Interview
France Daigle :
chantre de la modernité acadienne

Doris Leblanc
Université du Nouveau-Brunswick

Anne Brown
Université du Nouveau-Brunswick

1 NÉE À DIEPPE EN 1953, France Daigle est à la fois romancière, journaliste et scénariste. La publication en 1983 de son premier livre, Sans jamais parler du vent, marqua son entrée dans le milieu littéraire acadien. Depuis cette date, elle a publié dix autres romans. Parmi ceux-ci, quatre ont été traduits en anglais. En plus d’avoir collaboré à des projets cinématographiques, France Daigle a signé quatre textes de théâtre et rédigé la narration du film Tending Towards the Horizontal (1988) de la cinéaste Barbara Sternberg. Les nombreux prix venus soulignés la qualité de ses écrits — Pascal-Poirier (1991), Éloize (1998 et 2002), France-Acadie (1998) et Antonine-Maillet-Acadie-Vie (1999) — témoignent largement du fait que cette auteure incarne l’une des figures de proue de la littérature acadienne contemporaine. Mme Daigle nous a accordé cette entrevue à la suite d’une conférence qu’elle prononça en novembre 2002 au Département d’études françaises de l’Université du Nouveau-Brunswick.

La venue à l’écriture ou la prédominance des espaces blancs

DL La structure de votre premier roman est originale. Pourriez-vous nous en parler et nous dire comment ce roman a été reçu?

FD Les pages n’étaient pas remplies; le ton était poétique. Ce n’était pas comme s’il y avait une histoire très définie, bien qu’il y en avait une. Les gens ont pensé qu’il s’agissait d’un recueil de poésie. Je me suis dit : «Non, c’est un roman!» Bon, les gens ne se sont pas obstinés. Ce n’était pas vraiment important, car moi je voyais une structure de roman là-dedans. Et, la principale structure que je voyais, c’était comme s’il y avait deux histoires… Il y avait l’histoire de ce qui se passait dans la maison sur le bord de la mer, puis l’histoire d’un membre de la famille qui voyageait sur un bateau. Ce dernier racontait le point de vue de quelqu’un sur la mer dans un bateau tandis que les autres étaient à la maison et l’attendaient. Donc, c’est un peu, pour moi, les deux parties qui se parlaient et qui se répondaient dans cette structure-là. Mon histoire était claire dans ma tête. Mais, vraiment ce n’était pas très évident pour les lecteurs.

DL Mais est-ce que c’était évident pour votre éditeur?

FD Pas du tout. Le directeur des Éditions d’Acadie de l’époque ne l’avait pas vu lui non plus. Il était tout de même prêt à publier le livre. Mais, pour lui, c’était un recueil de poésie. J’ai dû lui raconter l’histoire. Une fois que je raconte l’histoire, on peut aller la chercher.

DL Ce qui caractérise la structure de votre premier roman, ce sont les espaces blancs. Il en est de même pour votre deuxième roman.

FD Avec mon deuxième livre, Film d’amour et de dépendance, j’avais dans l’idée un scénario de film. Encore là, les pages étaient à moitié vides ou à moitié remplies. La page de gauche décrivait l’action, l’histoire. À la page de droite, il y avait les dialogues. Mais, au fond, dans les dialogues on ne savait jamais trop qui parlait. D’une certaine manière, ce n’était pas des dialogues très logiques. Ce n’était pas une histoire absolument claire, non plus.

DL Ce texte a-t-il été perçu, lui aussi, comme un autre recueil de poésie?

FD En effet, les gens ont encore dit que j’avais écrit un beau recueil de poésie parce que cela avait vraiment une espèce de consonance de poésie. Mais là encore, j’ai dû expliquer que c’était un roman avec un début, un milieu et une fin.

DL Dans Histoire de la maison qui brûle, vous situez le texte en haut de la page de gauche et en bas de la page de droite. Les espaces blancs semblent prendre de plus en plus de place.

FD : C’est vrai. Les phrases étaient de moins en moins nombreuses. C’était l’histoire d’une femme qui regardait sa maison brûler. Il n’y avait pas beaucoup d’action et c’était une espèce de comparaison ou de métaphore sur la littérature ainsi que sur la situation de la femme. Comme elle était assise et ne bougeait pas à la fin, je lui faisais dire «Om», comme si elle était en méditation. Il y a plusieurs univers qui se regroupent dans cette histoire.

DL Pourquoi y a-t-il tant d’espaces blancs dans vos premiers textes?

FD J’aimais construire des histoires et de jouer avec plusieurs éléments et puis de ne pas tout écrire. C’est pourquoi les pages sont à moitié vides. Le défi était de mettre des éléments en place pour la construction de l’histoire. Tous ces éléments devaient ensuite être amenés ensemble.

DL Ce jeu de construction est également évident dans Variation en B et K.

FD Variation en B et K est encore plus visuel. Dans ce texte, c’est comme si l’histoire est la partie d’en haut. Puis, en bas, il y a des vignettes, comme celles qu’on met dans les albums de photos. C’est comme s’il fallait imaginer le contenu de la vignette. J’avais laissé des espaces vides comme pour des photos. Alors, tout le livre est écrit comme ça.

DL C’est évident que le jeu de la construction vous passionne. Comment ce jeu interagissait-il avec votre création artistique?

FD Ce qui commençait à devenir pas mal évident, c’est que mon plaisir ou, en tout cas, mon art d’une certaine façon, ce n’était pas juste d’écrire! C’est-à-dire que ce n’était pas juste d’écrire en me fiant strictement à la langue. C’était aussi de concevoir des structures d’histoire qui se tenaient, mais de façon qui, pour moi, n’étaient peut-être pas ordinaires. Je voulais arriver à jouer avec des éléments qui faisaient parler le texte. Cela m’épargnait, à moi, d’écrire des choses. Peut-être que j’étais un peu paresseuse et que je ne voulais pas écrire tant que ça!

DL Cette manière originale de cantonner le texte dans une région de la page continue dans La Beauté de l’affaire.

FD En effet, dans ce roman, c’est un peu le même principe sauf que là je voulais le faire en trois parties. Donc, il y a toujours trois aspects à l’histoire et le sous-titre du livre est Fiction autobiographique à plusieurs voix sur son rapport avec son plus haut langage. À plusieurs voix, sûrement trois et probablement plus. En tout cas, j’ai travaillé autour de la trilogie de trois différents angles.

DL Qu’est-ce qui vous a motivée à écrire un roman où il n’y a pas d’espaces blancs?

FD Je commençais à me demander si je pouvais écrire un vrai livre avec des pages remplies. Alors, je me suis un peu aventurée, et La vraie vie a été le premier livre aux pages pleines.

DL Ce roman semble se conformer à un modèle plutôt tradition-nel, n’est-ce pas?

FD Pas vraiment. Ici, la construction est encore une fois très spécifique. Le livre est composé de cent paragraphes. Chaque paragraphe a un titre. Chaque groupe de dix paragraphes comporte une section et il y a cinq grands chapitres divisés en deux. Les paragraphes sont numérotés de 1 à 100.

Les romans récents ou l’absence des espaces blancs

DL Vous êtes née en 1953 et cette année a fait l’objet de votre huitième roman. Pourquoi?

FD Donc 1953… Après avoir écrit plusieurs textes qui n’entraient dans aucune catégorie, je me suis posé la question : «Pourquoi j’écris? Pourquoi j’écris ce que j’écris?» J’essayais de répondre à la question : «Mais l’écriture, c’est quoi pour moi? Ça vient d’où?» Bon, je connaissais un peu l’influence familiale, parentale, et tout ça. Mon père avait été journaliste… Je me suis dit : «Je vais aller voir ce qui s’est passé l’année de ma naissance pour voir s’il y a eu des influences.» C’était une idée comme ça… Il faut bien se trouver des sujets pour écrire.

DL Par où avez-vous commencé votre recherche?

FD Je suis allée lire tous les Évangéline de l’année 1953. J’ai retenu les choses qui me semblaient significatives ou utiles pour un roman. Puis, j’ai pigé un peu ici et là… J’ai essayé d’écrire ce roman un peu comme une chronique de l’année, une chronique de ma vie au cours de cette annéelà. C’était un fait que j’avais été malade l’année de ma naissance, d’une maladie un peu particulière. Je trouvais que cela avait rapport avec cette histoire et j’ai tout tissé ensemble. Ensuite, j’ai imité un modèle qu’on retrouve dans certains livres anglais… Chaque chapitre a un titre, et chaque titre est suivi d’un paragraphe qui rappelle des manchettes de journaux. Il me semble qu’on voyait plus cette technique dans des journaux de l’ancien temps.
C’est un livre où je me suis amusée à écrire sur tout ce qui me semblait avoir un peu d’intérêt et qui brossait un portrait plus ou moins réaliste de certaines années en Acadie et des événements de l’année 1953.

AB Depuis votre première œuvre, vous avez porté une attention particulière à la structure même de vos textes. On pourrait même affirmer que, jusqu’à très récemment, le jeu de l’écriture était intimement lié pour vous à la structure du texte plutôt qu’à son contenu. Or, dans Petites difficultés d’existence, c’est l’inverse qui semble vrai.

FD Ici, le jeu de l’écriture, si on veut, s’est bâti plus sur le contenu, malgré le fait qu’il y a néanmoins un certain nombre de chapitres comptés. Le chiffre douze, lié aux douze signes astrologiques est, lui aussi, important…. Il y a beaucoup de structures comme celles-là qui se rejoignent dans le texte. Mais, la construction est, en effet, peut-être plus dans le contenu que dans la forme.

AB : Pourquoi?

FD À partir de Un fin passage, qui est un peu la suite de Pas pire, est sorti Petites difficultés d’existence. Le premier texte anime Terry et Carmen. Ces personnages réapparaissent dans Un fin passage où Carmen est enceinte, ainsi que dans Petites difficultés d’existence où Carmen a eu son enfant, et est à nouveau enceinte. Alors, c’est vraiment le début d’une petite famille. Il faut qu’ils se trouvent un endroit où vivre. Il faut qu’ils gagnent leur vie. Ils ont des amis. Comment est-ce qu’ils vont s’organiser? Ils ne sont pas particulièrement riches. Comment est-ce qu’ils se débrouillent? Donc, c’est vraiment la vie de deux jeunes de Moncton avec tout leur potentiel que j’ai voulu animer.

AB : Dans Un fin passage, la structure du texte est intimement liée aux sept jours de la semaine. On observe cependant que le récit ne commence pas le premier jour de la semaine. Pourquoi?

FD En effet, cela ne commence pas le lundi. Je me disais qu’encore là, il fallait que je sois un peu différente. J’ai donc commencé par le jeudi et je suis revenue au mardi. En fait, à l’origine, je voulais structurer mon récit autour d’une seule semaine, mais en mêlant les jours. Cette structure aurait pris trop de temps et elle aurait été trop compliquée. Cela prend du temps pour écrire et puis penser à ces affaires-là. Je n’avais pas assez de temps pour faire ce que j’aurais vraiment aimé faire.

AB Dans Petites difficultés dexistence, vous jouez à nouveau avec une structure temporelle. Celle-ci est ici intimement liée au rituel de la consultation quotidienne que fait Terry du Yi-King. Qu’est-ce qui vous a poussée à ériger votre roman à partir d’un système de divination orientale?

FD C’est encore un peu l’idée de continuer les jours de la semaine, mais pas sous la même forme. Terry fait son Yi-King, et l’action des chapitres suit un peu ce que le Yi-King lui révèle.

AB Lors de l’élaboration de ce roman, avez-vous, comme Terry, consulté ce manuel de divination?

FD Oui! J’ai vraiment fait le Yi-King pour écrire le livre.

AB Comment et pourquoi?

FD Je me suis dit qu’il fallait que l’histoire se retrouve à quelque part là-dedans. Quand j’avais terminé un chapitre, je consultais à nouveau le Yi-King. C’était assez étonnant parce que, vraiment, je trouvais que cela allait de soi. C’est comme si l’histoire m’était presque donnée! C’est sûr que j’ai triché un peu, mais pas beaucoup… Vraiment, c’était surprenant!

AB Le fait de vous en remettre au Yi-King pour continuer à élaborer l’intrigue du roman est, il faut l’avouer, assez audacieux! Cela aurait pu avoir donné lieu à de bien fâcheux résultats!

FD Oui… Les gens trouvent que c’était courageux d’avoir fait cela parce que le Yi-King aurait pu me donner des pistes tout à fait autres. Mais pour moi non, car je pouvais me servir de tout ce qui allait en sortir. Et, c’est un peu le quotidien qui ressortait. Ce n’était pas les jours de la se-maine comme on l’entend normalement, mais c’était un peu une théorie du vécu.

AB On vous a toujours décrit comme une écrivaine expérimentale qui rebute le conventionnel, une écrivaine qui résiste à tout ce qui relève d’une forme ou d’une structure traditionnelles. Qu’en dites-vous?

FD Il y a toujours un petit défi qui me pousse à faire quelque chose de différent. Je n’ai pas nécessairement pensé : «Cette fois-ci, je vais présenter ma résistance de cette manière-là.» C’est comme si je voulais que le lecteur travaille un peu ou qu’il soit amené à comprendre ou à regarder des choses d’une manière inhabituelle.

AB Évoluant à une époque où le temps dont on dispose est jalousement protégé, vouloir faire travailler son lecteur n’est pas toujours évident!

FD En effet, même moi si je lis des livres qui me font travailler, je n’aime pas toujours cela. Parfois, je n’ai pas envie de travailler du tout! Et puis, je me dis : «Pourquoi est-ce que l’auteur me demande cela? Pour-quoi c’est compliqué? Pourquoi ne peut-on pas tout comprendre tout de suite?» Je suis consciente de cela. Donc, cela m’agace parce que, moi non plus, je n’ai pas toujours envie de faire un effort quand je lis. Mais, quand j’écris, c’est cela mon plaisir! C’est un peu hypocrite, mais c’est pour cela que j’écris!

AB Et pourtant votre dernier roman, lui, s’érige à partir d’ une structure plus traditionnelle, moins éclatée.

FD Oui… Au fond, c’est peut-être le plus facile de mes livres. On dirait qu’il rejoint un plus grand publique. Je ne pense pas qu’il y a beau-coup de lecteurs qui vont le lire et qui vont trouver qu’il est difficile à comprendre. Pourtant, j’en suis assez satisfaite malgré tout. Je pense que les écrivains et leur publique vont un peu les uns vers les autres et que, à force d’avoir écrit et d’avoir délimité un certain champ d’écriture, du moins en ce qui me concerne, et après avoir vu comment les gens me lisaient, j’ai fini par me dire : «Eh! ben, je vais aller par là!» Puis, je suis allée par là…

AB Certains diraient que cela incarne un compromis artistique. Qu’en dites-vous?

FD Ce n’est pas un compromis sur toute la ligne parce que j’ai eu du plaisir à faire cela. Je ne me suis pas dis : «Je vais faire ça puisque le monde va aimer ça.» Non! C’est moi qui a aimé faire cela et puis je trouvais qu’il y avait quelque chose à faire là.

Personnages

DL Dans La vraie vie, on observe que vos personnages ont, pour la première fois, des noms.

FD En effet, les personnages ont des noms. Avant, il n’y avait pas encore de personnages qui avaient des prénoms et des noms. Ici, six person-nages ont des prénoms. Six! C’était un gros progrès d’une certaine manière… Le fait qu’il n’y avait pas de personnages expliquait en quelque sorte pourquoi les gens étaient portés à penser que c’était de la poésie.

DL Diriez-vous que la présence de personnages dotés de noms dans La vraie vie a signalé un point tournant dans votre parcours d’écrivaine?

FD Il y a un personnage dans La vraie vie qui s’appelle Elizabeth qui, au cours de l’écriture du livre, est apparu à peu près à mi-chemin. Je ne m’attendais pas à cela. C’était une drôle d’affaire. Je me suis dit: «Pourquoi pas? Si elle veut venir, je vais l’inclure.» Et ce phénomène-là s’est reproduit. Elizabeth est revenue dans Pas pire. Dans Pas pire sont apparus Terry et Carmen qui ont continué dans Un fin passage et qui reviennent dans Petites difficultés d’existence.

AB Terry et Carmen sont en quelques sortes vos personnages fétiches. Pourquoi avez-vous choisi de créer des personnages récurrents?

FD : Terry et Carmen sont devenus cute. Et puis tout le monde me disait : «Ah! ben, Terry et Carmen, c’est intéressant!» Puis, je me disais : «Eh! oui, c’est vrai, ils sont intéressants!» Alors là, j’étais bien obligée de continuer à les animer. Mais, je l’ai fait en me sentant plus ou moins à l’aise. Je trouvais que cela se tenait. C’était une autre réalité. On les sentait bien dans leur univers.

Théâtre et cinéma

DL La vraie vie est un texte découpé et présenté de façon originale. On l’a perçu comme un scénario de film.

FD Je ne dirais pas que c’est écrit comme un scénario de film, mais l’action profite beaucoup de l’effet du montage. C’est-à-dire qu’on suit les personnages non pas dans chacune de leurs actions, mais de la façon dont ils entrent dans l’histoire, le moment où ils y entrent, qui est qui, qui est à côté d’eux. Cela se déroule un peu comme un film. En fait, je voyais ça comme un film et je pense que j’aurais aimé faire ce film-là. Mais j’avais déjà travaillé en cinéma un peu et je m’étais rendu compte que c’était difficile de faire du cinéma-fiction en Acadie. En tout cas, cette expérience avait été toute une aventure. Alors, je me suis dit : «Bon, au moins je vais écrire et écrire ce que je vois!» Et, c’est ce que j’ai fait.

AB Depuis la publication en 1983 de Sans jamais parler du vent, vous avez signé dix autres romans. Vous êtes également l’auteure de cinq textes de théâtre. Qu’est-ce qui vous a motivée à mettre votre plume au service du théâtre?

FD Après la parution de 1953, des gens de théâtre à Moncton m’ont invitée à écrire une pièce de théâtre. Je n’avais jamais auparavant pensé écrire pour le théâtre Au fait, je disais à tout le monde qui voulait bien l’entendre que le théâtre ne m’intéressait pas, que je trouvais même qu’il était un peu ennuyant et trop psychologique. Je ne pouvais pas m’imaginer écrire pour le théâtre! Puis ils m’ont dit : «N’aie pas peur! Même si tu n’y arrives pas, on ira dans tes livres puis on fera quelque chose avec ce qui est déjà écrit.» Puis là, j’ai dit : «OK! » Mais, je n’étais pas certaine du tout où cette histoire allait aboutir… Et puis, d’une chose à l’autre, j’ai commencé à écrire le dialogue. Puis, dans le dialogue, je trouvais que ce n’était pas si pire que cela, qu’il était intéressant, même drôle! Cela me venait facilement et m’a encouragée.

AB En plus d’être l’auteure de la narration du film Tending Towards the Horizontal de la cinéaste torontoise Barbara Sternberg, vous avez aussi collaboré à d’autres projets d’écriture cinématographiques. Parlez-nous de votre affinité avec le septième art.

FD C’est de notre époque de rêver au cinéma parce que c’est un art conçu pour la grande masse des gens. Je pense que la cinématographie est une forme d’art qui passe un peu par l’écriture. Il y a un certain langage cinématographique qui commence par un langage écrit malgré le fait que le langage des images et du rythme est, lui aussi, un langage en soi. Mais, il passe néanmoins par l’écriture. Vous savez, le scénario écrit demande que l’on brasse des idées. Il n’est pas composé dans l’air! Il passe aussi par le langage. C’est peut-être pour cela que cet art m’a attirée.

AB Vous semblez avoir mis en veilleuse toute autre collaboration à des projets d’écriture cinématographique. Pourquoi?

FD Je trouvais que c’était trop compliqué! C’est compliqué de faire une œuvre à trente personnes. Je suis mieux à la faire quand une ou deux ou trois personnes me donnent des conseils et que ce n’est pas tout le monde qui tire de son bord. Ça coûte cher le cinéma! Donc, il y a beau-coup de compromis à faire, et je ne veux pas les faire. Je ne sais pas… Je n’ai pas eu une grande envie de faire cela depuis longtemps.

L’Acadie et le chiac

DL Dans vos premiers textes, on remarque que vous ne faites référence ni à l’Acadie ni aux Acadiennes et Acadiens. Pourtant vous êtes écrivaine acadienne. Pouvez-vous nous expliquer ceci?

FD : Quand j’ai commencé mon premier livre Sans jamais parlé du vent, je n’ai pas intégré un nom propre ou une seule référence à l’Acadie. Je pense que quand j’écrivais ce livre-là, je voulais qu’il soit le moins acadien possible parce que c’était dans les années quatre-vingt. Au début des années quatre-vingt, on avait déjà beaucoup parlé de l’Acadie. On dirait que tout était automatiquement identifié à une sorte d’acadienneté et moi, je ne sais pas, pour être originale, pour me distinguer, je pensais : «Bon, je vais essayer de faire quelque chose qui ne soit pas foncièrement identifié à l’Acadie.» C’est l’histoire en fait d’une famille qui vit isolée sur un cap face à la mer. Mais je voulais, tout en parlant de la mer, ne pas m’identifier à l’Acadie comme telle.

DL Mais, plus tard, vous ne cherchiez plus à vous distancier de l’Acadie?

FD Effectivement, dans mon dernier livre on ne pourrait pas être plus enraciné dans l’Acadie de Moncton.

DL Étiez-vous satisfaite de votre première tentative d’écriture?

FD Je pensais que Sans jamais parlé du vent était un chef-d’œuvre, comme tous mes livres par la suite d’ailleurs! J’ai même sous-titré Film d’amour et de dépendance : «chef-d’œuvre obscur»! Cela faisait rire un peu les gens mais moi, j’avais vraiment la conviction que mes écrits allaient être des chefs-d’œuvre. Cela peut avoir l’air un peu fou, mais c’est comme si, au fond, j’avais la conviction intérieure que ce que j’écrivais n’était pas n’importe quoi. Aujourd’hui, je regarde cela et ça me fait un peu rire. Mais, je peux quand même dire que, oui, j’avais la conviction que ce que j’allais écrire vaudrait quelque chose.

AB : C’est en écrivant pour le théâtre que vous avez, pour la première fois, utilisé le chiac dans vos écrits. Ce fait était-il lié à un désir de créer des dialogues authentiques, voire réalistes?

FD Il est certain que si mes personnages allaient parler normalement qu’ils n’allaient pas le faire en un français standard. Et, quand est venu le temps de créer des personnages originaires de Moncton, ce n’avait aucun sens pour moi de les faire parler un français standard.

AB À la suite de votre incursion dans l’écriture théâtrale, avez-vous éprouvé des réticences à mettre le chiac dans la bouche de vos personnages romanesques?

FD Oui, en effet. C’était presque un problème pour moi parce que ce n’était vraiment pas mon rêve d’écrire en chiac. Ce n’était pas du tout une aspiration! Puis, je ne pensais pas avoir quelque chose à prouver avec le chiac. Je n’étais pas certaine que les Français voudraient l’entendre, puis peut-être même pas les Québécois ou les Acadiens. Ce n’était pas donné…

AB Dans Petites difficultés d’existence, le chiac fait une irruption spec-taculaire dans votre univers romanesque. Les dialogues abondent et l’oralité prime. Ce n’est pas le cas dans vos tout premiers textes.

FD Au début, quand j’écrivais, je ne pensais vraiment pas que j’allais un jour écrire en chiac! Puis là, j’écris en chiac! Mais, j’ai toujours des réserves à ce sujet-là.

AB Pourquoi le faire alors? Est-ce par souci de réalisme?

FD Je ne peux pas vraiment faire autrement, si je veux créer des personnages réalistes. Cela sera d’ailleurs ma prochaine réflexion. Est-ce qu’il y a vraiment moyen de faire autrement? Si on veut décrire le milieu monctonien ou du moins l’univers de Terry et de Carmen, est-il possible d’écrire quelque chose qui colle vraiment à la réalité sans toucher à cette question-là? En tout cas, c’est une réflexion que j’ai à faire. Je ne suis pas sûre de ce qu’elle donnera.

AB Dans les trois romans qui animent Terry et Carmen, Pas pire, Un fin passage et Petites difficultés d’existence, Terry s’exprime progressivement de plus en plus en chiac alors que Carmen, elle, par souci de l’héritage linguistique qu’elle laissera à sa descendance, tente de le convaincre d’améliorer son français parlé. Qu’est-ce qui a motivé votre utilisation progressive du chiac dans cette trilogie?

FD En effet, dans les deux premiers romans, le chiac est vraiment smooth, et il n’y en a pas beaucoup. Dans le troisième, Terry et Carmen sont revenus de leur voyage à Paris et ils sont à Moncton. Terry est pire que Carmen! Mais ça, c’est moi aussi d’une certain manière. C’est moi dans ma non-retenue, moi dans mon propre langage parce que je viens de Dieppe où mélanger des mots français et des mots anglais est monnaie courante.

AB Le chiac ce n’est pas simplement un mélange du français et de l’anglais. Comment percevez-vous cette langue?

FD: En effet, le chiac ce n’est pas juste mélanger les mots français et les mots anglais. C’est une manière de parler. C’est une manière de jouer avec la langue. C’est une manière de créer même si c’est une manière un peu tordue. Parfois l’utilisation du chiac est affectif. On se dit des choses entre nous parce qu’on est comme une vieille gang. C’est une langue de l’enfance, d’un certain milieu. C’est chaleureux! Mais, à entendre le chiac, ce n’est pas toujours très chaleureux. Je veux dire que ce n’est pas toujours une langue cute. Mais, elle a ses moments. On peut dire parfois qu’il y a de la beauté là-dedans.

AB Le chiac que vous nous donnez à lire n’est pas un chiac pur et dur. On peut dire que c’est un chiac en quelque sorte amadoué, peaufiné…

FD Oui, c’est un chiac soft. Je veux dire par cela qu’il aurait pu être pire! Je me suis un peu retenue pour ne pas y mettre le pire des chiac! De plus, je ne voulais pas écrire un livre qui refléterait l’image de nous comme des gens qui parlent mal, et que l’on s’en sortirait jamais. Je voulais aller plus loin que cela. Le chiac est créatif! J’ai donc essayé d’écrire un chiac qui soit un peu créatif. Et je voulais qu’il le sonne dans le livre! Je ne voulais pas que ce ne soit que du mauvais français. Il était donc important d’essayer de doser dans ce sens-là.

AB Lorsque vous élaborez vos dialogues en chiac, est-ce que vous pensez à vos lecteurs? Si votre lecteur n’est pas acadien, est-ce que vous voulez le surprendre? l’étonner? l’amuser?

FD Oui, tout cela. Je pense toujours aux lecteurs et pas seulement en fonction de ce qu’ils vont comprendre ou ne pas comprendre. Parfois, j’écris en me disant que mon voisin d’à côté va trouver cela drôle. Et, comme mon lecteur c’est un peu toute sorte de monde, je dose ou je mélange des choses pour que tout le monde y trouve quelque chose. C’est sûr que si je n’avais pas du tout pensé aux lecteurs, j’aurais écrit un chiac moins soft.

AB La problématique du chiac est une problématique à laquelle les Acadiens du sud-est sont, il me semble, constamment confrontés. Dans ce contexte, comment peut-on espérer relever le défi de bien parler sa langue? d’assurer la survie du français en Acadie?

FD C’est sûr qu’on est constamment entouré d’anglais, puis qu’il y a de grands défis à relever pour conserver sa langue française à Moncton . La question du français pour les Acadiens de Moncton ou du sudest est une question épineuse.

AB Croyez-vous que les Acadiens du sud-est ont en quelque sorte relevé le défi de préserver le français?

FD On a fait beaucoup de chemin, mais il en reste toujours à faire. C’est lorsqu’on est jeune que l’on acquiert sa langue. C’est aussi à ce moment-là qu’il est plus difficile de l’acquérir car les jeunes sont très influencés par tout ce qui les entoure. Et, ce qui les entoure à Moncton, c’est l’anglais! Donc, c’est un problème pour les jeunes.

AB Dans la problématique de la survie de la langue française en Acadie, le chiac éveille une kyrielle d’émotions et de discordes. Vous en êtes d’ailleurs bien consciente car l’utilisation du chiac, du moins son utilisation abusive, incarne un grave sujet de discorde entre Terry et Carmen.

FD En effet. Dans Petites difficultés d’existence, Carmen demande à Terry de soigner son français puisqu’ils ont maintenant un enfant. Elle trouve qu’il parle trop le chiac et précise que lorsqu’il était en France, il parlait mieux. Je peux vous en lire un petit extrait :
Ben là, c’est pas pareil. Y nous connaissiont pas. Pis je parlais moins. Pis anyways, depuis quand c’est qu’y faut qu’on se force pour parler notre langue? Je veux dire, c’est notre langue. On peut-ti pas la parler comme qu’on veut? Je veux dire, c’est-ti actually de quoi qu’y faut qu’on s’occupe de ? (150)

AB Le questionnement de Terry est à la fois pertinent et pressant. Que répondez-vous à ces questions? Autrement dit, où vous situez vous par rapport au chiac?

FD Je vis en français et j’écris en français. Je ne suis pas vendue au chiac. Je pense que si on possède un peu de souplesse linguistique, on pourrait tolérer un peu le chiac en le prenant pour ce qu’il est tout en maîtrisant sa langue française. Je pense que c’est ça l’idéal!

Varia

DL La vraie vie a été votre premier roman publié au Québec.

FD Oui, il a été publié au Québec par une maison d’édition qui se voulait un peu avant-gardiste. En tout cas, on m’avait invitée à soumettre des textes. Et j’avais proposé La Vraie vie à l’Hexagone. C’était un peu pour voir quel accueil on ferait à mes textes au Québec. Ils ont été très accueillants.

DL Avez-vous tiré profit du fait que La Vraie vie soit publié au Québec?

FD Le fait qu’il soit publié au Québec a donné lieu à des critiques dans La Presse et dans Le Devoir. C’est important. Cela donne à l’écri-vain une certaine visibilité. Cela a été une bonne décision pour moi de publier au Québec. Cela m’a donné une espèce de son de cloche sur comment mon travail pouvait être reçu là-bas. Là, j’en étais assez contente. Là, je me suis dit «Bon, ben ça y est! Il faut que je me branche. En fait, que je me prouve à moi-même aussi!»

AB Qui sont les auteurs que vous aimez lire?

FD J’essaie d’être variée. Quand j’aime un auteur, je le lis beaucoup. J’ai lu Jack Kerouac, Lawrence Durell , Marguerite Duras et, le dernier en liste, c’est peut-être Milan Kundera.

AB Les auteurs que vous venez de nommer sont tous, à un niveau ou à un autre, marqués soit par l’exil soit par l’errance. Est-ce le dépaysement et l’errance qui vous attirent?

FD J’aime lire des auteurs qui sont sortis de leur pays ou qui m’offrent un effet de dépaysement, d’étrangeté … Des auteurs qui sont un peu étrangers dans leur univers. Il est probable que tous les écrivains se sentent, d’une certaine manière, un peu étrangers.

AB Vos lectures se résument-elles à des textes littéraires?

FD Je ne lis pas seulement des romans. Tout est intéressant! Et, pour moi, tout peut être utile. Tout ce que je lis me donne des pistes…

AB Pensez-vous déjà à votre prochain livre? Comment l’imaginezvous?

FD J’aurais envie d’écrire un gros livre difficile. C’est comme s’il fallait à un moment donné que je prouve que je peux encore être compliquée! Mais, peut-être que je vais me mettre à écrire et puis je n’aurai plus du tout envie de l’être…

AB La complication vous attire?

FD Ce n’est pas être compliquée simplement pour être compliquée. C’est juste, c’est de la matière.

AB De la matière? Qu’entendez-vous par cela?

FD Parfois, je lis des livres qui sont compliqués, peut-être pas compliqués, mais il faut que je pense en les lisant. Il faut que je rentre dedans. Je ne sais pas ce que cela me donne, mais j’ai l’impression que cela me donne quelque chose. Je ne vais pas résumer cette chose à : «J’ai compris telle ou telle chose!» Cela ne se passe pas au niveau rationnel de : «Voici ce que j’ai lu : ta, ta, ta…» C’est l’effort que cela me demande pour le lire. Je trouve qu’à la longue cela fait du bien. Donc, c’est comme si en écrivant, et en me disant qu’il y a des gens qui vont me lire, que je me dis qu’à quelque part cela fera du bien. C’est comme si c’était le travail de la langue ou de la pensée. Cela vaut bien quelque chose. Il y a presqu’une valeur matérielle à ça. Des idées comme celles-là deviennent de la matière.

OUVRAGES CITÉS

Daigle, France. Petites difficultés d’existence. Montréal : Éditions du Boréal, 2002.

. Pas pire. Montréal : Éditions du Boréal, 2002.

. Un fin passage. Montréal : Éditions du Boréal, 2001.

. 1953 chronique d’une naissance annoncée. Moncton : Éditions d’Acadie, 1995.

. La vraie vie. Montréal/Moncton : l’Hexagone/Éditions d’Acadie, 1993.

. La Beauté de l’affaire. Montréal/Moncton : La Nouvelle Barre du jour/Éditions d’Acadie, 1991.

. L’Été avant la mort (en collaboration avec Hélène Harbec). Montréal : Éditions du remue-ménage, 1986.

. Variation en B et K. Montréal : La Nouvelle Barre du jour, 1985.

. Histoire de la maison qui brûle. Moncton : Éditions d’Acadie, 1985.

. Film d’amour et de dépendance. Moncton : Éditions d’Acadie, 1984.

. Sans jamais parler du vent. Moncton : Éditions d’Acadie, 1983