l’âge de treize, quatorze ans, on m’avait demandé d’écrire une rédaction sur les chapeaux de femmes. Je me souviens avoir écrit un texte en anglais sur ce sujet. Mon professeur était tellement enthousiasmé par le texte que je lui avais soumis qu’il l’avait envoyé à une maison d’édition anglophone. Est-ce que c’était la piqûre de l’écriture? Bien avant cela, quand j’avais six, sept ans, j’avais demandé à ma mère comment on écrivait « Lorraine ». Est-ce qu’on écrit ce nom avec deux r ou un r, deux n ou un n? Le besoin d’écrire, même si ce n’était qu’un petit mot spécial à une petite fille que je connaissais, était déjà là. Et si je retourne encore plus loin, quand j’avais trois ans, je me souviens, comme si c’était hier, que mon père jouait de la guitare. J’étais fasciné par le son. Comment se faitil que de la musique puisse sortir d’un objet en bois? Cela m’a fasciné. Et mon père m’a acheté une mandoline que j’ai appris à jouer tout de suite. J’accompagnais ma soeur dans les classes, elle avait un an de plus que moi, et je l’accompagnais à la mandoline. Une religieuse qui m’a entendu jouer a dit à mon père que je devrais peut-être suivre des leçons de piano. Quand elle m’a entendu jouer du piano, elle a dit bon il faut maintenant lui acheter un piano. Les besoins d’expression prenaient déjà une forme artistique. Cela a commencé très, très tôt.

RV Grâce à la musique …

RL Ma poésie repose en premier lieu dans la musique. Ce qui veut dire que communiquer musicalement était pour moi quelque chose de naturel. La parenté venait m’écouter jouer de la musique. Mon père, à un moment donné, m’a présenté à un public. Il a dit: « On n’a pas eu Liberace, mais on a Liberace junior » et j’étais habillé avec une cape noire, etc. Je jouais du piano. Le problème, c’est que je ne pouvais même pas rejoindre les pédales. Je dirais donc, qu’au point de départ, le besoin de communiquer ce que je faisais de mieux était inné.
Puis j’ai découvert la poésie et l’écriture au collège l’Assomption, à Moncton. J’ai commencé par lire Nelligan, Lozeau, Lamartine, Hugo, Saint-Denys-Garneau. La lecture de l’oeuvre de ces auteurs, et en particulier celle de Ronald Després, a déclenché quelque chose en moi. Il y avait une photo de Després dans les couloirs du collège. Un jour, j’ai demandé au père Johnson: « C’est qui ça? ». Il m’a répondu que c’était Ronald Després, un poète. Tout de suite, j’ai senti une parenté avec ce gars-là, même qu’il me ressemblait. J’avais l’impression que c’était un double de moi. Et je pense que la piqûre de la poésie, de l’écriture a commencé là. Il y avait un père capucin qui m’aidait à formuler mes vers. Je voulais apprendre à faire des alexandrins, mais aussi à écrire à la manière des modernes. J’ai donc appris les deux formes de poésie. J’ai appris des maîtres de l’écriture comment on faisait un texte solidement organisé. Il y a un poème que j’ai écrit, qui s’intitule « Ballade » : « Parmi les lierres bleus tout endormis encore/ Et les arbrisseaux fous des frêles rayons d’or,/ Dans ce lac sommeillant, tel un beau diamant/ Parmi les eaux, saute une étoile vagabonde [ … ] ». J’ai pris sept ans à écrire ce poème, jusqu’à ce que je l’ai exactement comme je le voulais. Mes premières armes en poésie ont commencé avec les romantiques, puis les poètes du Québec, puis un Acadien, Ronald Després.

RV Comment écrivez-vous un poème? Est-ce qu’il y a une inspiration, un rituel de « mise en condition »?

RL Tout dépend du poème. Il y a des poèmes qui sont venus à la suite d’une urgence de dire, comme l’ensemble des poèmes des années 1969 à 1971 publiés dans Cri de terre en 1972. Il y avait un besoin de dire quelque chose d’affirmatif, de remplir une sorte de vide politique. Il s’agissait vraiment de dénoncer une situation, d’affirmer des droits. Un cri signifie qu’on a quelque chose d’urgent à dire. Et à ce moment-là, je dirais que ma poésie répondait beaucoup à ce sentiment que nous, les Acadiens, on avait quelque chose à dire. J’avais senti cela quand j’étais en France, en 1968-1969. C’est là que j’ai eu la conviction que moi j’avais quelque chose à contribuer. Et quand je suis revenu en Acadie, j’ai publié avec l’aide du père Chamard les premiers trente poèmes qui ont marqué la poésie acadienne, dont « Petitcodiac ». Gérald Leblanc, qui était alors à Boston, a dit : « Quand j’ai lu ça [dans la revue Liberté en 1969], je me suis dis, il y a quelque chose qui se passe en Acadie. Il faut que je retourne ». « Petitcodiac » est un poème déclencheur. Même de nos jours, quand je le lis dans les soirées de poésie, c’est le délire. C’est un poème avec sous-titre « Symphonie verbale en quatre mouvements », encore la musique … Mais ce poème a été écrit en une seule nuit, à Aixen-Provence. Grâce à une bourse d’étude, je vivais en France et j’écrivais de la poésie, la nuit. Cela sortait naturellement, c’est cela que je devais faire.
Par contre, d’autres types de poèmes, comme ceux qui paraissent dans Haïku et francophonie canadienne [sous la direction d’André Duhaime], ont été écrits en fonction d’une certaine demande. Il fallait que je me mette dans une disponibilité particulière pour écrire ce genre de poème. Un autre poème, « Feel the beat, Ma », a été écrit à Montréal. J’allais dans les cafés et je voulais écrire un poème qui aurait un beat, de la musique, et qui parlerait de la ville et du cosmos. À d’autres moments, le poème pouvait répondre à une demande, comme par exemple « Les mots d’eau » [poème écrit pour Les Mots d’eau, Boîte-Théâtre de Caraquet, en août 1992] puis le poème que j’ai écrit pour les pêcheurs, à Caraquet [« Bénédiction des bateaux » écrit en hommage à l’Association des pêcheurs professionnels acadiens (APPA) et les travailleuses de l’industrie de la pêche]. Les gens m’avaient demandé : « Veux-tu écrire des poèmes pour nous-autres? » Cela m’a pris trois, quatre semaines à écrire un poème comme « Les mots d’eau » que j’ai lu ensuite au Festival de poésie de Trois-Rivières. Gaston Miron était là et il m’a dit : « C’est quoi les premières lignes que tu as écrites? » :

Je me suis assis devant la mer
J’ai pris ma place j’ai choisi d’être là
Sans violence et sans confusion
La mer m’a vu et m’a salué.
Je l’ai regardée et je l’ai aimée
Heureux d’être vivant tout simplement

Il m’a dit que c’était de la grande poésie. Pouvoir arriver à quelque chose de si simple et qui se tienne, ça c’est du métier. 80% de ce que j’ai écrit est arrivé spontanément, et 20% c’est des poèmes sur lesquels j’ai dû vraiment bûcher pour les mener à terme.

RV Parlons un peu des thèmes qui se trouvent dans votre poésie. Ainsi, au début, dans votre poésie, la religion catholique était associée aux forces répressives, mais vous avez continué dans votre cheminement spirituel jusqu’à chanter « Ananda », mot hindou qui signifie béatitude.

RL Je dirais que dans le temps des collèges et des couvents, de Mgr. Robichaud, c’était vraiment une époque où régnait la politique du silence. Le silence un peu partout, le silence intérieur aussi. Tu n’affirmes pas que tu as des désirs. Tu n’affirmes pas que tu es sexué différemment. Tu n’affirmes pas que … . Il ne faut pas critiquer … Le respect de l’autorité était un dogme parce qu’il y avait cette idée qui circulait dans le temps que le prêtre était le pasteur et ses ouailles des brebis.

RV L’autorité s’imposait du haut vers le bas de la pyramide.

RL C’est la structure du Moyen Âge. C’est une autre façon de voir qui est aussi associée à toute l’histoire de l’Acadie. Ce sont les curés qui l’ont faite. Avec l’arrivée de l’Université de Moncton, on a commencé à avoir d’autres outils, comme par exemple la sociologie qui nous indiquait le pourcentage de gens qui vivaient des situations différentes. Avant, les gens le savaient, mais au niveau du gouvernement, par des documents internes. Nous, on voulait que cela soit connu publiquement. Il fallait prendre conscience du fait que certaines choses devaient changer. J’ai vu des situations de misère. Des alcooliques d’une soixantaine d’années qui cassaient des fenêtres sur la rue Main pour être mis en prison pour passer l’hiver. J’étais jeune quand j’ai pris conscience de cela. Donc, le besoin de justice collective, je l’ai vraiment senti. Quand j’ai commencé à manifester, je l’ai ressenti encore plus. Je voyais des gens qui réclamaient la justice, dont Jackie Vautour et les expropriés du parc Kouchibouguac.

RV Mais pourquoi la prise de conscience a-t-elle eu lieu à Aix-en-Provence? Est-ce le résultat de mai 1968?

RL Non. Ici, cela a commencé avec la marche pour la paix. Je me souviens des premières manifestations qu’on a faites comme étudiants. On est descendu dans les rues de Moncton pour dénoncer la guerre du Vietnam. Donc, c’était nord-américain. Quand on m’a demandé si je voulais aller étudier en France, je n’y avais jamais pensé … . Être en France, voir la vérité de l’extérieur, la séparation d’avec la famille, être tout seul. Tout d’un coup, j’ai pris conscience d’autres choses. Comme de l’Acadie, mais à partir du point de vue de quelqu’un qui est très loin. Dans un poème [« Acadie »], j’ai écrit :

S’il m’est douloureux de vous tendre mes deux mains
Pour vous rejoindre vous toucher où que vous soyez
C’est que vous êtes trop loin et dispersés partout
Gens de mon pays

C’était réel aussi. Ce n’était pas seulement symbolique. Quand tu sors de la foule, comme disait Nietszche, quand un individu sort de la collectivité, tout d’un coup il prend conscience de sa propre parole.
À Aix-en-Provence, je voyais des jeunes qui distribuaient des pamphlets partout. Il y avait toutes sortes de groupes. À la suite de Mai 1968, j’ai vu un État policier s’installer, j’ai vu ce que c’était de croiser constamment des policiers. Il arrêtaient tout le monde. Ils me regardaient, vérifiaient mon passeport. C’était quasiment quotidien. Tout d’un coup, cette dimension-là prenait forme. J’ai rencontré un Algérien qui balayait la rue, de nuit. Il ne pouvait pas me parler en français, mais j’ai compris tout de suite ce qu’il voulait dire. Il était trois heures du matin, il m’a dit, « moi protéger toi ». À un moment donné au club des Algériens, où ils fumaient toutes sortes de choses, il m’a dit : « moi, ça ». Il pointait à un trou dans la rue où l’eau allait. Il était considéré comme un déchet. Je lisais que les gens qui travaillaient dans le sud de la France envoyaient leurs chèques à leur famille, et quelquefois ils envoyaient de l’argent comptant, qui disparaissait. À la suite de quelques contacts comme ça, je prenais conscience de l’injustice globale. Je ne peux peut-être pas faire grand chose, mais je peux au moins dénoncer. Timidement le dire comme dans le poème « Réveil ». Ce poème, c’est vraiment la conscience politique mais au sens le plus large possible. À telle place, les gens meurent de faim, à telle place, ils s’engraissent :

Ce soir à Harlem le chef de police fume son gros cigare
Ce soir je regarde la fumée de ma cigarette
Dessiner dans l’air des incendies [ … ]
Ce soir en France j’entends le cri d’un enfant noir
Qui a le ventre gros et les mains liées

Mon travail de philosophie portait sur Bergson, je mettais l’accent sur l’émotion esthétique. Et de là, je suis passé à Karl Marx.

RV D’un extrême à l’autre … .

RL Quand je suis revenu à Moncton, j’étais plus osé. Je suis arrivé avec les cheveux longs …

RV Et avec une autre mentalité … .

RL Même la secrétaire à la Faculté des Arts de l’Université de Moncton disait que je n’étais plus le même gars. Je marchais sur la Main et les gens me disaient : « Go cut your hair, you queer! ». Je me rendais compte que j’étais le seul à avoir les cheveux longs. J’arrivais avec une autre pensée, avec une autre affirmation. J’étais naïf. Je pensais qu’on allait changer le monde.

RV C’était dans l’air du temps.

RL C’était dans l’air du temps. Je suis allé enseigner la philosophie à Rivière-du-Loup, puis je me suis retrouvé seul à Québec. Et c’est là que j’ai écrit, entre autres, le poème « Cri de terre », dans la ville de Québec.

RV Dans votre recueil Cri de terre, les mots sont assez faciles à comprendre, les images sont faciles à saisir. Sauf évidemment dans le poème « Petitcodiac ». Pourquoi dans ce seul poème? Pourquoi ne pas avoir continué à écrire ainsi?

RL J’étais dans un café à Aix-en-Provence. Un endroit où j’allais souvent pour écrire, la nuit. Je venais de lire des poèmes de Claude Gauvreau. Cette lecture a été une révélation. Le lettrisme. Qu’est-ce que ce gars-là était en train de faire? De plus, les sons me fascinaient parce qu’à Aix-en-Provence j’entendais la radio arabe, des Allemands, des Autrichiens, des Anglais.

RV Le cosmopolitisme, oui.

RL Tous ces sons, ces nouvelles sonorités qu’on croise. Justement donc le contact … Une amie qui s’appelait Anna m’a introduit à Attila Josef, un poète hongrois qui parle du réveil du peuple à travers l’image du fleuve. Et là, j’ai pensé au Petitcodiac. J’ai commencé à écrire: « Brune vague pulsion à deux mouvements ». Tout a pris forme à partir de cette conjonction de la poésie hongroise révolutionnaire, de la poésie radicale de Gauvreau, du lettrisme et du son. Ce n’est que plus tard que j’ai découvert le poème « Le Petitcodiac » du père Napoléon Landry.

RV Mais les mots inventés?

RL C’est venu tout seul. Tout d’un coup, ça commence à sortir. Les mots ont commencé à éclater d’eux-mêmes. Ça prenait forme, ça venait comme une grande symphonie. J’ai écrit ce poème en une nuit. J’ai encore chez moi le carnet avec toutes les corrections. Tous les mots ont une raison d’être. « Pêcheuragriviente », c’est pêcheur, grêve, agrès, grévistes. « Étudiantalprofessoros » renvoie à l’université, aux contestations étudiantes.

RV Et « la victoricitente déferlementation de la mouvague »?

RL « Mouvague » veut dire le mouvement des masses, la vague qui bouge des choses. « To move », en anglais.

RV « Petitcodiac » est un poème unique. En fait, vos trois poèmes les plus longs sont les trois poèmes les plus révélateurs. « Petitcodiac » est le poème de la révolution, « Les archives de l’absence » marque une transition entre la révolte et l’amour, et « Poème du mois de juillet 1982 » le début d’une poésie plus intime. Votre oeuvre couvre plusieurs décennies, alors vouloir la résumer est assez difficile, voire impossible. Si on essayait de définir certains termes dans le contexte de vos poèmes? Ainsi, qu’estce que le pays?

RL Dans le poème « Toi », le pays, c’est l’Acadie du Nouveau-Brunswick:

Tu es mon Pré-d’en-Haut ma colline vivante
Mon île Miscou mon chemin de terre
Ma maison de bûcheron mon sable de Shédiac
Mon nord et mon sud et l’est de ma géographie

Le but de la poésie des années soixante-dix était d’identifier des endroits, d’identifier des gens, d’identifier des problèmes. Et je n’ai pas seulement écrit de la poésie, mais j’ai aussi manifesté avec les pêcheurs, les chômeurs, les étudiants. J’ai résumé cette prise de conscience dans « Poème du mois de juillet 1982 » :

et tous ceux-là qui ont marché dans les rues de Fredericton
tous ces hommes et toutes ces femmes
de Baie-Sainte-Anne à Kouchibouguac
de Kedgwick à Chatham de Saint-Jean à Caraquet
tous ces gens qui réclament leurs droits
leur terre leur gagne-pain

Cette prise de conscience politique arrive à terme dans ce poème. Mais le pays, c’était l’urgence d’affirmer collectivement qu’on vivait dans un certain endroit et qu’on voulait que nos droits soient respectés.

RV C’est un projet centré sur le Nouveau-Brunswick.

RL Oui, c’était le projet du parti Acadien, le projet de création d’une province acadienne. C’était un mouvement d’affirmation. Je me suis dit que je devais avoir le courage d’affirmer et de mettre en pratique ce en quoi je croyais. Ainsi, j’ai écrit « Kouchibouguac » avant d’aller à Kouchibouguac. Je l’ai écrit à l’intérieur d’un comité d’appui aux revendications des gens de cette region et par après je suis allé là-bas. Je suis allé chez les gens, j’ai pris du thé avec eux, j’ai manifesté avec eux. J’ai vu la police utiliser du gaz lacrymogène … J’ai vécu tout cela. Toute cette poésie des années soixante-dix vise à soutenir toutes les actions possibles, culturelles, sociales et politiques, pour dire que nous, nous sommes là, nous existons. Il faut que vous nous écoutiez. Il y a eu Cri de Terre, puis La Sagouine, Calixte Duguay, Gérald Leblanc, la poésie des années quatre-vingts. C’est une poésie qui vise à actualiser le pays de l’intériorité, le pays de la sensibilité ou le pays de l’imaginaire comme avec Dyane Léger, toutes les frustrations que nous avons accumulées depuis des générations.

RV À la base de votre poésie, il y a un projet politique. Mais la poésie n’a pas créé le pays. Et dans votre poésie, il y a un revirement complet. À la suite d’un silence de seize ans, vous revenez avec un deuxième recueil Chants d’amour et d’espoir et une poésie plus intime, liée à l’amour. Qu’est-ce que l’amour?

RL Je dirais qu’il y avait aussi la femme dans la poésie dite politique des années soixante-dix. Il y avait aussi cette relation affective. Je vivais avec quelqu’un, il y avait de l’amour. On en voit un petit peu ici et là dans certains poèmes. Quand j’étais en France, j’ai découvert quelque chose que je ne connaissais pas. Il y avait la révolution sexuelle, la contre-culture. J’ai rencontré une hongroise, Anna, à qui j’ai dédié un poème que Roger Savoie a transformé en chanson : « Sur le cours Mirabeau Anna ma douce Anna / Sur le cours Mirabeau où dansent les fontaines [ … ] ».
Après avoir fait toutes les démarches politiques, manifesté pour des lois et tout cela, les organisations ont commencé à prendre le relai. J’ai travaillé avec l’Association des pêcheurs professionnels acadiens du sudest. J’ai écrit des textes, j’ai traduit leurs textes en anglais. J’ai milité avec eux sur place, carrément. Puis, ils ont mis sur pied l’Union des pêcheurs des Maritimes (UPM). J’ai aidé l’organisation, avec ma petite contribution d’animateur-recherchiste, j’ai fait ma part, et ainsi de suite, jusqu’en 1979, finalement.
1979 marque vraiment la fin de cette époque. Mais il y avait aussi l’usure. Je manifestais beaucoup, je cherchais un emploi, puis ma relation amoureuse est tombée à l’eau. J’avais beaucoup de chagrin. Et cela se voit aussi dans les poèmes inédits qui ont été publiés dans La Mer en feu. Tout cette période-là, c’est le déchirement et ce qu’il y a de plus cru :
La mer flalle contre les falaises du cerveau; je suis violent de toute sa rage. Je m’effouaire et me garroche dans le crachat des baies nerveuses, l’oeil rouge de trop de nuits. J’étrippe, je me jette dans la trajectoire d’un couteau aiguisé. Avant de me voir déchiré, je bave, je me chie en pleine face du monde où le fracas des coquilles immenses se brise en mille morceaux de plomb et de sang. Et d’autres périront de la mort atrocément belle du défoncé. [« Le défoncé »]
Donc, le sentiment qu’à quelque part, la relation ne marche plus, et qu’en politique, on était arrivé à terme … J’étais usé, vraiment fatigué au point que la RCMP avait presque défoncé la porte chez moi pour me faire des menaces parce que je participais aux actions politiques, puis ils avaient pris des photos, me suivaient. J’avais même consulté un avocat pour savoir ce que je devais faire parce que j’étais rendu au bout. Je n’avais pas d’emploi. J’avais mis la cause avant moi, avant toute chose. Je m’étais dépensé, complètement, jusqu’à ce que j’arrive à un cul-de-sac.
Puis, lorsque j’ai accepté qu’il fallait que je fasse quelque chose et que je me prenne en mains, j’ai recommencé à jouer de la musique. J’ai joué du piano avec des orchestres, j’ai écrit des chansons, j’ai participé aux frolics. À un moment donné, j’ai été invité à jouer du piano à La Grande Maison, à Caraquet. J’étais sur l’assurance-chômage et on me payait une vingtaine de piastres par soir pour jouer du piano. Je jouais toute la nuit quasiment. Les gens venaient de partout pour jouer avec moi … J’ai accompagné au piano Johnny Aucoin, un grand violoniste de Chéticamp qui avait joué pour la reine d’Angleterre pendant la guerre. J’ai fait beau-coup, beaucoup de musique pour nettoyer tout ce que j’avais vécu et essayer de recommencer à neuf. Et c’est là que j’ai rencontré Lise [Robichaud, son épouse]. La Grande Maison avait été la maison de son grand-père. Elle était venue revoir cette maison où elle avait passé une grande partie de son enfance. Puis, lorsqu’elle est entrée, c’est comme si je savais qu’il y avait quelque chose là …

RV Vous étiez destinés à vous rencontrer.

RL Oui, Il y avait quelque chose qui venait de changer. En plus, en haut, au deuxième étage, il y avait deux colombes dans un cage … Je suis avec elle depuis ce temps-là, nous avons un petit garçon. C’est à ce moment-là, en août 1981, que le déclenchement s’est fait, parce que j’avais nettoyé, laissé partir tout le reste. J’étais prêt pour une autre aventure, mais cette fois-ci quelque chose de plus solide.

RV … pour vous donner de l’espoir et de l’amour.

RL C’est ça. Nous sommes allés à Montréal faire des études ensemble. Elle était déjà enseignante, au secondaire, en arts visuel. Ma mère, quand elle l’a vue, a dit : « Pas une autre artiste ! ». Lise lui a répondu : « Moi, je m’en vais en enseignement ». Ma mère a alors dit : « Ah, OK ». Et j’ai l’impression que quand ma mère a su que j’étais entre bonnes mains, elle est morte, en 1982. Et deux semaines plus tard, mon neveu s’est suicidé.

RV Ce qui explique les dédicaces dans Chants d’amour et d’espoir.

RL Ce n’est pas pour rien que « Poème du mois de juillet 1982 » est si déchirant. On m’avait demandé de lire un poème deux mois plus tard à l’église de Barachois et je venais de perdre deux personnes très spéciales. Ma mère, c’est comme par usure, si tu veux, parce que les femmes de cette génération ont fait beaucoup. Elles travaillaient à plus d’une job. Ma mère a travaillé à l’hôpital avec les mourants et les malades. Toute ma famille a travaillé à l’hôpital, ce qui m’a donné cette conscience de la souf-france. Elle était là depuis qu’elle était très jeune. Moi, j’étais garçon d’ascenseur. Je montais et descendais des gens qui pleuraient, des gens qui riaient … des morceaux de cadavres. Je suis même allé dans la morgue placer quelqu’un dans un tiroir … J’étais très conscient de la souffrance. Je n’étais peut-être pas prêt pour tout cela.
Ce n’est pas pour rien qu’il y a le sentiment d’injustice aussi chez moi. Nous n’étions pas une famille riche. Mon père travaillait chez Eaton. On lui disait, « Si tu parles français, tu perds ta job ». C’était une époque de silence et je ressentais cela. J’avais de la difficulté à exprimer mes propres émotions. La poésie m’a beaucoup aidé. Sans le savoir d’avance, quand on a commencé à organiser nos nuits de poésie, cela a commencé à éclater. La situation sociale a changé. Après mon retour de France en 1970, j’ai commencé à faire un tas de choses. Je participais à tout ce qu’il y avait à faire pour déclencher ces mouvements d’affirmation.
Les premiers frolics acadiens ont commencé dans le sous-sol de la cathédrale Notre-Dame de l’Assomption, à Moncton, dans les années soixante-dix. Après ça, c’était à Memramcook, puis à Cap Pelé. Quand on a entendu le violon pour la première fois, lors des nuits de poésie, on s’est dit que c’est ça qui manquait. Ça nous prend quelque chose qui rassemble les gens et le violon … ça a fait l’effet. Il fallait s’affirmer. Ce n’était plus moi tout seul. Il fallait que toute la région du sud-est s’affirme, qu’on réveille tout le monde, qu’on sorte les violons et les guitares. Parce que dans ce temps-là, à Shédiac, tout était en anglais. Je suis allé chanter à Shédiac, lors les premiers festivals. J’étais le premier chanteur bilingue. Je chantais des chansons que j’avais composées en français. Et je me suis dit qu’il fallait commencer par l’affirmation culturelle et que le reste suivrait.
L’Université de Moncton est arrivée en 1963. On passait du collège du Moyen Âge à la modernité. C’est un moyen saut! Grâce aux nouveaux programmes politiques de Louis Robichaud, le Premier ministre du Nouveau-Brunswick, les gens se prenaient en main. C’est alors que j’ai réalisé que j’avais fait ma part. Maintenant, il fallait que je m’occupe de moi. D’où cette rencontre-là en 1981. J’étais prêt pour cela. Cela a déclenché une tout autre préoccupation : comment vivre chaque moment intensément en sachant qu’on pourrait mourir demain. C’est ça que la mort nous fait. Après cela, on ne peut plus écrire n’importe quoi. Il faut que chaque mot soit pesé, réfléchi. Et c’est à ce moment-là que j’ai rencontré des bouddhistes zen, à Montréal, en 1981. J’ai commencé à faire de la méditation. Cela m’a remis de nouveau sur une autre façon de m’affirmer, mais une façon d’affirmer aussi ce qu’il y a d’humain dans chacun de nous, ce qu’il y a d’universel dans chacun de nous. De dire, ben oui, on est des Acadiens. Oui, ça, c’est fait maintenant.

RV Vous passez à autre chose. Vous le dites dans un de vos poèmes, « Avant je criais aujourd’hui … .

RL … je parle ». C’est cela la nuance.

RV On dirait qu’il y a trois cycles dans votre poésie. Il y a, en premier, la poésie d’affirmation du pays. Il faut nommer le pays afin de le créer. Ensuite, vient le cycle de l’amour: l’amour et l’espoir grâce à la femme. Et maintenant, vous commencez un troisième cycle, celui de la paternité.

RL Absolument. Dans ce cycle-là, j’ai aussi écrit « Entendez-vous le cri de la terre? » [dans « Éco : la maison transparente »]. Donc, la conscience écologique. Elle était déjà là au début, mais elle s’est amplifiée. Elle s’est amplifiée aussi avec les choix qu’on a fait : « Je me suis assis devant la mer/ J’ai pris ma place [ … ] ». On a pris notre place maintenant. Il n’y a plus personne qui peut nous déloger. Avant il fallait se battre. Maintenant, nous avons notre place. Alors, affirmons tout ce qu’il y a d’important. Cette place, c’est une terre qui est fragile. Il faut travailler à guérir la planète. Donc, les gestes que l’on pose individuellement, dans une relation à deux, à trois, avec une petite famille, ne sont pas isolés du travail qui se fait à travers le monde. Les gens prennent de plus en plus conscience que leurs actions ont un impact au niveau de la psyché collective. Ça aussi c’est nouveau. Cette prise de conscience que dans mon petit coin à moi, si j’aime beaucoup ou si je suis plus heureux, cela a un impact sur les gens avec qui je travaille. J’ai travaillé à « Trajectoires » [émission de Radio-Canada Moncton] pendant les cinq dernières saisons. Ce que j’ai fait, c’est servir le pays, oui, servir les artistes, mais … à l’ombre. Ce n’est plus être en avant des autres, mais …

RV Vous êtes passé de la cellule révolutionnaire à la cellule familiale. Et cette cellule familiale représente, pour vous, non pas un repli, mais une ouverture, car le bonheur personnel permet une plus grande ouverture envers autrui.

RL Oui. Par exemple, j’ai travaillé récemment à soixante-dix émissions de télévision pour la série « Trajectoires » à Radio-Canada Moncton, de 1995 à 2000. Et je suis heureux parce que je sais que, grâce à ces émissions, j’ai contribué à faire connaître soixante-dix artistes. On a traité de tout : du cancer, du besoin de s’affirmer, de rire de soi, de s’exprimerJe suis content de savoir que j’ai fait ma petite part, mais de façon très concrète, pour faire connaître ces artistes acadiens. Mon écriture ces dernières années aura beaucoup été une écriture au service de la réflexion, une discussion avec des artistes que j’ai l’impression d’avoir épaulés. La télé-vision est une écriture qui prend la forme d’images, de sons et de mots. C’est le nouveau support de la poésie.

RV C’est nommer l’Acadie, mais d’une autre façon.

RL D’une autre façon. Et je donne aussi des ateliers d’écriture depuis 1970. De façon non officielle au début avec des amis: Léonard Forest, Gérald Leblanc et plusieurs autres. Ensuite, avec l’Association des écrivains acadiens et, depuis 1994, à l’Université de Moncton. Avant, je nommais les gens, les lieux, maintenant je rencontre ces gens, je travaille dans ces lieux. On m’a invité à donner des ateliers d’écriture à Cocagne. J’y ai rencontré sept personnes qui viennent d’un peu partout et grâce aux ateliers d’écriture ces gens aussi peuvent parler de leur milieu, de leur poésie. Je donne un atelier d’écriture à l’Université de Moncton maintenant et il y a des gens qui viennent de différents endroits, y compris des gens qui viennent de d’autres pays. Donc, il y a une ouverture sur le monde qui est très concrète pour moi maintenant. Je suis en train de mettre en pratique ce que j’écrivais dans « Le temps de dire » :

Memramcook, Barachois, Rogersville, Dieppe
Néguac, Caraquet, St-Basile
Autant d’hivers autant de chemins à déblayer
Pour briser l’isolement
Avec les mots de tous les jours comme une poignée de main
S’asseoir à la même table
Manger du fricot du homard des ployes
Comprendre le geste des ancêtres renouveler l’été

Maintenant, j’aide les gens à découvrir leur propre poésie. C’est un prolongement naturel de ce que je faisais quand j’étais tout petit, quand j’aidais mon petit frère à créer ses propres jeux.

RV C’est donc un mouvement qui progresse.

RL Madame St-Onge, au Madawaska, m’a dit : « Ce que tu fais, tu le fais sans éclat, sans faire trop de fla-fla. Tu es en train de semer des graines partout ». À la suite de ces ateliers d’écriture, les gens forment des groupes. À Campbellton, par exemple, des professeurs, qui ont suivi mes cours, ont formé une association d’écriture « La Tourelle ». Des cercles d’écriture se forment un peu partout. Cela donne naissance à d’autres petits projets de lecture et d’appréciation. C’est un nouveau public. L’écriture se perpétue, continue, ne meurt pas.

RV Ce genre de projet, n’est-ce pas une façon de revenir à la base, de semer quelque chose qui va pousser? Mais l’Acadie, maintenant que le projet d’une province acadienne est oublié, peut-elle continuer de croître?

RL C’est une autre forme d’existence poétique et politique, car la véritable politique vient des communautés. Si elles se prennent en main, si elles habitent leur territoire et qu’elles se rendent compte de leurs capacités de créer, d’imaginer autre chose, éventuellement, cela aura un impact sur le type de politique qui se fait. Je pense à « Polis » dans le sens grec du mot, de la relation entre citoyens et du droit du citoyen d’exprimer son point de vue. On fait tous notre petite part pour dire qu’à quelque part, il y a une Acadie qui existe, mais elle est multiple aussi. Il y a l’Acadie territoriale du Nouveau-Brunswick, mais il y a aussi celle de la Nouvelle-Écosse, de l’Île-du-Prince-Edouard, de la Louisiane. Ce genre de connexion qui s’établit entre différents Acadiens et Cadiens de la planète contribue à la conscience collective des gens, au-delà du territoire.

RV Permettez-moi d’être l’avocat du diable. D’abord, il n’y a plus d’Acadie. L’Acadie est un état d’esprit, un état d’âme. On ne vit pas en Acadie; on est Acadien. Si l’Acadien n’habite pas un territoire qui lui est propre, il est condamné à faire partie d’une minorité. Et d’une minorité excessivement menacée. Quel sera son avenir?

RL Mais il y a une Acadie territoriale au Nouveau-Brunswick! Il y a des sous-ministres francophones, des fonctionnaires francophones. Quand Louis Robichaud est arrivé au pouvoir, il a fait des changements radicaux parce qu’on payait une double taxe à cette époque. Il y avait un tas de choses qu’un Acadien ne pouvait pas faire. Et la pauvreté en Acadie existait vraiment. Mais grâce à la création de l’Université de Moncton et à d’autres lieux d’épanouissement de la culture acadienne, les choses ont changé. Ce sont des outils comme ça qui font qu’il peut y avoir une dimension politique à notre existence. Le collège classique a donné naissance à l’université, l’université a donné naissance aux polyvalentes, a donné naissance au Centre culturel Aberdeen, à Moncton, un lieu de création artistique unique en Acadie. Ça fait des petits. C’est parce qu’il y a des gens qui sont enracinés quelque part, qui veulent rester là et qui veulent qu’on respecte leurs droits que cela a des effets. Les manifestations des gens de Saint-Simon, par exemple, pour garder l’école du village. Comme changer la nature de la loi pour permettre aux parents de Summerside d’avoir droit à des classes francophones. La lutte politique se fait au niveau de l’éducation, au niveau des droits à l’éducation, entre autres.
Cela se fait aussi grâce à des gens comme Godin [le député fédéral du NPD de Bathurst-Acadie] et d’autres qui réclament des assouplissements à l’assurance-emploi pour les travailleurs saisonniers. Il y a des caractéristiques particulières à l’Acadie qui sont aussi celles d’autres person-nes qui ont le même type de problèmes. J’ai travaillé avec l’Association des pêcheurs. J’ai eu à débattre des questions fondamentales par rapport au droit de pêche de certaines espèces, au droit d’avoir un prix convenable pour le homard, par exemple, et tout cela était lié aussi au fait qu’on discutait en français. J’ai participé à une réunion où il y avait des pêcheurs d’éperlan de la Gaspésie, des pêcheurs d’éperlan du nord-est, du sud-est, des pêcheurs d’éperlan anglophones. Quand on veut créer une unité syndicale, quand on parle de ces problèmes en terme de solidarité entre gens d’une même catégorie comme les pêcheurs côtiers, il faut avoir un langage commun. Lors de cette réunion où il y avait des anglophones et des fran-cophones, je me suis levé et j’ai dit : « Je propose que les Acadiens et les Québécois se réunissent entre eux. On parlera dans notre langue de ce problème-là et on proposera une solution. Et que les anglophones du sudest se réunissent entre eux parce qu’on a les mêmes intérêts ». Un anglo-phone s’est levé et a répliqué : « I agree with him. That’s what we should do ». Au-delà de la frontière et des différences de langue, il y avait des liens quand même au niveau des objectifs, c’est-à-dire le prix de l’éperlan.
J’ai aussi proposé une solution en disant : « Pourquoi est-ce que les pêcheurs d’ici, du Québec, d’Acadie et du Canada anglais n’envoient pas une assiette à Ottawa et que l’on mette dans cette assiette ce que ça coûte aux pêcheurs pour pêcher l’éperlan, ce que la compagnie fait comme profit et ce que coûte cette assiette dans un restaurant ». Ils ont amené ça à Ottawa. Donc, il y avait un langage commun qui était la revendication, mais aussi il y avait un respect des pêcheurs francophones. J’ai vu cela se faire aussi à la Fédération des travailleurs du Nouveau-Brunswick. On est arrivé là et on a exigé la traduction simultanée.

RV Il faut avouer qu’au Nouveau-Brunswick, on a souvent l’impression que les gens qui réclament le plus de changements ce sont les Acadiens, et surtout les Acadiens qui oeuvrent dans le domaine artistique.

RL Ce sont les Acadiens qui font bouger les choses. La minoritéEt le fait d’être minoritaire nous donne une plus grande conscience de ce qui doit être fait. On a exprimé nos revendications pendant les années soixante-dix et on a poursuivi ce rêve dans le domaine de la culture, en-suite dans le domaine de l’éducation, dans le domaine de l’animation, dans le domaine de la politique, dans le cas des expropriés, des pêcheurs. On sait nous autres de l’intérieur que cette lutte-là n’est jamais gagnée à fond. C’est toujours de génération en génération que ça se poursuit. Mais il y a toute une distance, tout un pas qui a été fait.

RV En terminant l’entrevue, pouvez-vous nous parler de l’oeuvre en préparation?

RL Quand La Mer en feu a été publié, mon fils est né. Un arrive après l’autre … J’ai commencé à écrire sur la paternité, j’ai demandé des bourses pour écrire sur ce sujet, mais je n’ai jamais rien eu. À quelque part, cette nouvelle fonction … On ne naît pas père, on apprend à le devenir. Il me semble que le prochain recueil est en train de s’écrire avec mon fils et mon épouse, mais d’une façon quotidienne. Les moments où je peux être disponible pour moi-même, où je ne suis pas en train de chercher de l’emploi ou de faire autre chose, je mets par écrit trois ou quatre mots. Il y a déjà des textes qui ont été publiées dans la revue Éloizes. Des jeux, des moments, quelques petits haïkus aussi qui vont dans cette direction-là …
Et tous ces moments d’écriture, de bribes de textes se situent dans une vision du monde qui englobe à la fois ma naissance au monde comme papa mais aussi celle de mon fils, la joie après les douleurs de l’enfantement de mon épouse. Puis, aussi, sur un plan plus large, la difficile naissance de l’humanité en ce troisième millénaire, dans la reconnaissance de sa véritable origine, sa béatitude (Ananda), l’expression de notre poésie, celle qui transcende nos limites, nos territoires, cette parole commune qui nous ramène à l’essentiel à savoir la question de notre identité, de l’existence du monde, du mystère de l’univers et de l’espace du coeur!

OUVRAGES CITÉS

Duhaime, André (dir.). Haïku et Francophonie canadienne. Orléans : Éditions du blé/Éditions David/Éditions Perce-Neige, 2000.

LeBlanc, Raymond. Cri de terre. Moncton : Éditions d’Acadie, 1992.

LeBlanc, Raymond Guy. Chants d’amour et d’espoir. Moncton : Michel Henry éditeur, 1988.

—. La Mer en feu : Poèmes 1964-1992. Moncton : Éditions Perce-Neige/L’Orange bleue éditeur, 1993.

Rens, Jean-Guy et Raymond BeBlanc. Acadie/Expérience, Choix de textes acadiens : complaintes, poèmes et chansons. Montréal : Parti pris, 1977.