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La question du temps dans Cantique des plaines de Nancy Huston

Stephan Hardy
Université du Manitoba

La question du temps?

1 Dans son roman Cantique des plaines (1993), Nancy Huston aborde de façon innovatrice une panoplie de thèmes, entre autres : la narration, le féminisme, le postcolonialisme, l’américanité, l’identité et l’amour. Or, la romancière réserve un traitement subtil à un thème d’autant plus complexe qu’il est inhabituel : la question du temps. Ce n’est donc pas une coïncidence si l’auteur a choisi un roman historique pour se pencher sur la façon dont les Occidentaux conçoivent le phénomène du temps. Tandis que Paddon, fils d’un immigrant irlandais dans l’Alberta du XXe siècle dont la vie est le prétexte du Cantique, révèle les aspects théoriques de ce «sujet en or pour sa thèse de doctorat : l’histoire du temps — une analyse des conceptions et descriptions humaines du temps à travers les âges» (40)1, c’est le personnage de Paula, en tant que narratrice, qui met en scène les conséquences pratiques d’une telle recherche. Mais d’abord, quelle est la façon habituelle dont les Occidentaux conçoivent le temps? Quelle est «la question du temps»?

2 C’est l’énigme de la Genèse, relevée dans ses lectures de saint Augustin, qui amène Paddon à entrevoir dans la cosmogonie chrétienne l’existence même d’une question : quelle temporalité précédait les paroles par lesquelles Dieu a créé le ciel et la terre, c’est-à-dire par lesquelles Dieu aurait «mis en marche» le temps ? Dans le passage suivant, où la portion en italiques serait Augustin s’adressant à Dieu, Paula délimite le terrain exact sur lequel son grand-père construira sa théorie : […]Un corps, quel qu’il fût, condition de l’existence d’une telle voix, n’eût pas existé, si Vous ne l’eussiez créé. Mais pour créer ce corps grâce auquel auraient pu être émises ces paroles, de quelle parole Vous êtes-vous donc servi? Tu accordas tous tes sens Paddon à recevoir ce thème, chaque fois que retentissait dans tes lectures sa mélodie étrange : de quelle nature était le phénomène du temps? était-ce une chose concrète ou bien abstraite? réelle ou imaginaire? universelle, culturelle ou individuelle? (35)Partant d’une observation sur la cosmogonie chrétienne (celle dont l’Occident est en grande partie héritière) Paddon soupçonne que si, de façon générale, ce récit suffit comme un autre à expliquer la création du monde — on y croit ou on n’y croit pas — il ne résout en rien un problème sousjacent qui, lui, est d’ordre narratologique. En passant sous silence l’histoire de Dieu, c’est-à-dire la chronologie de cette instance narrative qui raconte le commencement du monde, la Genèse obscurcit un élément indispensable à toute narration, à savoir un début. Dieu, d’où jaillit-il? Quelle est la véritable origine de l’univers?

3 C’est une contradiction qui est d’autant plus urgente à éclaircir que Paddon est athée (36). En effet, on pourrait dire que la théologie chrétienne supplée merveilleusement à cette faiblesse épistémologique en rendant l’existence de Dieu sacrée, c’est-à-dire en faisant de Dieu un domaine séparé, interdit et inviolable. Pour le chrétien, tout se passe comme si du moment où on croit que Dieu existe, on accepte aussi la grande horloge qu’Il aurait mise en marche. En un mot, la question du temps ne se pose point pour le chrétien. De même, qui rejette l’existence de Dieu, rejette également la Chronologie que crée cette existence.

4 Or, sans début — et donc sans milieu, ni fin — comment l’athée parvient-il à s’orienter temporellement dans le monde, c’est-à-dire sur «cette route qui traverse la plaine en une courbe infinie» (9)?

5 Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Paddon ne prend pas une attitude nihiliste. L’incertitude de toute connaissance objective sur le commencement du monde est une idée qu’il formule déjà lorsque candidat doctoral (au début du Cantique) et constitue le point de départ de ses observations sur le sujet du temps. Sa pensée, sous la plume généreuse de Paula, sa petite-fille, évolue et s’enrichit à mesure qu’il vieillit. Mais cette narratrice habile fait plus que retracer la réalisation d’une théorie sur le temps. En relatant certains événements du vécu de son grand-père, elle illustre les conséquences pratiques de ses acquis; son récit peut se lire comme autant de leçons dans un apprentissage qui s’avère aussi pénible que fructueux.

Première leçon: une vision oecuménique du temps

6 Malheureux d’avoir à abandonner ses recherches afin de subvenir aux besoins de sa famille et rongé par l’ennui de la vie quotidienne, Paddon retrouve le bonheur dans les bras d’une amante, une Métisse nommée Miranda. Cette rencontre inattendue l’amène à réfléchir autrement sur la question du temps. Au lieu de concentrer ses efforts à y répondre, c’est-à-dire à trouver la vraie origine du monde, il commence à considérer «l’horloge chrétienne» simplement comme une des conséquences possibles d’un besoin tout à fait naturel, inné, chez l’être humain; ce besoin consisterait à vouloir ordonner le monde, à vouloir faire sens de son environnement. Ainsi le temps ne serait-il pas une question, mais une réponse qui, comme l’apprendra Paddon, ne fait pas forcément l’unanimité. Voici Paula qui raconte comment Miranda, en juxtaposant la «réponse» blanche et la «réponse» amérindienne, incite Paddon à adopter cette position relativiste:Tu parles longuement avec elle du temps et elle te dit qu’en dépit de son mariage, elle ne s’était jamais habituée au temps de l’homme blanc, cette perpétuelle fuite en avant, ce mètre à ruban qui vous filait devant vos yeux à toute vitesse, divisé en segments puis en fragments puis en poussière. Le temps était de l’argent qui coulait à travers les doigts blancs qui s’acharnaient à l’arrêter, le retenir, le mettre à la banque. Mon peuple, dit-elle, baignait dans le temps comme dans un bain chaud, notant ses rythmes et ses cycles et se berçant de l’idée que, de façon générale, tout devenait de plus en plus tard. Ils voyaient pas [sic] chaque jour ou chaque saison comme le début d’une chose nouvelle, mais comme le même jour ou la même saison qui revenait leur rendre visite, légèrement plus âgé que la dernière fois. À quoi bon y fourrer le plus d’activités possibles? (153-4)Comment expliquer ce phénomène qui se manifeste dans la succession inlassable des jours, dans les métamorphoses de la lune et dans le flétrissement inévitable de la peau? Chez le chrétien, explique Miranda, le temps est un moyen dont le but se trouve dans un avenir toujours reculé; il est une ressource précieuse qui s’épuise à fur et à mesure que l’on vit et qu’il faut mettre à profit, capitaliser et comptabiliser à bon escient. La conception amérindienne du temps, elle, ne part pas d’un point fixe; elle ne possède aucun début, ni milieu, ni fin; le cycle des jours et des saisons étant suffisant à indiquer le temps de la chasse ou du repos, Miranda laisse entendre que son peuple aurait vécu entièrement dans un espace temporel qui se rapproche beaucoup du «présent» de l’homme blanc. Sans début ni fin, le «maintenant» de l’Amérindien ne serait qu’une version, légèrement modifiée, du «maintenant» qui l’a précédé.

7 Confronté à deux interprétations d’un même phénomène, Paddon conclut que toute conception du temps jaillit de l’imaginaire humain. Le temps n’est pas, comme le voudrait la conception chrétienne, un grand plan sur lequel ont lieu, en ordre précis, personnages et événements historiques; c’est plutôt ces personnages et événements qui, choisis, décrits et interprétés au préalable par un narrateur (historien, théologien ou romancier), subissent une mise en ordre chronologique et logique. L’impression que cet ordre ne tient pas d’un agencement quelconque, que ce début, milieu et fin soit naturel, inévitable et immuable, c’est ce que l’on pourrait appeler — pour reprendre une expression analogue de Roland Barthes — un «effet de temps»2.

8 De même le temps serait-il une abstraction, une fiction commode qui, une fois admise, se prête à de multiples usages d’ordre pratique dans le monde occidental: horaires d’autobus, heures de rendez-vous, calculs d’intérêt composé ou simple. La réalisation que la société blanche séculaire fonctionne malgré tout selon la conception chrétienne (204-5) incite Paddon, athée, à vouloir goûter au «présent» de Miranda. Paula décrit ainsi sa résolution :Très vite, tu compris que le cadeau qu’elle te faisait à chaque instant était celui du présent, mais il te fallut plusieurs mois encore avant de te rendre compte que, précisément en raison de cela, de cette manière unique dont Miranda habitait l’ici et le maintenant, tu serais peut-être capable de revenir à ton travail sur le temps. (116)Paddon apprend donc à vivre au jour le jour (224); mais ses efforts seront constamment minés par les autres membres de son entourage qui vivent selon l’horloge chrétienne, que ce soit sa femme qui «murmure le Notre Père pour la millième fois» (13) ou bien d’autres parents et amis qui «prennent au sérieux l’art de surveiller leurs sous» (13). Lui-même a du mal à s’en défaire lorsque il fait appel à un agencement particulier de personnages et d’événements afin de dénoncer l’injustice faite par les Blancs à l’endroit des Amérindiens (262); mais aussitôt, en se rendant compte qu’il pourrait ordonner de mille façons l’histoire albertaine (263), Paddon se découvre de nouveau attelé à ce «mètre à ruban», c’està-dire pris dans les rouages de l’horloge chrétienne. Vivre uniquement dans le présent s’avère un exercice difficile.

Seconde leçon : l’art de vivre dans «l’ici et le maintenant»

9 Comment Miranda parvient-elle à demeurer dans le présent, à se tenir constamment à l’écart du passé et de l’avenir? Quelle stratégie emploiet-elle afin de «baigner» dans le temps plutôt que de courir après celui-ci? Le secret de vivre dans «l’ici et le maintenant», Paula le laisse découvrir par le biais d’un obstacle qui vient bouleverser le bonheur de Paddon : Miranda est atteinte d’une maladie incurable qui a pour symptômes curieux l’érosion de sa capacité de parler et la perte progressive de sa mémoire.Tu étais totalement déconcerté par le problème qu’elle posait. […] si elle avait oublié son propre récit de quinze jours plus tôt, elle ne devait pas non plus se rappeler comme tu lui avais saisi les mains pour l’assurer de son amour. À qui parlait-elle? Aujourd’hui elle parlait à un homme qui, dans son esprit, ne lui avait pas tendu les mains à travers la table après avoir écouté l’histoire d’Enfant-qui-tousse. Du long passé secret que vous partagiez, que lui manquait encore? Son oubli finirait-il par tout engloutir? Anéantirait-il le fait que vous aviez été amants? les blessures que t’avait infligées ton père? Le sujet du livre que tu avais besoin d’écrire? […] Personne — hormis Dawn quelques heures par-ci, par-là — n’avait été témoin de votre amour. Il n’existait que dans votre mémoire et, si la mémoire de Miranda s’effilochait, tu serais seul comme tu ne l’avais jamais été […] (75)Ainsi vivre dans l’ici et le maintenant exigerait-il, malgré tout, une certaine conscience du passé. Seul le passé permet de savoir qui l’on est, c’està-dire de connaître son identité. Pour Paddon, l’histoire de sa relation avec Miranda — et le statut d’amant que cela lui confère — est aussi la preuve de son amour, la source de son bonheur. Il se rend compte que si le «présent» de Miranda lui a d’abord paru si alléchant, c’est qu’il croyait y voir la solution aux maux de la conception chrétienne du temps. Or, la maladie de Miranda lui apprend que son présent — son amour et son bonheur — requiert une certaine quantité de passé.

10 En parlant de la solitude qui guette Paddon, Paula fait subtilement allusion à l’état de celui qui voudrait vivre entièrement dans le présent : l’inexistence. Ce que cette étrange maladie met en évidence, sembleraitil, c’est l’idée que notre existence — identité, bonheur, langue, culture, etc. — repose entièrement dans la mémoire humaine; on n’existe que dans les souvenirs que l’on garde les uns des autres. C’est pourquoi l’oubli qui ronge l’esprit de Miranda pèse si lourdement à son amant: exister ou ne pas exister, c’est la place que l’on parvient à occuper dans la mémoire d’autrui qui en est l’arbitre. Quand Miranda n’aura plus d’existence physique, qu’en sera-t-il de l’existence identitaire de Paddon? Existera-t-il encore celui qui a aimé une Métisse nommée Miranda? Le passage du temps finira-t-il aussi par effacer de sa mémoire toute trace de l’existence de cette femme sublime? Ainsi l’oubli se confond-il avec la mort; les deux inspirent à Paddon la même angoisse existentielle.

Troisième leçon : exister, c’est créer

11 Comment surmonter cette angoisse? De quelle manière Miranda parvient-elle à se faire une place dans les souvenirs d’autrui, à bâtir et à maintenir ce passé qui sert de foyer à son existence? On pourrait dire que l’art de vivre de Miranda ne consiste pas à fuir le passé et l’avenir, mais à les apprivoiser, à apprendre à régler la quantité de passé ou d’avenir qui entre dans le présent. Comme la sacralisation qui camoufle l’épistémologie douteuse de la «grande horloge» chrétienne, cet «apprivoisement» ou «réglage» — autant dire le choix, l’interprétation et la description d’événements et de personnages — fait projeter un cadre temporel à l’intérieur duquel l’athée peut s’orienter. Or, si le chrétien éloigne toute angoisse existentielle en approfondissant sa croyance en Dieu (dans sa participation régulière aux rites et aux cérémonies de culte, par exemple), comment l’athée s’y prend-il? En passant en revue les heures passées en compagnie de son amante, Paula finit par lui faire saisir la stratégie qu’employait Miranda dès le tout début de leur relation : la temporalité projetée par la mémoire, par cette collection de souvenirs soigneusement censurés, se confirme aisément dans ces gestes et activités qui ont pour but la création.

12 Allant de la peinture au chant, en passant par la menuiserie, les activités créatrices dépeintes dans Cantique des plaines sont multiples. Que ce soit dans le domaine artistique ou ailleurs, créer n’a pour la narratrice qu’un seul critère : bâtir ou approfondir des rapports avec autrui. Si l’aménagement d’un foyer confortable et sécuritaire témoigne de l’existence de Miranda dans la mémoire de sa fille ou de son amant, on pourrait dire que ce sont ses toiles, vendues à des particuliers, qui assurent son existence au sein de sa communauté. Paula explique ainsi en quoi construire une maison et peindre une toile, selon la tradition amérindienne, relèvent d’une même activité :Ce n’est qu’après avoir appris la gravité de sa maladie que Miranda t’autorisa à la regarder peindre. […] Nous autres, on a toujours peint, disait-elle. Les murs de nos maisons ont toujours raconté l’histoire de notre vie, nos aventures, nos rêves surtout. Mes toiles, c’est comme des petits lambeaux de nos maisons en peau, maintenant qu’on n’a plus le droit de les habiter. Et elle riait […] (69)Comme l’indique ce passage, Miranda ne fait aucune distinction entre la création dite artistique et celle du maçon ou même... celle de l’historien. Effectivement, l’oubli et la perte de sa capacité de parler lui enlèvent l’activité créatrice qu’elle — et l’être humain en général — privilégie par dessus toutes les autres : raconter. Que ce soit une anecdote humoristique, un drame, un récit d’aventure ou une romance, quoi de mieux qu’une bonne histoire pour assurer la vitalité de son existence dans la mémoire d’autrui? Paula, qui par son écriture inscrit son existence (ainsi que celle de Paddon et Miranda) dans la mémoire du lecteur, assimile explicitement la peinture et le chant au travail de création qu’elle accomplit en tant que narratrice :C’est un processus tellement mystérieux : où que je m’arrête, le tableau me paraît achevé, comme dans les toiles de Miranda où il n’y avait jamais d’espace vide, jour après jour je m’assois ici à ma table à Montréal, ferme les yeux et tends l’oreille et peu à peu une voix monte à la surface et se met à couler à travers la plaine, à travers la page, et parfois son chant est plein de nostalgie et parfois il est joyeux, me racontant Miranda, me racontant trois enfants […] oh Paddon je ne peux exister sans toi, ne m’enlève pas ces mots, je ne cherche pas à te faire du mal … Nous avons besoin l’un de l’autre, Paddon. (230)De même, l’art de raconter ne procède pas chez Miranda — ni chez Paula d’ailleurs — d’un but rhétorique, mais du même besoin de surmonter l’angoisse existentielle : raconter, c’est-à-dire agencer d’une certaine manière les événements et les personnages de son environnement, c’est une stratégie de vie.

13 Si Miranda occupe ainsi une place importante dans la mémoire de Paddon, c’est à cause des récits innombrables qu’elle partage avec lui au fil de leur relation. D’après Paula, «(e)lle ne t’a pas raconté l’histoire de son père mais elle t’a raconté d’autres histoires […], les histoires qu’on lui avait apprises dans son enfance, si différentes de ton Voyage du chrétien, histoires de traîtrise et de perte et d’abandon» (63). D’ailleurs, le fait que Cantique des plaines se compose de récits superposés — il y a d’abord le récit de Huston, qui contient le récit de Paula, qui contient les récits de Miranda et les fragments de thèse de Paddon — souligne l’importance de la narration parmi les activités créatrices que Cantique des plaines met en valeur. Ce qui fait la particularité de la narration cependant, c’est qu’elle dispose du langage, un instrument à ce point merveilleux qu’il peut créer le temps. À la différence des cordes vocales, d’un pinceau ou d’un marteau, le langage permet à l’être humain non seulement de créer comme Dieu, mais, comme il l’a fait voilà deux millénaires, de créer Dieu.

Dernière leçon : construire le temps, un mode d’emploi

14 Tandis que le peintre ou le menuisier y parviennent avec plus de peine, le romancier ou le raconteur se moquent aisément du passé (et de la mort) au moyen du langage, ce véhicule qui «peut ralentir le temps, faire semblant de tenir ou retenir le tic-toc des secondes, planer sur place, se figer en montrant du doigt sa propre suspension miraculeuse» (19). Le passage qui suit fait justement état ces possibilités du langage :Miranda est morte maintenant. Oui, maintenant elle est morte.À moins que je ne choisisse, ce qui est toujours possible, de penser à un autre maintenant.Et pour moi Paddon, ton maintenant à toi aussi est devenu un alors, et toi aussi, comme Miranda, tu ne peux continuer à vivre que dans mes mots : ici, sur ces pages que je ne cesse de maculer de mes larmes et de mes cendres. Quelle responsabilité vertigineuse! Je suis une funambule qui doit sécréter, telle une araignée, la corde raide sur laquelle elle avance. (68)De même qu’un tour de langage permet de s’imaginer Miranda morte puis, par miracle, ressuscitée, Paula avoue que le sort de son grand-père dépend également de l’agencement des mots dont elle se sert. D’ailleurs, elle exerce impunément ce pouvoir sur l’existence de Paddon en racontant, par exemple, ses funérailles au début du Cantique et sa naissance à la toute fin. Ensuite, afin de démontrer la capacité du langage à arrêter le temps, elle propose audacieusement un mythe de création conçu spécialement pour la province d’Alberta (27). Et, comme s’il ne suffisait d’imiter la Genèse, Paula décide de se moquer de la manipulation du temps nécessaire (mais nécessairement passé sous silence) qu’eût requis la mise en marche de l’horloge chrétienne :nuit après nuit, le temps se comportait de façon abominable. Par exemple, j’étais sur la jetée près de chez mon oncle Jake, en train de pêcher […] et, soudain, absolument plus rien ne se produisait. Le déroulement irrégulier et indifférent des événements s’interrompait sans explication. Aucune libellule n’atterrissait sur la jetée, aucun poisson ne perturbait de son saut la surface lisse de l’eau […]. Les événements avaient cessé d’avoir lieu, tout simplement. Et puis — mais quelle était la nature de ce puis? que pouvait signifier la séquence dans un univers de temps suspendu? […] et puis, tout avait lieu en même temps.Tous les événements possibles de la situation se déclenchaient d’un seul coup. Tous les nuages se précipitaient à travers le ciel, tous les insectes atterrissaient sur la jetée, une foule de moustiques se mettaient à me pomper le sang à l’unisson. La succession avait été anéantie. Les choses ne se produisaient dans l’ordre, les causes n’étaient pas distinctes de leurs effets, une sorte de tohu-bohu silencieux s’était installé. (20-21)Choisir tel effet pour telle cause, raconter tel événement en détail en passant tel autre sous silence, mettre en scène telle personne plutôt que telle autre, voilà en quoi consiste la narration «normale». Dans ce passage, Paula tente de démontrer que la Genèse (ainsi que toute histoire qui se pose comme originelle, qui se veut la première maille d’une chaîne infinie d’événements, de relations causes à effets), à force d’arrêter le passage du temps, est tout sauf une narration «normale». D’abord on suspend le temps (Dieu est, point à la ligne), ensuite on précipite des effets sans causes (et la lumière fut..., par exemple) ou sans succession logique (entre autres, Dieu créa le jour et la nuit, remplit la Terre d’animaux de toutes sortes et songea, après coup, à l’homme).

15 Bref : suspendre le temps, débarrasser l’espace de tout personnage et tout lieu (Athénée, Dionysos et Atlantide, par exemple, devaient céder leur place afin que «l’horloge chrétienne» puisse être mise en marche); ensuite créer de nouveaux personnages et de nouveaux lieux (Adam et Ève, Éden) et, le temps de le dire, démarrer l’horloge comme si de rien n’était. Ainsi le langage permet-il à tout un chacun — narrateur, shaman, théologien, raconteur, historien, Métis ou Blanc — de participer à cette activité créatrice par excellence: la création de l’univers.

16 Il ne faut donc pas s’étonner que Paddon avance l’hypothèse selon laquelle l’être humain se distingue essentiellement des autres espèces à cette capacité de construire le temps. L’extrait qui suit explique par analogie cette dernière leçon :Le chat avance, il ne peut marcher à reculons. Mais nous, on peut remonter en arrière — sans quoi ce n’était pas la peine de nous doter d’un cerveau aussi complexe. L’humanité n’est rien d’autre que cela cette capacité d’aller en avant et en arrière, de noter les récurrences, de faire des rapprochements, d’apprécier des motifs. Nous savons être présents dans le passé et passés dans le présent. Et même, vertigineusement, nous projeter dans l’avenir. (72-3)En somme, la condition humaine consisterait en la capacité de façonner entièrement son existence. Reconnaître cette capacité et la mettre à son service, c’est qui permettrait de régler la «dose» de passé (ou d’avenir) qui glisse, malgré tous nos efforts, dans le présent. Une quantité de passé suffisante pour savoir son identité, une mémoire suffisamment longue pour être sûr que l’on existe et pour faire exister ceux que l’on aime, voilà les ingrédients essentiels d’une vie dans l’ici et le maintenant.

17 Or, apprivoiser ainsi le passé et l’avenir, c’est aussi produire son propre «effet de temps» dont la puissance dépend d’un entretien constant. De même que le chrétien se rappelle constamment la vitalité de son existence grâce à des activités de création — la construction d’églises, la fabrication d’icônes, la composition de chants ou de prières, les activités missionnaires — «l’effet de temps» de l’athée exige une volonté créatrice égale : chants populaires, bandes dessinées, immeubles de bureau, stations spatiales… et bien sûr, des romans.

Ouvrages Cités

Barthes, Roland. Œuvres complètes de Roland Barthes. Ed. Éric Marty. 3 vols. Paris : Seuil, 1994.

Huston, Nancy. Cantique des plaines. Paris : Leméac/Actes Sud, 1993.

Notes

1 Toutes les citations sont tirées de Cantique des plaines. D’autre part, Nancy Huston recourt souvent aux italiques dans son roman pour des fins stylistiques; cet usage est respecté dans les passages cités.

2 On verra à ce sujet la description faite par Barthes du réalisme, catégorie littéraire produisant ce qu’il considère plutôt comme un « effet de réel » (2 : 480-484).