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Le parcours identitaire de Dany Laferrière ou «Mon cœur est à Port-au-Prince, mon esprit à Montréal et mon corps à Miami»1

Anne Brown
Université du Nouveau-Brunswick

1 L’HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE d’expression française est marquée par le thème de l’exil et de ses pendants : le rêve du retour à la Terre Promise et l’espoir d’une intégration harmonieuse dans la société d’accueil.2 Dans l’espace littéraire, la notion de l’exil débouche le plus souvent sur le désespoir né de la dislocation culturelle et de la douleur du déracinement. Cependant, cette notion est aussi parfois associée à l’inauguration d’un périple à la fois périlleux et heureux au cœur même d’une découverte approfondie de soi. Notons par ailleurs que, de par sa condition d’étranger, l’exilé (épanoui ou non) est invariablement appelé à s’interroger sur la nature même de son identité. Pour certains, la condition d’étranger débouche sur un double exil où l’être apparaît aliéné à la fois de sa culture d’origine et de sa culture d’adoption. Pour d’autres, le fait de ne plus évoluer sur la terre natale représente un état voulu, choisi et accepté. Dans ce cas, l’exil devient souvent synonyme de libération et d’ouverture sur le monde, car il offre à l’exilé la possibilité d’effectuer un repositionnement identitaire à l’endroit à la fois de sa culture d’origine et de sa culture d’adoption. Qu’en est-il pour Dany Laferrière qui, enfant, «avai[t] l’impression d’étouffer à l’idée de mourir sans connaître d’autres planètes, d’autres galaxies» parce qu’il croyait pouvoir habiter «un peu partout, sur Mars, sur Mercure, sur Vénus, sur Jupiter» ( 89)?

2 L’ensemble de l’œuvre de Dany Laferrière nous livre une représentation singulière pour ne pas dire originale de ce thème. Faute d’espace, nous ne nous attarderons ici que sur les textes (romans, récits, essais et interviews) où la thématique de l’exil occupe une place privilégiée. Dans un premier temps, nous placerons l’accent sur le drame de l’exil et ses ramifications sur la quête identitaire de Laferrière. Partant de là, nous jetterons une lumière révélatrice sur les situations de rupture et de déplacement qui ont remis en cause ou menacé sa sécurité identitaire tout en élucidant sa perception des notions suivantes : la survie, l’altérité et la multiplicité. Tout au long de cet étude, nous tenterons, par ailleurs, d’amorcer des réponses aux questions suivantes : comment Laferrière exprime-t-il sa réaction face à son déracinement? situé à l’intersection de trois cultures (haïtienne, québécoise, étatsunienne) et de deux langues (créole, français), comment parvient-il à trouver sa propre voix et à moduler sa multiplicité? fils d’un réfugié politique dont l’exil fut catastrophique, associe-t-il son déplacement à l’idée d’une aventure enrichissante sur un sol étranger ou à celle d’une perte insoutenable de la terre natale?

3 Loin de prétendre épuiser ici la problématique de l’exil et de l’identité, nous nous contenterons d’exposer, dans un survol d’allure générale, le cas d’un seul individu pour qui le déracinement a su donner des ailes à un désir particulier, celui d’être écrivain. Notre étude qui confond volontiers fiction et réalité, auteur et personnage, pourrait certes en dérouter plusieurs. Cependant nous croyons, par là, tenir compte de l’une des aspirations les plus fécondes de Laferrière, celle de se construire comme personnage fictif et de se placer au centre même d’une œuvre écrite entièrement à son image.

L’exil du père ou la meurtrissure de père en fils

4 Au départ, tout exil est intimement lié au désir de survie. Qu’il soit économique, politique, physique, linguistique ou intellectuel, imposé violemment ou choisit volontairement, ce désir entraîne nécessairement dans son sillage une rupture éprouvante avec le passé ainsi qu’une meurtrissure psychique incontournable. Cette dernière frappe souvent aussi de plein fouet les êtres aimés que l’exilé (politique ou non) est contraint d’aban-donner. C’est ainsi qu’âgé de quatre ans, Laferrière ressent pour la première fois le traumatisme né de l’exil.

5 À l’époque en question, il vit à Port-au-Prince et porte le même nom que son père : Windsor Klébert Laferrière. Chef «d’un groupe de jeunes idéalistes» (CO 149), la vie du père est menacée en raison de sa farouche opposition au régime Duvalier. Du même coup, la survie du fils est en jeu, car «la dictature [...] n’épargne pas les fils des pères rebelles. [...] Pour Duvalier, le fils [...] est identique au père. Il est appelé à jouer plus tard le même rôle que le père.» ( 18) Cherchant à soustraire le fils au spectre de la mort qui plane sur lui, sa famile l’affuble d’un nouveau prénom avant de l’extirper du giron familial en l’expédiant chez sa grand-mère à Petit-Goâve.3 Cette coupure tant radicale que brutale d’avec son prénom, l’une des composantes inhérentes à la reconnaissance de soi devant mener à l’édification d’une identité première, se fait d’ailleurs sans explication aucune. On ne peut qu’imaginer le désarroi né de la rupture identitaire de celui qui, quelques décennies plus tard, nous confiera : «[C]e n’est que fort tard que j’ai su pourquoi on m’avait appelé Dany» ( 18).

6 En s’échappant aux exactions des sbires d’un tyran sanguinaire, le père, quant à lui, opte pour la solution de sauvetage individuel qui, il l’espère, saura le mettre à l’abri de la précarité et des incertitudes d’un vécu quotidien intenable. Or, son déracinement n’aura pas les résultats escomptés. Source avant tout de frustrations, de pauvreté, de solitude, de chocs culturels et d’aliénation, la terre d’accueil ne fait, tout compte fait, qu’exacerber la blessure sujétaire que l’exil n’a pas su cicatriser. C’est, notons-le, cette blessure béante qui permettra aux tentacules du régime tortionnaire tant détesté de se resserrer, même à distance, autour de lui et de le transformer en une sorte «de bête traquée jusque dans sa tanière» (29). Inutile de s’étonner dès lors du fait que, comme le précise le fils, «[l]’exil l’avait rendu fou.» ( 29)

7 Si l’expatriation confine le père dans une folie impénétrable, elle condamne par ricochet le fils à une enfance vécue dans la privation absolue de son géniteur. Cette privation n’est ni nouvelle ni exception-nelle en Haïti. Selon le poète haïtien Joël Des Rosiers, l’absence du père marque depuis bien longtemps cette «culture des grands trauma-tismes» (cité dans Bordeleau 9).4 Or, en massacrant sans discrimination aucune les pères rebelles et leurs fils, le régime tortionnaire des Duvalier créa «une culture de réfugiés» (9), et porta ainsi un coup mortel à la fonction paternelle déjà grandement affaiblie par les mesures mises en place des siècles plus tôt dans cette ancienne colonie. Cette privation du père pousse d’ailleurs Des Rosiers à se demander : «Être haïtien, est-ce être sans père?» (9) Dans le cas de notre auteur, la réponse à cette question est sans conteste affirmative. En effet, lorsqu’une vingtaine d’années après la fuite du père, le fils devenu à son tour réfugié vient frapper à sa porte, William Klébert lui refuse catégoriquement l’entrée tout en hurlant «qu’il n’avait plus d’enfants puisque Duvalier avait transformé en zombies tous les Haïtiens.» (28) Derrière le refus d’accueillir son fils à bras ouvert se cache, semblerait-il, tout le drame historique, culturel et psychologique d’un père pour qui l’exil déboucha sur cette cruelle impasse qu’incarne la descente cauchemardesque dans une folie délirante.

Identité de racine unique

8 Incapable de se distancer de son passé en marquant une distance critique vis-à-vis du pouvoir dictatorial qui le hante jusque sur sa terre d’adoption, le père ne parvient pas à se soustraire à ce qu’ Édouard Glissant, écrivain appartenant à l’une des premières vagues de réfugiés haïtiens, nomme une identité de racine unique, soit une identité figée dans un temps et un espace précis.5 Ainsi pour le père, l’exil exprime uniquement le drame de l’exclusion et de l’altérité, et ne peut donc déboucher sur un univers plus large et varié vis-à-vis de lui-même et des autres. Cerné et immobilisé par son attachement à la terre natale, la douleur née de son déracinement est si vive et sa dislocation culturelle est si violente que l’exil finit par l’enchaîner de plus près au désir même du dictateur exécré, soit celui de transformer ses victimes en êtres littéralement écrasés, même à distance, par sa personne et son régime. Suspendu dans le temps, William Klébert est donc condamné à se replier hermétiquement sur lui-même.

9 Ce repliement signale son incapacité de se découvrir pluriel, soit d’inscrire son identité dans une structure ouverte sur une nouvelle culture et un nouveau temps. La rencontre d’identités irréconciliables — celle du révolutionnaire déchu et du réfugié fermé à l’Autre —, implique vraisemblablement chez le père une désagrégation psychique et, plus particulièrement, un renoncement à la rationalité. Et, tout en l’empêchant de découvrir des perspectives nouvelles susceptibles de modifier sa topographie identitaire, son identité qu’il veut étanche l’emprisonne dans une folie vertigineuse qui le pousse d’abord à renier son fils, pour ensuite le condamner à une mort d’autant plus tragique qu’elle se déroule sur un sol étranger dans la plus grande des solitudes.

Le refus d’appartenance

10 Pour le fils, une seule leçon à retenir devant l’incapacité du père à se distancier d’un passé identitaire caractérisé par un trop-plein de souvenirs douloureux, celle de ne faire partie «d’aucun groupe, d’aucune coterie, d’aucune chapelle» ( 109). À ce propos, Laferrière précise : «Moi, j’avais décidé très tôt de marcher seul. [...] C’est l’enjeu de tout ce que j’ai fait dans ma vie» (cité dans Laurin 3). Du reste, dans un monde où les idéologies oscillent perpétuellement, et où les victimes se distinguent difficilement des bourreaux, comment ne pas être réfractaire au politique? Comment, par ailleurs, ne pas mettre en question la notion même de l’engagement lorsque celui-ci pousse l’individu à se lancer dans un combat dont l’issue est on ne peut plus incertaine vu l’éclatement violent et la destruction systématique de la société dans laquelle il évolue? À défaut d’une révolution bien orchestrée, ne serait-il pas plus raisonnable pour l’individu menacé de rejeter les idées toutes faites ainsi que les discours idéologiques afin de se distancer et du lieu où ceux-ci circulent librement et du pouvoir qui le broie? Émile Ollivier formule ainsi son opinion raisonnée sur ces questions capitales.Il est néanmoins des situations où il faut déserter, dans la plus grande urgence, le champ du pouvoir. Le cas échéant, il faut s’armer de courage, refuser de prendre du service, rester en dehors des cercles enchantés du pouvoir, demeurer froid, mais d’un froid de marbre, vis– à-vis des héros du jour et de leur culte. (82-83)C’est justement ce que choisit de faire Laferrière! Précisons, par ailleurs, que chez lui le désir de n’en faire qu’à sa tête relève avant tout d’une pulsion génératrice de renouvellement, voire d’un brûlant désir de survie tant physique que psychique. Dans son cas, l’individualisme qui le pousse à opter pour la survie personnelle plonge ses racines dans le fait qu’il évolue dans un pays insulaire où, d’une part, «chaque individu que l’on croise peut être le messager de la mort» (LC 111) et où, d’autre part, il règne une délation si pernicieuse qu’elle transforme les victimes du régime en êtres qui «sont presque autant coupables que les bourreaux.» (LC 160) Notons, par ailleurs, qu’ici le pouvoir apparaît si abusif que tous, victimes et bourreaux, sont condamnés à ne penser qu’à lui, et sont réduits, par là, à l’état de morts-vivants. Impossible dès lors d’affirmer que l’être qui décide de ne penser qu’à sa propre survie fait preuve d’un égocentrisme de la pire espèce.

11 En faisant la sourde oreille aux discours patriotiques des uns qui l’incitent à renverser le tyran, et des autres qui l’encouragent à jouer les laquais du potentat, Laferrière fait plutôt preuve, croyons-nous, d’une certaine sagesse métaphysique. En effet, c’est parfois en s’érigeant en un «[m]oi contre eux tous» (CO 105) que réside l’unique chance de survie de tous ceux qui, comme Laferrière, sont issus d’une société marquée depuis longtemps par le chaos politique. À ce propos, Georges Lamming déclare : «Sooner or later, in silence or with rhetoric, we sign a contract whose epitaph reads : To be an exile is to be alive.» (24) À ceci, Laferrière ajoute : «Mieux vaut l’exil que la mort» (CO 160).

L’exil comme contre-attaque

12 Préférant la vie à la mort, Laferrière rompt donc avec l’exiguïté de son île natale, lieu où l’on allait «à la mort par routine» (CG 134). Nous sommes en 1976. Haïti croule sous le poids du duvaliérisme, de la sécheresse, de la faim et de la torture. Dans cette île en pleine déliquescence, les sbires de la dictature de Duvalier fils triomphent, les horizons sont farouchement bouchés, les choix sont rigoureusement réduits.6 Émile Ollivier, pour sa part, appréhende cette sanglante répression ainsi : «Indigénisme et abus de pouvoir marchaient d’un même pas. Pas de place pour le changement, le statu quo verrouillé. Les choix s’avéraient de ce fait limités : ou la prison, ou la mort, ou l’exil» (18). Face à cette tragique réalité, un seul choix semble dès lors s’imposer à notre auteur, celui d’ échapper à cette «dictature tropicale en folie» (CD 11). À ce propos, écoutons-le : «J’ai quitté Port-au-Prince parce qu’un de mes amis a[vait] été trouvé sur une plage la tête dans un sac et qu’un autre croupi[ssait] à Fort-Dimanche.[...] Bilan : un mort, un en prison et le dernier en fuite» (CD 55).7

13 Dans Le Cri des oiseaux fous, l’auteur nous décrit son départ en catastrophe du pays natal tout en précisant les raisons qui ont motivé sa fuite. Cette dernière peut d’ailleurs être interprétée comme l’acte d’un jeune homme doté d’un courage particulier, soit celui «d’apprendre, pas celui de faire face aux baïonnettes» (131). C’est, semblerait-il, parce que Laferrière est armé de ce courage, qu’envers et contre tous, il choisit d’exercer la prérogative d’un libre penseur en matière de politique. Réfractaire à la «propagande de merde» (106) du régime en place aussi bien qu’aux supplications de ses amis résistants qui l’incitent à se joindre à «leur groupuscule dont la moitié des membres sont des informateurs» (106), Laferrière est animé d’un seul souci, celui de conserver quoi qu’il advienne son droit d’agir et de penser par et pour lui-même. Ce n’est, pense-t-il, qu’en ne faisant qu’à sa tête qu’il disposera d’un «dernier carré de résistance» (105) d’où il pourra contre-attaquer les escadrons de la mort tout en marquant son opposition à ce que sa vie soit confisquée à jamais par la lutte au tyran.

14 Cette contre-attaque se résume à vouloir affirmer son individualité en s’extirpant des griffes sadiques de Baby Doc. Pour ce faire, celui qui affirme : «Je ne veux pas changer le monde, je veux plutôt changer de monde» ( 137), doit d’abord exercer un des droits humains les plus fondamentaux que la dictature s’applique à lui enlever. Ce droit est nul autre que celui «d’aller voir ce qui se passe de l’autre côté de la colline» (CO 105). Une fois ce trajet accompli, il espère pouvoir enfin proclamer ouvertement : «Je suis un individu» (CO 104)! Or, dans un pays où les citoyens sont considérés comme propriété de l’État, l’auteur n’a pas tort de croire qu’il ne saura accéder à son individualité et à son autonomie qu’en quittant Haïti. Sur ce sujet, Émile Ollivier est formel : «L’exil est sans doute l’arme «majeure» de l’écrivain qui entend préserver sa totale autonomie.» (44) Ainsi, en faisant l’impensable, c’est-à-dire en optant pour la libre disposition de soi tout en faisant abstraction d’un pouvoir obscène sur lequel s’est érigé un univers ubuesque dont la réalité échappe à toute représentation, Laferrière mène à bien, croyons-nous, sa contreoffensive. Justement, n’est-ce pas le fait même de se soustraire à son emprise barbare que «le pouvoir déteste le plus» (CO 105)? Dans cette optique, comment accuser de perfide traîtrise ou de déplorable lâcheté celui qui, comme Laferrière, avoue qu’il ne «partage pas trop l’idée de pays, de drapeau ou de nation» (CO 105)? Fort d’un féroce refus d’appartenance, comment la condition d’exilé est-elle vécue par celui qui, exactement vingt ans après son père, empruntera à son tour et dans les mêmes conditions le rude chemin de l’exil?

L’exil ou le drame du poisson hydrophobe

15 Dans Chronique de la dérive douce, Laferrière raconte son arrivée à Montréal. Tout en marquant le début de son repositionnement identitaire dans ce vaste territoire qu’incarne l’Amérique du Nord, ce texte exprime l’expérience traumatisante qui accompagne son atterrissage dans le rude hiver de l’exil. Dans son énumération des contrecoups traumatiques et dramatiques associés à son incursion dans une nouvelle culture, l’auteurnarrateur nous livre le portrait d’un jeune homme séquestré dans une abjecte misère tant matérielle que morale.

16 Le passage «d’un pays d’été où tout le monde est noir» à celui d’un «pays d’hiver où tout le monde est blanc» (97) n’est certes pas facile. Cette éprouvante traversée le pousse d’ailleurs à conclure qu’ «un homme du Sud / dans une tempête de neige / vit le drame / d’un poisson / hydro-phobe» (104). En s’identifiant à un poisson dont la peur de l’eau est morbide, Laferrière témoigne de sa soudaine confrontation à son altérité et du drame existentiel qui en résulte. Ce drame est à son tour accentué par le pathétique de sa périlleuse situation; en bref, par la solitude, la faim et le chômage.

17 Avant son arrivée à Montréal à l’âge de vingt-trois ans, l’auteur n’avait pas encore vraiment travaillé et, une fois sur place, il ne jouit d’aucun véritable soutien économique.8 Grugé par la faim, il déchoit vite à l’état d’un être qui fouille les poubelles à la recherche d’une bouchée de nourriture quelconque tout en éloignant «[l]es chiens [qui] sont aussi de la partie.» (23) Sans argent et sans domicile fixe, il dort souvent à la belle étoile. Au fil du temps, sa condition de sans-abri affamé et d’exilé solitaire s’améliore quelque peu, car il découvre la soupe populaire et L’Accueil Bonneau.9 La fine fleur de l’action humanitaire ne tarde pas cependant à manifester ses limites. Pour illustrer son incohérence, citons l’exemple de ce don, en plein hiver, d’«une paire de souliers qui [lui] font presque» (26)! Bref, ces chaussures qui ne lui sont d’aucune utilité témoignent du côté absurde d’une prétendue charité qui ne tient pas compte des besoins réels de l’être en détresse tout en confirmant que le chemin de l’exil est rarement une sinécure. Quoi qu’il en soit, le jeune émigré ne se laisse pas vaincre par le froid, la faim et la solitude. Éventuellement, il finit par se lier d’amitié avec un confrère haïtien et un vieux clochard. Ce dernier lui montre comment préparer «une recette de pigeon» et «faire la chasse aux chats» (31) pour se nourrir. Son confrère, quant à lui, l’abrite parfois chez lui.

18 Or, férocement indépendant et déterminé de ne pas succomber à la nostalgie du pays perdu, nostalgie qui, rappelons-le, donna naissance à la folie paternelle, il optera de ne plus dormir chez son compatriote, car ce dernier «ramenait / toujours sur le tapis / le fait douloureux pour lui / que ça faisait quinze ans qu’il / n’était pas retourné en Haïti.» (25) Ainsi, si l’auteur et son compatriote font tous deux face aux mêmes conditions de vie, leur inscription dans un espace et un temps nouveaux, elle, se fait de manière différente, car la voix qu’ils empruntent pour mieux vivre leur désolante situation n’est pas la même. La distance que prend Laferrière par rapport à ses origines et à la souffrance morale de son ami relève d’ailleurs, croyons-nous, d’une nécessité personnelle intimement liée à la survie de soi et non d’un défaut de caractère né d’une malveillante cruauté.

19 Évoluant sous le signe du dépérissement causé par le mal du pays, le compatriote ressasse inlassablement les malheurs vécus sur la terre d’exil marquant ainsi son incapacité de se démarquer de sa subjectivité haïtienne. Incapable d’ajuster son identité à ce nouveau lieu qui le traverse, il ne parvient pas à se découvrir pluriel, et restreint ainsi les paramètres de sa vie. Laferrière, quant à lui, se préoccupe résolument à se tailler une place dans sa société d’adoption. Ce faisant, il signifie son désir d’ajuster l’ensemble de sa personnalité aux perspectives nouvelles qui s’offrent à lui. En tenant à distance l’individu suspendu dans l’attente désabusée du retour au pays natal, il ne fait donc qu’extérioriser sa volonté d’ouverture à une réalité nouvelle, et sa décision de prendre en charge totale sa destinée.

20 Or, malgré cette ouverture susceptible de lui permettre une intégration plus souple dans la société d’accueil, l’auteur n’échappera pas pour autant à de longues années vécues sous le signe de la misère tant matérielle que morale. Sans formation véritable, celui qui veut «tout : / les livres, / le vin, / les femmes, / la musique, / et tout de suite» (CD 44) est contraint de travailler dans des fabriques pendant huit ans. Le salaire dérisoire que lui rapporte son dur labeur l’emprisonne dans les douloureuses conditions de vie généralement réservées aux plus pauvres des sociétés industrialisées. Son lieu d’habitation est une «chambre crasseuse / avec [...] des coquerelles partout» (CD 30), et son réfrigérateur est souvent vide : «Pas de bière. Ni d’oignon, ni de carottes, ni de lait, ni de café, ni de laitue, ni même une bouteille d’eau, ni rien du tout.» (CG 123) Ses conditions de vie sont si déplorables qu’il n’échappera ni au «long sommeil de la déprime» (CG 123) ni à «[l]a plus haute solitude » (CD 101) qu’elle engendre. La dépression qui le pousse à dormir «douze [...] heures par jour» (CG 41), et la solitude qui, elle, n’est brisée périodiquement que par une petite souris à qui il «raconte [s]es angoisses» (CD 100) sont, de plus, exacerbées par le racisme latent ou affiché dont il fait les frais.

Exil et Altérité

21 Homme noir évoluant dans un pays majoritairement blanc, il est en effet souvent éclaboussé par un racisme éhonté. À titre d’exemples, rappelons que lors d’une promenade nocturne, Laferrière est traqué par deux policiers blancs roulant dans une voiture aux phares éteints. Au terme de cette poursuite, véritable rite de passage qu’impose le pouvoir blanc aux jeunes hommes noirs d’Amérique, il est arrêté, «plaqué contre le mur, [...] et fouillé en règle» (CD 49). Tout ceci sous prétexte que les policiers sont à la recherche d’un criminel noir! L’harcèlement dont il fait les frais a pour but unique de lui refuser son identité individuelle en la noyant dans l’identité collective de sa race. De plus, lorsqu’ils ne s’affairent pas à nier son individualité, certains Blancs lui témoignent leur désir d’éviter sa proximité afin de ne pas être «contaminés» par sa présence. C’est le cas de cette femme âgée qui a «un haut-le-coeur en [l]e voyant» (CD 90). D’autres le toisent chaque fois qu’ils le croisent comme s’il «valai[t] moins qu’une mouche noire» (CG 121). C’est le cas entre autres de son concierge grec — pourtant lui-même un réfugié —, et des motards drogués qui vi-vent dans son quartier. La révulsion qu’il provoque et le regard chargé de haine qu’il s’attire révèlent que le Noir constitue une des plus fortes figures de l’altérité dans le contexte nord-américain.10

22 Ces exemples montrent bien que les gestes posés par certains Blancs relèguent l’auteur à la périphérie de la société blanche et que leurs regards, eux, vont jusqu’à lui nier son humanité. En érigeant l’identité du Blanc contre celle du Noir, le racisme, véritable crispation phobique, permet de faire du Noir l’incarnation exécrée de la différence, et d’éviter ainsi la rencontre de l’altérité. Ainsi, bien que Laferrière ne place pas au cœur de son écriture la problématique du racisme et de l’intégration de l’exilé noir dans une société blanche, il la dénonce fortement tout en dévoilant la difficulté inhérente à son propre projet de (re)territorialisation.

L’identité de relation ou la dernière grande aventure humaine

23 Or, malgré le racisme qui le tenaille, l’auteur-narrateur ne sombre ni dans un désenchantement chronique ni dans une amère désillusion. Convaincu qu’il «ne faut pas rester enfermé dans [s]on univers» ( 162), l’exil incarne pour lui la possibilité d’une prise en charge complète de son destin. En effet, peu de temps après son arrivée à Montréal, il constate : «Ma vie est entre mes mains» (CD 17). Ainsi, loin de se résorber en une déchéance personnelle ou en une inéluctable catastrophe, l’acte migratoire vient décloisonner son univers tout en le propulsant vers une multitude d’expériences nouvelles susceptibles de lui révéler sa nature véritable ainsi que son identité profonde. Celui qui avoue : «[J]e n’ose pas penser à ma vie d’avant / [...] / Je dois survivre …» (CD 23) troque donc son passé (exploration du temps) contre l’errance (exploration de l’espace). S’il en est ainsi, c’est parce que pour lui «la chose la plus terrible, c’est la monotonie» ( 139), d’une part, et, de l’autre, l’errance solitaire et sans appui incarne un périple exaltant, une opportunité inouïe qu’il se doit de saisir et d’exploiter sans aucune hésitation.

24 Dans un monde où la conquête physique de l’espace n’est plus ou presque plus à faire, l’exil devient parfois un moyen privilégié pouvant permettre à l’individu courageux, avide de nouveautés et de risques, de prendre la pleine mesure de ses forces. C’est du moins ce que semble croire Laferrière pour qui : «Quitter son pays pour aller / vivre dans un autre pays / dans cette condition d’infériorité, / c’est-à-dire sans filet / et sans pouvoir retourner / au pays natal / me paraît la dernière grande / aventure humaine.» (CD 133) Une telle constatation nous invite à soup-çonner que le thème du déplacement dépasse ici celui de la simple survie pour aller rejoindre celui de la quête de soi susceptible de déboucher sur la constitution d’une identité profonde.

25 Qu’entendons-nous par identité profonde? Laissons Laferrière répondre lui-même à cette question : «Je ne parle pas ici d’identité raciale, nationale, ou autre connerie de ce genre. Je parle d’identité profonde. Estil animal ou humain? Je n’ai, moi, aucun parti pris, ni pour le Nègre, ni pour le Blanc» (CG 155). Ce refus sans équivoque de l’altérité sous toutes ses formes cerne bien, pensons-nous, l’aspect réducteur de l’étiquetage dans toute quête de soi. Cette déclaration passionnée confirme, par ailleurs, la volonté de l’auteur de réussir le pari difficile qu’incarne celui de sonder la réalité souterraine de son être. Et, s’il accorde une valeur prioritaire à ce que tous les êtres humains partagent — leur humanité — , c’est pour mieux pouvoir refuser que sa quête de soi soit déroutée par les concepts ataviques de la race, de l’ethnie et de la nation.

26 Pour le faire, il doit d’abord faire valoir son droit de fouler un sol étranger à titre d’être à part entière en faisant abstraction des racistes qui, eux, s’appliquent à le réduire à l’état de marginal ou de subalterne. D’une part, cela signifie sa capacité d’échapper, à tout le moins partiellement, à toutes formes de catégorisations réductrices et, de l’autre, sa volonté déclaratoire de faire reconnaître son égalité, voire sa valeur intrinsèque, en ayant recours à la notion d’équité en matière d’appartenance territoriale.

27 En effet, né sur le continent américain, Laferrière n’a pas tort de vouloir y évoluer à sa guise. Sur ce point, il s’explique : «Je suis de ce continent où je vis. Je veux tout l’espace qui m’est dû.» ( 109) Dans cette perspective, la marginalisation dont il est victime appelle nécessairement l’indignation. De plus, l’ambition de faire fi des frontières nationales, barrières à la fois artificielles et étanches qu’érigent depuis toujours entre elles toutes les nations de la planète, témoigne du fait qu’il s’arroge, envers et contre tous, le droit de se découvrir une identité rhizome,11 voire mouvante et polyphonique. Il s’exclame : «[J] ne veux plus de frontières. Chaque fois qu’on en enlève une, on en voit apparaître une autre. Quand ce n’est pas celle de la race, du pays ou de la région, c’est celle de la langue.» ( 88) L’identité de relation qu’il revendique renvoie certes à une vision plutôt singulière, pour ne pas dire utopique, aussi bien de l’espace et du déplacement que de la liberté individuelle et du renouvellement de soi. Or, précisons-le, son refus de l’exclusivité d’appartenance nous convoque néanmoins à une réflexion sur la problématique de l’identité, réflexion qui est d’autant plus riche qu’elle se situe au carrefour même de la modernité.

28 En ce début de troisième millénaire et dans le cadre actuel de la mondialisation, ne sommes-nous pas tous appelés, de loin ou de près, à changer notre imaginaire, voire à repenser notre relation aux concepts même de l’exclusion de l’Autre, de l’identité nationale et de l’unicité identitaire? N’est-ce pas en quelque sorte l’enjeu de notre temps? En réponse à ces questions, Émile Ollivier constate :De nos jours, la question de l’identité ne se pose plus uniquement en termes de rapport au lieu d’origine, ni en termes de corrélations entre une matir (la langue) et une fratrie (le consensus social). Ces deux phénomènes se trouvent liés à un bouleversement de l’identité, laquelle, étant devenue passablement floue, ne cadre plus avec l’idée d’un destin stable et prévisible [...] Parce que l’économie et la culture connaissent une phase de transnationalisation, que les communications et les déplacements s’accélèrent, l’identité s’inscrit à présent dans une structure ouverte dont certaines composantes locales sont à tout moment sollicitées, [...] et pénétrées par diverses formes d’altérité culturelle. Cette situation nous force à nous référer, non pas à des identités stables, mais à ce que l’on pourrait désigner comme des identités mouvantes ou en évolution. (39)

L’identité ébranlée

29 Or, rappelons-le, c’est en bas âge que Laferrière fut, pour la première fois, confronté au fait que son identité devait s’inscrire non pas dans une structure rigide et fixe, mais bien dans une structure souple et fluide. En effet, à compter du moment fatidique où sa famille, tentant de le protéger des tontons-macoutes, l’affubla d’un nouveau prénom, elle ébranla , par ricochet, son identité nominale. C’est ainsi que l’être qu’il était, soit celui qui portait le prénom de William, disparut à jamais au profit de celui qui dorénavant se nommerait Dany.

30 Notons, par ailleurs, que l’identité de Laferrière est à nouveau agressée quand vient le moment pour lui d’aller à l’école. C’est son identité linguistique qui, cette fois-ci, subit un assaut brutal. En effet, jusqu’à ce moment inévitable, toute sa vie se déroulait en créole. Or, en Haïti, la langue d’enseignement fut et reste le français. Parmi les précisions que lui fournissent les adultes sur l’utilité du français, l’enfant retient surtout celle voulant que le français soit «la langue du gagnant, et le créole, celle du vaincu.» («Ma découverte» 12) Assimilé à la sauvagerie, le créole est d’ailleurs systématiquement dévalorisé au profit de la langue de Molière qui, elle, symbolise à son plus haut degré «la langue de civilisation.» (12) Vu cet état de fait, Laferrière comprend que s’il veut «être traité comme un être humain et non comme un sauvage» (12), il se doit d’apprendre le français. Ainsi, en vertu du fait qu’il est identifié d’abord à son père, ennemi du régime en place, et ensuite à un être déclassé parce qu’il ne parle pas la langue des vainqueurs, Laferrière est appelé — et ceci avant même d’avoir atteint l’âge de raison —, à (re)constituer son identité afin de survivre dans un monde qui lui est, tant physiquement que psychiquement, dangereusement hostile.

31 Il est pertinent de noter que les assauts à l’identité nominale et linguistique de l’enfant semblent s’être soldés dans son adoption d’une vision polyphonique et de la vie et de son être. C’est ainsi que, chez lui, la construction de l’identité se situe dans le registre de la pluralité où l’identité assignée cède sa place à l’identité (re)construite. Cette dernière semble en outre vouée à une mutation constante. Devenu adulte, Laferrière apparaît d’ailleurs marqué par une soif avide de liberté, d’indépendance et d’individuation qui le pousse à réclamer inlassablement le droit de faire des choix identitaires susceptibles de lui offrir une identité mouvante. C’est ainsi qu’à tous ceux qui lui demandent comment il réussit à conjuguer en une seule personne plusieurs appartenances, il répond simplement : «J’ai choisi d’additionner et non de soustraire les cultures.» (12)

L’identité librement constituée

32 En plus d’être intimement lié à sa décision de maximiser ses expériences transculturelles, le concept identitaire que privilégie Laferrière repose incontestablement sur un désir d’autonomie morale, voire de liberté en matière de création identitaire. Inutile de s’étonner dès lors du fait qu’il cherche à se soustraire à toutes contraintes (raciales, nationales, idéologiques) pouvant dérouter sa recherche d’une identité librement constituée tout en lui dérobant d’une partie, même microscopique, de son identité profonde. D’emblée, sa recherche identitaire suppose donc une profonde remise en question de tous systèmes de valeurs susceptibles de promouvoir le concept de l’identité de racine unique comme le plus sûr, voire le seul garant de la stabilité tant émotive que psychique de l’individu.

33 L’individualité souveraine de Laferrière, sorte de moteur qui l’encourage à repenser la signification même de l’identité dans une perspective polymorphe et transculturelle, l’aidera d’ailleurs à affronter toutes ses crises identitaires dans le calme et la sérénité. Perçue comme une aventure, sa traversée des cultures résonne rarement au son de la peur, de l’angoisse ou du refus de l’Autre. Son passage d’Haïti à Montréal, véritable parcours initiatique, lui offre ainsi la possibilité d’aller à la rencontre parfois doulou-reuse, parfois traumatisante, mais toujours enrichissante de sa quête de soi. Il souligne cet état de fait ainsi : «la chance de ma vie est arrivée quand j’ai dû partir précipitamment pour Montréal.» («Ce livre» 6). En gros, son parcours initiatique qui se veut un appel à l’ouverture se résume ainsi :J’ai connu les quatre saisons. / J’ai connu et la jeune fille / et la femme. / J’ai connu la misère. / J’ai connu aussi la solitude. / Dans une même année. // Si j’étais resté à Port-au-Prince, / je n’aurais connu autre chose / que ma famille, mes amis, / les filles de mon quartier / et, peut-être, la prison. (CD 132)

34 Si Laferrière ne vit pas l’éloignement de ses origines comme un malheur circonscrivant défavorablement et à jamais son identité profonde c’est, semblerait-t-il, parce qu’il choisit de vivre chaque nouvelle expérience comme un enrichissement plutôt qu’un appauvrissement de son histoire personnelle. Forgées à partir de son errance migratoire, ses expériences viennent sustenter une identité qu’il veut en perpétuelle construction tout en lui permettant une prise en charge complète de son destin. Ici, la recherche identitaire s’inscrit dans une structure ouverte qui, elle, débouche à son tour sur un processus infiniment renouvelable. D’une part, ce processus est marqué par le refus de se laisser cantonner dans une condition minoritaire en raison de son appartenance ethnique et, de l’autre, par celui de se percevoir comme un être amputé de son moi pro-fond en raison de ses pérégrinations dans divers lieux. «Je n’ai» expliquet-il, «jamais inscrit ma vie [...] dans un moment ou un endroit.» (cité dans Laurin 2) Parce qu’il ne poursuit pas les certitudes et qu’il a su faire le deuil d’abord d’une enfance troublée par la violence politique, et ensuite d’un exil qui le coupa d’une unique familiarité, l’auteur peut transiter entre plusieurs territoires (Haïti, Québec, États-Unis) dans un mouvement constant vers l’avant.

35 C’est dans ce mouvement soutenu qu’il s’engendre et qu’il décode avec quiétude et dans une certaine amplitude les codes culturels véhiculés par chaque lieu traversé. Et s’il met en relation identité et mouvement, c’est parce qu’il inscrit la diversité culturelle dans l’élaboration d’un «je» fort et singulier, un «je» non circonscrit par des données politiques, raciales ou territoriales. Inutile de s’étonner dès lors qu’il signifie son droit de s’épanouir là où il l’entend en reprenant la célèbre formule de Flaubert : «C’est moi l’Amérique!» («Ma découverte» 12) S’il s’identifie à un continent tout entier plutôt qu’à un pays en particulier c’est parce l’Amérique du Nord, loin de menacer sa construction identitaire en le dépouillant de son identité d’origine, lui a permis de se découvrir une identité à la fois nouvelle et librement choisie qu’il annexe tout simplement à son identité première : «Il y a aussi que je suis double : à la fois du Québec et d’Haïti, à la fois du Nord et du Sud, à la fois «nous» et «l’autre». (12)

36 Chez Laferrière, le contact et l’échange avec l’Autre donne ainsi lieu à un changement de son imaginaire. Celui-ci sert à freiner un retour à l’exclusivité identitaire. Notons, par ailleurs, que son identification à l’Autre ne conduit ni à la dilution, ni à la disparition, ni à l’absence de son identité, car, dotée d’une pensée nomade, Laferrière relie cette dernière à tous les lieux parcourus. Ce faisant, il sort sans ambages de l’identité de racine unique pour entrer de plein cœur dans l’identité rhizome. Il confirme cet état de fait en ces termes : «Petit-Goâve, Port-au-Prince, Montréal, New York [...] et Miami. Voilà un trajet bien américain. [...] Je me sens chez moi sur ce continent. Le mien.» (12) De plus, en refusant de souscrire au mythe voulant que l’individu doit s’enraciner dans le sol natal afin d’avoir une identité solide, Laferrière renonce simultanément à la pensée linéaire au profit d’une pensée nomade. Ce faisant, il change son rapport à l’imprévisible et, par là , son identité. Il rejoint ainsi la pensée d’Édouard Glissant pour qui la diversification des identités et son corollaire, l’ouverture à l’Autre, sont devenues essentielles à l’époque de la mondialisation. Sa pensée nomade lui permet donc de percevoir l’exil comme un enrichissement personnel tout en l’aidant à conjuguer en sa seule personne une multitude d’appartenances auxquelles il s’identifie à divers titres. C’est d’ailleurs en sillonnant le continent nord-américain qu’il parvient enfin à se découvrir : «Je suis en Amérique. [...] je découvr[e] mon identité sur cette terre.» (12)

La confluence des cultures

37 Nul ne saurait contester le fait que l’entrechoquement des cultures est presque toujours bouleversant. Or chez Laferrière, personnalité à la fois unique et multiple, ce choc se transforme relativement vite en une confluence des cultures. Cette dernière fonctionne tel un faisceau lumineux servant à éclairer les multiples facettes d’une identité complexe qui, elle, se construit à l’ombre de son refus d’être classé ou catégorisé en fonction d’une quelconque et unique dimension identitaire. En refusant l’origine unique de son identité (identité de racine) et son double, la nostalgie in-consolable du passé, l’auteur s’ouvre tout entier au présent et à l’avenir ainsi qu’au processus, parfois exaltant, parfois douloureux, mais toujours enrichissant, d’une découverte en profondeur du sens de sa destinée et de sa connaissance de soi.

38 Son choix d’endosser une identité éclatée qui se reconstruit de façon permanente indique que l’auteur est avant tout à la recherche d’une identité dont la résonnance est universelle, voire planétaire. En ceci, il ne se croit pas unique : «De plus en plus de gens dans le monde se retrouvent dans cette situation» ( 52). En embrassant une seconde et puis une troisième culture, l’auteur s’ouvre définitivement à la modernité. Ce faisant, il s’offre la possibilité de conserver les aspects de son héritage qu’il veut préserver, et de rejeter ceux qui ne lui conviennent pas. Chez lui, le sentiment d’aliénation qui pousse souvent l’exilé à se sentir aliéné et de sa culture d’origine et de sa culture d’adoption ne débouche pas, comme on pourrait le croire, sur un double exil. Au contraire, son ouverture à la modernité l’amène à établir un trait d’union entre son sol natal et ses deux terres d’accueil (Montréal et Miami) tout en lui permettant d’occuper un espace privilégié entre les trois lieux traversés.12

39 S’il avoue que le fait de ne plus être entièrement de là-bas et pas tout à fait d’ici incarne parfois une position inconfortable, il n’hésite pas à ajouter qu’il se réjouit de cet état de fait, car «C’est intéressant. C’est nouveau.» ( 52) Pour cet ennemi de la monotonie née de l’identité unique et de l’immobilité associée à l’enracinement dans une seule culture, le fait d’être «traversé par différentes langues, par différentes coutumes, par différentes histoires» ( 225) a de fortes récompenses. En effet, c’est cette position à la fois précaire et privilégiée, celle d’un être à la fois «du dedans et du dehors» ( 192) , qui fait de lui un témoin objectif et averti des cultures qu’il traverse.

40 Sa quête de soi — au-delà de sa culture d’origine, de sa langue maternelle et de la marque de sa race —, l’amène donc à concevoir l’identité polyphonique comme étant, du moins dans son cas, plus souhaitable que l’identité de racine unique. Cette posture s’actualise dans une véri-table célébration de ses appartenances multiples, de sa traversée des cultures et de son identité rhizome :C’est que j’ai plusieurs chapeaux. [...] Je suis un écrivain haïtien, un écrivain caraïbéen [...] un écrivain antillais, [...] un écrivain antillais, un écrivain québécois, un écrivain canadien et un écrivain afro-canadien, un écrivain américain et un écrivain afro-américain et, depuis peu, un écrivain français. C’est très important pour moi. [...] Je change peut-être de chapeau, mais jamais de discours. ( 116)

41 Dans cette déclaration exubérante, un seul mot est répété… Écrivain! C’est d’ailleurs dans ce substantif que réside le noyau central de la quête identitaire de Laferrière.

Exil et production artistique

42 Si ce provocateur apolitique, ce voyageur chevronné et cet exilé épanoui, se dit incapable de «concevoir le vocable pays» ( 87),13 c’est, semble-til, parce sa production artistique est avant tout le fruit de l’exil. En effet, c’est sur sa terre d’accueil qu’il a pu enfin investir le temps et l’énergie — jadis sapés par sa lutte implacable pour la survie —, dans sa vie professionnelle tout en bénéficiant d’une relative sérénité nécessaire à son épanouissement artistique. Sa pratique de l’écriture fait d’ailleurs figure d’un véritable contrepoids à un exil d’abord imposé par le terrorisme politique, mais ensuite recherché par lui en raison du mouvement et de la vitalité qui en découlent.

43 Essentiellement la métaphore d’une quête intérieure de soi de la part d’un individu qui «ne pense plus racines» ( 186), le déracinement et l’errance représentent des états que Laferrière accepte comme le prix à payer pour se découvrir une identité hors des discours d’autorité. Cette identité, il la résume à celle d’un écrivain. «Je veux être pris pour un écri-vain, et les seuls adjectifs acceptables dans ce cas-là sont : un «bon» écri-vain [...] ou un «mauvais» écrivain» ( 105).14 En ceci il rappelle tous les artistes qui ont puisé dans l’exil une force créatrice indéniable. Pour ces derniers, l’exil est, à un certain niveau, intimement lié au processus de création artistique ou d’épanouissement intellectuel. Pour Camus, par exemple, les notions de l’exil et du royaume — lieu propice au travail artistique —, sont symbiotiques.15 Pour Laferrière, cette symbiose s’explique à la lumière du fait que «l’artiste veut être unique» et que, pour se faire, il doit résister à tous ceux qui s’obstinent à vouloir «l’enfermer dans un groupe» quelconque ( 79). Dans cette optique, l’identité imposée par la race, le pays ou la langue est, tout compte fait, une identité réductrice, car elle se refuse d’emblée de reconnaître l’identité profonde de l’artiste.

44 C’est donc dans l’imbrication des cultures et son pendant, le refus de l’exclusion de l’Autre, que se forge l’émergence de l’identitaire chez notre auteur. Loin de vouloir annuler l’Autre, Laferrière cherche à établir un rapport de réciprocité et de sensibilité avec lui. «Les autres existent pour moi. Je n’aspire pas à changer leur vie. Je veux simplement les faire sourire, pleurer ou rire.» ( 54) Et, lorsqu’on lui demande pour-quoi il ne met pas toute son énergie créatrice au service des Noirs, il ré-pond tout de go : «C’est contraire à l’essence même de la littérature. [...] On n’écrit pas sur commande [...] Je suis un écrivain du présent. [...] Il doit y avoir d’autres Nègres capables de montrer les richesses de notre race, mais ce n’est pas moi.» (CG 70) Vu sous cet angle, la seule cause qui lui tient à coeur est celle du perfectionnement de son art :Pour ma part, j’ai déjà une cause . Elle occupe tout mon esprit. C’est le style. Ou plutôt parvenir à l’absence de tout style. Aucune trace. Que le lecteur oublie les mots pour voir les choses. Une prise directe avec la vie. Sans intermédiaire. Voilà ma cause. Ce genre de truc peut te bouffer toute une vie [...] ( 54).Et, à tous ceux qui critiquent son apolitisme ou qui l’accusent de traîtrise à l’endroit de son pays natal, il répond : «Moi, c’est en écrivant que j’agis.» (cité dans LaRochelle 1) Tout compte fait, c’est donc dans son dévouement à la littérature qu’il puise son identité et qu’il trouve sa raison d’être. L’écriture incarne ainsi une sorte de refuge pour lui, un endroit «où il se sent chez lui totalement. Comme un animal dans sa tanière» ( 32).

Conclusion

45 Au désir de fétichiser le concept de l’exil en le saisissant uniquement à la lumière du pathos qu’engendrent perte et rupture, Laferrière substitut celui d’exposer la paix intérieure qui peut en résulter. C’est cette dernière qui le pousse à refuser l’appellation de victime qui, croit-il, ne servirait qu’à l’emprisonner dans un ghetto où il finirait par assimiler «l’idéologie du maître» ( 112). Son refus de s’identifier soit à l’être dominé soit à l’être qui domine lui confère le courage et la force nécessaires à la construction d’une identité à la fois propre et mouvante. Sûr de lui, indépendant et déterminé, Laferrière ne s’incline devant personne : «Je peux donc converser calmement avec mon vis-à-vis blanc» ( 32). En ceci il rappelle James Baldwin, écrivain «que les Noirs et les Blancs ont détesté à tour de rôle» parce qu’il leur proposait «une aube sereine et lucide face au crépuscule de sang que les racistes de tous bords ont appelé, appellent et appelleront de tous leurs vœux.» (CG 178) Comme Baldwin, Laferrière bat froid les idéologues de tout acabit. La seule lutte qui lui convient est celle qu’il livre à la page blanche, car pour lui l’identité profonde se découvre dans l’acte créateur. Il est d’ailleurs formel sur cet état de fait : «Ma seule légitimité, c’est mon travail, ce sont mes livres.» ( 117) Ici, la patrie recherchée se nomme écriture et l’écriture, elle, se nomme quête de soi.

OUVRAGES CITÉS

Camus, Albert. «Jonas ou l’artiste au travail», L’Exil et le Royaume. France : Gallimard, 1957. Bordeleau, Francine. «Joël Des Rosiers, ou la mélancolie caraïbe», Lettres québécoises, no 107, (automne 2002): 7-9.

Laferrière, Dany. Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit? 1993. Montréal : Éditions TYPO, 2000.

—. Chronique de la dérive douce. Montréal : VLB Éditeur, 1994.

—. Le Cri des oiseaux fous. Montréal : Lanctôt Éditeur, 2000.

—. J’écris comme je vis. Montréal : Lanctôt Éditeur, 2000.

—. Je suis fatigué. 2000. Montréal : Lanctôt Éditeur, Collection «PCL», 2001.

—. «Ma découverte du Nouveau Monde», Le Devoir [Montréal], les samedi 31 mars et dimanche 1 avril (2001), Cahier A, 11-12.

—. «Ce livre est déjà écrit en anglais, seuls les mots sont en français», île en île, 9 mai 2000. <http:/www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/laferriere_celivre.html>.

Lamming, George. The Pleasures of Exile. London/New York : Allison&Busby, 1960.

LaRochelle, Renée. «Le roman des origines», Colloque de la CEFAN, 25 avril 1996. <http:/www.ulaval.ca/scom/Au.fil.des evenements/1996/04.25/cefan.html>.

Laurin, Danielle. «Dany à Miami», Chatelaîne, juin 2000. <http:/www.chatelaine.qc.ca/archive/view.asp?id=284>.

Ollivier, Émile. Repérages. Montréal, Leméac, Collection «l’écritoire», 2001.

Schwieger Hiepko, Andrea. «L’Europe et les Antilles : Une interview d’Édouard Glissant». Mots Pluriel, no 8, octobre 1998. <http:/www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriel/MP898ash.html>.

NOTES

1 Citation tirée de J’écris comme je vis, p. 59. Désormais, les références aux ouvrages seront indiquées par des sigles, suivis du folio, et placées entre parenthèses dans le texte. Les ouvrages en question sont : Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ? (CG ); Chronique de la dérive douce (CD); Le Cri des oiseaux fous (CO); J’écris comme je vis () et, en dernier lieu, Je suis fatigué (JF). Il est à noter, par ailleurs, qu’une partie de cet article fut l’objet d’une communication au Congrès International des Études Francophones en juin 2002 à Abidjan (Côte d’Ivoire).

2 Si les premières traces de ce thème remontent vraisemblablement au mythe d’Adam et d’Ève chassés du Paradis Terrestre, rappelons, qu’à travers les siècles, son écho n’a cessé de résonner dans la littérature francophone. Nous nous contenterons de citer ici quelques écrivains qui ont animé dans leurs écrits le thème de l’exil : Joachim du Bellay, Victor Hugo, Albert Camus, Nathalie Sarraute, Samul Beckett, Monique Bosco, Antonine Maillet, Assia Djebar, Ying Chen, Mongo Beti, Malika Mokeddem, Camara Laye, Cheikh Hamidou Kane et Calixte Beyala.

3 Il n’est revenu vivre auprès de sa mère et de sa soeur qu’au moment d’entrer à l’école secondaire.

4 En effet, l’ensemble des lois françaises régissant l’esclavage – le Code Noir (1685) –, reléguait l’homme noir au statut d’un meuble. La loi Colbert (1802), quant à elle, interdisait la transmission du nom d’un père blanc à ses enfants métis . Tous deux ont pesé lourd dans l’affaiblissement de la filiation et la dégradation de la fonction paternelle en Haïti.

5 L’individu qui est doté d’une identité de racine unique s’avère souvent cerné et immobilisé par elle. Dans son cas, l’exil ne peut déboucher sur un ajustement identitaire car l’individu est suspendu «dans le temps du provisoire et dans l’interminable attente du moment du retour fictif». Voir à ce sujet, Ollivier, Repérages. p. 35.

6 Dès 1957, la dictature instaurée par François Duvalier (Papa Doc) s’impose en Haïti. En 1964, il s’autoproclame président à vie. En 1971, il est succédé par son fils, Jean-Claude Duvalier (Baby Doc) qui sera forcé de s’exiler en 1986. L’implacable dictature des Duvalier dura trois décennies et marqua à jamais le sens de l’histoire haïtienne.

7 L’ami qui fut assassiné est le journaliste Gasner Raymond.

8 Pour de plus amples détails à ce sujet, voir Laferrière, «Ma découverte du Nouveau-Monde», p.12.

9 Centre de refuge pour les sans-abri de Montréal.

10 Une autre figure de cette altérité est bien sûr celle de l’Amérindien. Laferrière n’a d’ailleurs peut-être pas tort de préciser : «Pire qu’être nègre c’est / être indien en Amérique.» (CD 89)

11 L’expression est d’Édouard Glissant. Pour de plus amples détails à ce sujet, voir Andrea Schwieger Hiepko. «L’Europe et les Antilles : Une interview d’Édouard Glissant», p. 4.

12 Depuis l’hiver dernier (2003), Laferrière est revenu vivre à Montréal.

13 Les italiques sont de l’auteur.

14 Les guillemets sont de l’auteur.

15 Pour de plus amples détails à ce sujet, voir Camus, «Jonas ou l’artiste au travail», p. 103-142.