Les articles contenus dans cette section sont issus des conférences plénières présentées au 7e.Congrès Narrative Matters, Narrative Knowing/Récit et Savoir, organisé à l’Université Paris Diderot, en partenariat avec The American University of Paris, du 23 au 27 juin 2014. L’article de Jacques Bouveresse, « Y a-t-il une épistémologie de la littérature et peut-il y en avoir une ? » s’inscrit dans le prolongement de La Connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie. Dans cet ouvrage, publié en 2008, Bouveresse s’interroge dans les termes suivants : « Pourquoi avons-nous besoin de la littérature, en plus de la science et de la philosophie, pour nous aider à résoudre certains de nos problèmes ? Et qu’est-ce qui fait exactement la spécificité de la littérature, considérée comme une voie d’accès, qui ne pourrait être remplacée par aucune autre, à la connaissance et à la vérité ? » (2008 : 29-30). En affirmant que la littérature participe bel et bien, par des moyens qui lui sont propres, à l’entreprise générale de la connaissance, Jacques Bouveresse dénonce à la fois la « phobie de l’extra-textualité », qui met hors circuit le contenu factuel et également le contenu moral de la littérature, et la tendance caractéristique de certains courants postmodernes à ériger la littérature en une sorte de genre suprême, dont la philosophie et la science ne seraient au fond que des espèces. C’est en philosophe qu’il aborde la question du genre de connaissance que peut apporter l’œuvre littéraire, celle de la différence entre la « connaissance pratique » et la connaissance de la science, « théorique, propositionnelle », celle de la différence essentielle à faire entre la connaissance morale des romanciers et le moralisme. Il ne néglige pas pour autant le fait qu’il s’agit d’une connaissance qui ne pourrait pas exprimée autrement que dans la forme précise que lui a donnée l’écrivain, et même qui ne peut devenir réelle que sous cette forme et de cette manière-là. Dans son article, qui convoque un grand nombre d’écrivains et de penseurs (Paul Valéry, Émile Zola, Alfred Döblin, Robert Musil et d’autres), Bouveresse réaffirme que la littérature, et en particulier le roman, transmet une certaine sorte de connaissance : une connaissance qui reste beaucoup plus proche de la connaissance ordinaire, dont elle pourrait même en un certain sens constituer une partie, que d’une forme de connaissance savante de nature théorique et systématique. Il s’interroge également sur la façon dont le genre de connaissance qu’il est possible de tirer d’un roman y est contenu exactement et s’appuie sur une lettre de Léon Tolstoï à propos d’Anna Karénine pour distinguer entre ce qui est exprimé par des mots, ou des propositions, et ce qui ne peut être signifié que d’une autre manière (ou entre ce qui peut se dire et ce qui peut seulement semontrer, dans une terminologie empruntée à Ludwig Wittgenstein). À la fin de son article, il appelle à la constitution d’une théorie littéraire qui serait précisément une théorie de la connaissance littéraire. (Patron et Schiff, 2015)
1 Une des meilleures façons d’aborder le problème dont je vais essayer de vous parler est sans doute de commencer par citer un extrait du livre de René Wellek et Austin Warren, qui est paru en 1949 et dont une traduction française a été publiée en 1971 sous le titre La Théorie littéraire :
2 Dans une déclaration fameuse et qui a été commentée une quantité innombrable de fois de la Poétique, Aristote écrit : « De ce que nous avons dit, il ressort clairement que le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable (εκός) et du nécessaire (αναγκαιον) »2. La poésie constitue l’imitation ou, si on préfère cette traduction, la représentation d’actions humaines possibles3. et non d’actions réelles. Il faut remarquer cependant que, contrairement à ce qui est dit parfois, il n’en résulte pas que la poésie soit une imitation sans référence à une réalité qui lui préexiste et qui en est indépendante, car, pour un philosophe comme Aristote, le possible et le nécessaire peuvent aussi posséder une réalité d’une certaine sorte. Une fois que l’on s’est rendu compte de cela, on comprend un peu mieux la constatation que fait Paolo Tortonese à propos du mot « vraisemblance ». « Il est étonnant, écrit-il, mais aussi passionnant pour l’historien des idées, que ce mot de vraisemblance, mille fois brandi au XVIIe.siècle pour interdire aux écrivains tout éloignement du réel, puisse, au XXe.iècle, fournir un argument aux partisans d’un éloignement radical et définitif ; plus encore, aux tenants d’une conception absolument non représentative ou autoréférentielle de l’art »4. Si on attribue à ce qu’Aristote appelle le vraisemblable une dimension ontologique à peu près immuable ou en tout cas relativement stable, en le reconnaissant comme un vrai qui a sur le vrai historique et particulier l’avantage d’être philosophique et général, il est naturel de s’en servir pour essayer d’empêcher ou en tout cas de limiter l’écart entre le réel et son imitation. Mais si on perçoit le vraisemblable simplement comme le reflet de normes et de conventions arbitraires et changeantes, il est possible de l’utiliser au contraire comme argument en faveur de l’idée d’une coupure radicale entre la littérature et la réalité, pas seulement la réalité existante, mais même une réalité quelconque, puisque la littérature, loin de le représenter, a au contraire en quelque sorte le pouvoir de décider elle- même à chaque instant de ce qu’il est, On en arrive ainsi assez facilement à la mise à mort du vraisemblable à laquelle procède Genette5. quand il affirme que la différence entre récit « vraisemblable » et récit « arbitraire » ne dépend que d’un jugement de nature psychologique ou autre, qui est extérieur au texte et éminemment variable.
3 La divergence fondamentale que je viens d’évoquer dans la façon de se représenter le possible peut être considérée comme responsable de la bifurcation fondamentale qui s’est produite à un moment donné entre deux conceptions de la littérature et de l’art en général, que l’on peut appeler, pour simplifier, la conception créativiste et la conception cognitiviste. Hans Blumenberg, dans le livre qui a été traduit récemment sur Le Concept de réalité, constate que :
4 Blumenberg est convaincu que l’art et la littérature sont entrés à un moment donné de façon irréversible dans une phase qui peut être qualifiée de résolument « post-mimétique ». Mais c’est une affirmation qui, même si elle est peu contestée, pourrait certainement l’être beaucoup plus, surtout en ce qui concerne le roman. Il n’y a, en effet, aucune obligation réelle de choisir entre la conception créativiste ou productiviste et la conception cognitiviste de la littérature, comme s’il s’agissait de deux conceptions qui s’excluent l’une l’autre, puisque, qu’elle soit ou non littéraire, la connaissance n’est jamais une simple reproduction passive de la réalité et implique toujours une créativité d’une certaine sorte, et que, en même temps, la part mimétique, dans un sens suffisamment élargi du terme mimésis, reste nécessairement présente dans la littérature aussi longtemps que la connaissance constitue le but que l’on cherche à atteindre. Blumenberg, du reste, insiste lui-même sur le fait que le roman est devenu à un moment donné le genre « le plus rempli de monde et le plus relié au monde », ce qui indique clairement qu’il est confronté de façon encore plus directe et plus essentielle que les autres genres à une réalité qui lui préexiste et par laquelle il accepte, justement, de se laisser remplir.
5 C’est une supposition qui n’est pas contredite par la nécessité de tenir compte en même temps de ce que Blumenberg appelle l’« infinité potentielle », qui constitue, à côté de sa réalité, ce que l’on peut appeler l’idéalité du roman :
6 On peut être renté de se représenter le romancier tout-puissant comme étant en un certain sens non seulement le maître du réel, puisqu’il semble investi du pouvoir de faire exister à volonté des mondes possibles différents du monde réel, mais également le maître du possible lui-même, dont il dispose, selon certains, également à peu près à sa guise. L’« arbitraire du récit », dont il est question chez Valéry et par lequel il explique son absence bien connue d’intérêt pour le roman, résulte de la tendance que l’on peut avoir à considérer le réel, qu’il s’agisse de personnes, d’objets ou d’événements, comme un simple occupant, choisi d’une façon que rien ne semble en mesure de justifier, d’une place dans l’espace des possibles, qui pourrait tout aussi bien être occupée par autre chose. Mais il importe ici de ne pas oublier que c’est une chose qui est déjà vraie de la vie elle-même, qui est affectée, pour un écrivain comme Valéry, du même genre d’arbitraire.
7 Tout ce que la réalité observable comporte en fait de nécessité ne résulte, selon lui, que d’une action de la volonté et de l’esprit. Et puisque ce qui ne peut provenir que d’une action de la volonté et de l’esprit peut toujours être annulé par une autre action de la volonté et de l’esprit, ce qu’il décrit comme son sens de l’arbitraire, qui consiste dans une propension instinctive et irrésistible à garder toujours présentes à l’esprit les possibilités de substitution à peu près illimitées que semblent comporter aussi bien ce qui est que ce qui est simplement raconté, a pour effet de détruire complètement la double illusion sur laquelle semble reposer le roman, celle de l’existence des personnages et celle de la nécessité des enchaînements entre les actions et les événements. Ce qui disqualifie le roman est le choix de « l’illusion d’une détermination unique et imitatrice du réel », à laquelle on devrait juger préférable d’en substituer une autre, « celle du possible-à-chaque-instant, qui me semble plus véritable »8.
8 On pourrait résumer la situation en disant que le roman, dont l’ambition est de transformer le possible en un réel ou en tout cas de lui conférer une apparence de réalité qui le rend à peu près impossible à distinguer d’une réalité, ne peut exercer aucun attrait sur un lecteur dont la tendance spontanée est de chercher au contraire, dans tous les cas, à réduire le réel à un simple possible. Nous sommes ici évidemment à mille lieues d’Aristote, pour qui ce qui peut être ou arriver (le possible) et ce qui ne peut pas ne pas être ou arriver (le nécessaire) ne sauraient en aucun cas se réduire à une simple détermination qui a été ajoutée « arbitrairement » par l’intellect ou la volonté à la réalité. Il ne peut pas y avoir uniquement du possible-à-chaque-instant, il doit y avoir également du nécessaire- et de l’impossible-à-chaque-instant.
9 Ce serait à peine une exagération, parce qu’il reconnaît d’une certaine façon lui-même que c’est effectivement le cas, de dire que l’absence d’intérêt pour le roman, qui se manifeste chez Valéry, va de pair avec une absence d’intérêt pour la vie elle-même, ou en tout cas pour le point de vue humain sur la vie et la façon humaine dont la littérature s’efforce de la représenter et de la comprendre. Un des reproches principaux qu’il adresse au roman est justement que le genre de connaissance qu’il prétend nous procurer se situe beaucoup plus qu’il ne le faudrait, pour que cela ne le rende pas suspect et illusoire, dans la continuité de la connaissance ordinaire et de l’usage qu’elle fait de concepts fâcheusement anthropomorphiques, comme par exemple ceux de causalité et de nécessité. Ce que Valéry semble dire est que, si nous sommes contraints, pour des raisons pratiques, de nous comporter dans l’existence comme des narrateurs, parce que c’est la seule façon que nous avons trouvée de rendre intelligible et supportable ce qui arrive et en particulier ce qui nous arrive, on ne devrait pas se sentir obligé d’étendre ce point de vue au-delà des nécessités de la vie réelle.
10 C’est, on peut le remarquer, une attitude qui a un certain rapport avec la constatation que fait Musil, dans un passage fameux du chapitre 122 du Livre I de L’Homme sans qualités, à propos du problème qui se pose son héros, Ulrich:
11 L’« artifice éternel de l’art narratif » (der ewige Kunstbgriff derEpik), comme l’appelle Musil, ne réussirait pas si « ce “raccourcissement perspectiviste de l’intellect” qui a fait au plus haut point ses preuves » (diese bewährteste “perspektivistische Verkürzung des Verstandes”) auquel il procède ne faisait pas déjà partie de la vie elle-même :
12 Le cas de Valéry est, comme nous l’avons vu, nettement plus grave que celui d’Ulrich, qui a simplement perdu le sens de la narration primitive. Si l’on en croit ce que Valéry nous dit de lui-même, c’est plutôt une chose qu’il n’a jamais possédée. Et s’il résiste avec une énergie particulière à l’artifice sur lequel s’appuie le roman, c’est à cause du lien étroit que celui-ci conserve avec le point de vue pré-cognitif de la narration première. Cet aspect du problème n’a rien de secondaire. Il a même un lien tout à fait direct avec la question qui nous occupe, parce qu’il est probable que la connaissance romanesque, si l’on peut parler légitimement d’une chose de cette sorte, reste nécessairement beaucoup plus proche de la connaissance ordinaire, dont elle pourrait même en un certain sens constituer une partie, que d’une forme de connaissance savante de nature théorique et systématique. Mais on n’est évidemment pas obligé de considérer cela de la façon dont le fait Valéry, à savoir comme un argument contre elle.
13 D’une façon qui pourrait sembler à première vue incongrue, mais qui, à la réflexion, ne l’est pas forcément et même peut-être pas du tout, Tortonese considère Zola comme un des derniers représentants de la conception aristotélicienne. Il parle, à son propos, de « la dernière grande tentative de justifier la littérature par ses facultés mimétiques et son apport de connaissance »11. Zola n’est, bien entendu, pas le dernier écrivain à avoir attribué à la littérature une valeur de connaissance et affirmé qu’elle a un lien essentiel avec la recherche de la vérité. Mais il est peut-être, effectivement, le dernier d’entre eux à avoir proposé une justification en règle de l’ambition qu’a la littérature de constituer un mode de connaissance, au sens le plus rigoureux du terme. « Force est de constater, écrit Tortonese, que l’idée de “roman expérimental” s’inscrit de la manière la plus sûre dans la tradition aristotélicienne ; plus encore, qu’elle remonte à la source même, au noyau fondamental de la théorie d’Aristote. Se défendant de proposer une simple imitation du réel, Zola retrouve la démarche du philosophe qui rejette pour l’artiste le statut dépréciatif du μιμητής platonicien, et, avançant la relative autonomie de l’invention, lui attribue une valeur de connaissance »12.
14 On ne remarque pas suffisamment que Zola, dans un passage du Roman expérimental, fait preuve, en ce qui concerne les prétentions du roman à la vérité et à la connaissance, d’une modestie et d’une prudence qui ne concordent pas vraiment avec les idées qui ont cours la plupart du temps à son sujet. « Il ne s’agit pas, écrit-il, je le dis une fois encore, de créer de toutes pièces la science de l’homme, comme individu et comme membre social ; il s’agit de sortir peu à peu, et avec tous les tâtonnements nécessaires, de l’obscurité où nous sommes sur nous-mêmes, heureux lorsque, au milieu de tant d’erreurs, nous pouvons fixer une vérité. Nous expérimentons, cela veut dire que nous devons pendant longtemps encore employer le faux pour arriver au vrai »13. Zola a probablement tort de croire que, à partir d’un certain moment, les choses pourront commencer à se passer autrement, surtout si cela signifie que la science pourrait commencer à un moment donné à se passer d’hypothèses. Qui plus est, les fictions littéraires, qui ressemblent fortement à des faussetés acceptées consciemment, ne peuvent sûrement pas être identifiées purement et simplement à des hypothèses, puisque celles-ci sont adoptées au contraire avec l’espoir qu’elles sont vraies, mais avec la conscience qu’elles peuvent aussi très bien ne pas l’être. Zola a néanmoins incontestablement raison et il fait une constatation qui devrait presque aller de soi quand il observe que nous avons besoin de la fiction pour parvenir à la connaissance de la réalité, ou encore, pour dire les choses autrement, que nous avons besoin d’inventer pour pouvoir espérer découvrir. C’est après tout une chose dont la science elle-même donne justement le meilleur exemple qui soit. Pour connaître, nous devons expérimenter, et, pour expérimenter, nous devons adopter des hypothèses, auxquelles correspond, au moins en partie, dans le cas du roman, l’introduction de personnages fictifs placés dans des situations imaginaires, le bénéfice espéré étant, là aussi, si on adopte un point de vue comme celui de Zola, un accroissement de connaissance.
15 L’auteur du Roman expérimental pousse la comparaison entre la démarche du roman et celle de la science expérimentale, en particulier de la médecine expérimentale, suffisamment loin pour se sentir obligé de reconnaître, ce qui n’est pas courant, que les poètes, s’ils sont, comme les scientifiques, à la poursuite d’une vérité, sont aussi, comme eux, susceptibles de commettre des erreurs et ne peuvent espérer parvenir à la vérité qu’en passant par l’erreur. Et il ne se contente pas de chercher à faire ressembler le plus possible la démarche de la littérature à celle de la science, il est capable de considérer également la relation dans l’autre sens et de souligner que, de même que les poètes sont des savants d’une certaine sorte – des « savants de l’ordre moral » ou des « moralistes expérimentateurs » –, les savants peuvent aussi, à leur façon, être des poètes. « Notre querelle avec les idéalistes, écrit-il, est uniquement dans ce fait que nous partons de l’observation et de l’expérience. La science est donc, à vrai dire, de la poésie expliquée ; le savant est un poète qui remplace les hypothèses de l’imagination par l’étude exacte des choses et des êtres »14. Il est question ici, bien entendu, essentiellement du romancier savant, mais la remarque peut visiblement s’appliquer aussi, mutatis mutandis, au savant en général.
16 La condamnation de l’imagination que semble contenir la remarque pourrait donner l’impression de constituer un problème, et cela d’autant plus que Zola souligne expressément que la qualité maîtresse du romancier de notre temps n’est pas et ne peut plus être l’imagination, mais doit être plutôt le sens du réel. Il n’est pas difficile de comprendre cependant que ce qu’il préconise n’est sûrement pas la réduction au silence de l’imagination, mais plutôt l’usage de l’imagination combiné, comme cela se passe lorsque c’est de l’imagination scientifique qu’il s’agit, avec un sens au moins aussi aigu du réel et discipliné par lui.
17 C’est probablement cette insistance sur le rôle crucial que joue, aussi bien dans le cas de la science que dans celui de la littérature, l’imagination créatrice dans la poursuite de la vérité, qui constitue l’aspect le plus intéressant de la comparaison entre la démarche de la littérature et celle de la science. Car, comme cela a été souligné à maintes reprises, l’analogie ne tarde pas à se révéler trompeuse, notamment quand on essaie d’y voir plus clair sur ce que Zola entend au juste par les hypothèses du romancier, sur ce qui les rapproche et les distingue de celles du scientifique et sur la façon dont elles peuvent être testées, et pour finir vérifiées ou réfutées.
18 Mais ce n’est pas cet aspect du problème qui doit nous intéresser en premier lieu. Ce sont plutôt les deux suivants :
19 1) Zola est, comme le souligne Ernst Robert Curtius15. le premier romancier, au XIXe.siècle, à professer et à exprimer avec une telle force la croyance à la valeur de connaissance du roman et c’est un point que Paolo Tortonese a incontestablement raison de souligner.
20 2) Il appartient à la catégorie des auteurs pour qui il va à peu près de soi que la seule forme de connaissance réellement digne de ce nom ne peut être que la connaissance scientifique. Il n’est donc pas surprenant qu’il cherche à appuyer le roman sur la science et, de préférence, sur la forme la plus moderne de celle-ci. Mais le fait de renoncer, comme on l’a fait par la suite avec de bonnes raisons, à utiliser comme modèle la science n’oblige évidemment en aucune façon à abandonner l’idée que le roman peut bel et bien constituer un instrument de connaissance important et même probablement indispensable. Du point de vue épistémologique, la question qu’il faut se poser est la suivante : puisqu’il est entendu, pour la plupart des philosophes des sciences, que la science proprement dite n’a pu se constituer qu’au prix d’une rupture fondamentale avec la connaissance sensible, avec le sens commun, et avec l’image du monde ordinaire, peut-on attendre du roman qu’il effectue une opération du même genre avec l’espoir de réussir ainsi à devenir scientifique ? La réponse semble bien devoir être, de toute évidence, négative.
21 Pour reprendre la distinction que fait Wilfrid Sellars entre les deux images du monde que nous nous efforçons de faire coexister tant bien que mal dans notre vision des choses, l’« image scientifique » et l’« image manifeste », il est clair que ce que l’on peut raisonnablement demander au roman et à la littérature en général, en matière de connaissance, doit consister beaucoup plus dans un élargissement, un approfondissement et une correction de notre image du monde manifeste, en particulier de celle que nous nous faisons du monde moral et du monde humain en général, que dans une contribution spécifique apportée à la construction d’une image scientifique du même monde. C’est donc un point sur lequel Zola, comme beaucoup de modernes, commet, si l’on peut dire, l’erreur de se faire une idée de la connaissance qui aurait intérêt, justement, à être nettement plus aristotélicienne.
22 Zola avertit le romancier que désormais « il lui faudra voir, comprendre, inventer »16. Il ne dit pas, et il a raison de ne pas le faire, qu’il lui faudra inventer cela même qu’il doit s’efforcer de voir et de comprendre. Il est, bien sûr beaucoup moins convaincant, quand il soulève explicitement la question suivante : « Puisque la médecine, qui était un art, devient une science, pourquoi la littérature elle-même ne deviendrait-elle pas une science, grâce à la méthode expérimentale ? »17.
23 Il est vrai que Flaubert, fils d’un chirurgien réputé et impressionné, lui aussi, fortement par l’exemple de la science, insiste également sur le fait que le roman devrait s’efforcer de devenir scientifique. Mais devenir scientifique veut dire, en l’occurrence, essentiellement devenir exact, impersonnel et impartial. Et cela n’implique pas nécessairement que ce résultat ne puisse être obtenu que par une imitation des méthodes de la science. Dire que la littérature devrait se sentir obligée de respecter des exigences du même genre que celles de la science n’est pas du tout la même chose que dire qu’elle devrait appliquer à la recherche de la vérité des méthodes identiques aux siennes.
24 Il n’est pas nécessaire d’être un écrivain naturaliste pour être tenté par l’idée de considérer le romancier comme un savant d’une certaine sorte. A ceux qui sont enclins à trouver complètement dépassé le point de vue de Zola, on peut être tenté d’opposer l’exemple d’un écrivain comme Alfred Döblin, l’auteur de Berlin Alexanderplatz, qui n’hésite pas affirmer que : « Les écrivains et les poètes […] sont une espèce particulière de savants et c’est pourquoi ils se tiennent fermement sur la terre. Pour des raisons liées à leur science, ils ont davantage accès à la réalité et accès à davantage de réalité que beaucoup d’autres, qui ont pour seule et unique réalité leur petit peu de politique, d’affairisme et d’action »18. Dans cette façon de voir les choses, il n’est évidemment plus question de rendre l’œuvre littéraire capable de rivaliser en quelque sorte avec la science sur son terrain et en appliquant des procédés du même genre que les siens. Qualifier le romancier de savant d’une certaine sorte parce qu’il a un accès privilégié à une réalité qu’il est capable de regarder avec plus d’attention et de représenter de façon plus exacte que beaucoup d’autres n’oblige nullement à considérer que la seule façon sérieuse de traiter la réalité en question est celle qui consiste à adopter pour ce faire des règles et des procédés inspirés directement de ceux de la science.
25 Il y a, pour Aristote, un lien essentiel entre deux distinctions : celle du général et du particulier et celle de ce qui peut et de ce qui ne peut pas faire l’objet d’une connaissance, au sens propre du terme. Et c’est parce qu’elle doit être capable de produire une connaissance que la représentation poétique de la réalité doit posséder un caractère de généralité. Dans le cas qui nous intéresse, le général est constitué par ce qui pourrait avoir lieu, par opposition à ce qui a lieu effectivement, dont le statut est celui du particulier et dont Aristote dit qu’il n’est pas philosophique ou qu’il est en tout cas moins philosophique que le général. C’est là-dessus que repose la différence entre la littérature et l’histoire ou, en tout cas, entre la littérature et la chronique, dans la mesure où celle-ci se réduit à une connaissance purement factuelle du particulier réel. « […] La poésie, constate Aristote, est plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier »19. C’est cette différence, et non celle qui peut exister par ailleurs entre la réalité et la non-réalité des événements concernés, qui est, pour Aristote, décisive. Le poète peut, en effet, parfaitement composer un poème dans lequel sont racontés des événements réellement arrivés et rester, ce faisant, un poète, puisque, nous dit Aristote, « rien n’empêche que certains événements réels ne soient de ceux qui pourraient arriver dans l’ordre du vraisemblable et du possible, moyennant quoi il en est le poète »20. Wellek et Warren signalent qu’à l’époque où ils écrivent la tendance des théoriciens est plutôt de réserver à la science la connaissance de l’universel et de créditer la littérature de la capacité de contenir et de communiquer la connaissance de particuliers d’une certaine sorte. Ce n’était évidemment pas du tout le point de vue d’Aristote, pour qui la littérature, ou en tout cas ce que nous appellerions de ce nom, peut et même doit avoir un rapport essentiel avec l’universel et être elle-même philosophique.
26 Une fois admis que la littérature a une relation réelle avec la connaissance, il reste encore à déterminer de quelle façon le genre de connaissance que nous pouvons tirer, par exemple, d’un roman y est contenu exactement. Le problème qui se pose à ce propos, est, comme le remarque Gottfried Gabriel21. clairement illustré par la remarque bien connue de Tolstoï, dans une lettre de 1876, en réponse à une question du critique Nicolaï Nikolaïevitch Strakhov, qui voulait savoir s’il ne s’était pas trompé sur la « pensée principale » ou la « vérité principale » que le romancier avait cherché à exprimer dans Anna Karénine :
27 Tolstoï ne se contente pas d’affirmer cela. Il essaie, en outre, de donner une idée des raisons pour lesquelles le roman parvient, dans ce qu’il réussit à exprimer, à résoudre un problème qui ne pourrait pas l’être autrement :
28 En d’autres termes, en décrivant des personnages, des actions et des situations, on exprime indirectement quelque chose d’autre, qui ne peut pas être exprimé verbalement. Il faut donc distinguer, dans le roman, ce qui est exprimé par des mots et ce qui ne peut être signifié que d’une autre manière. Pour essayer de résoudre le paradoxe qui semble résulter de cela, on peut être tenté de recourir, comme le fait Gabriel, à une distinction du genre de celle qu’introduit Wittgenstein, dans le Tractatus logico-philosophicus, entre ce qui peut se dire et ce qui peut seulement se montrer et, en l’occurrence, se montrer dans quelque chose qui est dit. En d’autres termes, le roman nous dit, dans ce qu’il nous raconte et dans les propositions qu’il utilise pour ce faire, exactement ce qu’il cherchait à dire ; mais il nous montre en même temps autre chose qui y est contenu d’une façon différente et ne peut pas être exprimé réellement à l’aide de propositions. Ce qu’il nous dit est constitué par l’histoire qui est racontée, mais celle-ci contient en même temps autre chose qui est indiqué par un autre moyen. Selon cette conception, on peut dire de la littérature et de l’art en général qu’ils s’efforcent de nous montrer, à l’aide du langage dans le cas de la première, quelque chose qui n’y est pas dit et que celui qui parviendrait à redire aussi bien et même peut-être mieux ce qu’ils disent ne ferait toujours encore que réussir à montrer. Le point important, dans ce que dit Tolstoï, est évidemment qu’il n’a eu besoin de rien de plus et rien de moins que le roman dans sa totalité pour montrer quelque chose qui ne pouvait l’être que de cette façon.
29 Un aspect intéressant du problème réside dans la façon dont le choix de la forme littéraire, chez un philosophe, peut être lié à la volonté de montrer quelque chose que, pour une raison ou pour une autre, il ne dit pas. Je dis « pour une raison ou pour une autre », parce qu’il y a ici des différences importantes qui entrent en ligne de compte. Par exemple : « L’indicibilité est le motif directeur du choix que fait chacun des deux de la forme littéraire aussi bien pour Kierkegaard que pour Adorno. Chez Kierkegaard, c’est l’indicibilité de l’élément éthique (das Ethische), chez Adorno, l’indicibilité de l’intuition intellectuelle. Chez Kierkegaard, l’insistance est mise sur le Ne-pas-avoir-le droit-de-dire (Nicht-sagen- dürfen), chez Adorno, sur le Ne-pas-pouvoir-dire (Nicht-sagen- können) »24. Un peu plus loin, après avoir souligné que l’indicible, à défaut de pouvoir faire l’objet d’un dire, peut au moins être celui d’un vouloir-dire (Meinen) (on peut vouloir le dire – mais sans aller jusqu’à le faire effectivement – à travers ce qu’on dit), Gabriel observe que : « Kierkegaard voulait dire autre chose que ce qu’il a dit, Adorno voulait dire plus qu’il n’a dit et Wittgenstein voulait dire ce qu’il n’a pas dit »25. La remarque concernant Wittgenstein s’appuie sur un passage fameux d’une lettre à Ludwig von Ficker, datant probablement de la fin du mois d’octobre ou du début du mois de novembre 191926. dans lequel le philosophe dit que le Tractatus se compose de deux parties, une, qui est écrite, et une autre, la plus importante, la partie éthique, qui ne l’est pas. Mais il faut ici, évidemment, faire une différence entre ce qui réellement ne peut pas se dire et ce qui pourrait peut-être se dire, mais que l’on n’en a pas moins le sentiment de devoir s’interdire de dire. On peut donc se poser la question suivante : faut-il parler à propos de la littérature d’une connaissance qui est essentiellement implicite ou indirecte ou d’une connaissance qui a trait à quelque chose qui n’est tout simplement pas dicible, mais seulement montrable ?
30 Wittgenstein a toujours été particulièrement sensible au problème que je viens d’évoquer, aussi bien quand il s’agit des écrivains qu’il admire que quand il réfléchit à sa propre façon d’écrire. Tout comme Nietzsche, il a manifestement accordé une importance considérable à la forme dans laquelle ce qu’il cherchait à dire devait être exprimé et en même temps éprouvé une insatisfaction fréquente à propos du degré auquel il était parvenu à trouver effectivement la forme la plus appropriée. Déjà dans la préface du Tractatus, il avait écrit :
31 Dans ce passage, comme on le voit, Wittgenstein distingue clairement deux questions : celle de la vérité des pensées qu’il a exprimées et celle de savoir s’il les a ou non exprimées de la meilleure façon possible. Il donne sans hésiter une réponse positive à la première question, mais se dit en revanche conscient de l’impossibilité de répondre de la même façon à la deuxième. Et il ne manifeste aucune tendance à céder à la tentation, si fréquente chez les philosophes, en particulier chez ceux qu’on a pris l’habitude de désigner du nom de « philosophes- écrivains », de croire que la qualité de l’expression peut constituer une preuve suffisante de la vérité. La distinction entre les deux choses reste, me semble-t-il, cruciale, même quand il est question de la littérature elle- même, pour laquelle l’inséparabilité du contenu et de la forme semble encore plus évidente et peut encourager fortement à croire que, quand on a répondu à la première question, on a répondu du même coup à la deuxième ou, mieux encore, on peut se dispenser tout simplement de la prendre en considération. Il est par conséquent indispensable de reconnaître que, si, comme il y a tout lieu de le croire, le roman peut exprimer, ou en tout cas, contenir, lui aussi, des pensées, la question de la vérité de celles-ci doit être posée et ne peut être résolue que de la façon usuelle, autrement dit par la référence à une réalité d’une certaine sorte, et non pas simplement à la façon dont elles sont formulées ou, comme dirait Wittgenstein, dont le clou est frappé. Les pensées semblent devoir être vraies ou fausses d’une façon que leur mode d’expression n’est pas en mesure de décider et de garantir lui-même.
32 Si on applique au cas du roman la distinction entre ce qui peut se dire et ce qui peut seulement se montrer, cela n’implique en aucune manière, il faut le souligner avec insistance, que nous risquons d’avoir besoin d’un secours extérieur pour pénétrer réellement le sens, en tout cas le sens profond, de l’œuvre. Car ce qui se montre ne comporte pas nécessairement quoi que ce soit d’obscur ou de caché et peut même être tout à fait clair. Wittgenstein le dit avec force, dans une lettre de 1917, à propos d’un poème de Uhland, qui lui a été envoyé par Engelmann : « Si on ne s’efforce pas d’exprimer l’inexprimable, alors rien n’est perdu. Mais l’inexprimable est – de façon inexprimable – contenu dans l’exprimé »28. Comme on le voit, il ne dit pas, et pour cause, que l’inexprimable peut être exprimé dans ce qui l’est, mais seulement, en soulignant le mot, qu’il peut y être contenu. Ce qui est dit du poème peut et même doit, bien entendu, être appliqué aussi au roman. Il suffit en principe de savoir lire l’œuvre pour comprendre ce qu’elle dit et voir également ce que, ce faisant, elle montre.
33 Il faut cependant éviter ici de commettre une confusion entre deux choses bien différentes : la vérité de ce qui est dit réellement dans un roman et celle de ce qui n’y est pas dit directement et peut-être même pas dit tout. Il y a d’un côté, la vérité de ce qui est raconté, sur laquelle le romancier ne cherche plus depuis longtemps à faire illusion, et, de l’autre, la vérité que cherchent à nous communiquer les romanciers qui, comme Tolstoï et beaucoup d’autres, sont convaincus qu’il y en a bel et bien une et que la tâche principale du roman est de la rendre perceptible et même si possible évidente. Cette vérité-là n’a évidemment pas grand-chose à voir avec la vérité factuelle des énoncés contenus dans le roman. Elle s’apparente plutôt à des choses comme ce qu’on appelle, par exemple, la vérité de la guerre, que l’Iliade, selon Alain, nous révèle d’une façon qui est véritablement incomparable et probablement insurpassable, la vérité de l’amour ou celle de la passion en général, la vérité du désir, sur laquelle, si l’on en croit Girard, la philosophie dans son ensemble s’est méprise ou, si on considère les choses à la façon de Proust, la vérité de la vie elle-même. Et la question se pose bel et bien de savoir si cette vérité- là n’est pas quelque chose qu’un roman, pour dire les choses de façon wittgensteinienne, montre beaucoup plus qu’il ne le dit et ne pourrait le dire.
34 Deux des problèmes soulevés dans l’extrait du livre de Wellek et Warren que j’ai cité au début sont, semble-t-il, à nouveau à l’ordre du jour. Le premier est celui de la pérennité de la littérature, que ses défenseurs réaffirment régulièrement et en ce moment plus que jamais, contre tout ce qui, dans l’évolution du monde contemporain, peut donner l’impression de menacer de plus en plus de la réduire à une simple survivance. Le deuxième est celui de savoir si la bonne façon de défendre la valeur irremplaçable qui doit être reconnue à la littérature est ou non celle qui consiste à parler de vérités d’une certaine sorte que la littérature est la seule à être en mesure d’exprimer et de transmettre.
35 Sur le premier point, on peut constater, en regardant le texte de la Leçon inaugurale donnée par Antoine Compagnon au Collège de France, sous le titre La littérature pour quoifaire ?, que la complainte plus ou moins rituelle suscitée, chez les défenseurs de la littérature, par la situation préoccupante de celle-ci et la menace de déclin et de disparition pure et simple à laquelle elle est censée être exposée n’a guère changé depuis l’époque de la parution du livre de Wellek et Warren. Sur le deuxième point, la situation n’a pas non plus beaucoup évolué. Les littéraires ont tendance à imputer aux scientifiques la conviction à peu près unanime que la science dispose d’une sorte de monopole en matière de recherche de la vérité et que la « vérité » sur une question quelconque, par exemple sur une question psychologique ou sociale, mais même peut- être sur une question morale, est constituée par ce que la science concernée est en mesure de dire sur elle. Justifiée ou non, l’idée que le monde littéraire se fait généralement des prétentions de la science et de l’état d’esprit qui règne dans le monde scientifique est évidemment une des raisons essentielles des questions qu’il se pose et de l’anxiété qu’il ressent à propos de l’avenir de la littérature. Dans une époque qui est, ou en tout cas, est supposée être dominée au point ou l’est la nôtre par la science, quelles peuvent être exactement les chances de survie de la littérature et également celles des disciplines littéraires en général, y compris, bien entendu, celles de la philosophie, si elle doit être considérée essentiellement comme une discipline littéraire, dont la valeur permanente, si elle en a une, est bien plus proche de celle de la littérature que de celle de la science ?
36 Certaines des réponses apportées aujourd’hui à la question de savoir sur quoi repose exactement la valeur de la littérature par ceux qui estiment que la valeur en question ne peut être reconnue qu’à la condition d’accepter de considérer la littérature comme un mode de connaissance me semblent constituer le prototype de ce que j’appellerais la « réponse paresseuse ». C’est le cas en particulier de celle que Compagnon donne dans sa leçon inaugurale. La littérature, nous dit-il, nous procure une connaissance différente de la connaissance savante. « Elle pense, mais non pas comme la science ou la philosophie. Sa pensée est heuristique (elle ne cesse jamais de chercher), non algorithmique : elle procède à tâtons, sans calcul, par l’intuition, avec flair »29. Je doute fortement que ce genre de considérations soit adéquat pour faire une distinction suffisamment éclairante entre la connaissance littéraire et la connaissance scientifique. La pensée de la science est, elle aussi, heuristique et en un certain sens ne cesse jamais non plus de chercher, elle est loin d’être toujours algorithmique et elle fait, à côté du calcul, un usage qui n’est pas moins essentiel de l’intuition et du flair.
37 Il est néanmoins significatif que nous soyons sortis apparemment d’une phase dans laquelle l’idée de concevoir la tâche de la littérature comme consistant dans la représentation d’une réalité qui n’a pas été crée par elle était perçue comme presque aussi suspecte que celle de la soumettre à l’obligation de respecter des normes morales ou sociales venues d’ailleurs. La première idée semblait à peu près aussi menaçante pour ce que l’on peut appeler l’autonomie et la souveraineté de la littérature que la deuxième. Paolo Tortonese termine le livre dont je vous ai parlé en constatant que :
38 Ce que j’ai dit il y a un instant à propos de la nécessité de distinguer la question de la vérité, qui semble se poser à nouveau, et, par voie de conséquence, celle de la valeur de connaissance, de celle de la valeur esthétique, considérée comme consistant essentiellement dans la qualité de l’expression, nous ramène, de façon presque directe, au problème que soulevait Maupassant, dans son article sur « L’évolution du roman au XIXe.siècle » (Revuede l’Exposition universelle, octobre 1889). Il y notait que, quand, après l’intermède de la Révolution et de L’Empire, la littérature, qui était morte, recommença à exister, elle produisit deux romanciers « de qui, dit-il, date la réelle évolution de l’aventure imaginée à l’aventure observée, ou mieux à l’aventure racontée, comme si elle appartenait à la vie »31. Les deux romanciers en question sont Stendhal, que Maupassant considère comme un précurseur, et Balzac, « aussi énorme, dit-il, que Rabelais, ce père de la littérature française ».
39 Balzac a, si l’on en croit Maupassant, réussi le tour de force qui consistait à construire la représentation d’une humanité hautement vraisemblable, comme on est en droit de l’exiger d’un roman, et à ajouter à cela une chose qui paraissait à première vue impensable, à savoir la transformation de ce vraisemblable en un vrai. Mais, après lui, qui écrivait mal, on prit prétexte de cela pour ne plus écrire du tout et, chez des réalistes comme Champfleury, « on érigea en règle la copie précise de la vie »32. Avant Flaubert, constate Maupassant, « tous les écrivains qui avaient eu le souci de donner en leurs livres la sensation de la vérité, semblent s’être peu préoccupés de ce qu’on appelait l’art d’écrire ». C’est seulement avec Flaubert, et plus précisément avec Madame Bovary, que s’est effectué ce qu’il appelle « l’accouplement du style et de l’observation modernes »33.
40 Ces remarques sont importantes pour nous, parce qu’il semble que ce que Maupassant appelle « le souci de donner la sensation de la vérité » et la préoccupation pour le style soient des choses qui ne vont pas forcément ensemble et qui peuvent même, dans la pratique des romanciers, se révéler à certains moments plus ou moins incompatibles. Si Paolo Tortonese a raison, on pourrait être tenté de dire, en parlant cette fois non plus de la pratique des romanciers, mais de celle de la critique et de la théorie littéraires, que, pendant la période à laquelle il fait allusion, la préoccupation à peu près exclusive pour l’écriture, considérée de façon intransitive, semble avoir rendu presque impossible une réflexion sérieuse sur un autre élément, qui, chez les grands romanciers, à commencer, bien entendu, par Flaubert lui-même, restait pourtant au moins aussi essentiel, à savoir le souci de la vraisemblance, comprise cette fois au sens de l’apparence de vérité rendue suffisamment forte pour devenir d’une certaine façon impossible à distinguer de la vérité elle-même.
41 Quand l’intérêt pour la dimension qui correspond à la volonté de donner l’impression de la vérité et qui a été ignorée pendant un temps commence, comme cela semble être le cas en ce moment, à se réveiller, les choses ne deviennent pas pour autant plus simples. Maupassant, quand il parle de l’accouplement que Flaubert est, selon lui, le premier à réussir, considère manifestement les deux éléments du couple comme étant réellement différents et comme pouvant exister indépendamment l’un de l’autre. Mais on trouve chez Flaubert des remarques qui indiquent clairement qu’il a tendance à considérer ces deux choses comme n’en faisant en réalité probablement qu’une seule, ce qui s’explique assez facilement si l’on tient compte du fait que, pour lui, nous avons une idée nettement plus claire de ce qui constitue la perfection formelle et des critères plus fiables pour l’utilisation de cette notion que pour la vérité de ce qui est exprimé. Si nous disposions pour reconnaître la vérité elle- même d’un test comparable à l’expérience, à ses yeux, à peu près infaillible, de ce qu’il appelle le « gueuloir », la situation serait évidemment beaucoup plus confortable.
42 Auerbach n’a donc pas tort de remarquer, à propos de Flaubert, dans Mimésis :
43 On peut comprendre assurément que la perfection formelle, puisqu’elle réussit à rendre manifeste la vérité entière, dispense, du même coup, l’auteur de l’obligation et même de la tentation d’ajouter au texte des commentaires exprimant ses propres opinions et jugements. Mais, est- on tenté de demander, que peut bien signifier au juste « exprimer purement et totalement un événement » ? La seule chose qui semble à peu près claire est que, si on a exprimé purement et totalement un événement, on a du même coup exprimé sa vérité. Mais le moins que l’on puisse dire est que l’idée d’une vérité de l’événement pour laquelle il s’agit de trouver l’expression qui convient n’est pas non plus très claire. Et, pour ce qui est de l’idée de vérité en général, on peut constater que Flaubert ne se fait pas beaucoup d’illusions sur le degré auquel la prétention de connaître et de formuler la vérité mérite réellement d’être prise au sérieux. Son scepticisme résulte clairement de déclarations qui sont suffisamment connues pour que je n’aie pas besoin de les citer à nouveau Pour Alain, dont l’attitude à l’égard de Flaubert constitue, chez un lecteur de romans aussi passionné et aussi averti qu’il l’était, une des choses les plus difficiles à comprendre que l’on puisse imaginer, l’accouplement dont parle Maupassant est justement ce que Flaubert n’est malheureusement pas du tout parvenu à réaliser. Le problème qu’Alain a avec Flaubert, en tout cas avec les livres à l’égard desquels il manifeste le plus ouvertement son manque d’enthousiasme, semble être essentiellement la pauvreté de l’émotion combinée avec l’excellence, recherchée comme l’exigence suprême, de l’exécution, qui finit par rendre beaucoup plus visible qu’elle ne devrait l’être et pour finir seule visible la perfection formelle. L’expression, pourrait-on dire, est au rendez-vous, mais la sensation, qui aurait dû simultanément l’imposer et réussir à la faire oublier, manque fâcheusement. Ce qui manque aussi, bien entendu, en fait de sensation, est la sensation de la vérité, qui, si l’émotion était là, ne manquerait probablement d’être également présente. Alain considère ce défaut comme particulièrement sensible dans Bouvard et Pécuchet35.
44 Virginia Woolf, en prenant l’exemple, il est vrai, à première vue plus favorable, de Un cœur simple, aboutit à une conclusion à peu près diamétralement opposée. Le passage se trouve dans une discussion du livre de Percy Lubbock, The Craft of Fiction (L’art de la fiction) :
45 Si l’on en croit Alain, il y a une « vérité de la vie agricole et provinciale », que Flaubert n’a pas été en mesure de reconnaître. C’est effectivement à une certaine espèce de vie et souvent aussi à la vie en général (avec ou sans majuscule) que les critiques et les auteurs eux- mêmes se réfèrent le plus souvent quand il s’agit de juger de la vérité des romans. Cela pose immédiatement le genre de problème qu’évoque Virginia Woolf quand elle discute le jugement dépréciatif formulé par le romancier et essayiste E. M. Forster sur des romanciers comme Meredith, Hardy et James :
46 Même quand c’est Proust qui parle, sans autre précision, de choses comme « la vie » et « la vérité de la vie », il est difficile de ne pas éprouver une certaine insatisfaction, susceptible de se traduire dans ce que Virginia Woolf appelle la question de l’élève obstiné (il va sans dire que j’ai le sentiment d’être, sur ce point, un exemple assez typique d’élève obstiné) :
47 Ce que cela signifie, si on parle à présent non plus seulement de plaisir ressenti, mais également de connaissance, pourrait bien être qu’avant même de parler de choses comme la connaissance que le romancier peut avoir (ou ne pas avoir) de la vie et de sa vérité, et qu’il cherche à nous transmettre, il faudrait sans doute commencer par se demander de quoi au juste il est question, en l’occurrence, d’acquérir, grâce au roman, la connaissance ou en tout cas une meilleure connaissance et ne pas supposer que la réponse est déjà connue, au moins implicitement, de tout le monde. Virginia Woolf, qui sait de quoi elle parle, a sans doute raison de constater que, sur les questions de cette sorte, le romancier ne peut en fin de compte que faire confiance à son instinct. Et on pourrait ajouter que nous avons également de bonnes raisons de faire confiance à l’instinct des romanciers, dont l’exercice a produit des résultats qui sont pour le moins assez probants. Mais si on parle, comme elle le fait à juste titre, des grandes œuvres comme combinant la vision et l’expression, il est difficile de ne pas se poser malgré tout quelques questions à propos de la vision, de la façon dont elle est acquise et de celle dont elle opère.
48 Gottfried Gabriel faisait déjà un effort nettement plus sérieux que Compagnon quand il argumentait en faveur de la nécessité de souscrire à ce qu’il appelle le « pluralisme complémentaire des formes de connaissance »40.en procédant à une extension appropriée du concept de connaissance. Deux options différentes s’offrent ici, semble-t-il, au théoricien. La première est celle qui consiste à introduire un concept de vérité non propositionnel, complètement différent de celui auquel on a affaire dans la science et que les scientifiques ont une tendance que l’on peut juger contestable à considérer comme le seul qui soit légitime et utilisable. La deuxième, qui est celle pour laquelle Gabriel manifeste sa préférence, « consiste à reconnaître le concept de vérité propositionnel comme le seul concept de vérité, mais à étendre le concept de connaissance au-delà du concept de vérité. Cela signifie alors regarder non pas vers des vérités non propositionnelles, mais vers la possibilité de connaissances non propositionnelles »41.
49 Dans le cas de la littérature, ces connaissances non propositionnelles semblent avoir un lien direct avec la perception de ce que les œuvres réussies parviennent à montrer – par l’intermédiaire de la fiction, si c’est du roman que l’on parle – à travers ce qu’elles disent. Dans le cas de la philosophie, la situation est à la fois ressemblante et nettement différente. « En tant que discipline argumentative, la philosophie, écrit Gabriel tout à la fin de son livre, est assurément du côté des sciences ; mais la nature de ses intuitions [Einsichten], qui est de porter non pas sur des faits dans le monde, mais sur des modes de vision [Sichtweisen] du monde la rapproche plus de la poésie [Dichtung] que beaucoup peut-être ne voudraient l’admettre. Après tout ce qui a été dit sur la valeur de connaissance de la poésie, on ne devrait pourtant voir là aucun défaut, bien au contraire. Si on a dévalorisé la philosophie, en tout cas la métaphysique, comme “poésie conceptuelle” [Begriffsdichtung], il me semble que l’on peut également tout à fait procurer à cette expression un sens positif. Elle marque en effet exactement la position de la philosophie entre science et poésie, caractérisable comme une forme non fictionnelle, argumentative du montrer [des Zeigens] »42. Je passe sur les objections que l’on pourrait trouver à formuler contre cette façon de concevoir les relations qui existent entre la science, la littérature et la philosophie; et j’en arrive directement à quelques remarques finales concernant la façon dont on peut essayer le caractériser le genre de connaissance qui appartient à l’écrivain.
50 Quand j’ai parlé de réponse paresseuse à notre question, j’entendais par là le genre de réponse qui n’entre évidemment pas dans le genre de complications auxquelles je viens de faire allusion et se borne essentiellement à parler, à propos de la littérature, d’une forme de connaissance autre que celle de la science, souvent présentée également comme étant avec elle dans un rapport de rivalité et de conflit, plutôt que de complémentarité, et qui n’est caractérisée que dans des termes qui restent remarquablement imprécis et évasifs. Bruno Latour, dans un entretien donné récemment au NouvelObservateur, soulève la question suivante :
51 Je ne suis pas sûr, cependant, que l’on puisse trouver aussi facilement et en aussi grand nombre, même chez les scientifiques, des gens qui sont réellement convaincus que la science soit la seule valeur à défendre. Et, d’autre part, comme le montre l’exemple de Gabriel, que j’ai cité – mais on pourrait en utiliser un bon nombre d’autres – le point de vue défendu par Latour ne possède sûrement pas la nouveauté qu’il lui attribue (il me semble même, pour tout dire, appartenir à une tradition déjà assez ancienne). Une autre chose qui mérite d’être soulignée est qu’il ne suffit sûrement pas d’appeler au respect des formes de connaissance autres que celle de la science. Il faut aussi donner au moins une idée de la façon dont on doit s’y prendre pour distinguer entre connaissance réelle et pseudo-connaissance. Autrement dit, on ne peut pas défendre un point de vue comme celui dont il est question ici sans donner en même temps un commencement de réponse à la question de savoir dans quelles directions, de quelles façons et jusqu’à quelles limites nous devons être disposés à étendre le concept de connaissance. On est donc, semble-t-il, bel et bien obligé, de faire ce que Latour semble, pour sa part, vouloir éviter à tout prix de faire, autrement dit, de se doter au moins de ce qu’on pourrait appeler une forme minimale d’épistémologie critique.
52 C’est la raison pour laquelle il m’a toujours semblé regrettable que l’on parle si volontiers et avec autant d’assurance de connaissance littéraire et que l’on manifeste si peu d’empressement à essayer de rendre au moins un peu plus clair le concept de connaissance qu’on utilise en l’occurrence. Il est vrai que c’est une tâche difficile et que l’on peut légitimement hésiter sur la réponse à donner à la question de savoir s’il y a ou non réellement une connaissance de cette sorte. Si, comme le dit Musil, le domaine de la littérature est le domaine non ratioïde, autrement dit, celui des exceptions sans loi, on comprend aisément pourquoi le modèle de la science, dont le domaine semble être, au contraire, celui des lois sans exception, ne peut pas nous être d’un grand secours. Mais nous ne sommes pas contraints pour autant de renoncer à parler de connaissance et pas non plus obligés de nous contenter de l’idée d’une connaissance qui n’est pas de l’ordre de la connaissance rationnelle et conserve quelque chose d’irréductiblement mystérieux.
53 Musil nous donne, me semble-t-il, une idée très claire de l’origine de la difficulté à laquelle nous sommes confrontés, quand nous cherchons à comprendre la nature des obstacles auxquelsse heurte ici l’effort de connaissance, et de la direction dans laquelle nous pourrions essayer de chercher la solution :
54 Nous voyons apparaître ici une fois encore l’idée de l’infini : en l’occurrence, celle de la diversité et de la complexité infinies aussi bien des faits que des motifs, qui fait naître aisément la tentation de considérer qu’ou bien il n’y a pas réellement de place dans ce domaine pour la connaissance ou bien, s’il y en une, la connaissance dont il s’agit doit nécessairement comporter quelque chose de plus ou moins mystique. Aucune de ces deux options possibles ne me semble satisfaisante et aucune des deux non plus, heureusement, ne me semble s’imposer.
55 Musil, quand il a publié, en 1918, son essai sur la connaissance de l’écrivain (Skizze der Erkenntnis des Dichters) cherchait, comme il l’a dit, à esquisser une réponse à la question de la perte de prestige social de la littérature et de ses représentants ; et, comme il l’explique lui-même au début du texte, le moyen qu’il a choisi pour le faire a été celui qui consistait à s’interroger sur le genre de connaissance dont peut être crédité l’écrivain :
56 Je ne sais pas si la perte de prestige de la littérature et de l’écrivain, dont il est souvent question depuis quelque temps, a atteint aujourd’hui à nouveau un degré suffisant pour justifier un diagnostic aussi radical que celui de Musil. Et j’ai tendance à penser que la situation de l’écrivain reste, malgré tout, relativement enviable par rapport à celle de l’intellect professoral, dont le moins que l’on puisse dire est que la cote n’est réellement pas fameuse. Mais ce n’est pas sur cette question que portaient les remarques que je me suis risqué à faire. Ce que j’ai voulu dire est essentiellement que, si la littérature est réellement aux prises avec un problème comme celui dont elle se plaint, une façon intéressante de contribuer à sa solution pourrait bien être de s’interroger à nouveau, comme Musil avait commencé à le faire dans son esquisse, sur la nature du domaine où s’exerce de façon spécifique la connaissance de l’écrivain et sur ce qui fait la particularité de sa façon de le connaître. Musil entendait procéder à un essai d’analyse relevant de la théorie de la connaissance ou de l’épistémologie (eine erkenntnis-theoretische Prüfung). Il est tout à fait possible que ce soit aussi une des choses les plus utiles que nous pourrions faire pour la défense d’une cause, celle de la littérature, dont je suppose qu’elle nous tient à tous pareillement à cœur.