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La fugue, la fuite et l’espace franchi dans Le Premier jardin d’Anne Hébert

Kathleen Kellett-Betsos
Ryerson University

1 DANS LE PREMIER JARDIN (1988) d’Anne Hébert, le parcours du protagoniste Flora Fontanges se démarque par la transcendance des limites spatiales, sociales et temporelles imposées aux femmes de son époque. À chaque étape de sa vie correspond un nouveau nom : née en 1916, orpheline baptisée Pierrette Paul par les religieuses, elle échappe à un incendie à l’hospice Saint-Louis en 1927; elle est ensuite adoptée par les Eventurel, un couple de la haute bourgeoisie de Québec qui lui donne le nom de Marie; elle se libère du parcours traditionnel de la jeune fille bourgeoise en descendant provisoirement l’échelle sociale pour devenir femme de chambre sur le navire l’Empress of Britain, ce qui lui donne l’opportunité en 1937 de traverser l’océan Atlantique et de devenir actrice sous un nom qu’elle choisit elle-même : Flora Fontanges. Elle revendique cette liberté de se nommer comme elle assume la liberté de ses mouvements et de son destin. Sa carrière lui permet de transcender l’espace circonscrit du domaine privé typique de la vie d’une femme de cette époque pour entrer dans le domaine public. En 1976, elle retourne à sa ville natale en retraversant l’océan pour retrouver sa fille Maud et pour jouer le rôle de Winnie dans Oh! les beaux jours de Samuel Beckett. Sa mobilité contraste avec le sort de ce personnage, une vieille femme qui s’enlise de plus en plus au cours de la pièce dans une immobilité contre laquelle elle ne lutte pas. Flora s’oppose aussi à sa fille Maud, fugueuse sempiternelle censément libre de ses actions, mais dont la mobilité se caractérise par un manque de direction.

2 À la recherche de sa fille mais surtout à la recherche de son passé, Flora parcourt cette ville jamais nommée mais dont la topographie l’identifie comme la ville de Québec. Cependant, son trajet à travers cette ville connaît également des contraintes, ce qui se reflète dans le titre originel du roman La Cité interdite (Bishop Anne Hébert, son oeuvre 230). Incapable au début de confronter les lieux de son enfance, Flora aborde la ville par le biais de l’histoire, surtout celle des filles du roi. À chaque étape de sa quête, la mobilité ou l’immobilité de Flora Fontanges prend tout son sens dans le contexte des contraintes imposées aux femmes par leur mi-lieu et leur classe sociale. Dans Anne Hébert, son œuvre, ses exils, Neil Bishop montre bien que l’exil dans Le Premier jardin se manifeste à plusieurs niveaux : spatial, affectif, économique, entre autres. C’est surtout la convergence entre les exils affectif et socio-spatial que je voudrais explorer dans cet article.

3 L’arrivée de Flora Fontanges à Québec est remplie d’ambiguïtés. Deux lettres arrivent de Québec pour la convaincre de partir pour le Nouveau Monde : une lettre de sa fille et une lettre d’un metteur en scène de Québec qui l’invite à jouer le rôle de Winnie pour son théâtre d’été. L’image employée communique sa réticence et une passivité voulue: «On l’a tirée de sa retraite pour ce rôle, entre tous, comme une plante que l’on sort de l’ombre et ramène vers le jour [...]». Quand elle prend l’avion pour Québec, elle remarque que le «nom de la ville de son enfance n’est pas affiché au tableau des départs» et une pensée solipsiste lui traverse l’esprit: «Depuis le temps qu’elle l’a quittée, d’ailleurs, peut-être la ville s’est-elle résorbée sur place comme une flaque d’eau au soleil» (10). La ville de Québec est un lieu que Flora Fontanges évite depuis toujours : le narrateur parle de «son point de départ, là où elle s’était juré de ne plus jamais remettre les pieds» (10). L’idée que cette ville ne pourrait plus exister la remplit d’angoisse. Il est évident qu’il s’agit plutôt de l’espace-temps de son enfance, puisqu’ailleurs, en parlant de son inspiration pour un autre rôle (celui de Fantine dans Les Misérables), le narrateur affirme que : «Flora Fontanges n’aura qu’à puiser dans sa propre enfance, là où elle s’était promis de ne plus remettre les pieds [...] » (112). Alors qu’elle marche dans les rues de Québec, elle insiste auprès de Raphaël, l’amant de sa fille, sur les limites de leur parcours : les lieux de l’enfance, la Côte de la Couronne et le quartier Saint-Roch, sont interdits. Selon Erick Falardeau, «Avec l’aide de Raphaël, Flora vivra son exil mnémonique sous deux modes distincts : un exil forcé, vers son enfance régie par une rigidité écrasante; et un autre, volontaire, où elle s’abandonnera librement et allégrement à la reconstitution spatiale et temporelle de la Nouvelle-France» (561). Comme toujours chez Hébert, le choix du nom est significatif. L’allusion à l’archange Raphaël s’explicite deux fois dans le roman, comme le souligne Bernard Aresu qui commente la signification de ce personnage biblique : «Dans l’Ancien Testament, il est présenté au jeune Tobie comme mentor et guérisseur. La narration biblique privilégie les thèmes du voyage, de l’itinéraire, des chemins, du guide (historien, le Raphaël d’Anne Hébert joue précisément ce rôle), de l’ange gardien, de la thaumaturgie» (564-565). On verra qu’il s’agit d’un personnage équivoque, quoiqu’il contribue sûrement à la guérison de Flora.

4 En retournant au pays natal, Flora Fontanges occupe une position ambiguë dans ce milieu urbain, n’étant ni habitante ni touriste. Étudiant en histoire et guide touristique, Raphaël insiste pour lui montrer la ville «[...] comme si elle n’y avait jamais mis les pieds» (37). Les autres amis de Maud en font de même : «Ils font fête à Flora Fontanges parce qu’elle est une actrice et qu’elle vient des vieux pays. Ils décident de lui faire les honneurs de la ville. Ils la traitent comme une touriste modèle» (29). D’ailleurs, elle est frappée par l’envahissement de la ville par des «touristes grignoteurs de chips et de pop-corn» (73), gens qu’elle identifie surtout comme des Américains, des gens qui «Ne sont pas nés ici. Ne mourront pas ici. Tout juste de passage» (21). Étonnée, elle se demande :Mais où sont les gens? Les vrais. Ceux qui ont eu vie liée avec les boiseries sombres, les sous-sols incommodes, les escaliers tuants, les étages empilés, les cheminées ronflantes. Se sont-ils retirés, dormentils de leur dernier sommeil, murés dans la pierre de taille de leurs demeures, aux larges bow windows? (21)Elle n’a ni la permanence des habitants ni la légèreté des touristes, ayant elle-même «vie liée» avec cette ville. Ces liens contraignent sa mobilité.

5 La restriction de ses mouvements à travers la ville correspond aux contraintes exigées par le rôle de Winnie dans Oh! les beaux jours. Winnie est la personnification même de l’immobilité – plantée sur scène dans «un mamelon» gigantesque (le mot provient des didascalies de Beckett, 9-10), qui l’ensevelira progressivement au cours de la pièce. Le metteur en scène jouit de la beauté esthétique de cette immobilisation qu’il associe à la vieillesse du personnage : «L’ensablement d’une créature vivante pourra s’accomplir, grain à grain, soir après soir, au théâtre d’été de l’Emérillon, tel que le rêve son directeur, depuis pas mal d’années» (14). Malgré son malaise devant le regard du metteur en scène, Flora lui obéit, assume la pose qu’on lui demande : «Une vieille femme n’en finit pas de tenir ses vieux bras levés au-dessus de sa tête. Le directeur, debout, immobile, à ses pieds, au premier rang de la salle, se délecte intensément du spectacle» (46). En sortant de son rôle, elle se rapproche de Lazare sortant du tom-beau (46). Le rôle de Winnie représente l’attirance vers la mort à laquelle il faut résister pour mener une vie agissante.

6 La première étape de cette quête est de se rendre aux temps des fondateurs français de la ville de Québec, le premier jardin établi par Louis Hébert et sa femme Marie Rollet, véritable incarnation d’Eve, la mère de l’humanité, selon la métaphore filée annoncée par le titre du roman et reprise plusieurs fois dans le texte :Quand le pommier, ramené d’Acadie par M. de Mons, et transplanté, a enfin donné ses fruits, c’est devenu le premier de tous les jardins du monde, avec Adam et Éve devant le pommier. Toute l’histoire du monde s’est mise à recommencer à cause d’un homme et d’une femme plantés en terre nouvelle. (77)Lilian Pestre de Almeida remarque que la métaphore utilisée ici renverse l’image habituelle du cultivateur : «[…] le planteur d’arbre est, par son geste de planter le premier pommier, le premier “planté”. En ce renversement, ce n’est pas le Colon qui crée la Nouvelle France, c’est Terre Québec qui crée le Québécois» (23). Descendante de celles qui ont été plantées dans cette terre, Flora doit renverser les effets de sa transplantation pour entrer de nouveau dans cet espace-temps perdu. Elle se réintégrera au pays en établissant sa place dans une lignée de Québécoises issue d’Éve :En réalité, c’est d’elle seule qu’il s’agit, la reine aux mille noms, la première fleur, la première racine, Eve en personne (non plus seulement incarnée par Marie Rollet, épouse de Louis Hébert), mais fragmentée en mille frais visages, Eve dans toute sa verdeur multipliée, son ventre fécond, sa pauvreté intégrale dotée par le Roi de France pour fonder un pays, et qu’on exhume et sort des entrailles de la terre. Des branches vertes lui sortent d’entre les cuisses, c’est un arbre en-tier, plein de chants d’oiseaux et de feuilles légères, qui vient jusqu’à nous et fait de l’ombre, du fleuve à la montagne et de la montagne au fleuve, et nous sommes au monde comme des enfants étonnés. (99)En commentant ce passage, Pestre de Almeida identifie l’arbre évoqué comme une version au féminin de l’arbre de Jessé :Celui-ci était formé par la lignée masculine qui s’élève du phallus ou du ventre du patriarche couché par terre (ou simplement allongé). L’arbre de Jessé est un modèle iconographique qui transpose en fait les deux listes généalogiques des récits évangéliques : celle des ascendants du Christ et celle d’où descend le Christ. (32)Dans Le Premier jardin, cette généalogie commence par Marie Rollet et se poursuit avec les filles du roi. Avec Raphaël, Flora se met à méditer les noms de ces grandes voyageuses du dix-huitième siècle, se lançant dans de véritables litanies de noms. En parlant de «Barbe Abbadie», Flora souhaite incarner cette femme mystérieuse d’autrefois : «Elle cherche un nom de rue qui est un nom de femme et dont lui a parlé Raphaël. [...] Elle cherche un nom de femme à habiter. Pour éclater de nouveau dans la lumière» (49). Comme le remarque Bishop, cette identification aux filles du roi relève de la thématique de la solidarité féministe chez Hébert (Anne Hébert, son oeuvre 223). Les femmes de la Nouvelle France subissaient des contraintes sociales qui leur dictaient un choix entre le mariage ou le couvent, comme le montre bien l’exemple de Guillemette Thibault, femme qui avait voulu travailler comme forgeronne à côté de son père mais qui est devenue religieuse plutôt que de se marier. Flora Fontanges aussi a connu la pression sociale de se marier. La «bonne action» de la famille qui l’avait adoptée était censée se terminer «au son d’une marche nuptiale» (160), sous la direction de la grand-mère adoptive. Ayant passé une saison de bals et de divertissements payés par sa «fausse grand-mère» dans le but de lui trouver un mari, elle finit par refuser celui qui la demande en mariage. Il est intéressant de noter qu’elle exprime ce refus sous forme d’une métaphore spatiale. Danseuse douée, elle n’a pas de difficulté à refuser un jeune homme qui est mauvais danseur, mais le plus difficile, d’après elle, «c’est d’expliquer qu’on a besoin pour vivre d’une piste de danse très grande, sans rien qui limite l’élan et enferme le coeur, et que l’amour dont on rêve n’est pas d’ici» (162). Dans sa fascination pour les femmes victimes de leur temps, Flora Fontanges manifeste une conscience aiguë des restrictions imposées aux femmes, des limites que la société a essayé de lui imposer à elle aussi. Pourtant, comme le signale bien Bishop, dans la mesure où la préoccupation avec l’Histoire permet à Flora de ne pas faire face à ses souvenirs d’enfance, elle risque de transformer l’Histoire et la culture collective en «alliés de l’aliénation […] plutôt qu’en instruments libérants» («Anne Hébert entre Québec et France» 50).

7 La société que Flora a quittée au Québec, celle de la «fausse grand-mère» dans sa «haute demeure» sur la rue d’Auteuil, se caractérise par des divisions sociales nettement marquées où l’ascension sociale semble impossible. La grand-mère Eventurel ne croit pas à la possibilité de transformer une orpheline d’origines douteuses en une jeune fille bourgeoise et elle en avertit sa fille et son gendre : «Vous n’en ferez jamais une lady» (30). Elle raconte à la jeune orpheline l’histoire de l’arbre généalogique des Éventurel, symbole de stabilité convoité par la jeune Marie Eventurel : «La petite fille, sans père ni mère, assise aux pieds de la vieille dame, souhaite très fort s’approprier l’arbre des Eventurel, comme on s’empare de son propre bien dérobé par des voleurs, dans des temps obscurs d’injustice extrême» (124-125). De par son affiliation aux premières femmes plantées en Nouvelle France, Flora réclame sa place sur le nouvel arbre de Jessé revendiqué par Hébert. C’est pour assurer la continuation de la lignée que la fille de Mme Eventurel s’est mariée à son cousin germain du même nom de famille. Pourtant, non seulement ils perdront leur prestige social à cause des mauvais placements financiers de M. Eventurel, mais ils resteront sans descendance tandis que leur fille adoptive échangera le nom d’Eventurel contre celui de Fontanges, nom qu’elle rendra célèbre grâce à sa carrière. En tant que mère célibataire, elle assume le droit de transmettre son propre nom à sa fille : «Cet homme, je ne l’ai jamais revu, et Maud porte mon nom» (109), dit-elle. Le déclin financier du couple Eventurel implique l’emménagement dans des logements de plus en plus étroits :Mme Eventurel prend un amer plaisir à se remémorer les étapes de sa décadence depuis la rue des Remparts qu’elle a dû abandonner, la mort dans l’âme, deux ans après son mariage, à cause de l’incurie financière de son mari. Et voilà que, maintenant, elle craint plus que tout au monde d’être, un jour, chassée de la haute ville par un ange de feu, l’épée au poing, et de ne pouvoir jamais y revenir, pour sa perte et son désespoir. (151)Le mot «décadence» par son étymologie évoque «la chute»; effectivement, le couple dégringole dans l’échelle sociale. Le contexte biblique rappelle le péché originel ainsi que le péché capital d’orgueil, pour lesquels les Eventurel se trouvent punis. M. Eventurel, dont le travail consiste à passer la journée à faire des commérages et des visites au bordel où il se fait appeler Monseigneur et Majesté, n’en revient pas de trouver que son argent ne rapporte plus. Dans Home Territories; Media, Mobility, and Identity, Robert Morley souligne la notion de «spatialised moral order» dans les sociétés qui accordent des droits aux citoyens en fonction de leur statut de propriétaire foncier. Dans cette optique, les vagabonds et les sans abri sont des êtres moralement inférieurs qui n’inspirent que le mépris et la crainte (Morley 26). Par conséquent, le statut social est assuré par la bonne adresse. Dans Le Premier Jardin, on peut dire que la haute société de la vieille ville de Québec est punie par là où elle a péché — dans son orgueil, sa croyance à une supériorité sociale permanente. Constantina Mitchell et Paul Cote expriment bien le désir futile des bourgeois de maintenir le statu quo en se détournant de la spontanéité envers la routine:La ville entière représente cette attitude puisque c’est par la géographie urbaine, «nettement stratifiée», que se définissent, pour les Eventurel, ses différentes couches sociales. «Rassurante et claire, comme si l’ordre du monde y prenait racine» (Hébert, Premier jardin] 150), elle forme un univers en soi où tout est chronométré d’avance. (454)Mais, tout est vanité! La demeure imposante de la «fausse grand-mère» qui se vantait d’être descendante d’une des premières familles de la Nouvelle France est maintenant transformée en hôtel, symbole moderne du transitoire. L’appartement de la rue Plessis, le logement exigu de la famille Eventurel déchue, n’existe plus à l’époque où Flora Fontanges s’apprête à confronter les lieux de son enfance.

8 Dans ce roman, la déchéance de la haute bourgeoisie de Québec est liée à l’exploitation des classes économiquement inférieures, comme l’indique le narrateur :Il faut bien se rendre à l’évidence, maintenant qu’elles ne sont plus là, si la vieille ville et la Grande-Allée se sont maintenues si longtemps dans leurs pierres grises et leurs jalousies vertes, c’est à cause des bonnes. Femmes de chambre, cuisinières, bonnes d’enfants, bonnes à tout faire, elles ont tenu à bout de bras des rues entières, intactes et fraîches. (115-116)Elles accomplissaient leurs tâches multiples et essentielles à l’intérieur d’un espace restreint, «montant et descendant, jour après jour, trois ou quatre étages, de la cave au grenier» (116). Depuis leur disparition, «[…] on a dû abandonner les grandes maisons incommodes, tout en étages, impossibles à conserver sans elles» (116). Flora Fontanges exprime sa compassion pour ces domestiques, compassion d’autant plus vive que, sans les Eventurel, elle aussi aurait pu partager leur sort, comme le suggère le jeu de mots suivant : «Pierrette Paul échappe à ce destin. Elle ne sera jamais bonne à tout faire. N’a-t-elle pas été adoptée en bonne et due forme par M. et Mme Édouard Eventurel?» (116). Les bonnes entretiennent un es-pace qui ne leur appartient pas et portent souvent un nom que la maîtresse leur a accordé selon son gré; elles ne sont surtout pas libres de leurs mouvements. Flora Fontanges cite l’exemple de «la petite Aurore» (117), Aurore Michaud, domestique violée et tuée à Québec au dix-neuvième siècle. En utilisant le discours indirect libre, la narratrice communique la luxure du jeune maître fasciné par les mouvements de cette «danseuse besogneuse» :Comment peut-on permettre, dans la maison paternelle, à une créature étrangère de dix-sept ans de se mouvoir aussi librement devant nous. […] Mais lorsqu’elle est à croupetons pour laver le linoléum de la cuisine et que son petit derrière est plus haut que sa tête, on se dit qu’une pareille aisance dans le mouvement n’est possible qu’au cours d’une nuit d’amour, hors du lit des bourgeoises […] (118)Il semble justifier sa luxure en prétextant la séduction implicite par la femme trop «libre». Pourtant, cette liberté de mouvement n’est qu’illusoire et Aurore n’échappera pas au viol et au meurtre aux mains d’un jeune homme qui se croit permis d’agir «hors la loi» (120) grâce à son statut social. Lorsque Flora Fontanges trouve le courage pour confronter les moments les plus noirs de sa vie — la nuit de l’incendie à l’hospice Saint-Louis, c’est à une autre domestique qu’elle songe — Rosa Gaudrault, qui est morte dans le feu en essayant de sauver les petites filles dont elle était bonne et première institutrice (170). La religieuse Soeur Saint-Amable n’a pas pu convaincre les petites filles de sortir et y a renoncé; la «Soeur Marie-des-Neiges a sauvé six petites filles et les Saintes Espèces» (169), mais Rosa est entrée dans l’hospice en feu plus d’une fois pour en sortir des filles qui étaient à sa charge. Flora Fontanges manifeste ce même esprit d’initiative et de courage quand elle embarque sur le paquebot l’Empress of Britain en tant que femme de chambre, descendant l’échelle sociale pour se libérer de la société bourgeoise de la vieille ville de Québec, pour ensuite remonter l’échelle grâce à sa carrière d’actrice en France.

9 Enfermée pendant trois jours (chiffre magique qui revient souvent dans le texte) dans sa chambre d’hôtel, emmurée dans ses souvenirs de cette époque lointaine, Flora Fontanges résiste aux appels des femmes de chambre qui voudraient qu’elle sorte pour leur permettre de faire le ménage : «Les femmes de chambre la persécutent» (159), dit la narratrice; «Elle restera trois jours couchée dans sa chambre d’hôtel, tandis que les femmes de chambre s’impatientent et reviennent frapper à la porte inlassablement» (133). Comme si son passé, ses origines humbles, ne lui permettaient pas le luxe de l’immobilité. Le temps de son identification aux femmes imaginaires est révolu et, comme les femmes de chambres la lui rappellent, il est temps de passer à l’action. Raphaël, archange et guide touristique, n’est plus là pour la guider. Elle n’a que faire de jouer le rôle de touriste. En passant de l’espace exigu de la chambre à «l’atmosphère confinée du bar» (165), elle confronte mentalement le spectre de la rue Plessis, maintenant disparue. Ensuite, elle se lance dans sa quête en descendant «vers le coeur de la ville interdite» (166). Un nouveau bâtiment a été construit sur les lieux où se tenait autrefois l’hospice Saint-Louis, «forteresse de femmes et d’enfants» (167).

10 Ce même processus initiatique d’enfermement et de libération se répète lors des retrouvailles de la mère et de la fille. Après cette longue nuit où l’actrice confronte ses souvenirs cauchemardesques et après le retour de la jeune fugueuse, Flora et Maud passeront trois jours enfermées ensemble dans la chambre d’hôtel. Comme l’affirme Lori Saint-Martin, ce n’est qu’après avoir fait face à ses propres démons que Flora retrouve sa fille : «Comme si son retour à la nuit utérine appelait celui de Maud, désireuse elle aussi de retrouver la symbiose originelle en accompagnant sa mère en France» (672). Le roman met en relief l’intensité des liens émotifs entre mère et fille. En s’approchant de la quarantaine, Flora tenait absolument à avoir cette enfant, refusant le recours à l’avortement suggéré par son amant :Ils se reprochent mutuellement la petite Maud qui n’est pas encore née, pas plus grosse que le petit doigt, accrochée dans le ventre de sa mère telle une moule sur son rocher. L’homme voudrait la faire disparaître comme si elle n’avait jamais existé dans son insignifiante petitesse de moule aveugle. La femme pleure et répète que c’est sa dernière chance de devenir mère, qu’elle aura bientôt quarante ans […] (109)L’image de Maud comme une moule accrochée à ce rocher qu’est Flora met en valeur la sécurité matricielle. Cette symbiose continuera le temps de trois mois passés dans une maison louée en Touraine où Flora se dévoue entièrement à sa fille nouveau-née avant de retourner à sa carrière. Le récit laisse entendre que les fugues de Maud sont liées à son sentiment d’abandon maternel de la part de Flora qui consacre sa vie surtout à sa carrière, disparaissant dans la peau des personnages qu’elle joue :Flora Fontanges remarque que les avis de recherche et les affiches de premières théâtrales alternent en bon ordre sur le mur, tout comme si leur dépendance était évidente. De là à croire que Maud disparaît dans le noir chaque fois que sa mère monte à nouveau sur une scène, en pleine lumière, face au public qui l’acclame … (62)Pourtant, dans cette mobilité sans but, Maud semble bien caractéristique de sa génération car ni Maud ni les jeunes gens qui l’entourent ne semblent avoir leur propre espace.

11 Ayant quitté en 1937 une société rigide qui jugeait les gens d’après leur adresse, Flora Fontanges découvre une jeune génération fortement mobile qui trimbale des sacs de couchage d’un abri à un autre, y compris la commune fréquentée par sa fille. L’amie de Maud, Céleste, dont le nom tient de l’antiphrase, «porte sa maison sur son dos», comme «une grande fourmi ployant sous sa charge» (23). En considérant une certaine mythologie romantique du nomadisme, Morley affirme que cette vision passe sous silence la souffrance de ceux qui n’ont pas d’adresse fixe et qui s’attirent l’opprobre moral d’une société où le chez soi est fortement valorisé (230). Hébert ne néglige pas cet aspect pratique. Une fille de la commune a rencontré Maud avec son sac de couchage dans un aéroport où celle-ci ne pouvait pas se permettre de dormir car les policiers lui ordonnaient à tout instant de circuler. Arrivée à la commune fréquentée par Céleste et Raphaël, Maud se jette sur sa nourriture comme «un chien affamé» (59), image qui rappelle les paroles de la vieille Mme Eventurel à l’égard de l’orpheline qui s’est insinuée dans sa famille et qui écoute ses histoires avec une «avidité de chien perdu» (125). Par contre, Éric, chef de la commune, semble s’adonner à la vision romantique du nomadisme avec sa valorisation de la pauvreté volontaire, ce que Flora critique avec une certaine âpreté :N’a-t-il pas l’air de jouer au pauvre, comme le Christ quittant le Paradis de son père pour endosser la condition humaine? Peut-être Éric a-t-il aussi quelque faute originelle à se faire pardonner par les pauvres de la ville gravement offensés, depuis le commencement des temps? (177)Encore une fois, on remarque le thème de l’exil social, spécifiquement l’exil des opprimés par rapport aux riches, thème qui, comme le souligne Bishop, caractérise plusieurs œuvres d’Anne Hébert (Bishop Anne Hébert, son œuvre 29). Si la société québécoise des années 1970 est moins rigide que celle du début du vingtième siècle, les divisions de classe sociale ne disparaissent jamais entièrement.

12 La claustration de Flora et de Maud dans la chambre d’hôtel, la tentative de retourner à l’initiale fusion entre mère et fille, ne peut pas durer indéfiniment. Jalouse du rapport entre Raphaël et Céleste, la jeune femme a renoncé pour un temps à ses amours et à sa mobilité; elle dit à sa mère: «Rassure-toi, ma petite Maman. Rien de mal ne peut plus nous arriver. Je suis ta prisonnière. En attendant la Touraine. Je suis vissée ici dedans, les deux pieds enfoncés dans ta moquette» (179). Les mots «prisonnière» et «vissée» expriment l’aspect dysphorique de cette immobilité pourtant volontaire. Incapable d’endurer plus longtemps cet enferme-ment, elle emmène sa mère dans le dédale qu’est le Québec moderne, ville pleine de petites discothèques cachées, un monde que Flora Fontanges ne connaît pas. La scène de réconciliation entre Raphaël et Maud a lieu au tréfonds de ce labyrinthe, dans une discothèque sur une piste de danse, ce qui rappelle l’image du mariage comme piste de danse trop étroite pour la jeune Marie Eventurel. Cependant, la danse d’amour entre Raphaël et Maud semble d’une meilleure chorégraphie :Un instant de parfaite immobilité, un mur de glace entre eux. Elle se remet à bouger en cadence, la première, et il la suit dans chacun de ses gestes, implorant en silence son pardon et sa complicité de danseuse. Un tout petit espace pour leurs pas qui s’accordent déjà à leur insu, mus par le même rythme lancinant. (184)Le lendemain, ils annoncent leur décision de recommencer à vivre ensemble. Dans la mesure où Maud, jeune Française dont l’accent la démarque de ses amis québécois, semble prête à s’intégrer à la société québécoise, elle embarque sur un nouvel exil, comme le dit bien Bishop :Or, le cycle de l’exil est voué à se perpétuer car Maud, fille de Flora, Maud, Française, semble bien avoir quitté son pays natal, la France, pour faire sa vie au Québec. L’œuvre hébertienne continue ainsi à combler un fossé plus historique que géographique, à rassembler, recoudre, ressouder deux pays, deux peuples autrefois unis. (Anne Hébert, son œuvre 235-236)À la différence des filles du roi, Maud se transplante de son plein gré au Nouveau Monde. Dotée du nom de la mère, elle établira le nouvel arbre généalogique des Fontanges au Québec. Ensemble, Raphaël et Maud pourraient bien être le nouvel Adam et la nouvelle Éve dans un monde caractérisé par une forte mobilité, transformé par une génération qui refuse les valeurs de leurs parents :Où est la vie? se demandent-ils, depuis quelque temps, lassés de l’intolérance politique dans laquelle leurs parents les avaient élevés. La ville aux seuls descendants des fondateurs scandait des centaines de voix, alors que leur cœur s’interrogeait déjà en secret sur l’honneur de vivre sur la terre entière, déployée à perte de vue, ouverte et donnée, sans guerre ni violence. (58)Selon Jaap Lintvelt, cette mise en valeur d’un monde sans frontières soulignent l’axiologie de «l’internationalisme» dans ce roman (194). Cependant, alors qu’Éric et ses disciples contemplent la possibilité d’être citoyens du monde, Raphaël, historien, connaît bien l’importance des origines pour la quête identitaire individuelle et collective.

13 Flora Fontanges repartira de nouveau pour la France. Cependant, une fois «tirée de sa retraite […] comme une plante que l’on sort de l’ombre» (35), elle ne semble plus désirer y retourner, mais choisit plutôt de jouer un nouveau rôle, celui de Madame Frola dans Chacun sa vérité. Saint-Martin indique la signification de ce rôle pour Flora Fontanges: «La pièce de Pirandello met en scène une mère séparée de sa fille pour des raisons obscures liées au mari de celle-ci (folie du mari? ou de la mère? jalousie? la question ne sera jamais tranchée), tout comme Raphaël sépare finalement Flora et Maud» (677). En se vouant de nouveau au théâtre, est-ce que Flora ne retrouve pas son véritable pays — ni la France ni le Québec, mais la scène théâtrale? En changeant de personnage, en passant de Winnie, enterrée dans le sable, à Madame Frola, l’actrice transcende les limites d’une seule et unique identité. Plus souple que les Eventurel orgueilleux, «offusqués pour l’éternité, fâchés contre elle, immobiles et figés dans leur ressentiment» (90), elle transite librement entre terre natale et mère-patrie. S’étant réconciliée avec l’es-pace-temps de son enfance, libre de ses mouvements, elle laisse derrière elle la ville de Québec avec ses jeunes gens nomades, ses calèches et ses touristes américains. L’emprise de la haute bourgeoisie sur la ville a été rompue; ce nouveau monde appartient à une génération idéaliste vouée à l’égalitarisme et à la mobilité.

OUVRAGES CITÉS

Aresu, Bernard. «Québécois, postcolonial : à propos du Premier jardin d’Anne Hébert.» Régis Antoine, (dir.). Carrefour de cultures (Mélanges offerts à Jacqueline Leiner). Tubingen: Gunter Narr, 1993 : 555-368.

Bacholle, Michèle. «Le Premier Jardin d’Anne Hébert ou la fusion (utopique) de la mère et de la fille.» Joëlle Cauville et Metka Zupancic, (dir.). Réécriture des mythes : l’utopie au féminin. Amsterdam : Rodopi, 1997 : 65-74.

Beckett, Samuel. Oh! les beaux jours. Paris : Minuit, 1963.

Bishop, Neil. «Anne Hébert entre Québec et France: L’exil dans Le Premier JardinEtudes canadiennes / Canadian Studies 28 (1990) : 37-58.

— . Anne Hébert, son oeuvre, leurs exils. Bordeaux : Presses universitaires de Bordeaux, 1993.

Falardeau, Erick. «Fictionnalisation de l’histoire, Le premier jardin d’Anne Hébert.» Voix et images 66 (printemps 1997) : 557-568.

Hébert, Anne. Le Premier Jardin. Montréal : Boréal, coll. «Boréal compact», 2000 [Paris : Seuil, coll. «Points», 1988].

Lintvelt, Jaap. «Expériences féminines et masculines de l’espace dans la ville de Québec.» Louise Dupré, Jaap Lintvelt, Janet Paterson, (dir.). Sexuation, espace, écriture; la littérature québécoise en transformation. Montréal : Nota bene, 2002.

Mitchell, Constantina T. et Paul R. Cote. «Ordre et rite : La Fonction du cortège dans Le Premier Jardin d’Anne Hébert.» The French Review 64 : 3 (février 1991) : 451-462.

Morley, David. Home Territories; Media, Mobility and Identity. London : Routledge, 2000. Pestre de Almeida, Lilian. «Le Premier Jardin : Mémoire collective et mémoire individuelle dans le roman d’Anne Hébert; Une fresque féminine du Québec.» Francofonia 16:30 (printemps 1996) : 17-51.

Petitjean, Léon et Henri Rollin. Aurore, l’enfant martyre. Montréal : VLB éditeur, 1982.

Saint-Martin, Lori. «Les premières mères, Le Premier JardinVoix et images 60 (printemps 1995) : 667-681.

NOTES

1 Anne Hébert, Le premier jardin, Montréal: Boréal, coll. Boréal Compact, 2000 [Paris: Seuil, coll. Points, 1988], p. 35. Désormais, les renvois à ce titre seront placés entre parenthèses à la fin des citations.

2 Selon Bernard Aresu, cette solidarité avec les femmes opprimées se manifeste aussi dans une allusion en anglais au poème «The Bridge of Sighs » de Thomas Hood, dont la traduction par Baudelaire est bien connue — par exemple, «Voudrait se fondre dans la nuit. Anywhere out of this world » (PJ 13, v. aussi p. 37) : «En ce qu’il relate la noyade d’une jeune destituée condamnée par la société, un lien s’établit clairement avec la chronique du destin de la femme, qui devient une des préoccupations majeures du récit d’Anne Hébert» (560).

3 Le nom «la petite Aurore» rappelle inévitablement la martyre célèbre de la culture populaire québécoise, représentée dans la pièce Aurore l’enfant martyre, basée sur l’histoire véridique d’une enfant morte des blessures infligées par sa belle-mère en 1920. La résonance pathétique de ce nom est ainsi mise en relief.

4 Comme le fait remarquer Michèle Bacholle dans une étude du Premier jardin comme manifestation du mythe de Déméter, le chiffre trois est associé aux cultes chtoniens (67).

5 Cette référence rappelle le jeu de mot dans Oh! les beaux jours où Willie montre du doigt une fourmi en prononçant le mot «Formication» (41).

6 Notons que le nom «Maud» pourrait être de mauvais augure pour la maternité, si Hébert y fait allusion à Sainte Maud (895-968), reine et mère dont les deux fils lui ont intenté un procès pour avoir gaspillé l’argent du royaume en faisant des aumônes trop généreuses.