1 Nul n’est besoin d’insister que la guerre de course et les corsaires n’ont pas marqué l’historiographie militaire de la Nouvelle-France, du moins, pas au même titre que les troupes régulières de la marine, la milice2 et les alliances amérindiennes. Une possible explication à cet oubli réside dans le fait que la course se concentrait très majoritairement dans les colonies de l’actuel Canada atlantique soit Port-Royal et Rivière-Saint-Jean en Acadie, Plaisance à Terre-Neuve et finalement Louisbourg sur l’île Royale. Les chiffres parlent d’eux-mêmes puisqu’au final, sur un total de 332 prises déclarées en Nouvelle-France entre 1689 et 1759, 89% le sont dans les postes mentionnés plus haut3. Signalons toutefois que même à Terre-Neuve, les engagements terrestres ont peut-être suscité davantage d’intérêt entre autres en raison des incursions D’Iberville de d’Iberville sur la côte anglaise en 1696-97.
2 Ce texte s’inscrit dans un nouveau chantier de recherche portant sur la course et les corsaires œuvrant à partir des postes français de Port-Royal / Rivière-Saint-Jean, Plaisance et Louisbourg durant les quatre conflits coloniaux que furent la Guerre de la ligue d’Augsbourg (1688-1697) et celles de la Succession d’Espagne (1702-1713), de la Succession d’Autriche (1744-48) et de Sept-Ans (1755-63). Alors que nous avons déjà publié un article sur la course à Plaisance durant la Guerre de Succession d’Espagne4, les activités ayant cours dans cette colonie durant la Guerre de la ligue d’Augsbourg sont moins connues. Jusqu’ici, ce sont peut-être les articles de James Pritchard et de Frederick J. Thorpe qui permettent de mieux saisir le contexte dans lequel se déroule la course française à Terre-Neuve durant les années 16905.
3 Ainsi, souhaitant aller au-delà des événements et des acteurs, ce texte tente de mieux mesurer l’ampleur des activités de course française à Terre-Neuve durant la Guerre de la ligue d’Augsbourg. Cette recherche est divisée en six sections, quoique l’essentiel de notre thèse s’articule dans les trois dernières. En effet, nous nous intéressons surtout à faire ressortir les tensions existantes entre les corsaires basques et français et les autorités de Plaisance. Notre hypothèse de départ repose sur l’argument voulant que la volonté des États d’encadrer la course à partir des XVIe et XVIIe siècles s’avère être un échec, du moins en partie. Il apparaît que les règles sont souvent mal comprises et que leur application est parfois matière à la négligence et même carrément ignorée par les armateurs et capitaines corsaires. C’est ainsi que tout au long de ce texte, apparaissent souvent des situations illustrant bien cette ambiance de vives tensions entre corsaires et administrateurs royaux à Plaisance.
4 Mais pour encore mieux saisir la teneur des tensions à l’étude dans ce texte, il est essentiel de les inscrire dans leur contexte historique. En effet, il existe un certain nombre de sources de tensions qui marquent les relations entre métropolitains et administrateurs coloniaux depuis les débuts des années 1670 à Plaisance. D’abord, la question du convoyage par escorte à partir de la guerre contre la Hollande demeure d’actualité jusqu’à la perte de la colonie en 1713. Par exemple, durant les années 1690, même si des vaisseaux marchands acceptent théoriquement de retourner en France en convoi, plusieurs défient constamment les directives des commissaires des ports de France et des administrateurs coloniaux de Plaisance. On peut donc émettre des doutes lorsqu’en août 1697, le commandant Joseph de Monic prétend avoir convaincu 48 vaisseaux marchands de partir ensemble vers la France au terme de la saison de pêche6. Les autorités coloniales se plaignent également du manque de coopération manifesté par les métropolitains lorsque vient le temps de respecter les termes des contrats d’approvisionnement de la colonie. Ces autorités dénoncent l’insuffisance des marchandises, leur qualité douteuse ou encore les prix jugés excessifs demandés aux habitants et à la garnison pour se les procurer. Les mêmes métropolitains font également l’objet de plaintes contre les conditions imposées aux habitants pour assurer le transport des pêcheurs-engagés. Une autre source de litige est la problématique du partage des graves, alors que les métropolitains ont tendance à défier les prérogatives royales en tentant de s’approprier des meilleures espaces de séchage / salage pour la morue.
5 À titre de sources primaires, nous privilégions l’usage de données provenant surtout des documents générés par le Conseil des Prises, rassemblés dans la sous-série G5. Selon la description qu’en fait Bibliothèque et Archives Canada, il s’agit en réalité « de papiers conservés jusqu’à la Révolution par le dernier amiral de France ». Le Conseil des Prises était présidé par l’amiral de France, qui conseillait le roi dans « la préparation des ordonnances sur la course » et surtout pour « juger les prises maritimes »7. Il s’entend que d’autres fonds d’archives ont été consultés, notamment les fonds des études notariales de la Charente-Maritime et la correspondance générale.
6 Selon K.G. Davies, les conflits franco-britanniques d’Amérique du Nord au tournant du XVIIIe siècle sont souvent teintés d’intérêts locaux. Quoique reliées aux affrontements européens après 1689, les guerres coloniales sont empreintes de leur propre texture et se déroulent en bonne partie sur les frontières et sur mer. Certains intervenants ont des intérêts personnels à promouvoir et lorsqu’ils coïncident avec des objectifs impériaux, il y a alors une opportunité d’obtenir de l’aide métropolitaine8. Compte tenu de la faiblesse de la population locale, les gouverneurs utilisaient les corsaires métropolitains pour mener leurs opérations militaires. C’est encore plus vrai pour Plaisance, qui constitue une « escale obligée des corsaires métropolitains opérant sur les bancs ». Ils ramènent souvent leurs prises à Plaisance, avant de les amariner9 dans leurs ports d’attache en France. Anne-Claire Faucquez estime également que les administrateurs coloniaux ont de tout temps tenté de maintenir l’activité corsaire, qu’ils « perçoivent à titre d’élément essentiel du commerce colonial et de moyen de défense »10. Les armateurs et capitaines corsaires français connaissent bien l’importance de Plaisance à titre de port d’attache à la fois pour la pêche sédentaire au poisson sec et au vert sur les bancs. Ils ont donc intérêt à s’impliquer dans la course puisque cette activité s’inscrit dans la gamme de leurs activités comprenant le commerce, les contrats d’approvisionnement et la pêche.
7 Un survol des épisodes guerriers marquant l’Acadie avant la Guerre de la ligue d’Augsbourg, porte à croire que les principes de la course s’y appliquent déjà. D’abord, à l’été 1613, l’amiral de la nouvelle colonie de Virginie, Samuel Argall, met à sac les établissements français de Saint-Sauveur et de Port-Royal. Il est dès lors muni d’une commission du roi d’Angleterre, lui permettant de déloger les Français poursuivant leurs activités sur les territoires concédés à la Compagnie de Virginie. C’est peut-être là que débute la guerre de course en Acadie, engageant les Anglais et les Français dans une longue lutte qui ne prend fin que lors de la bataille de la Restigouche en 176011. N’est-ce pas la même situation pour les frères Kirke, qui obtiennent des lettres de marque des représentants de Charles Ier en décembre 1627? On présume que cela les autorise à capturer des « French Prizes in the Atlantic during the Anglo-French War »12. Les Kirke s’emparent effectivement de navires et font des prisonniers entre le cap Tourmentin et Tadoussac dans le fleuve Saint-Laurent. Certaines de ces prises sont convoyées en Angleterre pour être vendues. Elles sont légales en ce sens qu’elles surviennent durant une guerre déclarée publiquement, et sous l’autorité d’une commission royale écrite13.
8 Selon Rommelse, au milieu du XVIIe siècle la course est aussi utilisée comme un outil de diplomatie internationale. Il prend à témoin les activités corsaires conjointes de la France et de l’Angleterre contre la Hollande entre 1655 et 1665. On peut aussi mentionner que Robert Sedgwick détient une commission lorsqu’il s’empare de l’Acadie en 165414. En 1674, le capitaine Jurrien Aernoutz commande un corsaire hollandais15, Het Vliegende Paard (le Cheval volant), et détient une commission lorsqu’il attaque Pentagouët en avril avec 110 hommes et 8 canons. Il s’attaque aussi à Machias, à Saint-Jean et à Jemseg pour ensuite vendre son butin à Boston16. Ainsi, avant 1688, les épisodes violents17 survenant à Terre-Neuve ou entre l’Acadie et la Nouvelle-Angleterre découlent davantage de la lutte pour le contrôle des pêches que pour des enjeux proprement impériaux18.
9 En 1684 et 1685, Louis XIV est informé sur des actes de « piraterie », des rivalités entre compagnies, des empiètements territoriaux et des entraves au commerce susceptibles de dégénérer en guerre ouverte. Ces rumeurs proviennent des quatre coins de l’Amérique française atlantique soit de Saint-Christophe à l’Acadie et du Canada19. C’est donc à la demande du roi Soleil que débutent des discussions menant à un Traité de neutralité en 1686-87. L’objectif du traité est que les colonies d’Amérique ne soient pas affectées par les événements géopolitiques européens. Par le fait même, les gouverneurs coloniaux se voient investis de pouvoirs sur les enjeux coloniaux et intercoloniaux, sans dépendre des métropoles20. En relation avec ce traité, David Chaunu démontre qu’il semble difficile pour les pays d’Europe de faire « appliquer les articles » de cette entente touchant les « territoires ultramarins » d’Amérique21.
10 Les articles 12 à 15 du traité abordent justement les questions de la course et de la piraterie22, entre autres de « commissioning of privateers ». On pense ainsi à la portée de la lettre de marque ou la licence permettant de piller les navires ennemis et les ports. Ces lettres s’obtiennent directement des monarques ou de leurs représentants. Les profits des pillages sont partagés avec l’autorité royale23. Selon cet auteur, ce serait surtout après la guerre franco-hollandaise (après 1678) que débuterait un âge d’or de la course. Armand Robichaud est du même avis, en appliquant cette notion d’âge d’or de la course en Acadie pour la période 1692 à 1713. Quelques noms devenus célèbres y sont associés soit Pierre Maisonnat dit Baptiste, les frères Guyon, Lamothe Cadillac, d’Iberville, Rodrigue, les frères Denys, Saint-Castin fils et Morpain24.
11 De 1665 à 1667, l’Angleterre est en guerre contre la France et les Provinces-Unies. Les corsaires britanniques infligent alors des pertes significatives aux terre-neuvas « Honfleurais », et les départs pour Terre-Neuve sont pratiquement stoppés en 166625. Mais cela n’implique pas pour autant que les matelots deviennent inactifs. Ainsi, Brian Mabee estime que durant l’Ancien régime, les matelots s’avèrent être des travailleurs mobiles, s’adaptant aux impondérables géopolitiques et économiques. Ils peuvent tout aussi bien être pirates avant de servir sur un navire marchand, sur un navire corsaire ou dans la Royale. C’est ainsi que lorsque le trafic maritime ralentit en cas de conflit, pour éviter le chômage, nombre de matelots transitent vers l’enrôlement corsaire26.
12 De 1661 à 1671, la marine royale française est en expansion et le nombre d’unités passe de 31 à 123. Selon Olivier Chaline, autant en Angleterre qu’en France, la stratégie consiste alors à dominer les mers par le biais de la simple « supériorité numérique »27. Cet auteur estime qu’à compter de 1674, la marine royale fait face à la menace hollandaise en se limitant à la « protection des côtes » et qu’une bonne partie des manœuvres de guerre sur mer est assumée par les corsaires28. Ce serait donc à ce moment-là et non à partir de 1692 que la couronne a recours aux corsaires. Ainsi, durant la Guerre de la ligue d’Augsbourg, l’activité corsaire n’est pas une nouveauté29. Chaline remet également en question la prétendue « opposition » entre « guerre d’escadre et guerre de course ». Même si cette dernière est nettement favorisée à compter de 1688, les deux « s’articulent dans une même volonté ministérielle de guerre au commerce »30. Pourtant, Lucas Bosseboeuf, lui, nous ramène à la bataille de la Hougue de 1692. Il estime que cet événement « montre les limites de la guerre d’escadre, coûteuse et risquée pour l’État »31. Mais en encourageant des armateurs à investir dans la course, l’État réduit ses coûts, gêne le commerce ennemi et la course devient une alternative viable pour les armateurs.
13 Dans ses recherches, à l’instar de nombreux autres historiens, Chaline capture en un seul paragraphe quelques éléments essentiels de la philosophie royale envers la course. Ainsi, le « pouvoir royal participe à des armements mixtes, prête des vaisseaux », souhaitant infliger une « ruine financière à l’ennemi »32. Quoique Dunkerque ait eu tendance à se hisser au sommet des ports corsaires durant la période à l’étude, Michel Dumont cherche à mieux comprendre « l’activité corsaire du port de Granville ». Les questions auxquelles il s’adresse peuvent certes guider notre enquête sur Plaisance ; « qu’est-ce qu’un corsaire, son identité, les caractéristiques de la course, les acteurs que sont les corsaires, les armateurs, les capitaines et les équipages »33. Plus près de nous, durant les années 1990, Gilles Piédalue résume certaines caractéristiques de la course telle qu’elle se pratique en Nouvelle-France, incluant l’Acadie et Terre-Neuve, et qui sont fort semblables à celles évoquées dans l’historiographie française34. Ces travaux sont importants puisque certains corsaires basés à Québec font néanmoins des incursions en Acadie et sur la côte de Terre-Neuve. Camirand, lui, rappelle les types d’embarcations utilisées pour la course en Nouvelle-France, en Acadie, à Terre-Neuve et à l’Île Royale : barque, chaloupe, sloop, charroi, brigantin, goélette et corvette. Il souligne que la très grande majorité des embarcations corsaires jaugent moins de 100 tonneaux. Qui plus est, ces embarcations sont faiblement pourvues en armes puisque ne transportant pas plus de « 3 ou 4 canons et pierriers pour endommager les voiles et les mâts »35 de l’ennemi.
14 Tel qu’évoqué plus haut, Plaisance, en plus de son rôle de colonie de pêche, se positionne sur la route entre la France et Québec de même que sur l’axe maritime entre les Indes occidentales et la France. Il s’agit d’un port refuge pour la flotte de pêche au poisson vert sur les grands bancs. Cette flotte est distincte de celle de la pêche côtière se déroulant sur la côte sud de Terre-Neuve et à Saint-Pierre-et-Miquelon. Les navires de pêche au vert étaient bien plus vulnérables face aux navires de guerre anglais et aux corsaires, que les vaisseaux passant la saison à l’ancre à Plaisance. Parfois, des navires de Saint-Malo en difficulté sur le grand banc relâchent à Plaisance pour se faire radouber. À Saint-Malo en 1693, il y a environ 100 navires jaugeant entre 100 et 400 tonneaux avec chacun de 6 à 50 pièces de canons. Chaque année, entre 50 et 60 partent pêcher au Petit-Nord36. Un document de l’année précédente, soutient que Plaisance alimente les vaisseaux corsaires qui « détruisent » le commerce des habitations anglaises37.
15 Peu de temps après la fondation de la colonie de Plaisance, un système d’escorte des navires de pêche français fréquentant Terre-Neuve est instauré38. Par exemple, en 1675 et 1676, lors de la Guerre de Hollande, deux navires de la marine royale accompagnent les terre-neuviers et une fois sur place, protègent l’industrie contre la menace corsaire39. À compter de 1692, la Cour désire contracter au privé la maintenance et la défense de Plaisance. Un entrepreneur assumerait alors les coûts des salaires des officiers et de la garnison, la subsistance alimentaire, etc., en retour du droit de pêcher, de commercer et de faire la course. C’est ainsi que dès 1695, Sébastien le Prestre de Vauban perçoit la course comme une bonne stratégie de défense militaire de la colonie. À ses yeux, la marine française ne peut pas à la fois défendre les côtes de France, poursuivre les navires ennemis et protéger les colonies. Ce sont dorénavant les corsaires qui sont les plus aptes à harceler les navires marchands anglais et hollandais, afin de nuire à leur commerce40.
16 Notre recherche aura permis de dépouiller 37 rapports de jugements du Conseil des prises. Ils se rapportent à des actions menées dans les environs de Terre-Neuve ou encore jugées à Plaisance dans un premier temps, avant de l’être définitivement en France. Cette documentation couvre la période s’étalant de 1694 à 1698, et c’est en 1696 que l’on constate le plus grand nombre de rapports de jugements de prises 21 au total. Précisons qu’un rapport de jugement peut englober plus d’une prise et l’on en arrive ainsi à un total de 50 navires, dont 29 rapports indiquent les ports d’origine. Les chiffres avancés par Camirand parlent plutôt de 46 navires saisis par les corsaires français41. Pour les ports d’origine, signalons Liverpool et Londres avec quatre mentions chacun, de même que Boston (Massachusetts) avec trois. Pour 25 cas, une première démarche de jugement est effectuée à Plaisance sous l’autorité d’un des trois administrateurs sur place, soit le gouverneur Jean-François de Monbeton de Brouillan (6 jugements), le subdélégué de l’Intendant de la Nouvelle-France, Durand La Garenne (10) et du commandant Louis Pastour de Costebelle (2). Deux autres prises sont jugées à Plaisance mais l’on ignore par qui. Dix autres jugements se déroulent exclusivement dans des ports de France, avant d’être acheminés à l’amiral de France dont quatre à Nantes, deux à La Rochelle et les autres à Granville, Morlaix et Brest.
17 Tel qu’indiqué plus haut, à Paris ou Versailles, la décision finale d’entérinement des jugements des prises relève de Louis-Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse. Lors des ventes de navires ou de marchandises à Plaisance, comme le veut la règle, les autorités locales retiennent le dixième des revenus pour défrayer les coûts administratifs. Ces frais incluent l’inventaire des agrès et apparaux, l’apposition des scellés et la nomination d’un gardien42. Il a été possible d’identifier 19 navires français ayant réussi au moins une prise. Les plus performants sont le Vendôme avec sept prises, le Diamant avec six, suivi du Harcourt avec cinq et de la Paix (de Granville) avec quatre.
18 Le croisement des sources ne permet pas toujours de faire des liens avec les jugements de la série G543. Quoiqu’il en soit, quelques extraits de la correspondance administrative en partance de Plaisance permettent d’en apprendre davantage sur le respect du processus approprié. D’abord, en octobre 1693, Brouillan rapporte qu’un corsaire de La Rochelle fait escale à Plaisance pour y vendre deux prises avant de se diriger vers la Nouvelle-York. Brouillan les déclarent bonnes prises et procède à l’adjudication des effets inventoriés et vendus à l’encan, conformément aux règles de la course. Il adresse ensuite au juge de l’amirauté de La Rochelle tous les procès-verbaux, et le dixième de tout le revenu des prises pour les droits de l’amiral de France. Quant au reste des revenus, il préfère ne pas risquer de les envoyer puisqu’il ne peut le faire en lettres de change. Il les confie plutôt à un habitant jugé « solvable », qui les remettra aux autorités appropriées en temps opportun44.
19 Toujours en 1693, le gouverneur reconnaît que le processus suivi à Plaisance peut parfois paraître différent de ce qui se fait en France. Il attribue cela à l’éloignement et aux commissions particulières des corsaires45, avant d’expliquer les raisons obligeant certains d’entre eux à faire la vente des prises à Plaisance. Par exemple, en raison du peu de valeur de certaines prises, quelques corsaires préfèrent les abandonner plutôt que de les amariner en France46. Piedalue signale avec justesse que Québec, Port-Royal ou Plaisance n’offrent pas un marché de revente assez lucratif. Il donne l’exemple de l’achat de la prise la Providence par Esther Roy de La Rochelle. Cette prise avait été achetée par François Dubois. Il n’empêche qu’à l’automne 1694, le Pierre semble déterminé à ramener une prise en France, après en avoir vendu des marchandises à Plaisance47. On sait aussi qu’en 1696, on rapporte la prise d’un vaisseau anglais venant de la Barbade par Ozée Beaudoin, capitaine sur le Postillon de La Rochelle, parti de Terre-Neuve chargé de poisson sec48. À noter que comme certains autres, ce navire corsaire n’apparait pas dans notre tableau puisque cette prise n’a pas été relevée de la série G5. Toujours en 1696, le Diamant s’empare du vaisseau anglais le Georges, 50 tonneaux, qui est vendu à Plaisance par Nicolas Tanqueray au sieur Simon, commis de Danican, Sieur de L’Espine. Il est renommé le Gaillard49. Un autre navire n’apparaissant pas dans le tableau 1 est la frégate du roi le Newport qui, en 1697, s’empare de la Couronne de Worcester lors de son trajet entre Plaisance et la France. On rapporte aussi trois autres prises anglaises en août mais sans les nommer50. Cette année-là, un document relate un jugement de l’amiral de France voulant que les procédures de jugement des prises soient faites le mois même de leur arrivée dans un port et envoyées au secrétaire général de la Marine par les officiers de l’Amirauté, sous peine de les priver de leur salaire51. À noter qu’un document anglais de cette même année, révèle une liste de 25 navires de pêche anglais capturés par les corsaires français à Terre-Neuve en 1696. Chaque navire jauge en moyenne 112 tonneaux, compte des équipages d’environ 32 hommes chaque avec 13 canons52.
20 Pour revenir à nos résultats tirés de G5, notons les 26 mentions de trajets des prises, qui révèlent que bon nombre d’entre elles sont capturées en pleine mer. Par exemple, entre Dublin et Montserrat, entre la Jamaïque et Londres ou encore entre la Virginie et Liverpool. D’autres trajets empruntent plutôt un axe côtier tels ceux de Boston (Massachusetts) à Barbade, de Salem au Maryland ou encore de Boston à Nouvelle-York (New-York). Un bref regard sur quelques extraits per-met de mieux s’imprégner des composantes de ces parcours atlantiques. D’abord, en 1693, la Jeanne Anne, de Poole en Angleterre, part de Terre-Neuve pour le compte de Salomon Merrel et d’autres march-ands de Londres et de Porto au Portugal53. L’année suivante, sur l’Aventurier de Liverpool, trois engagés s’en vont travailler à Montserrat pour des marchands anglais. Le maître du vaisseau, John Birch, détient un passeport pour le trajet aller-retour Dublin-Montserrat. Il devrait en principe être revenu à Dublin en mars 169554. La même année, le Robert, de Londres, embarque une cargaison à Porto pour les « habitations anglaises de Terre-Neuve »55. Finalement, l’Espérance, de Plymouth, transporte au moins 50 quintaux de tabac de la Virginie vers Plymouth en Angleterre à l’été 1695. Il est intercepté par un corsaire français de Saint-Malo, qui navigue alors vers les Açores. Au lieu d’amariner la prise, le commandant Julien Hébert décide de saisir le tabac, d’imposer une rançon de 700 piastres et de garder le maître comme otage56.
21 Un cas fort intéressant, impliquant aussi une rançon, est celui des trois prises de navires de Nouvelle-Angleterre, réalisées par la frégate la Brave en 1697. Le Boucq venait de Boston (Massachusetts) chargé de planches et « autres marchandises » qu’il amenait à la Barbade, la Marie, elle, transportait de la morue entre Salem et un autre port de Nouvelle-Angleterre alors que le Change transportait du blé au Maryland. Là aussi il y a eu négociation pour verser une rançon de 200 pistoles, et un officier anglais demeure sur la Brave à titre d’otage57. Finalement, les navires en provenance de Cadix (Espagne), eux, trans-portent le plus souvent du sel destiné à la pêche anglaise de Terre-Neuve et on peut donner l’exemple du Saint Aaron en 169758. Robichaud, à l’instar d’autres historiens, explique que dans le nord de l’Atlantique, les cargaisons les plus importantes étaient des « armes mais aussi du blé, de la farine, du sucre, de la mélasse, du rhum, du bois, des tissus, du poisson ou encore des fourrures »59. Également, selon Olaf Janzen, la cargaison de la plupart des navires de pêche ne vaut pas très cher. Par exemple, un navire de pêche français pris sur les bancs de Terre-Neuve en 1696 par William Kidd, est vendu avec sa cargaison à New York pour 312 livres sterling60.
22 Quoiqu’il en soit, la compilation des données émanant des jugements de prises permet d’en arriver à 45 mentions de divers produits, dont 50 quintaux de tabac, six fois de la morue, des victuailles à quatre reprises et le terme « autres marchandises » à six occasions. Les ventes effectuées à Plaisance n’écoulent pas toujours l’entièreté des cargaisons. Ainsi, une fois rendue à Granville en juin 1694, la frégate la Paix a encore à son bord des canons, des ancres et d’autres marchandises provenant de trois prises et « n’ayant pas été vendues » à Plaisance61. Un navire ayant une cargaison plutôt bien garnie est l’Efflinghen} de Londres. À l’été 1696, alors en route pour Terre-Neuve en provenance de la Jamaïque, il transporte un sac d’argent, du sucre, de l’indigo, du bois, du poisson, du coton, du gingembre, de la cannelle et des « dents d’éléphants »62.
23 L’une des questions fondamentales de l’historiographie de la course réside dans la difficulté à déterminer jusqu’à quel point les prises résistent à leur capture63. Si, en très grande majorité, les historiens s’entendent pour dire que les véritables combats sont plutôt rares, nous avons relevé quelques exceptions. À sept occasions, les navires anglais ne se rendent qu’« après combat » entre 1694 et 1697. D’abord, en mai 1694, en allant à Terre-Neuve, la frégate la Paix, de Granville, capture trois navires anglais originaires de Jersey, de Londres et de Flessingue. Le 27 mai, la Paix est à son tour attaquée par un bâtiment ennemi qu’elle maîtrise « après combat où il y a des gens tués et blessés » de part et d’autre64. On pourrait aussi citer les exemples du Saint-Louis, du Saint Aaron, de la Marie et de la Pénélope, tous capturés « après combat ».
24 De la résistance peut aussi survenir une fois les prisonniers débarqués. Un exemple vaut la peine d’être souligné soit celui de la prise effectuée par le François D’Argouges de Saint-Malo, en mai 1693. Cette prise anglaise jaugeant 100 tonneaux est armée de 12 canons avec un équipage de 63 hommes et transporte des vivres. Le corsaire français l’intercepte lors d’un trajet entre Dartmouth et St. John’s. Le commandant François Lefebvre, sieur Des Prés, décide de débarquer les prisonniers anglais sur l’île de Fécamp au large de Terre-Neuve, plus précisément dans la baie des Aiguillettes65, à deux lieues du mouillage du navire français et de sa prise. Les choses dégénèrent le 23 juin lorsque 14 prisonniers anglais s’emparent d’une chaloupe, venue leur porter des vivres et de l’eau. Plus tard, le 29 août, Des Prés et 26 de ses hommes sont eux-mêmes surpris et fait prisonniers alors qu’ils pêchent le long du littoral. Deux navires anglais arrivent en renfort le 30 août, mais se heurtent à la résistance des Français restés sur le François d’Argouges. On rapporte quelques morts du côté anglais, alors que le navire français réussit à prendre le large en direction de Belle-Île. Une fois les dommages réparés, c’est enfin le départ pour la France le 8 septembre, avec 71 hommes et 300 000 morues. Durant son voyage, plus précisément le 25 septembre, le navire français s’empare d’un bâtiment irlandais de 35 à 40 tonneaux, en route vers Lisbonne au Portugal. C’est finalement l’arrivée à Saint-Malo le 30 septembre66.
25 Contrairement à ce que l’on a été en mesure de compiler pour la course à Plaisance durant la guerre de Succession d’Espagne, la période à l’étude dans ce texte s’avère moins riche en informations portant sur les ventes de prises et de marchandises à Terre-Neuve. Notons seulement quatre prises soit le Fécamp de Bideford (4 626 livres), la Fortune de Boston accompagnée d’une barque sans nom (5 492 livres), les marchandises du Derby (3 000 livres) et l’Aventurier de Dublin (5 495 livres). Finalement, on parle de revenus bruts de 18 613 livres soit une moyenne de 4 653 livres par vente. Selon Gastines, de 1693 à 1697, au moins sept prises anglaises sont jugées et vendues pour des revenus se chiffrant à 16 618 livres, soit une moyenne de 2 374 livres par prise67. On sait aussi qu’en 1698, le gouverneur Brouillan vend le navire le Postillon au marchand de Plaisance André Estournel pour « le profit du roi », au prix de 6 000 livres68.
26 Tel que relaté tout au long de ce texte, le processus de reconnaissance des détenteurs de prises (ou preneurs) et du partage des revenus ne se déroule pas toujours sans anicroches et le zèle des administrateurs coloniaux n’est pas toujours le bienvenu. Ainsi, entre 1689 et 1698, nous relevons au moins huit événements impliquant ce genre de conflits entre certains armateurs/capitaines corsaires eux-mêmes mais le plus souvent avec les administrateurs de Plaisance, dont le commandant Antoine Parat, l’officier Louis Pastour de Costebelle et surtout le gouverneur Brouillan. D’abord, à l’été 1689, une prise effectuée à l’île Saint-Pierre soulève des doutes chez Costebelle envers la volonté du capitaine preneur à respecter les règles élémentaires de la course. Ce navire, en provenance de Boston, aurait-il été capturé par un capitaine ne détenant pas de commission? Costebelle décide de saisir la prise pour faire l’inventaire de la cargaison. Une fois monté sur ce navire, il constate rapidement la tension provoquée par le désir des différents intervenants preneurs de « se prévaloir » du titre de maître de prise. Par la même occasion, Costebelle tente d’empêcher les matelots de piller complètement le navire. Fait intéressant à noter, Costebelle, en fait d’arguments, invoque des clauses du traité de neutralité de 1686, dont nous avons déjà parlé plus haut. Il arrive à la conclusion que cette prise constitue un acte illégal69 et somme les capitaines de la lui remettre pour qu’il l’amène à Plaisance. Un inventaire y sera effectué avant de l’envoyer en France. Son ordre est mal reçu, puisque les capitaines refusent unanimement de reconnaître son autorité70.
27 Le leader des capitaines réfractaires, Pierre Desvaux Sieur du Monier, est celui s’opposant le plus farouchement à cet ordre et encourage la poursuite du pillage. Il s’empare de la mélasse et des fusils qu’il vend à son profit, malgré l’ordonnance du gouverneur Antoine Parat. Un autre capitaine, Simon de Bellorme, reconnaît avoir pris les caques71, un peu d’argent et, entre autres délits, d’avoir vendu une pipe de vin72 pour 200 livres. Pour étoffer ses accusations d’illégalité de cette prise et de son pillage, Costebelle rappelle que le capitaine anglais, lui, respecte les provisions du traité de 1686 puisqu’il détient un passeport émis au nom du roi Jacques d’Angleterre. Si on relâche le navire, cela permettrait d’éviter de compromettre les habitudes de bon voisinage, si utiles quand Plaisance éprouve le besoin d’obtenir des vivres anglaises et surtout de ne pas provoquer la vengeance des Anglais. Pour donner suite à l’affaire, le gouverneur Antoine Parat décide de permettre au navire anglais de vendre des marchandises aux habitants et de s’en retourner à New York chargé du poisson obtenu en retour73. Suivant cet épisode, doit-on comprendre que Costebelle et Parat ne sont pas encore formellement informés que la France et l’Angleterre sont en guerre ou, peut-être ne font-ils qu’appliquer la philosophie de neutralité préconisée par le traité de 1686?
28 Un autre cas assez semblable survient en 1689, lorsque le gouverneur Parat dénonce les capitaines Jean-Baptiste Lévesque de Beaubriand74 et Lafontaine de Saint-Malo, qui, eux non plus, ne reconnaissent pas l’autorité du gouverneur. Ils vendent eux-mêmes les prises qu’ils font sans aucune formalité, ce qui est extrêmement contraire à l’Ordonnance de la Marine de 1681. Par exemple, un petit navire de Boston est vendu en présence de l’officier et les revenus sont partagés avec un grand mépris des règles de la course75. Ce comportement délinquant n’a rien pour rassurer les autorités de Plaisance qui, à l’automne 1690, craignent que la colonie ne soit exposée à la colère des habitants anglais de Terre-Neuve en raison des dommages que leur infligent les frégates corsaires de Saint-Malo. Ceci, sans que les frégates soient pour autant venues à Plaisance pour secourir la colonie avec le fruit de leurs prises76. Comme nous le voyons plus loin, le comportement jugé délinquant de Beaubriand et Lafontaine s’apparente à ce non-respect des règles de la course, telles que les administrateurs tentent de les imposer. Quoiqu’il faille reconnaitre qu’ils ne font qu’affirmer la clause particulière accordée à ces corsaires par le roi, dans les contrats d’approvisionnement de la colonie.
29 Déjà à la fin juillet 1689, Antoine Parat appréhende une attaque de corsaires anglais et demande la présence d’une frégate du roi à Plaisance. Pour payer les vivres qui viendraient avec la frégate, il offre l’équivalent de 6000 livres de morue. Effectivement, une attaque de corsaires de Forillon (Ferryland) survient le 25 février 1690. Cette petite troupe comptant entre 45 et 80 hommes, demeure sur place jusqu’au 9 avril avant de repartir. D’ailleurs, l’année précédente, alors que la paix règne toujours, un corsaire anglais rôde autour des îles Saint-Pierre-et-Miquelon, capturant des matelots français et en tuant un. Il prend aussi des victuailles et s’empare d’un bâtiment de 200 tonneaux. Les Anglais reviennent justement en force le 14 septembre 1692, alors que le commodore Williams se présente devant Plaisance avec cinq navires montés par 700 à 800 hommes d’équipage. Mais cette escadre cesse le feu le 21 septembre et appareille le 23. Les Anglais échouent ainsi en deux occasions à s’emparer de Plaisance soit en 1692 et le 28 août 1693, lorsque l’amiral Francis Wheler mouille devant Plaisance avec 24 navires77. Ces deux attaques ont certes l’effet de créer l’émoi chez ceux qui participent à la pêche française à Terre-Neuve. C’est ce qui pousse Costebelle à ordonner au navire le Clément de Saint-Malo, détenteur d’une commission en guerre, de donner la chasse à ce flibustier qui profite de la brume pour fuir78.
30 Dans un autre épisode de prise, Antoine Parat rapporte que le capitaine corsaire De Lombara a capturé une flûte79 de Londres alors en direction de Boston. Il y prend des munitions, des armes et des vivres avant de libérer le navire80. On ne mentionne pas de rançon et cette prise n’apparait pas dans nos données tirées de la série G5, puisque la capture survient avant 1694. Ce constat nous ramène aux observations de David Camirand qui avance que « L’état actuel des archives ne permet pas un bilan complet et définitif » du nombre de prises. Tout comme nous, il constate que des « signalements de prises retrouvées dans d’autres sources n’apparaissent pas dans G5 »81.
31 Les tensions entre les corsaires français et les autorités de Plaisance vont au-delà de l’insubordination envers les règles de la course et l’autorité coloniale. Par exemple, pour renchérir sur les épisodes vécus par Parat et Costebelle à la fin des années 1680, à l’été 1693 Brouillan est peu impressionné par les vaisseaux de Saint-Malo qui s’engagent au roi pour faire une expédition contre les côtes anglaises82. À la mi-juillet ils ne sont toujours pas arrivés, et il craint que leur « ambition ne leur fasse négliger leur devoir envers le roi »83. Par la suite, surtout en 1696 et 1697, des tensions découlant des processus d’appropriation de prises et de partage des revenus apparaissent nettement dans les rapports de jugement des prises. Ces événements font suite aux expéditions de l’escadre de Danican, Sieur de l’Espine, d’octobre 1696, et dont le commandement semble partagé avec le gouverneur Brouillan. C’est du moins ce que ce dernier s’imagine.
32 Pritchard rappelle que de 1691 à 1697, des ententes sont conclues entre la couronne et des marchands de certains ports français84. La plupart du temps à compter des années 1690 surtout, le roi va fournir des navires à des marchands qui souvent les rajoutent aux leurs. Ces contrats peuvent aussi contraindre ces marchands à fournir les salaires des officiers et parfois de toute la garnison, payer les uniformes des soldats, fournir des munitions et cela, sans imposer de fret. À cela s’ajoutent des approvisionnements pour commercer avec les habitants, ou encore transporter des pêcheurs-engagés pour les habitants-pêcheurs85.
33 Ces contrats visant à approvisionner Plaisance en échange du droit de pêche, de commercer et de course, impliquent la participation successive de Joachim Descazeaux du Hallay (1692)86, d’Ardouin et Danguy de Nantes (1693), mais surtout de Noël Danican, Sieur de L’Espine (1694), de Saint-Malo. Ce sont surtout ses navires qui apparaissent à titre de corsaires preneurs dans les jugements des prises. On sait que d’autres ententes sont conclues avec Ardouin en 1695, avec Boulangé en 1696 et avec Jean-Baptiste Levesque de Beaubriand, entrepreneur et corsaire de Saint-Malo, en 1697, mentionné auparavant dans un conflit avec Parat. À ce dernier, le roi confie le François (50 canons) et la flûte l’Européen (28 canons). De Beaubriand paie seulement pour les salaires et les vivres des équipages. Il peut aussi armer six de ses propres vaisseaux pour pêcher, commercer et faire la course à Plaisance. Une fois dans cette colonie, il n’est plus assujetti à aucune interférence de la part des autorités. Cet état de choses contribue certes à expliquer les tensions existantes entre les corsaires métropolitains et le gouverneur.
34 En octobre 1695, l’expédition planifiée par Noël Danican, Sieur de l’Espine comprend une frégate de 36 canons pour Plaisance et des effectifs de 400 à 500 hommes. Toutefois, l’entente confirmée en janvier 1696 parle plutôt de six vaisseaux soit le Pélican (50 canons), le Diamant (50 canons), le Harcourt (50 canons), le Comte de Toulouse (40 canons), le Phélypeaux (40 canons) et le Vendôme (16 canons). Au total, on parle d’une force de frappe de 246 canons, auxquels s’ajoutent deux vaisseaux du roi sous le commandement de d’Iberville et de Simon-Pierre Denys de Bonaventure87. Certaines clauses de l’entente avec Noël Danican, Sieur de L’Espine nous ramènent à celles dont profite Beaubriand. Encore là, elles permettent de mieux saisir la source des frictions qui surgissent entre Danican, Sieur de L’Espine et Brouillan par la suite. Danican, Sieur de l’Espine conserve le contrôle complet de ses équipages et ce, sans que le gouverneur de Plaisance ou d’autres officiers du roi puissent s’interposer. De même, toutes les prises de course que ses vaisseaux réussiront lui reviennent, sans que le roi n’en retire quoi que ce soit. Il peut aussi acheminer ses prises et ses morues dans les ports français de son choix, en plus de se voir réserver l’accès à des chaloupes de pêche, des graves et des dégrats88. Il apparaît donc indéniable que ces conditions ne respectent pas les normes habituelles de la course et témoignent à nouveau des tensions existantes entre les armateurs et capitaines corsaires et un gouverneur combatif tel Brouillan. Ce sont là les mêmes dérogations accordées à d’Iberville, lorsqu’il demande à l’amiral de France de ne pas exiger le dixième habituel de ce qui sera pris pour le roi. On justifie cette dérogation en raison de la grande dépense occasionnée par l’expédition sur la côte anglaise89.
35 C’est donc le 9 septembre 1696 que l’escouade part de Plaisance, soit sept navires corsaires et d’autres plus petits vaisseaux. On sait qu’en octobre, Brouillan et des Malouins capturent 71 chaloupes de pêche, font 440 prisonniers et saisissent 35 500 quintaux de morue90. Il semble que les vaisseaux sous le commandement du gouverneur s’emparent aussi de Forillon, où il y aurait eu 16 bâtiments anglais, dont le Joseph et le Monarque. C’est sur ces deux prises que l’on charge la morue trouvée dans l’établissement, pour être amenée en France91. Entre autres prises sous le commandement de Brouillan, mentionnons la « reprise » du Saint-Louis92 et les prises de la Providence, de la Loyale compagne et du Josue et ce, grâce aux interventions des corsaires le Vendôme, le Diamant et le Comte de Toulouse93. Une fois chargées de morue, ces prises sont envoyées à Nantes. Il est important de préciser que dans les cas de prises en commun, la décision formulée dans le jugement mentionne que « les profits de la vente » seront « partagés entre eux (les navires preneurs) à proportion de la force de leurs frégates et équipages et du nombre de canons »94. Le Vendôme participe également à la prise de Paimboule, toujours en octobre 1696. Dans ce port, les Français trouvent au moins six bâtiments anglais, dont la prise le François. C’est le même type de verdict que dans le cas précédent, soit que le partage des revenus de la vente se fera en fonction de la force et des effectifs de chaque navire preneur95. C’est également à Paimboule que le Comte de Toulouse s’empare de la Marie. Mais dans ce cas-ci, on semble dire que ce navire est sous le commandement de Brouillan. Mais est-ce bien le cas96?
36 En fait, suivant la prise de Forillon, Brouillan achète des officiers de l’escadre de Noël Danican, Sieur de L’Espine, le vaisseau l’Heureux97. C’est le maître François Réal qui reçoit l’ordre de Brouillan de conduire ce navire à Rognouse (Renews), pour y prendre de la morue. Elle lui est remise par Saint-Ovide, neveu de Brouillan. Réal doit ensuite transporter cette morue à Bordeaux, quoique dans un premier temps, le mauvais temps l’oblige à relâcher à Paimboeuf98. Une fois rendu à Nantes, Réal doit faire face à une requête déposée par Joachim Descaseaux du Hallay, au nom de marchands de cette ville. On y dénonce le fait que Réal aurait fait décharger une partie des marchandises (de la prise anglaise) « comme si elles appartenaient à Brouillan ». Autrement dit, on avance que cette marchandise aurait dû faire l’objet d’un jugement puisqu’elle était sur une prise.
37 Un procès-verbal du 19 janvier 1696 révèle que Noël Danican, Sieur de l’Espine semble s’opposer à la vente du vaisseau et de ses marchandises. Il prétend que l’Heureux est une prise de son escadre, réalisée aux dépens des Anglais sur la côte de Terre-Neuve. Dans les documents mis de l’avant, mentionnons un passeport de Brouillan pour l’Heureux (13 octobre 1696), un « connaissement » (inventaire) du chargement et un certificat de Saint-Ovide confirmant la prise du chargement de l’Heureuxà Rognouse (Renews). Parmi ses arguments, Noël Danican, Sieur de l’Espine prétend qu’au moment de la prise du navire, la morue se trouvait à bord et qu’on ne pouvait pas la débarquer afin de l’exclure du processus de jugement des prises. Il fait aussi remarquer que la quantité des marchandises mentionnée dans le « connaissement », n’est sans doute qu’un « estimé approximatif ». Il renchérit en disant que contrairement à ce qu’on pourrait prétendre, toute marchandise prise à Rognouse (Renews) est forcément « d’origine anglaise » et donc admissible au processus de jugement par le Conseil des prises. Justement, ce dernier, pour y voir plus claire, convoque Réal pour s’expliquer.
38 C’est sensiblement la même problématique qui émerge après la prise du Derby, de Liverpool, à l’été 1697. Étant le long des côtes de Nouvelle-Angleterre le 31 mai, la frégate le Prince de Conty s’en empare et « fait passer le chargement » sur cette frégate commandée par Patrice Lambert de La Motte. Le Derby relâche ensuite au fort Saint-Pierre sur l’île du même nom, près de Terre-Neuve, d’où il amène ensuite les marchandises de la prise à Plaisance pour en faire la vente publique. Comme on le dit souvent dans ces cas-là, la vente vise à « éviter le dépérissement » des marchandises et lui rapporte 3 000 livres. Le 20 juillet à l’Amirauté de Brest, les officiers s’intéressent à un rapport de Gilles Mongeaud, officier sur le Prince de Conty. Il en découle un dilemme faisant penser à celui entre Noël Danican, Sieur de L’Espine, Brouillan et Saint-Ovide. En effet, lorsque Lambert de La Motte fait la prise, il en retire les marchandises et confie le commandement du navire anglais à Pierre Pitot (?), qui le conduit à Brest. En bout de ligne et en vertu d’un jugement du 23 août 1697, Lambert de La Motte devra remettre les papiers trouvés à bord de la prise dès son arrivée en France. Également, la prise sera vendue et le revenu sera « mis en séquestre entre les mains d’un notable bourgeois »99.
39 Au fur et à mesure que la menace anglaise s’accentue, les attentes de Plaisance pour une protection maritime accrue se font plus insistantes. Les appréhensions se concrétisent puisqu’entre 1690 et 1693, les archives révèlent des pertes de navires aux mains des Anglais : la Princesse (225 tonneaux) de Bayonne, le Bernard De Lamarre, aussi de Bayonne, le Saint-Jean, les Deux Germains, et le Saint-François (100 tonneaux). Ces pertes sont toutes associées à la pêche à Terre-Neuve et déclarées à La Rochelle100.
40 C’est ainsi que dans l’espoir de mieux protéger les vaisseaux français allant en pêche à Terre-Neuve, un mémoire de 1692 suggère que la Cour accorde deux frégates de 30 à 36 canons, à condition que la colonie s’engage à en armer une aux frais des habitants101. Les prises qu’ils feraient seraient à leur profit. Il y a donc dès lors une volonté ferme de l’État de voir un recrutement et un armement colonial local, pour participer à la défense de Plaisance. On ajoute aussi qu’une escadre venant de France au moment opportun, pourrait rencontrer des flottes ennemies en provenance des Indes occidentales et des îles de l’Amérique ou encore de toutes autres colonies anglaises ou hollandaises102. Il n’empêche que les Français subissent d’autres pertes en 1697. Par exemple, la Destinée, 55 tonneaux, est prise par deux corsaires anglais à 55 lieues de Plaisance et conduite à St. John’s103.
41 Tel que le propose un mémoire énoncé plus haut, il ne fait pas de doute que les autorités souhaitent voir se former une petite escadre de corsaires locaux à Plaisance104. D’ailleurs, l’arrivée à Plaisance du corsaire Pierre Maisonnat dit Baptiste105 en mai 1693, semble coïncider avec les premières initiatives en ce sens. À son arrivée à Terre-Neuve, Baptiste est déjà muni d’une commission pour la course fournie par le comte Buade de Frontenac, gouverneur général de la Nouvelle-France. Pour donner suite à des succès contre les havres avoisinant Forillon (Ferryland) le 22 mai, le gouverneur Brouillan lui procure des munitions, des canons et des hommes pour entreprendre d’autres courses contre les côtes nord et sud de Terre-Neuve42106. Toutefois, les réalités géopolitiques de l’époque nous portent à croire qu’il s’agit plutôt de croiser au large de la côte sud, dans l’espoir d’intercepter des navires de commerce dans le secteur mentionné plus haut dans ce texte. Il est permis de douter que l’expérience de Baptiste à Terre-Neuve se soit poursuivie bien longtemps puisqu’à l’époque, il fréquente plutôt Rivière Saint-Jean où il s’avère être l’homme de confiance de Villebon pour lancer des courses contre les navires de pêche et de commerce de Nouvelle-Angleterre107. Selon Jean des Gagniers, Baptiste s’embarque sur la Charmante, frégate de 20 canons, qu’il « mène croiser devant Boston » où il prend deux bâtiments amenant des provisions à Terre-Neuve. Il retourne ensuite en France sur l’Envieux108.
43 Il semble que c’est surtout à compter de 1694 que les autorités coloniales de Plaisance prennent certaines initiatives visant à créer une escadre locale de corsaires. Des intéressés achètent d’abord un bâtiment de « 18 rames », qu’ils arment en brigantin. De jeunes habitants forment une compagnie de volontaires et un équipage « proportionné au bâtiment » pour faire quelques courses au printemps 1694, sous le commandement de Joseph de Monbeton de Brouillan dit Saint-Ovide109. Il est difficile de savoir s’il s’agit d’un bâtiment distinct de celui que le gouverneur Brouillan achète à l’encan pour 215 livres. On parle ici d’une petite prise faite sur les Anglais, et que le gouverneur estime appropriée pour les courses côtières110.
44 Une troisième démarche, en 1695 celle-là, découle encore du gouverneur de Plaisance qui demande la permission au roi pour armer une corvette qu’il possède dans la rivière de Bordeaux en France. Elle pourrait ensuite se joindre à l’armement ou escadre devant aller à Terre-Neuve. Brouillan y voit un avantage puisque contrairement aux plus grands vaisseaux, la petite taille de cette corvette lui permettrait d’entrer plus loin dans les petites baies pour attaquer les Anglais111. Finalement, cette corvette de 12 canons appelée le Saint-Louis de Plaisance reçoit ordre de croiser sur les caps avancés pour reconnaître les mouvements des Anglais. Elle pourrait même patrouiller jusqu’à l’entrée du fleuve Saint-Laurent, pour empêcher les corsaires de Boston de capturer des vaisseaux français comme ils l’ont souvent fait en 1694112.
45 Compte tenu de la faiblesse de la population locale, les gouverneurs utilisaient les corsaires métropolitains pour mener leurs opérations militaires. Anne-Claire Faucquez estime ainsi que les administrateurs coloniaux ont de tout temps tenté de maintenir l’activité corsaire, qu’ils « perçoivent à titre d’élément essentiel du commerce colonial et de moyen de défense »113. C’est encore plus vrai pour Plaisance, qui constitue une escale obligée des corsaires métropolitains opérant sur les bancs. Ils ramènent souvent leurs prises à Plaisance, avant de les amariner dans leurs ports d’attache en France. La course s’inscrit donc dans une historiographie coloniale plutôt circonscrite aux provinces formant le Canada atlantique d’aujourd’hui soit l’Acadie / Rivière Saint-Jean, Plaisance (Terre-Neuve) et l’île Royale (Cap-Breton). À elles trois, ces colonies s’approprient la part du lion (89%) des prises effectuées entre 1689 et 1759. Mes objectifs de départ consistaient à revisiter les activités de course à Plaisance durant la Guerre de la ligue d’Augsbourg, en faisant ressortir les tensions existant non seulement entre les armateurs et les capitaines corsaires métropolitains euxmêmes, mais surtout avec les autorités de Plaisance.
46 Dans un premier temps, le dépouillement de 37 rapports de jugements de prises a permis d’identifier 50 navires capturés par des corsaires français. Ces prises anglaises proviennent à la fois de ports anglais et des colonies américaines. On sait également qu’au moins 19 corsaires réussissent au moins une prise, mais que quatre d’entre eux capturent de quatre à six prises. D’ailleurs, les recherches d’Aumont sur Granville démontrent que la majorité des navires corsaires n’arment en moyenne qu’une seule fois. Également, cet auteur confirme notre propre observation à savoir que « les combats ne sont pas fréquents »114. Il demeure toutefois difficile, comme l’ont si bien démontré Piedalue et Camirand, d’arriver à un bilan exhaustif et fiable du nombre de prises réellement effectuées en Nouvelle-France durant les guerres coloniales.
47 Dans un deuxième temps, notons que si le processus de jugement des prises semble se dérouler plutôt prestement à Plaisance, il n’en demeure pas moins que de vives tensions se manifestent entre les corsaires et les autorités coloniales. Cette recherche a en effet permis de cibler au moins huit événements le confirmant entre 1689 et 1698. Ce phénomène n’en est qu’amplifié et même encouragé lorsqu’on analyse la teneur de certaines clauses des ententes d’approvisionnement de Plaisance, qui accordent une dérogation aux corsaires et à d’Iberville. Bref, ils ne sont pas assujettis au pouvoir colonial en matière de gestion des prises. Il s’agit ici d’un constat enrichissant les acquis historiographiques sur la course.
48 Parmi les autres conclusions de notre étude, on est à même de confirmer la pertinence des travaux mettant de l’avant que les cargaisons des prises effectuées dans l’Atlantique Sud ont davantage de valeur que celles de l’Atlantique Nord. Toutefois, même si l’on peut admettre que le marché local de vente des prises et des cargaisons à Plaisance est limité, la moyenne des prix obtenus se chiffre à 4 653 livres. Rappelons aussi l’émergence d’un embryon d’escadre corsaire à Plaisance, qui n’atteint cependant un niveau plus substantiel que durant la guerre de Succession d’Espagne. Ces conclusions pourraient s’avérer encore plus significatives lorsqu’elles s’inscriront dans les résultats de la suite de ce projet, incluant les études des cas de l’Acadie / Rivière-Saint-Jean et Louisbourg.