1 Il y a un demi-siècle prenaient fin les hécatombes et les destructions de la Deuxième Guerre mondiale. Parmi les Canadiens français qui ont participé à ce conflit, peu d’entre eux ont composé des oeuvres fictives qui décrivent la guerre, livrent leur point de vue et expriment leur pensée. Les seuls qui ont rédigé une oeuvre littéraire sont Bertrand Vac (pseudonyme d’Aimé Pelletier), Maurice Gagnon, Jean-Jules Richard et Jean Vaillancourt. Le roman de ce dernier, Les Canadiens errants, a retenu notre attention car cette oeuvre de qualité mérite d’être sauvée de l’oubli. Commençons par l’auteur. Qui est ce Jean Vaillancourt? Né à Montréal en 1923, Vaillancourt s’engage volontaire en 1942, à l’âge de dix-neuf ans, aux Fusiliers Mont-Royal. Il participe à la campagne de Normandie, oeuvre comme brancardier sur le front de Belgique et est blessé trois fois. Il rentre au pays en 1945. Vaillancourt a publié quelques articles dans les journaux, dont La Presse, mais Les Canadiens errants constituent sa seule oeuvre littéraire. Ce roman lui vaut le prix du Cercle du livre de France en 1954. Boursier du Conseil des arts du Canada en 1960, Vaillancourt retourne en Europe où il est nommé directeur de la Maison canadienne à la Cité universitaire de Paris. Il meurt en France le 17 juillet 1961 alors qu’il travaillait à un second roman (Lord 151, Ducrocq-Poirier 868).
2 Les Canadiens errants posent, un peu comme tout roman, et en particulier le roman historique, la question de savoir si on doit le considérer comme un texte historique, comme le récit fidèle d’événements du passé. Certes, il ne faut pas avoir l’attitude naïve qui consisterait à faire comme si c’était vrai. Les personnages sont inventés; ils représentent une somme de signes produits par l’auteur. L’oeuvre s’inscrit dans un univers de fiction qui exprime dans le mouvement des bataillons et la multiplicité des personnages une vision de la guerre moderne.
3 Cela étant dit, nous ne pouvons nier l’importance du vécu de Vaillancourt, cette expérience de guerre qui a profondément marqué l’auteur et qui confère une résonance spécifique aux Canadiens errants. À titre de «roman de mémoire», Les Canadiens errants sont une mise à distance de faits réels et leur réorganisation par un appel à la mémoire et à l’imagination. Vaillancourt a participé aux combats et, comme tout ancien combattant, il a une multitude de récits à raconter, mais il a choisi d’écrire un roman historique et non un traité historique de sorte qu’il y a un chevauchement de catégories, de formes qui relèvent également du récit véridique et du récit de fiction. L’auteur a eu recours à ses souvenirs et à une documentation historique, mais il s’est servi principalement de son imagination, de ses facultés d’invention et de ses capacités de style afin de créer une oeuvre littéraire.
4 Se remémorant le donné vécu, l’auteur l’analyse dans le présent, cherche à saisir ses antécédents historiques, puis ramène à la surface tous ces éléments pour les intégrer dans une nouvelle entité. À vrai dire, la fiction, qui se veut réaliste et qui puise aux sources historiques, illustre cette trahison que le romancier fait à l’Histoire pour la détacher des inter-prétations et des intérêts antérieurs et l’intégrer à sa propre vision. Dans le roman de guerre, l’auteur s’attarde sur certains incidents qui lui paraissent les plus riches (et donc les mieux propres à inspirer ses écrits et à captiver le lecteur), mais jamais sur la totalité des événements ni nécessairement sur ce qui est le plus vrai.
5 Le romancier historique n’a pas vraiment le choix, il choisit, tranche et découpe, privilégie tels aspects plutôt que tels autres, car l’histoire vraiment totale des événements, tels ceux de 1939-1945, le confronterait au chaos. Tout dire de ce qui s’est passé serait se condamner à n’en rien dire, par excès d’information. Pour autant que le romancier aspire à la signification, il se condamne à choisir une période de temps, une région, un groupe d’hommes et des individus dans ces groupes, et à les faire ressortir. Son oeuvre est donc à la fois partielle et partiale. Un romancier historique qui se propose de raconter la Deuxième Guerre mondiale sait que cela ne pourra pas être, simultanément et au même titre, le récit de la guerre des Alliés et celle des Allemands. Il faut choisir entre deux partis, deux groupes de personnages, deux histoires également «véridiques,» mais dissymétriques.
6 Ayant choisi son camp, le romancier détermine le degré d’information historique qu’il souhaite transmettre au lecteur. À un extrême, il peut faire fi de l’histoire, celle-ci se réduisant à une toile de fond devant laquelle s’agitent des personnages anachroniques. À l’autre extrême, il peut rechercher avant tout l’authenticité obligatoire, à telle enseigne que l’on finit par croire que son rôle consiste à retranscrire de soporifiques documents d’archives, comme si la matière, l’histoire, se suffisait à elle-même. Le roman historique devrait être davantage qu’une tentative de reconstitution d’époque. Naviguant entre le Charybde de la fantaisie pure et le Scylla du document historique, le romancier historique crée une oeuvre qui s’inscrit dans un passé vérifiable et qui par la vitalité des personnages et sa richesse suggestive entre de plain-pied dans la fiction tout court en détaillant, pour chaque personnage, les nuances du caractère, les détours de leurs motifs, tout ce qui fait d’eux des êtres captivants. Le lecteur assiste avec plaisir aux délibérations de ces personnages et partage avec eux l’intérêt qui les anime car la guerre, ce n’est pas seulement la mitraille et les mouvements de divisions, c’est le comportement des individus pendant les affrontements, la guerre à l’intérieur des crânes.
7 Un des problèmes essentiels des romans historiques est donc un problème de technique : comment combiner l’arrière-plan historique, avec sa part importante d’explications et de vues panoramiques, au premier plan romanesque où fourmillent les détails liés aux choix qui s’offrent aux personnages ? Les romans de guerre présentent deux réponses à cette question, deux formes de récits historiques : l’histoire romancée et la fiction historique. Dans le premier cas, celui de l’histoire romancée, le romancier, se montrant momentanément historien, renseigne «son lecteur sur les faits de la guerre, la chronologie des événements, présentant une immense quantité d’information historique, reproduisant même des documents et ajoutant des précisions par des notes en bas de la page, jusqu’à discourir longuement sur la philosophie de la guerre et les théories de l’histoire» (Baguley 79). Mais le romancier peut aussi par l’intermédiaire d’un personnage-témoin véhiculer les idées qu’il veut proposer ou imposer. Dans ce second cas, celui de la fiction historique, cette fonction sera alors purement fictive, rapprochera le lecteur de l’expérience individualisée et médiatisée du personnage-témoin et l’éloignera le plus (à la limite, dans un degré zéro d’intelligibilité) de l’optique synthétique de l’historien. Le lecteur peut alors se plaindre de «ces fameuses batailles où l’on est acteur sans rien y voir» (Raimond 307). Ainsi, René Doumic écrit au sujet des confusions du roman de guerre La Force de Paul Adam : «Parce que le soldat n’aperçoit qu’un coin du champ de bataille […] nos romanciers en concluent que c’est leur devoir de plonger le lecteur dans les ténèbres» (Raimond 307).
8 Une importante forme d’arbitraire et d’imaginaire s’introduit avec l’écriture. Le romancier sélectionne des faits historiques de sorte que l’histoire sera ce qu’il choisit de présenter. Il opte tantôt pour une version de l’arrière-plan historique (le savoir) tantôt pour la fiction (l’expérience du personnage) afin de promulguer son interprétation des faits. Certains auteurs s’inspirent du récit de la bataille de Waterloo, telle que décrite par Victor Hugo dans Les Misérables. Dans ce récit, l’individu disparaît momentanément dans la masse, dans cette mêlée gigantesque où se joue le sort de l’humanité : «Waterloo n’est point une bataille; c’est le changement de front de l’univers» (434). D’autres auteurs reprennent une tradition qui remonte à l’épisode de la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de Parme, où Stendhal interdit à Fabrice del Dongo la perspective privilégiée des généraux avec leurs lorgnettes. Stendhal décrit alors les impressions du personnage-témoin qui n’aperçoit qu’un coin du champ de bataille. Une telle restriction de champ, ou focalisation, laisse le lecteur dans les ténèbres en ce qui concerne les motifs et le déroulement de la bataille dans son ensemble; elle élude l’enchaînement des faits historiques. Le lecteur, afin de comprendre, pourrait alors se replonger au sein de livres d’histoire qui sont plus explicatifs. Mais la valeur de tels romans ne réside pas dans leur degré d’exactitude historique.
9 Ce qui suscite l’intérêt n’est pas tant la fidélité aux faits que l’image que les romanciers donnent des événements. Dans les récits de guerre, les romanciers sont excessivement subjectifs : ils proposent ou imposent une interprétation spécifique des faits. Dans ce cas précis, la question à résoudre ne porte pas sur le degré de «réalité historique» du roman, de référentialité historique, mais bien sur le sens historico-didactique explicite ou implicite de ces oeuvres basées sur des événements tragiques.
10 Les Canadiens errants sont un véritable «journal de peloton.» Dans son roman, Vaillancourt s’est presque toujours interdit de dépasser l’expérience personnelle et le point de vue du simple soldat, renonçant à la tâche de reconstruire, sur une plus grande échelle, la guerre dans son ensemble et selon l’enchaînement des faits historiques. C’est ce qui explique l’intensité des pages où, racontant une journée sans incident, une corvée ou une attaque, il évoque avec le relief de leur précision concrète la durée, la boue, la mort, les instincts élémentaires. Il évoque, avec une sympathie virile ou un humour attendri, les compagnons de combat qui ne sont pas des héros, mais simplement des hommes.
11 Comme le souligne la citation en exergue à la première partie : «la guerre moderne est avare de gloire» (9). Le carnage au front a rapidement convaincu l’auteur que la longue tradition de la littérature de guerre héroïque, qui a pris naissance il y a presque trois mille ans grâce à l’épopée d’Homère et son chant à la vertu masculine, l’Iliade, n’était plus valide. La guerre au vingtième siècle est devenue une entreprise impersonnelle : les progrès technologiques ont rendu le héros martial désuet. L’artillerie lourde se moque des prétentions des héros à la prouesse et c’est le hasard, et non la valeur, qui décide du destin du guerrier. Même un Achille n’aurait pas plus de chance contre la force explosive d’un obus qu’un Thersite. Les Canadiens errants représentent la guerre, telle que vécue par le soldat de ligne, dans toute son horreur, plus haïssable encore d’être peinte avec cette tragique sobriété. Le soldat n’est plus qu’un élément indifférencié, pris dans le mouvement général, confronté à une mort sans héroïsme, au sacrifice mécanique et obscur. De même, l’âpre satire qui stigmatise l’après-guerre et la division des hommes entre ceux qui ont combattu au front et ceux qui étaient planqués à l’arrière est dominée par le sentiment poignant que les civils oublieront vite ce qu’ont souffert pour eux les combattants.
12 Le roman, qui est divisé en trois parties, porte sur quelques jours pendant et après la Deuxième Guerre mondiale et suit la Première Armée canadienne lors de ses opérations dans le nord-ouest de l’Europe en 1944 et 1945. Au début du récit, un bataillon du «Régiment du St-Laurent» traverse l’Orne, en Normandie, en été 1944, et reçoit son baptême du feu lors de l’attaque d’un faubourg niché dans un escarpement qui domine la rivière et une ville (15). La deuxième partie du roman, la plus longue, se déroule en février 1945, lors d’une attaque dans la forêt de Reichswald, à la frontière allemande. Enfin, la dernière partie relate des événements survenus dans un hôpital militaire britannique et le retour à Montréal.
13 Lors des combats, le caporal Richard Lanoue émerge lentement des rangs et devient le héros autour duquel gravitent tous les personnages. Lanoue est reconnu par les officiers supérieurs comme un soldat ayant un courage à toute épreuve et une intelligence peu commune. Il est aussi favorisé par la chance. Lors du premier affrontement en Normandie, les soldats de son peloton essuient un barrage d’obus de mortiers. Plusieurs soldats sont tués et Lanoue ne doit la vie qu’au corps du sergent Garneau qui est projeté sur lui et le protège tel une «cuirasse de chair» (26). À mesure que la campagne progresse, les rangs du bataillon se déciment et Lanoue doit prendre le commandement. À la veille d’entreprendre l’invasion de l’Allemagne, Lanoue sait qu’il survivra à la guerre. C’est à ce moment précis qu’il est grièvement blessé.
14 La mort accompagne Lanoue, devient sa fidèle compagne, — «la mort lui était devenue plus familière que la vie» (203) —, et tous les soldats qu’il décrit sont soit tués soit blessés comme le souligne cette énumération : le sergent Garneau meurt vidé de son sang, Bolduc, le bûcheron de la Beauce, a le visage criblé de fragments d’obus, Thivierge, l’orphelin, est abattu alors qu’il cherchait à fuir, le capitaine Beauvais reçoit une balle en plein front, le caporal Hurtubise est blessé par un éclat d’obus dans la jambe, le sergent Lanthier est atteint d’une balle tirée par un soldat embusqué, l’Acadien Dubuc reçoit une rafale de mitraillette dans la poitrine, le brancardier Xavier Gagnon, dans un jeep, saute sur une mine, le caporal Vachon est atteint à la poitrine par un fragment d’obus qui lui perfore un poumon, Lanoue lui-même est grièvement blessé à la suite d’un bombardement … Xavier Gagnon avait peut-être raison lorsqu’il disait : «y’a rien que deux manières d’en sortir, de c’te guerre-là : sur une civière attachée sur un jeep qui s’pousse vers l’arrière à quarante milles à l’heure, ou ben dans un trou su’ le bord d’la route, avec deux pieds de terre par-dessus toé, la carabine plantée dedans par la baïonnette et ton steel helmet accroché après» (83).
15 Mourir ou donner la mort fait partie du «devoir accompli» (153). Les hommes meurent de façon subite, sans se rendre compte qu’ils ont été atteints par un obus, ou à la suite d’une «agonie peu commune» (29). La mort elle-même prend diverses formes : corps mutilés et méconnais-sables, gangrenés ou vidés de leur sang … Le passage de la vie à la mort est le plus souvent décrit par l’observation des yeux des hommes : «ces yeux qui blanchissaient» (26), «le capitaine était couché sur le dos, les yeux grands ouverts» (102), «[une sentinelle morte] scrutant encore l’horizon d’un affreux regard vide» (107), «quelque chose sembla passer sur ses yeux, comme un nuage de fin d’après-midi sur le soleil, et son regard n’eut plus rien d’humain» (156). Tant qu’à ce qui vient après la mort, le narrateur est avare de renseignements : «Lanoue resta penché encore un moment, essayant de scruter l’abîme de la mort. S’il vit quelque chose, il ne comprit rien» (156).
16 Dans cette guerre moderne, dans ce déploiement extrême de forces, on vise par un usage illimité de la violence à obtenir une situation où l’ennemi ne pourra plus ou ne voudra plus se battre. Lors des combats, il y a peu de contact direct avec les Allemands, les «Fraus», aucun corps à corps. L’ennemi, «aigri, vindicatif et sournois» (178), demeure une «présence presque toujours invisible et mystérieuse» (98). Les soldats allemands, cachés au fond des caves, dirigent par T.S.F. le tir de leur artillerie et canar-dent les soldats canadiens. Ce sont des soldats «bons à tirer une fois, tuer un homme, [et] se rendre aussitôt après en levant les bras au ciel» (157). Les soldats allemands agitent le drapeau blanc car ils craignent qu’on ne leur fasse un mauvais parti, mais une fois faits prisonniers, ils reprennent vite leur aplomb, cette «extraordinaire assurance du Nazi qui croit sa personne sacrée» (31). Lorsqu’ils sont capturés par des Canadiens (et non par les Anglais qu’ils exècrent ou les Polonais qu’ils redoutent), les soldats allemands se félicitent de s’en être tirés à si bon compte, «convaincus de trouver, chez un ennemi naïf et bon enfant, une bienveillance qu’ils n’accordaient pas à leurs propres prisonniers et dont au reste ils se moquaient» (102). Les SS en particulier ne respectent rien et n’ont aucun scrupule à fusiller leurs prisonniers. D’après Lanoue, ce sont des «chacals» (74) qui reviennent sur un champ de bataille pour achever les blessés et disposer un traquenard explosif sous un cadavre pour tuer le premier ennemi qui le retourne. À quoi servent ces descriptions de la fourberie et des atrocités allemandes sinon à susciter un climat de haine qui explique l’engagement des Canadiens français dans cette guerre et leur désir de poursuivre cette campagne et de venger leurs morts.
17 Dans cette armée de volontaires et de troupes de choc, la majorité des soldats ont rejoint l’armée en 1939, connu les longues années d’attente en Angleterre, puis les durs combats de Normandie et de Hollande. Mais aucun d’entre eux n’est animé d’un zèle aveugle, d’un patriotisme à tout épreuve. Comme l’explique le commandant de la compagnie, le major Cousineau, en se comparant au soldat nazi : «Il est fanatique et nous ne le sommes pas… Pas moi, en tout cas!» (54). Ce qui en soi est inconcevable pour un major allemand qui vient de se constituer prisonnier :Comment, demanda-t-il, peut-on se battre et se faire tuer sans un fanatisme quelconque ? Nous, nous nous battons pour Adolf Hitler parce qu’il est le chef de l’Allemagne, nous sommes des patriotes; mais vous, vous n’aimez même pas l’Angleterre pour laquelle vous vous battez! Quant à votre premier ministre Mackenzie King, il est le seul chef d’un pays en guerre qui ne soit jamais venu visiter ses troupes au front. – Nous ne sommes pas encore arrivés à comprendre, nous, ce que vous faisiez dans cette guerre qui ne vous concerne pas! – Oh, vos simples soldats, sans doute, c’est pour l’aventure … C’est du moins ce qu’ils nous disent toujours quand nous les faisons prisonniers. – Mais vous, un homme éclairé ? Vous n’êtes pas officier de carrière, capitaine ?… Ils sont si peu nombreux dans votre armée …
18 À ce major fort bien renseigné sur la politique intérieure du Canada, le capitaine Dumont répond qu’il s’est enrôlé car il ne pouvait accepter «de voir une demi-douzaine de pays de l’Europe sous la botte de gens comme vous!» (149). Ce qui motive ces officiers à se battre sans y avoir des intérêts personnels, c’est qu’ils se perçoivent comme des «idéalistes» et non des «mercenaires» (150).
19 D’après les officiers supérieurs de la compagnie, Lanoue manifeste un courage à toute épreuve et une intelligence supérieure (58). Blessé à maintes reprises, le caporal refuse les offres de travailler dans les bureaux de l’armée et préfère rester au front. À vingt-deux ans, il est un des «vieux» de la compagnie. Guerroyer est devenu une seconde nature : «on aurait dit qu’il était inconscient du danger ou qu’il tenait à sa peau comme à sa première chemise. Il semblait avoir trouvé son élément naturel à la guerre» (57). Lanoue n’est pas le seul. Plusieurs civils, chômeurs ou malheureux, ont trouvé une raison d’être grâce à l’armée.
20 La guerre et la présence quotidienne de la mort transforment ces hommes : «Les mois accumulés de vie au front et les dangers partagés, puis les grades, qui donnaient la responsabilité d’hommes, les avaient marqués» (71). Au fil des ans, ils ne sont plus les mêmes hommes : «on devenait plus militaire qu’on n’avait jamais été civil» (113). Montréal est loin et après cinq ans de vie militaire en Europe, les soldats se demandent s’ils reconnaîtront la ville. Malgré leurs différences d’âge et de statut social, ces soldats sont unis par la «solidarité des compagnons de misère et de devoir» (71). Certes, pour les civils, ils sont «une bande de martyrs» (116), mais pour les vieux de ’39, la guerre a marqué leur jeunesse et transformé leur vie : «Tant pis si le bon temps était fini, tant mieux si la guerre s’achevait. Mais tant pis si la jeunesse s’achevait aussi, et si on ne savait pas ce qu’on ferait après. L’aventure avait été belle» (119).
21 Richard Lanoue a été élevé dans un orphelinat et n’a jamais connu ses parents. Un curé l’a placé dans un séminaire, mais Lanoue s’est enfui et s’est enrôlé dans l’armée alors qu’il n’avait pas dix-huit ans. L’armée est devenue sa famille. À un officier qui l’interroge, anoue répond «qu’il avait commencé à vivre le jour où il était entré dans l’armée et que son passé n’existait pas» (58). Ailleurs, Lanoue compare son adolescence à «un fruit vert pourri» et avoue qu’il est venu à la guerre «pour y mourir, ou en sortir comme un nouveau-né» (59). D’une manière paradoxale, ce caporal anticonscriptionniste (55) recherche la guerre, et l’ancien séminariste, en dépit de son passé et de toutes les horreurs auxquelles il a été confronté, demeure profondément incroyant. Pour ce mécréant, Mein Kampf est «un évangile comme un autre» (61) et comme tous les «bons» soldats au front, il use et abuse de «jurons explosifs empruntés au vocabulaire liturgique» (71). Lanoue avoue même qu’il «ne connaissait pas Dieu» et avait toujours fini «par sortir dégoûté de ces séances d’autosuggestion qu’on appelait la prière» (195).
22 Jugeant Dieu «inconnaissable» ou, s’il existe, qu’il était préférable de «le laisser tranquille» (198), Lanoue ne croit qu’en l’homme «seul avec son destin, puissance ténébreuse» (196). À la veille d’une offensive, la remarque du major Cousineau à ses hommes souligne la vérité de l’existence des soldats : «Si on vous donnait votre congé aujourd’hui, vous ne seriez pas retournés chez vous depuis quinze jours que vous brailleriez pour revenir au front» (70). Et le narrateur d’ajouter, dans une de ses rares interventions : «Il voyait juste. On gardait une nostalgie poignante de la vie dangereuse, grandeur de l’homme» (70). Les soldats canadiens ne se sont pas battus pour défendre leurs foyers. Certes, ils ont libéré des peuples et la gratitude de ces derniers est une récompense suffisante, mais pour la majorité des soldats, Hurtubise, Lanthier, Dubuc, Gagnon, les idéologies politiques ne sont pas toujours claires. Ceux-ci connaissent surtout leur devoir, l’attrait de la vie dangereuse et la fraternité des soldats au front.
23 Lanoue, qui a longtemps côtoyé la mort, sait en revanche que «pour exposer sa vie en y trouvant une satisfaction de l’âme, il fallait valoir quelque chose» (196). Le patriotisme et l’humanitarisme ont peu à voir avec son aventure. Ce qu’on pourrait dire de plus exact, c’est qu’il a été conduit à l’armée par un obscur désir de renouvellement, par une certaine nécessité d’élargir son existence. L’orphelin dont la jeunesse avait été trop bafouée, a semé sa jeunesse dans la guerre afin d’y chercher le sens de la vie et il sait, peu avant d’être blessé, que le courage des hommes «était la meilleure chose en eux. Leur dignité unique» (139). Sur le «terrain de vérité» (192) de la guerre, les hommes se révèlent. Et qu’ont-ils de si admirable sinon leur courage, leur «grandeur à bouche fermée» (192) et leur combat avec la mort : «Avoir marché au devant de son destin pour soumettre sa vie à l’épreuve suprême; s’être trouvé, tel que prévu, face à la Mort; l’avoir défiée en combat singulier, s’être battu comme Jacob avec l’ange; — Qu’on eût vaincu ou perdu, cela, peut-être, était digne d’un homme ?» (196).
24 À cette époque où la guerre demande du courage, c’est-à-dire avant l’avènement de l’ère des «frappes chirurgicales,» des bombardements à haute altitude et de l’option zéro mort pour les militaires, le courage fait intrinsèquement partie de la guerre. L’habitude des périls affermit le courage et prépare les soldats à s’exposer à de plus grands périls et à venir à bout de la guerre. C’est aussi ce qui aux yeux de Lanoue différencie dans cette boucherie mondiale le soldat valeureux au vrai courage, sans colère et sans haine, du poltron que l’on doit ramener d’urgence à l’arrière du front. Comme le souligne le critique Gilles Marcotte, la guerre est : «terrain de vérité parce qu’elle force l’homme à descendre dans ce silence intérieur où l’attend, compagne exigeante et véridique, l’image de sa propre mort» (8). Ceux qui ont connu cette expérience ne sont plus jamais les mêmes car ils savent ce que vaut une mort d’homme.
25 Le retour au pays natal se révèle décevant pour ces hommes qui ont sacrifié leur jeunesse à la guerre et qui, au quotidien, ont mis en péril leur vie. Le caporal Vachon avait pourtant averti les conscrits, qu’à leur retour au Canada, ils passeraient «pour des gazés» (172). Lanoue arrive à Montréal en mars 1946, après trois opérations dans la jambe, des mois de récupération dans un hôpital britannique et six ans de service outre-mer. Les autorités ne savent que faire de ce «revenant» (225) qui souhaite s’inscrire à l’université afin d’étudier à la Faculté des Lettres. D’ailleurs, celui qui est responsable de trouver un emploi aux «retours-du-front,» un officier de marine qui n’a pas connu de service actif, se moque des aspirations de Lanoue. L’ex-soldat, profondément insulté, se bat avec ce rond-de-cuir et l’aurait tué si des employés n’étaient inter-venus. Ses rêves détruits, Lanoue, pour se consoler, dépense ce qu’il lui reste d’argent avec une prostituée qui lui trouve un «p’tit air perdu,» un «p’tit air écarté» (247). Solitude, sentiment d’abandon et d’inadéquation face à ce monde civil qu’il n’a jamais connu adulte, Lanoue, le «Canadien errant,» se sent «comme un de ces étranges météorites, détachés un jour de leur planète, égarés dans les ténèbres d’un espace incommensurable et condamnés à errer dans ce néant» (232). L’auteur nous laisse sur notre faim et nous ne saurons pas ce qu’est devenu Lanoue ni s’il a réussi à combler ce sentiment de vide métaphysique.
26 Dans Les Canadiens errants, l’auteur raconte sans prétendre tout expliquer, mais cela importe peu au lecteur car, comme l’affirmait l’historien et philosophe Gabriel Bonnot de Mably, «le plaisir nous fait illusion» (5) et l’histoire transposée dans une oeuvre littéraire est bien plus «vraie» et intéressante. La recherche et la diffusion de l’information entraînent le romancier de la considération du peloton à celle des individus, puis à leur tempérament, à leurs pensées, à leurs motivations personnelles. L’auteur parcourt l’échelle des informations personnelles, de l’analyse psychologique, au risque que le contexte historique échappe au lecteur. En limitant son point de vue à celui du simple soldat et en renonçant à la tâche de reconstruire la guerre dans son ensemble et selon l’enchaînement des faits historiques, Vaillancourt démontre que la guerre, par son échelle même, échappe au pouvoir de connaissance d’un individu. L’auteur représente des épisodes vécus dans la chaleur de la bataille et au niveau des combattants de ligne de sorte que la confusion est souvent le thème caractéristique de ce mode. Ce qu’enseigne en effet la lecture des Canadiens errants, c’est l’impuissance de la pensée à dégager un schème d’interprétation à partir d’une guerre moderne, basée sur une opposition d’idéologies, réunissant des millions d’hommes et se jouant sur des milliers de kilomètres. Le simple soldat n’est qu’un pion qui cherche à sauver sa peau et qui, s’il réussit, demeure obsédé par ces années d’enfer où il a enterré sa jeunesse et ses illusions.
27 Enfin, il est significatif que Lanoue, dans les dernières pages, soit un mort-vivant, un revenant, un rescapé favorisé par la chance d’une guerre qui, au moment où Vaillancourt écrit, appartient à un temps qu’on veut tout à fait révolu. Les Canadiens errants se rattachent difficilement aux oeuvres de cette époque où Yves Thériault, Anne Hébert et Marie-Claire Blais livrent leurs premiers romans. Nous assistons à une véritable entreprise de liquidation historique au terme de laquelle les nouveaux auteurs s’attaquent à la peinture de la société de leur temps. Cette distance qui, dans l’histoire, sépare les débuts de la Révolution tranquille de la reddition de l’Allemagne nazie, et que n’expliquent pas les dates, est consécutive à l’apparition d’un réel désir de transformation sociale et par la mise en oeuvre de réformes qui mèneront à la Révolution tranquille. L’héritage historique de la Deuxième Guerre mondiale entaché par trop de sang est relégué aux oubliettes et Lanoue le revenant devient comme le remords incarné de l’espèce humaine qui refuse de l’admettre et qui essaie de le repousser dans le passé auquel il appartient.
Ouvrages cités
Baguley, David. «Le Récit de guerre, narration et focalisation dans La Débâcle.» Littérature 50 (mai l983) : 77-90.
Bonnot de Mably, Gabriel. «L’Historien, le romancier, le poète.» Poétique 49 (février 1982) : 5-12.
Ducrocq-Poirier, Madeleine. Le Roman canadien de langue française de 1860 à 1958. Paris : A.G. Nizet, 1978.
Gagnon, Maurice. Les Chasseurs d’ombre. Montréal : Le Cercle du livre de France, 1959.
Hugo, Victor. Les Misérables. Paris : Gallimard, 1973.
Lord, Michel. «Les Canadiens errants.» Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, tome 3, 1940-1959. Montréal : Fides, 1982.
Marcotte, Gilles. «Le terrain de vérité. Les Canadiens errants par Jean Vaillancourt.» Le Devoir (16 octobre 1954) : 8.
Raimond, Michel. La Crise du roman. Paris : José Corti, 1966.
Richard, Jean-Jules. Neuf jours de haine. Montréal : Éditions de l’Arbre, 1948.
Vac, Bertrand [pseudonyme d’Aimé Pelletier]. Deux Portes … une adresse. Montréal : Le Cercle du livre de France, 1952.
Vaillancourt, Jean. Les Canadiens errants. Montréal : Éditions Pierre Tisseyre, 1994.