1 Dans le cadre de la commémoration du 200 e anniversaire de la reprise définitive de Saint-Pierre-et-Miquelon par la France en 1816, cet article s’intéresse au profil démographique d’une société de pêcheurs francophones située à proximité de la Péninsule de Burin à Terre-Neuve durant la première moitié du 19 e siècle, soit l’île de Miquelon, rattachée à l’archipel français incluant aussi l’île Saint-Pierre. Il s’agit, on s’entend, d’un exercice de micro histoire visant à analyser les événements démographiques de cette société maritime appartenant toujours à la France après 1763, et dont l’origine acadienne d’une bonne partie de sa population suscite un intérêt particulier pour l’historiographie acadienne coloniale.
2 Contrairement aux connaissances reçues de l’historiographie du régime français en Amérique du Nord, ce dernier ne s’arrête pas complètement en 1763. Ainsi, dès 1710, certains facteurs convergent pour créer une communauté acadienne distincte autour de la Baie Française (Baie de Fundy)2. Mais, à compter de 1763, et cela malgré les épreuves de la Déportation, la population acadienne de Miquelon est, elle aussi, distincte au sein de la diaspora francophone du Golfe du Saint-Laurent et dans ses marges géographiques. Après tout, cette population n’est-elle pas la seule sous autorité française? Rappelons que l’importance de ces îles « n’est pas liée directement à leur taille mais plutôt à leur position géographique unique »3.
3 Tel qu’évoqué par d’autres chercheurs au début des années 1980, la population de Saint-Pierre-et-Miquelon « mériterait une étude très poussée, en particulier pour la fin du 18 e siècle et les premières années du 19e siècle » 4. Cet article souhaite ainsi répondre en partie à cette attente en l’inscrivant dans la mouvance de l’histoire atlantique. Les bilans historiographiques récents de Jerry Bannister et de Gregory Kennedy nous servent de balises fort utiles pour y arriver. Bannister nous invite d’abord à nous méfier des cadres d’analyse se moquant de l’histoire régionale et qui privilégient exclusivement les perspectives transnationales. Pour rendre justice à l’historiographie du Canada atlantique, cet historien suggère que la micro histoire serait une manière d’éviter de donner toute la place à l’historiographie impériale britannique ou encore à l’histoire nationale américaine5. Kennedy, pour sa part, met lui aussi de l’avant la pertinence de « l’histoire régionale dans un contexte atlantique », qu’il qualifie de « cis-atlantique ». Cette approche permet de mettre l’emphase « sur les actions des gens ordinaires tels les pêcheurs, les colons, les engagés…»6. Il estime d’ailleurs que depuis 2005, un bon nombre de publications en histoire coloniale acadienne adoptent des perspectives atlantiques.
4 Selon Christian Fleury, l’histoire de Saint-Pierre-et-Miquelon semble prendre un tournant décisif suite au Traité de Vienne de 1815. Auparavant, c’est-à-dire depuis 1763, la possession de l’archipel n’est justifiable qu’à titre de « base saisonnière aux pêcheurs français venant de métropole ». Mais à compter de 1816, la stabilité politique permet enfin à la colonie d’assumer un plus grand rôle dans le développement des pêches françaises. Les habitants prennent un peu plus de place dans l’exportation de leur produit, et ce, au point d’outrepasser « le rôle de simple base saisonnière de pêche à proximité des bancs que souhaitaient lui assigner les autorités françaises »7. D’ailleurs, à compter des années 1820, la pêche à la morue sur certaines portions du French Shore de Terre-Neuve devient la chasse gardée des goélettes de l’archipel, de Port au Port jusqu’au Cap de Ray8.
5 Mais à quoi ressemble Miquelon au lendemain de la reprise définitive de la colonie par la France en 1816? D’abord, la côte de Miquelon détient un avantage sur Saint-Pierre en ce qui a trait à la surface apte à faire sécher la morue, appelée les graves. En contrepartie, les navires risquent de s’endommager en entrant dans la rade lors de mauvais temps9. En 1816 entre 400 et 450 personnes, dont d’anciens habitants, arrivent à Miquelon accompagnés de fonctionnaires et de militaires. Mais nous verrons plus loin qu’un bon nombre d’entre eux repartent vers la France, l’île Saint-Pierre, les Îles-de-la-Madeleine, le Cap-Breton ou encore la côte de Terre-Neuve. Les chiffres énoncés plus haut sont à peu près fidèles au bilan que dresse François Leconte, enseigne de vaisseau pour la Marine à bord du Railleur, rattaché à la station navale française de Terre-Neuve10.
6 Ces colons, tout comme lors des réoccupations précédentes, bénéficient d’une aide gouvernementale de démarrage, incluant des provisions pour environ 18 mois et des matériaux de construction rudimentaires en attendant mieux11. Quoique Lecomte estime la population permanente de Miquelon à 500 ou 600 personnes, il pense qu’elle augmente à 4000 et même 5000 personnes durant la saison de pêche d’été12. Mais ces chiffres sont trop modestes si l’on en croit les recherches d’Harold Innis et de Peter Neary. Le premier estime que la flotte de pêche française emploie un total d’environ 12 000 hommes en 1830, incluant ceux des bancs et de la pêche côtière13. Quant à Neary, il pense qu’au-delà de 9000 pêcheurs s’activent le long de la frange de côte couverte par les traités franco-anglais14.
7 Les habitants pêchent en majorité le long des côtes dans des « warys » (doris) pour certains ou dans des chaloupes pour d’autres. Plus robustes, ces dernières permettent également de se rendre sur les bancs plus au large15. Quelques habitants possèdent même des goélettes de 10 à 15 tonneaux, leur permettant de faire la pêche un peu partout dans le Golfe du Saint-Laurent16. De 1817 à 1819, la majorité des embarcations sont construites à Miquelon et les autres à Saint-Pierre. Par exemple, en 1823, sur 17 goélettes armées à Miquelon, huit proviennent des chantiers miquelonnais. Toutefois, en 1829, deux goélettes de Miquelon proviennent des Îles-de-la-Madeleine. Cette tradition de construction navale se maintient, puisqu’en 1833, 22 des 23 goélettes en opération sont de construction locale17.
8 Les deux sources d’archives privilégiées pour cette étude sont les matricules des habitants et les registres paroissiaux. Le dépouillement de ces deux sources a permis d’en tirer de nombreuses données, mais a également fait ressortir certaines lacunes, surtout pour les matricules des habitants. C’est ce qui explique que nous les abordons séparément dans notre analyse, même si, à l’occasion, surtout en notes de fin de document, nous référons le lecteur aux données de ces deux sources. Cela permet de compléter ou de comparer certains résultats. Quoique la période couverte par les registres paroissiaux de l’état civil soit plus courte, les données en découlant s’avèrent plus complètes et donc plus fiables.
9 Bertho explique que les « rôles et registres matricules sont les documents de base qui doivent dès lors permettre la levée des matelots pour le service sur les bateaux du roi en temps de guerre »18. Dans le cas de Miquelon, on parle de cinq listes compilées sur des séquences de quelques années, avec une tendance vers des laps de temps plus courts19.
10 Par exemple, le premier matricule s’étend sur une période de six ans alors que le dernier se limite à deux ans. Le premier matricule (1816-22) se compose de trois listes; la première en est une de douze fonctionnaires, la deuxième comprend les noms de 320 habitants arrivés de juin à octobre 1816 et la troisième mentionne les naissances survenues entre le 1 er octobre 1816 et le 25 juin 1822, soit 88 cas. Toutefois, nos propres calculs, effectués à partir des données des registres paroissiaux, donnent un total de 95 naissances, donc sept de plus. Notons qu’il y a ici matière à débat au sujet du nombre total d’habitants puisque Michel Poirier parle plutôt de 280 personnes au lieu de 32020.
11 Le deuxième matricule (1823-28), lui, n’a que deux parties. La première est un recensement comportant des mises à jour occasion-nelles sur la composition des familles, mais pas pour les propriétés. La deuxième partie, pour sa part, est un portrait de la population en 1826, avec une mise à jour régulière jusqu’en 1827-28. On retrouve donc les noms de famille, les prénoms, le lieu de naissance, le numéro de département français pour ceux et celles nés en France, ou encore mention de la province canadienne de naissance ou d’un autre pays si c’est le cas. Viennent ensuite la date de naissance et la profession ou occupation économique.
12 Quant au troisième matricule (1842-45), il comporte des rajouts et des suppressions de 1843 à 184521. Les informations qu’on y retrouve s’apparentent de près à celles compilées dans les matricules précédents. Précisons cependant une information exclusive à ce matricule; on y trouve des appréciations d’un fonctionnaire appelé chargé de service. C’est sensiblement le même cursus de données apparaissant aux matricules de 1845-4722 et de 1848-4923.
13 Tel qu’évoqué plus haut, l’île de Miquelon est administrée par un certain nombre de fonctionnaires venant de France et dont la longueur des séjours peut varier. Ainsi, selon le matricule 1816-22, on compte une douzaine d’entre eux désignés comme « administrateurs et autres entretenus », incluant un commissaire de 1 re classe, un chargé de service de l’île, deux chirurgiens de 3 e classe, un chirurgien de 2 e classe, sept soldats-ouvriers d’artillerie de Marine, un garçon-distributeur et un boulanger du roi. En 1823-28, ces fonctionnaires ne sont plus que neuf, dont cinq gendarmes, deux commis de Marine de 1 re classe et un chirurgien de 2 e classe. Deux de ces hommes, le commis de Marine Pierre Bouhet et le chirurgien Henry Fitzgerald, ont des familles avec eux. Quoiqu’il n’y ait pas de catégorie pour ces gens-là en 1842-45, ils réapparaissent en 1845-47 avec deux chirurgiens de Marine, trois gendarmes et deux gendarmes-chefs de poste. À eux s’ajoutent quatre ecclésiastiques. Finalement, en 1848-49 on dénombre une quinzaine de personnes cumulant une fonction quelconque, soit dix civils et cinq ecclésiastiques (trois prêtres et deux religieuses).
14 Dans cette section, il y aurait bien sûr lieu d’effectuer de nombreux rapprochements avec les populations acadiennes, françaises et terre-neuviennes24 vivant en contexte maritime. Par exemple, à titre comparatif avec un autre milieu insulaire francophone de l’Atlantique français, l’île d’Ouessant, à l’entrée de la Manche, compte 1950 habitants en 177225. À l’entrée même du Golfe du Saint-Laurent durant la période à l’étude, des Acadiens du Cap-Breton émigrent sur la côte ouest de Terre-Neuve et en 1849, une partie des Acadiens des Îles-dela-Madeleine arrivent à la baie Saint-Georges de Terre-Neuve. Ils suivent des contingents de 54 colons en 1830 et de 25 familles en 183826. On sait aussi qu’en 1773, huit familles acadiennes en provenance de Miquelon arrivent aux Îles-de-la-Madeleine, dont les Vigneau, Sire (Cyr), Leblanc, Bourg, Thériault et Hébert27. En 1831, il y avait 1057 personnes aux Îles-de-la-Madeleine et à peine 250 habitants sur la Basse-Côte-Nord du Québec28.
15 Le tableau 1 montre une croissance constante du nombre de personnes apparaissant sur les matricules des habitants de Miquelon entre 1816 et 1849, puisqu’il passe de 403 à 591. Mais ces chiffres exigent une mise en contexte importante. En effet, étant donné le modèle de compilation qu’offrent les listes matricules, on ne peut pas parler ici de véritables recensements. Il s’agit plutôt de listes des personnes se trouvant sur le territoire de manière constante ou non, durant une période donnée. Afin de pallier à ces lacunes, du moins partiellement, nous avons privilégié un décompte individuel des noms apparaissant sur chaque matricule. Durant ces laps de temps, il y a donc des gens qui naissent29, qui meurent30 ou qui partent31. On note entre autres une chute importante du nombre de personnes sur place entre l’époque de la réoccupation (1816-22) et l’augmentation substantielle du milieu des années 1840. Mais encore là, en raison des lacunes documentaires stipulées sur les matricules, nos résultats doivent être abordés avec circonspection. D’abord, si l’on cherche à comprendre la chute du nombre de personnes sur place entre 1823 et 1845, deux facteurs peuvent l’expliquer. En premier lieu, entre 1816 et 1822, on enregistre 59 départs et 33 décès pour un total de 92 pertes, contre 88 à 95 naissances. En deuxième lieu, pour les matricules 1823-28 et 1842-45, il y a plusieurs absences occasionnées par la perte de documents. Par exemple, pour le matricule 1842-45, on note que pour au moins cinq familles, il y a absence des noms de plusieurs enfants. On peut toutefois présumer que ces derniers réapparaissent peut-être sur les deux matricules suiv-ants (1845-47 et 1848-49). Les départs peuvent s’expliquer par le transfert de fonctionnaires ou encore par la déception de colons s’attendant à mieux. Dans ses travaux, Michel Poirier présente des chiffres encore plus conservateurs que les nôtres. Ainsi, il estime qu’en 1817, sur un total de 453 arrivants, 173 sont à Saint-Pierre et 280 à Miquelon32. Il estime également que de 1820 à 1848, la population de l’archipel passe de 800 à 2130, sans toutefois départager Saint-Pierre de Miquelon33.
16 Suite à ces observations méthodologiques, il est permis de conclure que nos chiffres relatifs à l’évaluation de la population totale de Miquelon demeurent incomplets. Il n’empêche que le nombre de personnes mentionnées entre le premier et le dernier matricule connait une hausse de 188 ou 32%. C’est une population coloniale en construction, ce qui peut expliquer un léger surplus d’hommes, puisque ces derniers constituent toujours un peu plus de 51% de la population34. Cela expliquerait, du moins en partie, que l’âge au mariage soit plus élevé chez les hommes que chez les femmes. Les hommes doivent attendre plus longtemps pour trouver une conjointe et de plus, certains d’entre eux doivent parfois patienter avant de lancer leur propre unité de production et en même temps envisager de fonder leur propre famille.
17 Si l’on s’intéresse à dresser une pyramide d’âges à l’aide des données du premier matricule seulement (1816-22), l’on travaille avec un total de 303 mentions d’âge au total, dont 176 pour les hommes et 126 pour les femmes35. Par exemple, chez les 0 à 10 ans, on compte 67 personnes (22% du total) et le même nombre chez les 11 à 20 ans (22%). Ceci signifie que 44% de ce groupe de 303 personnes est âgé de 0 à 20 ans, ce qui en fait une population plutôt jeune. Finalement, chez les 51 ans et plus, soit 29 personnes, ce groupe constitue 9,5% du total.
18 Le tableau 2, pour sa part, démontre que cette population est très majoritairement native de Miquelon, passant de 57% en 1816-22 à 78% en 1848-49. N’oublions pas qu’un bon nombre des naissances survenues en France proviennent de parents anciennement colons de Miquelon et qui retournent dans la colonie. Le lieu de naissance n’est toutefois pas forcément mentionné pour toutes les personnes figurant sur les listes-matricules.
19 En ce qui a trait aux occupations économiques des habitants entre 1823 et 1849, le tableau 3 confirme qu’au moins 85% des hommes pour lesquels on en mentionne une pratiquent la pêche. À ce tableau peuvent s’ajouter les occupations de constructeurs de navires (deux constructeurs, en 1842-45 et 1848-49), pilotes, cultivateurs, négociants ou encore calfats de navire. Il ne faut pas non plus s’étonner que les possessions matérielles des habitants se composent en bonne partie d’outils de production pour la pêche. Également, le tableau 4 nous apprend que le nombre de maisons se chiffre à 64 en 1848-49 et on compte 86 jardins en 1823-28. Le nombre de graves lui, se maintient autour de la cinquantaine36. C’est là que se trouvent aussi les salines et chafauds. Finalement, le nombre d’embarcations se subdivise en six catégories : les goélettes37, les chaloupes, les warys, les canots, les barquettes et les pirogues. Mais les lacunes des sources empêchent de statuer sur l’évolution réelle des possessions des habitants. À la limite, on peut toujours dire que le nombre de goélettes s’est maintenue entre 7 et 13 durant la période à l’étude, contre 4 à 12 pour les chaloupes. Bien que le nombre de warys se soit élevé à 60 en 1823-28, on tombe dans l’inconnu par la suite. Ici et là surgissent d’autres types d’embarcations telles les canots (5 en 1823-28), les barquettes (13 en 1823-28) ou encore les pirogues, dont le nombre passe de 3 à 19 entre 1842 et 1849.
20 Rappelons que le matricule de 1823-28 est le seul présentant un décompte des animaux. Ainsi, sur un total de 310, on note 209 moutons (67% du total), 42 vaches (13%) et 31 veaux (10%). À cela s’ajoutent 5 taureaux, 5 bœufs, 14 chèvres, 3 chevaux et un poulain38. Deux autres phénomènes attirent notre attention pour les matricules de 1842-45, 1845-47 et 1848-49. Il s’agit d’abord du partage des biens et ensuite de la cohabitation parfois assez élargie39. Le phénomène du partage des biens est plutôt évident en ce qui a trait aux embarcations, puisque plusieurs d’entre elles sont montées par au moins deux copropriétaires40. Mais cette réalité s’applique aussi à d’autres types de possessions, du moins pour le matricule de 1823-28. Tenons-nous-en à seulement quelques exemples révélateurs : Louis-François Briand (II) partage un wary avec son beau-frère Benjamin Vigneau, la veuve Benoni Briand partage une maison, un jardin et une barquette avec son fils, Jacques-Pierre, Jean Durand détient la moitié d’une goélette qui se trouve alors en France, Emmanuel Gautier loge chez son père et possède une part dans une goélette, Joseph Vigneau possède la moitié d’une goélette et de deux warys avec Pierre Petitpas, Joseph Rio détient la moitié des embarcations et des bestiaux de son beau-père, Pierre Vigneau, et finalement, Étienne Vigneau loge chez son gendre Louis Poirier. Il partage avec celui-ci la maison, des bestiaux et quelques bâtiments.
21 Comme dans toute analyse démographique pour cette époque, l’on se doit de se pencher sur le profil de certaines grandes familles. Quelques-unes se démarquent; selon le matricule de 1823-28, le couple de Pierre Poirier et Jeanne Renée Ailo ont onze enfants, dont Jean-Pierre, 23 ans et pêcheur, de même que Louise, 20 ans, qui a épousé Pierre Coste. Quant à Joséphine, 18 ans, elle est « en condition chez M. Bouhet », ce qui signifie sans doute qu’elle y travaille à titre de domestique41. Il semble cependant que le couple Poirier-Ailo ait les ressources pour soutenir cette famille nombreuse. D’abord, l’aspect alimentaire bénéficie des récoltes de quatre jardins et du lait de deux vaches. Quant aux outils de production pour la pêche, ils comprennent une grave, une saline, une chaloupe et deux warys. Là où la situation peut s’avérer plus difficile est dans l’apport en main-d’œuvre. Effectivement, à l’exception de Jean-Pierre, les autres fils sont Abel et Eugène, âgés respectivement de 10 et 9 ans seulement.
22 Sur cette même liste de familles nombreuses, on peut inclure le couple Étienne Coste et Catherine-Adélaïde Anouet, qui ont dix enfants mais dont deux sont décédés en 1827, Zélia et Jean-Alfred. Ces derniers ne sont alors âgés que de 14 et 2 ans respectivement. Étant donné qu’ils décèdent tous deux à seulement six jours d’intervalle en septembre, on peut présumer qu’ils furent victimes d’une maladie contagieuse42. La subsistance alimentaire est ici en bonne partie four-nie par trois jardins, quatre vaches et six moutons. Les outils de production, eux, comportent une saline, une chaloupe et deux warys. En termes de main-d’œuvre, cette famille est mieux positionnée que le couple précédent puisqu’elle compte quatre fils déjà qualifiés de pêcheurs : François-Alexandre, Léon, Édouard et Joseph. Cependant, étant donné que François-Alexandre (21 ans) vient tout juste de se marier (1827), il est probable qu’il finisse par créer sa propre unité de production. Notre troisième famille, celle de Joseph Cormier et Jacquette Letouse, compte, elle aussi, dix enfants, mais incluant neuf garçons! Les six plus vieux sont âgés de 8 à 19 ans, assurant ainsi un pool de main-d’œuvre fort intéressant pour opérer une barquette et deux warys.
23 Sur le matricule de 1842-45, la famille la plus nombreuse est celle de Bonaventure Leloche et Jeanne-Angélique Iriard avec 14 enfants nés entre 1803 et 1843 et dont deux sont mariés et un décédé. L’aide pour l’entreprise de pêche ne peut venir que de trois fils — Gratien (25 ans), Joseph-René (21 ans) et Alfred-François (10 ans). Le sort a voulu que Jean-Alphonse décède à 20 ans. Toutefois, quatre autres garçons plus jeunes pourront éventuellement contribuer aux activités de pêche. Quant au couple Alexandre Michel et Henriette Boudrot, leur famille de onze enfants se compose de sept fils, dont trois âgés de 12 à 17 ans. Le rythme des naissances est d’un enfant aux deux ans de 1823 à 1843. Finalement, sur le matricule de 1845-47, ces deux mêmes familles dominent encore le classement pour le nombre d’enfants avec chacune 12. Sur le matricule de 1848-49, le couple Michel-Boudrot se hisse en tête de liste avec 13 enfants dont neuf fils.
24 En jumelant les données des matricules et des registres paroissiaux, nous avons isolé 22 couples ayant donné naissance à au moins sept enfants entre 1801 et 1849. Pour ces couples, la durée moyenne de la période de procréation était de 17 ans. Le nombre total de naissances atteint 213, ce qui représente 9,6 par couple en moyenne. Le taux de mortalité infantile (21) se situe à 0,9 par famille. On dénote aussi cinq paires de jumeaux. Ainsi, de 1819 à 1845, le couple Bonaventure Leloche et Jeanne Angélique Iriard donne naissance à 17 enfants — un à tous les 17 mois en moyenne. La moyenne de temps d’attente entre deux naissances pour le groupe est toutefois de 20 mois environ. C’est le même qu’à Ouessant en France au XVIIIe siècle43 . Pour les sept principaux couples de cet échantillon de 22, voir le tableau 5.
25 Le phénomène du veuvage a dernièrement attiré l’attention des chercheurs et cette recherche ne fait pas exception. Alain Cabantous est d’avis qu’en milieu maritime, « les femmes tiennent un rôle fondamental dans le maintien de la cohésion familiale ou communautaire... Elles sont des femmes de l’attente, mais plus encore celles de la solitude, du plus long veuvage... Il faut nourrir la famille, travailler sur les grèves, pêcher aux cordes, vendre le poisson, cultiver les champs »44. Selon le matricule de 1816-22 à Miquelon, le nombre de veuves se chiffre à onze, quoiqu’il demeure difficile de confirmer combien vivent en cohabitation. Leur âge moyen est de 55 ans. Le nombre total de personnes en veuvage augmente à quinze selon le matricule de 1823-28, dont quatre veufs. L’âge moyen du groupe atteint maintenant 59 ans avant de chuter à 51 ans sur le matricule de 1842-45. Il y aura également quinze personnes en veuvage selon le matricule 1845-47.
26 Bien entendu, chaque situation de veuvage a sa propre histoire, bien qu’il soit possible d’en tirer des similitudes. Par exemple, selon le matricule de 1816-22, une grande tragédie frappe Anne Benoit, devenue veuve à 40 ans. D’un seul coup, le 3 juin 1821, elle perd son mari, Joseph Vigneau (44 ans), et ses trois fils, qui disparaissent lors d’une sortie de pêche en canot. Les fils, Alexandre, Édouard et Léon-Sébastien, sont respectivement âgés de 15, 12 et 10 ans. Anne reste donc seule avec ses deux filles en bas âge, Adèle-Virginie (5 ans) et Eulalie (1 an). Une autre jeune veuve, Marie Sire (veuve Chiasson), 38 ans, abandonne Miquelon en octobre 1816 pour passer « sur les possessions anglaises », en compagnie de sa sœur Madeleine Diore (40 ans). Une deuxième veuve décide de partir — Anne Hébert (veuve Boudrot), 51 ans, qui, en octobre 1823, passe en France en laissant sa propriété à Jean Coste (II).
27 En contrepartie, certaines veuves écoulent des jours paisibles à la tête d’unités de production familiale plutôt prospères. Ainsi, Madeleine Hébert (veuve Coste), née à Boston, est âgée de 64 ans et propriétaire d’une maison, cultive trois jardins et exploite un établissement de pêche avec l’aide de ses quatre fils âgés de 30 ans ou plus. À la maison, pour accomplir les tâches domestiques et s’occuper des jardins, la veuve peut compter sur sa fille célibataire Madeleine (38 ans). Un scénario assez similaire est celui de Clarisse Poirier (veuve François Coste), née à Nantes et âgée de seulement 37 ans. Toutefois, contrairement aux cas précédents, elle se remarie en novembre 1845 avec Benjamin Coste, 53 ans. Le couple est alors en mesure de profiter de l’exploitation d’une grave et d’une goélette, la Marie Clarisse. Clarisse a donné naissance à neuf enfants durant son premier mariage, dont six fils. Selon le matricule 1848-49, trois de ces fils sont âgés entre 16 et 18 ans et deux filles, Claire Adélaïde (20 ans) et Rose-Angèle (18 ans), sont en me-sure d’assister leur mère.
28 Tout à l’opposé du scénario précédent, Agathe Blanchard (veuve Poirier), née à Louisbourg, est âgée de 82 ans! Elle loge chez son fils Jean Poirier, 56 ans, mais voilà que ce dernier décède à Saint-Pierre en octobre 1824. Cette famille semble alors amorcer un douloureux processus de dislocation, puisqu’un autre fils, Hypolite (29 ans), est hospitalisé à Saint-Pierre depuis un an et qu’Adolphe (19 ans) meurt à Codroy (Terre-Neuve) en mai 1828. Une petite-fille, Clarisse Poirier, semble bien n’être âgée que de 13 ou 14 ans lorsqu’elle épouse Alexandre F. Coste en 1827. En bout de ligne, Agathe se retrouve théoriquement seule avec son petit-fils Prudent, 11 ans, à moins que les deux soient accueillis par le couple de Clarisse et Alexandre. Finalement, du côté des veufs, Emmanuel Gautier peut se compter chanceux dans les circonstances. Né à Port Louis en France, il est âgé de 46 ans au moment du décès de son épouse, Marguerite Mouton, en août 1847, à l’âge de 50 ans. Le couple a alors neuf enfants, dont un, Eugène, est décédé en 1839 à l’âge de 15 ans. Mais la maisonnée compte toujours sur au moins quatre fils âgés de 14 à 23 ans.
29 Afin d’éviter toute confusion dans l’usage des deux sources exploitées dans ce travail (les matricules et les registres paroissiaux), nous avons estimé plus prudent de ne pas les croiser, à l’exception de quelques références en notes de fin de document dans la section sur les matricules. Est-il utile de rappeler que depuis les années 1960 au moins, les registres paroissiaux se veulent être une source incontournable de l’histoire démographique et sociale. À compter de cette époque, les données chiffrées ont pesé de plus en plus lourd dans les paramètres d’analyse de certains phénomènes historiographiques. C’est ainsi que la compilation des données provenant de la cueillette des actes de naissance, de mariages et de décès alimentent encore plusieurs recherches. Dans le cadre de cette recherche, les registres de Miquelon auxquels nous avons accès ne couvrent cependant que la période 1816-1830.
30 Le nombre total des naissances se chiffre à 223, soit une moyenne de 15 par année. Le nombre de filles est de 119 (53%) et de garçons, 104 (46%). Il ne semble pas y avoir de tendances concentrées à certains moments de l’année pour les naissances puisqu’on en enregistre 29 en mai, 27 en août, 26 en septembre et 22 en décembre. Cependant, un signe indubitable du milieu maritime, 20% des naissances et baptêmes se déroulent en l’absence du père, parti en pêche ou pour couper du bois à Terre-Neuve. Par exemple, en novembre 1820, Louise Gene-viève Cormier donne naissance à des jumeaux alors que son mari, François Mouton, est sur la côte de Terre-Neuve. Mais le sort fait qu’un des deux enfants est déjà mort au moment de sortir du sein de sa mère. Jeanne Vincent Laurent est plus chanceuse puisque ses jumeaux survivent tous les deux lors de leur naissance le 5 septembre 1830 mais ici aussi le père, Louis-François Briand, est en pêche sur la goélette les Quatre Sœurs. Également, de mai à août 1828, huit enfants de Miquelon naissent en l’absence du père.
31 Pour les mariages, la période 1816-1830 des registres paroissiaux de l’état civil en mentionne 52, dont 34 (65%) ayant lieu entre octobre et janvier45, période creuse pour la pêche. Les années 1818 à 1820 rassemblent 27 unions, c’est-à-dire 52% du total pour toute la période. L’âge au mariage est mentionné 50 fois du côté des hommes et 47 fois du côté des femmes. Il se situe dans des moyennes de 30,2 ans pour les premiers et de 25 ans pour les deuxièmes46. Certains actes de mariages nous informent sur des aspects d’histoires familiales parfois fort intéressantes. Par exemple, il arrive fréquemment qu’un ou les deux conjoints soient nés en France ou que leurs parents y soient décédés. Ainsi, le 5 janvier 1818, Louis Charlot épouse Julie-Marie Gaspard. Charlot, 40 ans, est né à Versailles en 1777. À Miquelon, il est ouvrier d’artillerie de Marine et boulanger du roi. Sa nouvelle épouse, Julie- Marie Gaspard, est veuve de Joseph Recto, marin noyé sur le navire le Jeune Alexandre (La Rochelle) le 13 novembre 1816. Ce naufrage survint sur les côtes de Bayonne. Les pièces justificatives présentées au moment du mariage incluent des actes de naissance, le congé de réforme du premier bataillon de gendarmerie de réserve de Louis (5 août 1815) et la permission écrite de se marier qui lui est accordée par le commissaire de Marine et chargé en chef du service de Miquelon47. Toujours en 1818, au moment du mariage entre Bonaventure Loloche et Jeanne-Angélique Hiriard, cette dernière n’est âgée que de 15 ans 8 mois et son mari de 25 ans. Elle est née à Bordeaux et ses deux parents sont décédés, dont son père, Bertrand, en octobre 1817. C’est donc l’oncle maternel de la jeune épouse, Jérôme Mouton, qui doit accorder son consentement. On peut présumer qu’il était tuteur de la jeune fille durant l’année s’étant écoulée depuis le décès de son père48.
32 Une autre femme ayant perdu ses deux parents, cette fois à l’occasion d’une catastrophe maritime, est Lucie Poirier (29 ans). Au moment de son union avec Jean Coste (38 ans et né à La Rochelle), on apprend que les père et mère de Lucie, Louis Poirier et Jeanne Dharoquie, moururent à huit ans d’intervalle. Louis décède lors d’un naufrage en 1808 et Jeanne meurt sur le navire du roi, la Balance, en mars 181649. Encore en 1818, Joseph Vigneau a pratiquement 20 ans de plus que sa deuxième épouse, Geneviève Rose Girardin, au moment de l’épouser. Bien que Joseph soit né à La Rochelle en 1768, ses père et mère, de même que sa première épouse, Charlotte Gautier, décèdent tous trois au Port-Louis50. L’histoire familiale derrière l’union entre Jacques Poirier (72 ans) et Rosalie Vigneau (48 ans) est toute aussi pleine de rebondissements tragiques. Poirier est « natif de l’Acadie, ancienne colonie française de l’Amérique septentrionale » et son père Claude meurt à Miquelon juste avant la conquête anglaise de 1793. Sa mère, pour sa part, décède au Canada mais sans que l’on sache où exactement. La première épouse de Jacques, Marguerite Bourgeois, disparait dans un naufrage sur la côte de Jersey durant la nuit du 21 au 22 mai 1816, possiblement sur un navire la ramenant à Miquelon pour la ré-occupation définitive par la France. Quant à Rosalie Vigneau, son père, Joseph, décède en Angleterre et sa mère à Bordeaux. À noter que Rosalie en est à son troisième mariage puisqu’elle avait déjà été veuve de Jean-Baptiste Petitpas et de Bertrand Briand51.
33 Un autre Acadien d’origine, Jean Benoni Chiasson (26 ans), peut se vanter d’occuper une position plutôt prestigieuse au moment de se marier en novembre 1819. Né à Miquelon, il est devenu capitaine au long cours et commande alors sur le brick de commerce la Manotta, mouillée dans le barachois de Saint-Pierre. Ce navire appartient à un armateur de Port-Louis, monsieur Leflock. Pourtant, Jean Benoni a probablement vécu une partie de sa jeunesse à Quimper, puisque son père, Joseph, y décède en 1810, et ensuite au Port-Louis, où réside sa mère, Anne Vigneau. Le vécu de sa nouvelle épouse, Anne Joséphine Labbé (18 ans), est également marqué par la perte de ses parents, puisque son père, Joseph, meurt en 1813, alors emprisonné à Plymouth en Angleterre, et sa mère, Charlotte Hébert, décède à Port-Louis en septembre 1807. Au moment du mariage, Anne Joséphine est « domiciliée » dans la maison de sa tante à Miquelon, la veuve de Jacques Vigneau52.
34 Certaines unions laissent appréhender un départ de Miquelon pour l’épouse ou, à tout le moins, des séparations périodiques du mari. Par exemple, en septembre 1819, Barbe Marguerite Detchevery (29 ans) épouse Jean Jacques François Roustan (35 ans), né à Saint- Nazaire. Ce dernier est maitre d’équipage à bord de la gabare du roi l’Expédition, alors en rade à Saint-Pierre. Il est difficile à dire depuis combien de temps les nouveaux époux se connaissent mais du côté des parents de l’épouse, sans doute sont-ils satisfaits que leur fille ait enfin trouvé preneur et, qui plus est, qu’il occupe une fonction fort respectable dans le contexte insulaire de Miquelon. Les occasions de promotion sociale y sont plutôt limitées53. Le même jour, Angélique Giffard épouse, elle aussi, un homme en service, ou plutôt en retraite militaire. Il s’agit de Jean-Louis Marguerite Delvale, ex-ouvrier militaire en garnison à Saint-Pierre-et-Miquelon, natif du Finistère, demeurant maintenant à Miquelon. Giffard (24 ans), elle, est née dans une colonie anglaise et son père, Jean, est forgeron à Miquelon54.
35 Finalement, la composition familiale de l’union entre Alexis Floury et Apoline Dorothée Gautier est fort révélatrice de ce réseau de parentèle transatlantique entre Miquelon et certains ports de France. Cette union renforcie également la notion voulant que l’on cherche parfois à conclure des unions à l’extérieur du monde des pêches. Ainsi, Floury (34 ans) est officier marin natif d’Ille-et-Vilaine, demeurant ordinairement à Saint-Servan et fils de feu Guillaume, négociant de son vivant. Il est probable que ce Floury a créé une impression favorable auprès de P. A. Vigneau et d’A. Gautier, tous deux officiers marins, « demeurant ordinairement » au Port-Louis et à Saint-Servan. Le premier est oncle maternel de l’épouse et le deuxième son oncle paternel. Le père de la mariée, Joseph Gautier, est pêcheur et a peut-être vu une belle opportunité pour sa fille d’accéder à un mode de vie moins exigeant que la pêche55.
36 Finalement, le dépouillement des actes de décès révèle qu’il en survient 90 entre 1816 et 1830, dont 38 (42%) touchent des enfants de 0 à 10 ans. Au moins 29 (32%) décèdent avant de franchir le cap de leur première année56. Qui plus est, à Ouessant entre 1734 et 1792 surviennent 2074 décès, soit une moyenne annuelle de 36. Ces chiffres s’apparentent à ceux de Miquelon, même s’ils s’appliquent au siècle précédent pour Ouessant. À noter que 20% des mortalités masculines et 15% des décès féminins surviennent avant l’âge d’un an. Patricia Thornton est d’avis que la mortalité infantile semble plus élevée à Belle Isle que dans d’autres sociétés coloniales telles la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre. Quoique ces chiffres semblent plus élevés que ceux avancés par l’historiographie, il n’en demeure pas moins qu’à la veille de la Conquête de la Nouvelle-France en 1760, « un enfant sur deux meurt avant d’avoir atteint l’âge d’un an »57. Pour revenir à Miquelon, chez les 15 à 50 ans, la force vive de travail, on rapporte 34 décès, soit 37% du total; 17 sont âgés de 51 ans ou plus, soit 19%. Les accidents maritimes fauchent un bon nombre des victimes dans la tranche des 15 à 50 ans. Sans doute un pêcheur-engagé saisonnier, Bertrand Daguire (20 ans), natif de Saint-Jean-de-Luz, meurt alors qu’il est de l’équipage de la chaloupe l’Élisa58. Il est fort possible que ce soit le même scénario pour Louis Liard (18 ans), né dans le Département des Côtes-du-Nord, qui meurt dans la maison de l’habitant-pêcheur Emmanuel Gautier en janvier 182759. Chez les plus âgés, Louis Geoffroy (50 ans) est natif de Genets, près de Granville, et perd la vie au Grand Barachois de Miquelon. Il semble alors faire partie d’un équipage de chaloupe avec Victor Martin (26 ans) et François Lefrène (22 ans). Étant donné l’âge relativement avancé de Geoffroy, il était probablement maitre de chaloupe60. Finalement, un jeune Acadien, Adolphe Poirier (23 ans), meurt aussi en pêche à Codroy (Terre-Neuve). Il est né à Nantes et complète l’équipage de la chaloupe la Marie Catherine avec Léon Coste (25 ans), patron de l’embarcation, et Félix Lazard (21 ans)61. À côté de ces morts tragiques de jeunes hommes en mer se profilent des cas comme celui de l’habitant-cultivateur Jean Durand (65 ans) qui meurt sur sa ferme au Grand Barachois de Miquelon en février 182962.
37 Mais quelques chanceux et chanceuses vivent jusqu’à des âges plutôt avancés pour l’époque. Ainsi, en 1830 surviennent quatre décès de personnes âgées respectivement de 71, 75, 82 et 88 ans : Pierre Guyon, Anastasie Hébert, Geneviève Thériault et Agathe Blanchard. Cette dernière était née à Louisbourg, Hébert en Caroline et Thériault à la Baie Française. Ces femmes auraient donc pu toutes être victimes de la Déportation de 1755-1763, puisque toutes sont nées entre 1742 et 1759! Si l’on souhaite camper ces données dans l’historiographie, on peut se référer aux recherches de Nadine Ouellette et al. Cette dernière démontre qu’en Suède « l’âge modal au décès aurait oscillé autour de 72 ans pour les femmes et 69 ans pour les hommes... entre 1751 et 1875 »63. Au Québec ou en Nouvelle-France, cette même chercheuse avance que les hommes mariés vivent en moyenne jusqu’à 70,4 ans et les femmes jusqu’à 73 ans entre 1740 et 1754. Mais chez ces dernières, l’espérance de vie grimpe à 76 ans entre 1785 et 1799, alors qu’elle se situe à 74 ans chez les hommes64.
38 Bien que cette recherche ne dise pas tout sur la population de Miquelon durant la première moitié du 19 e siècle, il est néanmoins possible d’en tirer certaines observations sommaires. Rappelons que l’objectif de départ visait à dresser un bref profil démographique d’une société de pêcheurs francophones pratiquement rattachée à la Péninsule de Burin à Terre-Neuve. Qui plus est, l’approche de recherche en micro histoire semble toujours faire des émules dans l’historiographie récente du Canada atlantique. Sans doute la spécificité fondamentale de cette population de Miquelon est qu’avec celle de Saint-Pierre, elle est la seule sous autorité française depuis le Traité de Paris de 1763. Et ce, en dépit des événements géopolitiques perturbateurs découlant des guerres d’empires entre 1778 et 1815.
39 Cette période de stabilité géopolitique débutant en 1816 permet donc de solidifier les assises coloniales françaises, à l’entrée même du Golfe du Saint-Laurent. Dans l’optique de compiler le plus de données possibles, ma recherche s’est appuyée sur deux sources incontournables pour l’époque : les matricules des habitants (1816-1849) et les registres paroissiaux de l’état civil (1816-1830). Qu’en est-il de mes résultats? D’abord, globalement, le nombre total de personnes apparaissant sur les matricules passe de 403 à 591 entre 1816 et 1849. Quoique ces progrès puissent sembler modestes, la mortalité en bas âge, les noyades de plusieurs hommes en pêche et l’émigration constituent des facteurs nuisant à la croissance mais demeurent des caractéristiques démographiques partagées avec les voisins terre-neuviens. Il serait d’ailleurs intéressant de mener une étude comparative plus poussée avec les établissements voisins de Burin et des communautés de la région de la baie de Fortune. De telles démarches permettraient peut-être de constater que Miquelon a transité plus rapidement vers le statut d’établissement de pêche plus stable et reposant davantage sur la famille.
40 Également, la population est très majoritairement native de Miquelon puisque de 57% en début de période, les natifs de l’île représentent 78% en 1849. Sans trop de surprise, au moins 85% de la population masculine est qualifiée d’habitants-pêcheurs. Chaque unité de production familiale possède au moins une maison, une ou des embarcations, des infrastructures d’apprêtage de poisson sur sa grave, un ou plusieurs jardins et des animaux.
41 Au sein de ces familles se manifeste de manière fort apparente des concepts de cohabitation et de partage des infrastructures de pêche et des moyens de subsistance. Comme dans plusieurs communautés maritimes, le nombre de veuves est plutôt élevé en proportion de la population totale mais la grande majorité d’entre elles s’en tirent plutôt bien.
42 Finalement, l’analyse d’un certain nombre de micro-données des registres paroissiaux de l’état civil révèle qu’entre 1816 et 1830, dans 20% des cas, le père est absent en mer au moment de la naissance d’un de ses enfants. Également, mes observations d’un groupe de 22 couples constituant les familles les plus nombreuses de Miquelon à l’époque révèlent un rythme d’une naissance à chaque 17 à 20 mois et une moyenne de 9,6 enfants par famille. Du côté de la mortalité infantile, mais ici pour la totalité des couples, 32% des enfants décèdent avant d’avoir atteint l’âge d’un an. Également, les accidents maritimes fauchent un bon nombre de jeunes adultes dans la tranche des 15 à 50 ans.
43 Il est à souhaiter que d’autres chercheurs s’intéresseront à mener une analyse démographique de l’archipel pour la deuxième moitié du XIX e siècle, et ce, en privilégiant aussi une approche micro historique. Cette approche s’avère réaliste en vertu de la petite population habitant l’archipel et on en apprend ainsi davantage sur les parcours individuels des familles et les choix qu’elles effectuent pour maintenir leurs activités de pêche à flot!