L’étude du sort des réfugiés des colonies françaises d’Amérique après la Guerre de Sept Ans a déjà fait l’objet de recherches fondamentales pour mieux saisir les similarités et les particularités de centaines d’individus. Cependant, on en connaît moins sur les réalités vécues par les réfugiés en provenance des îles Saint-Pierre et Miquelon ; rappelons que ces derniers ont souffert deux conquêtes durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, soit en 1778 et en 1791. Notre recherche a mené au dépouillement de 43 dossiers de la série E (dossiers personnels) conservés par le ministère de la Marine et des Colonies en France. Ces réfugiés bénéficiaient du système royal de la solde de subsistance, mais les dossiers nous apprennent que bon nombre d’entre eux ne se contentaient pas de la solde, et ils nous donnent également des informations sur d’autres personnes. Aux fins de cette étude, les solliciteurs que l’on rencontre dans ces dossiers ont été divisés en quatre catégories : les officiers militaires et subalternes, les fonctionnaires royaux, les habitants exerçant des charges publiques et enfin les familles de réfugiés, dont les demandeurs comptaient plusieurs femmes.
1 L’étude du sort des réfugiés des colonies françaises d’Amérique après la Guerre de Sept Ans a déjà fait l’objet de recherches fondamentales pour mieux saisir les similarités et les particularités de centaines d’individus. On pense surtout aux travaux de Jean-François Mouhot (2009), de Christopher Hudson (2012) et de Robert Larin (2006, 2014). Cependant, on en sait moins sur les réalités vécues par les réfugiés en provenance des îles Saint-Pierre et Miquelon. Rappelons que ces derniers ont subi deux conquêtes durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, en 1778 et 1791, et qu’ils ont eux aussi bénéficié du système royal de la solde de subsistance1. Mais ce que ces dossiers nous apprennent également, c’est qu’un bon nombre d’entre eux ne se contentaient pas de la solde.
2 Cette recherche a mené au dépouillement de 43 dossiers de la série E (dossiers personnels) conservés par le ministère de la Marine et des Colonies2. Mais il est important de signaler que ces dossiers vont au-delà du simple cas de 43 individus, car certains d’entre eux nous permettent d’en savoir davantage sur un grand nombre de personnes, surtout pour les familles réfugiées. Il est à noter que ce type de source est plutôt bien connu des historiens s’intéressant à l’Ancien Régime, ainsi que le démontrent les entrées du Dictionnaire biographique du Canada. Le corpus exploité pour cette recherche a mené à un exercice de répartition des individus en quatre catégories de demandeurs3. D’abord, les officiers militaires ayant servi à Saint-Pierre, les officiers de plume ou fonctionnaires royaux comme on les appelle après 1763, les habitants détenteurs d’une charge publique attribuée par le roi et, finalement, les familles réfugiées en France. Cette opération de catégorisation s’est avérée nécessaire puisqu’il est apparu que tous ne réclament pas la même chose. D’abord, les dossiers des militaires mettent nettement de l’avant leurs états de service et leur tendance à demander des promotions, des augmentations de salaire ou de traitement, des pensions et bien entendu, la fameuse croix de Saint-Louis,4 couronnement d’une carrière honorable au service du roi.5
3 Les membres du deuxième groupe, celui des fonctionnaires royaux ou professionnels, tentent eux aussi de gravir l’échelle des promotions et des salaires, en plus de formuler ponctuellement des demandes telles que des réclamations de dédommagement pour des dépenses personnelles. Les membres de la troisième catégorie, celle des habit-ants détenteurs de charges publiques, acheminent eux aussi d’innombrables demandes en tout genre au ministre de la Marine et des Colonies. D’abord emballés à l’idée de profiter de ce genre de reconnaissance pour se construire un capital de prestige social et le faire fructifier dans leurs affaires, ils s’engagent rapidement dans les engrenages du quémandage et ce, à toutes sortes d’égards. Ainsi, ils réclament de nouvelles charges afin d’accroître leurs revenus, sollicitent des dédommagements pour les pertes subies lors de l’un ou l’autre des deux sièges de l’île Royale (1744, 1758), tentent de se faire rembourser des dépenses douteuses qu’ils prétendent avoir consacrées au service du roi et, surtout, réclament eux aussi des pensions de retraite.
4 Enfin, dans le dernier groupe, les familles de réfugié.es dans les ports de France affichent elles aussi une similitude constante dans leurs demandes. Dans la plupart des cas, elles réclament l’obtention, l’augmentation ou encore la reprise des versements de la solde royale de subsistance. La correspondance que ces familles et individus acheminent aux hautes instances de la Marine est empreinte de misérabilisme et de références à leur loyauté supposément démontrée lors de la Guerre de Sept Ans. Ils espèrent également des dédommagements pour des pertes subies lors des affrontements entre empires, autant à Saint-Pierre et Miquelon qu’à l’île Royale.6
5 Quoique notre exercice de catégorisation des groupes de demandeurs et des demandes elles-mêmes ne soit pas définitif, il n’en demeure pas moins que la convergence de ces centaines de détails permet de tracer des profils ou des similitudes de parcours de tous ces individus ayant partagé à peu près le même sort. Notre approche adopte un caractère plutôt prosopographique puisque, ainsi que le formule Lalancette, elle per-met « d’amalgamer une quantité impressionnante de renseignements biographiques » (Lalancette 2015 : 8). À l’instar de Larin, notre recherche tente de « connaître et décrire la situation individuelle des prestataires », de la subsistance par exemple. Lui aussi privilégie une approche prosopographique et l’étude des cas particuliers (Larin 2014 : 115).
6 Cette première catégorie comporte huit cas d’officiers ayant servi durant des périodes de temps variables à Saint-Pierre et Miquelon.7 Ainsi que nous l’avons précisé plus haut, ces dossiers dressent la liste de leurs états de service, leurs demandes de promotions, leur rémunération et, pour certains, les réactions de la Marine à ces demandes. Quelques-uns connaissent de longues et fructueuses carrières, obtenant même la croix de Saint-Louis avec une pension8. Nommons les plus importants : Le Neuf de Beaubassin (BAC) affiche 42 ans de service, Julien Ambert Gannes du Mesnil (BAC), 28 ans de service et Louis-Benjamin de La Boucherie-Fromenteau (BAC), 22 ans. Pour ce qui est d’obtenir des promotions à Saint-Pierre, Gannes y sera lieutenant, capitaine, commandant par intérim et major9. La Boucherie-Fromenteau, lui, sert à titre de sous-lieutenant, lieutenant, capitaine et major. Sa carrière le conduit à l’île Royale, à Saint-Domingue, en Charente, en Louisiane et dans l’archipel, et tout cela entre 1744 et 1766. Chez les gradés subalternes, Louis Renaud et ses 18 ans de service le font simplement passer de soldat à garde-magasin à l’île Saint-Pierre en 1768 (Renaud, Louis, 1761–1765, BAC). Deux autres sont caporaux, soit Pierre Adrien (1784, BAC) et Dominique La Salle (1762–1779, BAC)10 dont la carrière s’étend de 1762 à 1779.
7 Chez les officiers militaires supérieurs, certains profitent des bonnes grâces de la Marine : en 1770 Beaubassin reçoit une pension de 200 livres et la subsistance royale pour ses six enfants ; Gannes obtient une gratification annuelle de 800 livres à compter de 1784, un brevet de major en 1789 et un traitement rétroactif de 2973 livres en 1790. Chez les gradés subalternes, Renaud se voit refuser une demande de demi-solde à titre de pension en 1776 ; Adrien bénéficie d’une gratification de 150 livres mais pas de pension ; alors que La Salle, infirme, touche une demi-solde de 9 livres par mois à titre de pension d’invalide de la Marine en 1793.
8 Céline Mélisson estime que la mission des officiers de plume affectés au Canada entre 1669 et 1765 « tient en quelques mots : paix, repos et abondance ». Mais les autres colonies d’Amérique française ont tout autant besoin de ce genre d’hommes. Selon elle, il y aurait eu 476 officiers de plume à évoluer dans ces colonies jusqu’en 1765, allant des intendants jusqu’aux commis. Quoique le parcours de ces subalternes soit plus difficile à analyser, l’usage des « dossiers personnels des archives de la Marine et des colonies » permet d’en apprendre davantage à ce sujet (Mélisson 2014 : 89–90). C’est au lendemain de la Guerre de Sept Ans que ce « corps » fait place à celui du fonctionnaire royal ou « officier d’administration ». Ce fut la réforme de Choiseul de mars 1765 qui mit « un point final à l’existence des officiers de plume de la Marine française » (Mélisson 2014 : 91).
9 Les sept cas de notre étude, répondant aux critères de cette catégorie, remplissent des fonctions administratives telles que commissaire, ordonnateur, écrivain de la Marine ou écrivain principal, receveur des droits à l’Amirauté, greffier, juge d’Amirauté ou de juridiction (civil et criminel), huissier, de même que chirurgien. Certains en exercent même plus d’une à la fois, comme c’est souvent l’usage sous l’Ancien Régime. Ce sont donc ces gens qui écrivent aux hautes instances de la Marine et les sollicitent fréquemment, pour des demandes de promotion, d’augmentation de salaire, de dédommagement, de pension, etc.11
10 Nous avons tout d’abord le cas de Beaudéduit, qui siégeait au Conseil supérieur de l’île Royale (1754–1758) ; il avait débuté sa carrière en 1739 et la poursuivit jusqu’en 1775 à Saint-Pierre, où il fut écrivain de la Marine, sous-commissaire et commissaire. C’est en 1776 qu’il reçoit une gratification de 750 livres (Beaudéduit, BAC)12.
11 L’un de ses contemporains, Jean-François Sabastier Guérin de Savigny (1765–1779, BAC), exerçait à Saint-Pierre entre 1765 et 1779 comme juge de la juridiction et de l’Amirauté. Ses demandes auprès de la Marine débutent dès la période 1765–1767, alors qu’il estime que son salaire annuel de 1200 livres est insuffisant. À tel point qu’il menace d’abandonner la colonie en 1768. Deux administrateurs supérieurs de Saint-Pierre appuient ses demandes, le gouverneur de L’Espérance et l’ordonnateur Beaudéduit. Étant donné que son salaire tarde à lui être versé depuis son arrivée dans l’archipel, il demande que l’on efface une dette accumulée de 1200 livres au magasin du roi. À cela s’ajoute une demande de 10 cordes de bois, que l’on paie pour l’entretien de l’édifice où il tient ses audiences et qu’on fournisse des vivres pour lui et son domestique. En 1769, il se plaint de devoir vendre des meubles et autres « effets » pour payer ses dettes. On peut donc comprendre qu’il demande de passer en France pour « arranger » ses affaires. Ses sollicitations se poursuivent entre 1770 et 1775 lorsqu’il demande une augmentation de salaire, une ration d’officier au magasin du roi, quatre barriques de vin et une somme de 671 livres pour des soi-disant travaux effectués à la salle d’audience. Mais cette demande est mal reçue à Versailles, puisque cette dépense est déjà couverte par le budget de la colonie à hauteur de 3500 livres.
12 Après 1776, les demandes de Savigny deviennent parfois ambiguës et même contradictoires. Cette année-là, en invoquant des raisons de santé, il demande une pension de retraite de 400 livres ; pourtant, dès l’année suivante, il quémande un nouvel emploi ! Cette volte-face s’explique peut-être par la conquête anglaise de 1778, alors qu’il impute à cet évènement une perte de 1500 livres. À défaut d’obtenir un nouvel emploi, il revient à la charge en 1779 avec une demande d’augmentation de sa pension à 700 livres. Il accompagne le tout d’une autre demande d’emploi de « surnuméraire ». Mais le ministère de la Marine refuse, alléguant que la pension allouée en 1776 le met « hors service », en plus de refuser de l’augmenter. Mais ce genre de personnage a l’habitude des antichambres et il revient à la charge en 1783 en demandant une place de commissaire des classes dans un port. Il reçoit alors l’appui de L’Espérance, mais aussi de Tirol, ordonnateur à Bayonne. Savigny se déclarait même prêt à retourner à Saint-Pierre.
13 Deux autres fonctionnaires exerçant à Saint-Pierre affichent un profil professionnel et utilisent des stratégies de sollicitation comparables à celles de Savigny. Tout d’abord, Jean-François Barbel (1720–1782, BAC), ayant œuvré au Canada entre 1720 et 1760. Il occupait le poste d’ordonnateur à Saint-Pierre. Chanceux, il est de ceux qui se méritent une pension suite à la perte du Canada, soit 400 livres par année. Mais il devient encore plus gourmand à compter de 1766, alors qu’il envisage de se retirer, mais en demandant une pension augmentée à 1200 livres. La Marine ne lui accorde que 600 livres. En 1770, toujours dans l’espoir de voir sa pension augmenter à au moins 1000 livres, il sollicite le titre « d’ancien commissaire de la Marine ». Cette stratégie s’avère payante à court terme mais pas après 1774, lorsque la Marine refuse d’augmenter sa pension en raison de la piètre situation financière de l’État et du « nombre déjà trop élevé de bénéficiaires d’une commission de commissaire » rattachés à ce ministère. En 1778, âgé de 80 ans, Barbel sollicite désormais un dédommagement de 2901 livres pour son neveu, ou un supplément de pension pour lui-même. À sa mort, ce supplément serait « déversible sur la tête de ce neveu ». Barbel effectue une démarche plus officielle en ce sens en 1782, mais sans qu’on en connaisse l’issue.
14 Pour ce qui est des autres cas à l’étude, François Bordot (1768–1788, BAC) est à la fois interprète13, receveur de l’Amirauté et greffier à Saint-Pierre de 1768 à 1788. Ses stratégies de sollicitation semblent rapidement porter fruit puisque, dès 1766, le duc de Praslin accepte de faire passer son salaire d’interprète de 600 à 1000 livres14. Toutefois, les choses tournent moins rondement entre 1779 et 1788. En 1779, Bordot demande une gratification de 1000 livres par an, en plus de 600 livres à titre de remboursement pour avoir soi-disant « établi un greffe » à Saint-Pierre. C’est une demande similaire à celle de Barbel. Également, consécutivement à la conquête anglaise de 1778, tout comme Barbel, il réclame 800 livres de dédommagement pour la perte de meubles, et la subsistance royale de 12 sols par jour pour sa famille. Mais les choses ne se déroulent sûrement pas comme prévu puisqu’en 1780, la Marine ampute son salaire d’interprète de 600 livres ! Bénéficiant lui aussi de l’appui de Girardin, Malherbe, Barbazan et L’Espérance (Crowley 2003), tous administrateurs à Saint-Pierre, il réclame un retour à son ancien salaire de 1200 livres. Bien que nous ne puissions connaître la conclusion de cette démarche, on sait toutefois qu’en 1788, La Luzerne15 a refusé de convertir le traitement de Bordot en pension réversible à sa femme et à ses enfants.
15 Quoique moins élaboré, le cas de François Milly (BAC) démontre également comment ces fonctionnaires royaux tentent d’obtenir des faveurs financières pour leurs enfants. Ainsi, en 1776, Milly, juge et receveur des droits à Saint-Pierre, demande une retraite de 400 livres pour raison de santé. On sait que lui et sa femme décèdent tous deux avant 1789, soit l’année où leurs filles vendent leur habitation de pêche à Saint-Pierre. L’une d’elle, Louise, se retrouve finalement sur la liste des pensions destinées aux Acadiens et Canadiens réfugiés à La Rochelle par la loi du 25 février 179116. Louise touche à ce moment une pension annuelle à vie de 168 livres. Quant au chirurgien Joseph Arnoux (1763–1782, BAC), une fois en possession de son brevet de « chirurgien du roi en second », il est affecté en 1763 à Saint-Pierre-et-Miquelon. Il formule une demande de gratification en 1773, puis une demande d’augmentation de salaire en 1777. Deux ans plus tard, il reçoit l’ordre de passer en Martinique, avant de décéder, en 1782, à Tobago. Pour justifier sa demande de 1773, il prétend avoir été victime d’un vol à Paris et déplore de subsister aux dépens du baron de L’Espérance, alors gouverneur de l’archipel. Par la même occasion, il demande le brevet de chirurgien major. Quoique cette demande lui soit refusée, on lui verse néanmoins une « indemnité » de 300 livres à même le budget de la colonie. Mais l’administration de la Marine et des colonies se montre moins généreuse en 1777, lorsqu’elle refuse sa demande d’augmentation de 200 livres. Encore une fois, les autorités compensent ce refus en acceptant de lui ajouter une demi-ration pour qu’il en ait deux complètes. Son transfert en Martinique s’accompagne d’une augmentation de son salaire qui passe de 1000 à 1200 livres en 1780.
16 La troisième catégorie de notre étude se compose en bonne partie d’habitants exerçant également une charge publique, étant capitaines de navires ou pratiquant d’autres occupations bénéficiant d’un certain prestige. Le personnage le plus notoire de ce groupe est certainement Jean-Baptiste Dupleix-Silvain (Dupleix-Silvain, Jean-Baptiste, BAC)17. Déjà négociant et capitaine de milice à Louisbourg, il s’y trouvait lors des deux sièges de la ville par les Anglais. Une fois à Saint-Pierre, il poursuit ses activités commerciales avant d’obtenir des charges publiques en 1783 (lieutenant d’Amirauté) et en 1785 (juge). Quoique les hautes instances de la Marine reconnaissent régulièrement les mérites de Dupleix-Silvain jusqu’au début du XIXe siècle, elles finissent par s’agacer de son incapacité à régler ses dettes, situation qui l’avait incité à adresser d’innombrables demandes au ministre18.
17 Cette fameuse dette découle de la faillite de l’entreprise Beaubassin, Silvain et Compagnie, lors de la conquête anglaise de l’île Royale en 1758. Dupleix-Silvain estime qu’elle atteint au moins 40 000 livres. Mais le décès de ses deux associés l’en rend l’unique responsable. Dupleix-Silvain prétendra toujours avoir remis sa part aux créanciers de l’entreprise, soit environ 8000 livres. Le montant total des dettes de Dupleix-Silvain ne doit toutefois pas être confondu avec l’estimation qu’il fait de ses pertes. Ainsi, s’il estime la dette de son ancienne compagnie à 32 000 livres en 1777, il pense que la conquête anglaise de 1778 lui en fait perdre 143 000 !
18 Durant la courte période de 1777 à 1779, comme les autres réfugiés de l’archipel installés dans les ports de France, Dupleix-Silvain tente de « se refaire ». On ne sera pas surpris d’apprendre qu’il obtient les rations royales pour lui et sa famille, bien qu’on lui refuse la priorité d’achat sur une goélette saisie par des créanciers et dans laquelle il détenait une part. À l’instar d’autres serviteurs de l’État, il obtient toutefois une pension annuelle de 150 livres effective en 1781, soit deux ans avant d’être nommé juge à Saint-Pierre au salaire de 600 livres par année. On lui permet aussi d’aller se faire soigner en France. Il est permis de conclure qu’en 1783, ses revenus sont les suivants : 150 livres de pension, 600 livres de salaire, une gratification extraordinaire de 800 livres et une subsistance royale de 6 sols par jour pour lui et chaque membre de sa famille.
19 Mais à compter de 1783, les autorités de la Marine tentent d’établir de manière plus précise les revenus de Dupleix-Silvain. Sans doute cherchent-elles à argumenter de manière mieux éclairée pourquoi elles mettent en doute ses incessantes demandes. D’abord, pour la période 1783–1786, on estime à 14 415 livres la totalité de ses revenus, soit une moyenne annuelle de 3603 livres. C’est encore plus élevé dans une autre évaluation, en 1789, avec des revenus moyens de 6000 livres par an. On lui reproche entre autres ce qu’on estime être une fausse réclamation de 3667 livres. À noter qu’en 1787, on lui avait aussi ordonné de ne plus faire de commerce et de montrer davantage de volonté à régler ses dettes.
20 Quoiqu’il en soit, Dupleix-Silvain demande sa retraite en 1789 et reçoit même les hommages des législateurs français en 1792 pour ses nombreux services rendus à l’État. Finalement, vers 1800, à 80 ans, il demande le maintien d’un traitement de 600 livres, ce que la Marine accepte mais sur une base temporaire. Tout au long de sa carrière, les demandes de Dupleix-Silvain reçoivent l’appui de notables importants et ce, autant chez les administrateurs coloniaux que chez les marchands de l’archipel : chez les premiers, le chevalier de Drucourt, Denis de Bonnaventure, le baron de L’Espérance, madame Germain, messieurs Bretel, de Sartine19, de La Granville ; chez les seconds, Boulot Frères, Pradère Nicquet, Banet, Lissade, Rodrigue Frères et Destebetcho.
21 Antoine Rodrigue (Rodrigue, Antoine, BAC ; voir aussi Bosher et Le Goff 2003) est sans doute celui dont le parcours ressemble le plus au cheminement de Dupleix-Silvain parmi les habitants de Saint-Pierre. Capitaine de port à l’île Royale et à Saint-Pierre, il touche un salaire de 1200 livres en 1765. Lui aussi demande un dédommagement, pour des pertes qu’il estime à près de 30 000 livres, consécutivement à la conquête anglaise de l’île Royale en 1758. Comme Dupleix-Silvain, il est très impliqué dans les affaires mais cesse cependant ses activités en 1777, invoquant une « infirmité » et un problème de goutte. Il obtient alors une pension annuelle de 800 livres.
22 De leur côté, Pierre et Nicolas Gautier, surtout Nicolas (Gautier, Nicolas, BAC ; voir aussi Roger 2003), semblent s’en tirer plutôt bien auprès des hautes sphères de la Marine. Tous deux sont capitaines de port, autant à l’île Royale qu’à Saint-Pierre-et-Miquelon. Pierre (Gautier, Pierre, BAC), en 1766, reçoit des appointements de 1200 livres et un remboursement de 728 livres pour avoir effectué deux voyages en goélette pour transporter des matériaux de construction à Miquelon. Il demande également un brevet de capitaine en guise de compensation pour la perte d’une goélette saisie par les Anglais près de Plaisance. Quant à Nicolas, il estime à 300 000 livres les pertes essuyées par sa famille lors de la chute de l’île Royale en 1758 et à 6210 livres celles découlant de l’incendie de son établissement de Miquelon en 1784–1785. Mais en revanche, l’État le dédommage bien ; il reçoit la subsistance de 12 sous par jour de 1778 à 1783, un salaire de 800 livres comme lieutenant de port en 1783–1784, une gratification extraordinaire de 600 livres en 1786 et finalement, un brevet de capitaine de port à Saint-Pierre en 1792. Après la Révolution française, il est employé de la République et touche un salaire variant entre 790 et 1350 livres sur une période de trois ans. On sait qu’il prend sa retraite à l’âge de 75 ans. Il est à noter que les Gautier avaient tous deux participé à la défense de l’île Royale lors des deux sièges, s’attirant de bons commentaires de plusieurs administrateurs coloniaux. On peut ainsi comprendre que la Marine se soit montrée plutôt attentive à leurs demandes.
23 Quant aux Boulot, à savoir Bertrand-Joseph (Boulot, Bertrand-Joseph, BAC) et Clément (Boulot, Clément, 1783–1789, BAC), le premier étant capitaine de navire et le deuxième capitaine de port, disons que Bertrand-Joseph a obtenu son brevet après un examen oral à Saint-Pierre alors que le deuxième s’est vu refuser une demande de secours pour lui et sa famille. Le marquis de Castries20 justifiait cette décision du fait que Clément touchait déjà 1800 livres par an à titre de capitaine de port. De son côté, Pierre Dupont (Dupont, Pierre, BAC), un autre capitaine de navire, après avoir essuyé la chute de l’île Royale, s’était établi « à grands frais » à Saint-Pierre. Lorsqu’un bon nombre d’habitants furent forcés de repasser temporairement en France en 1763–1764, lui et sa famille de cinq enfants se retrouvèrent à Saint-Servan. Il s’y plaignait de ce que sa famille était alors privée d’une solde de subsistance pouvant atteindre 27 sols par jour. Il réclama le rétablissement de cette solde en 1774 auprès de Sartine, avant que la famille ne se réinstalle à Saint-Pierre en 1784.
24 La demande du sieur Barret, ancien habitant de Louisbourg passé à Saint-Pierre, est d’un tout autre ordre (Barret, BAC). Il ne s’agit pas d’une demande de promotion ou de salaire, mais plutôt d’être exempté de naviguer sur un navire de guerre royal en 1781. Cette demande s’accompagne d’arguments tels que « son âge et ses blessures ». Toutefois, il ne semble pas que cela l’ait réellement empêché de naviguer. En effet, il prétend jouir d’une excellente réputation à La Rochelle, à tel point qu’un armateur est prêt à lui confier le commandement d’un vaisseau de commerce. Mais c’est ici que se trouve le nœud du problème puisque, pour ce faire, Barret doit être « reçu capitaine marchand ». Ce privilège peut s’obtenir s’il se fait reconnaître l’équivalent de « deux campagnes » consacrées au service du roi. Bien entendu, il en va de pouvoir faire vivre sa « nombreuse famille qui est dans la misère ». Les archives demeurent toutefois muettes sur la suite de sa demande21,
25 Un autre cas s’approchant du précédent est celui de Thomas Jehanne, entre 1780 et 1783 (Jehanne, Thomas, 1780–1783, BAC). Lui et son épouse sont habitants de l’archipel au moment de la conquête anglaise. Au même titre que les autres habitants, ils repassent en France sans aucun bien. Une fois en métropole, ils se présentent successivement aux bureaux des classes de Saint-Malo et de Granville où ils se voient refuser les secours accordés aux autres habitants. Il est compréhensible que leurs noms n’apparaissent pas sur la liste des éligibles à la subsistance puisque Thomas sert sur « un vaisseau du roi ». Cependant, il assure que son revenu ne suffit pas pour « alimenter » convenablement sa famille et que celle-ci en est « réduite à la mendicité ». Ainsi, en plus de demander la même solde que les autres habitants, il veut aussi une « gratification » pour compenser le fait qu’il ait été privé de la subsistance « à ce jour ». À la réception de sa demande, les autorités envisagent de lui verser 500 livres de gratification pour remplacer quinze mois de subsistance, alors que techniquement, il n’était pas éligible puisqu’étant toujours en service au moment de sa demande. Nous ne connaissons pas la suite des événements, mais il semble toutefois que Thomas soit décédé peu de temps après les demandes qu’il avait formulées. Effectivement, en mai 1783, le commissaire des classes à Granville, Quesnel, fait référence aux veuves Jehanne et Gentil. Elles demandent une subsistance pour les aider à « subsister avec leur famille » et Quesnel les estime éligibles. D’abord, la veuve Jehanne, 46 ans, peut encore travailler mais ses deux enfants sont âgés de 7 et 9 ans et il est envisageable de leur verser chacun 6 sols par jour – le dossier pourra cependant être révisé lorsque la veuve sera plus âgée. Dans son cas, les versements atteindraient un total de 138 livres par an. Mais la situation de la veuve Gentil est quelque peu différente. On apprend, entre autres, que son mari a péri, semble-t-il, dans un naufrage. Quant aux enfants, on sait que ses deux filles sont en âge de travailler alors que ses deux fils pêchent dans l’archipel. Dans le cas de Gentil, il suffirait d’accorder 6 sols par jour à la veuve, soit un total de 108 livres par an.
26 En parlant des réfugiés de Nouvelle-France à La Rochelle au début des années 1760, Robert Larin explique qu’un nombre assez important d’entre eux possèdent des « biens » et travaillent assez pour « subvenir à leurs besoins ». Il n’en demeure pas moins que l’État doit consacrer temps et ressources à ceux et celles qui ne sont pas en mesure de « gagner leur vie ». L’allocation de subsistance dont nous avons déjà parlé leur est versée une fois par mois par l’entremise du Bureau des Colonies du ministère de la Marine (Larin 2014 : 105)22.
27 Pour en revenir à la question de la solde de subsistance, Mouhot est d’avis qu’elle peut permettre à un homme d’acheter sa portion de pain quotidien. Mais aux yeux des autorités, la solde de subsistance peut être perçue comme un « revenu supplémentaire pour ceux bénéficiant d’un travail rémunéré » (Mouhot 2009 : 187–201). Cette réalité transparaît fréquemment dans les extraits abordés tout au long de cette section. Il apparaît que ce sont effectivement les administrateurs du Conseil de Marine, parfois même le ministre, qui déterminent qui reçoit ou non la subsistance (Larin 2014 : 118).
28 Les demandes pour l’obtention, le maintien ou le rétablissement de la solde royale de subsistance renseignent sur l’état social et économique des réfugiés de la Guerre de Sept Ans et de la conquête de l’archipel en 177823. Quoique le tableau 4 présente un échantillon des noms figurant dans ces dossiers, le portrait d’ensemble de ces familles s’avère bien plus complexe. Certains des exemples détaillés dans les pages à venir renvoient à des personnes n’ayant jamais résidé à Saint-Pierre et Miquelon, mais l’étude de leurs situations permet simplement de mieux documenter le contexte de ce phénomène24.
29 Un cas particulièrement intéressant est celui des sœurs Rose et Marie Bonnevie, filles de Jacques et de Marguerite Laure, qui grandissent à Beaubassin. Ce couple originaire de Port-Royal y avait déménagé pour former une nouvelle habitation ; le père était forgeron. Mais la conquête anglaise les a chassés de leurs terres. La famille se réfugie à Restigouche où Rose épouse Jean Gousseman, originaire de Séville, alors sergent dans les troupes françaises de Louisbourg. Après la conquête de 1763, cette famille s’installe à Miquelon où elle reçoit un terrain et lance un établissement de pêche. On sait cependant qu’en 1767, sur ordre de Choiseul, le gouverneur Dangeac ordonne à plusieurs familles de passer en France. À seulement un jour d’avis, la famille s’embarque avec comme seules possessions des vêtements et la promesse verbale de recevoir une indemnisation royale en France.
30 La promesse en question ne semble pas s’être concrétisée après l’arrivée de la famille à Brest, avant qu’elle soit envoyée à Cherbourg en février 1768. Sans meubles et presque sans vêtements, la famille commence à toucher la solde de subsistance royale de 6 sols par jour pour chaque adulte et 3 sols pour chacun des quatre enfants. À cela s’ajoutent cependant les revenus du travail exercé par Gousseman, qui permettent à la famille de mieux assumer les coûts en nourriture, en hardes et divers ustensiles25. Ce dernier reçoit aussi sa solde militaire royale, soit 6 livres par mois. C’est sans doute en constatant ce cumul de revenus que les autorités de la Marine décident de faire cesser le versement de la solde de subsistance à cette famille. Mais Rose demande qu’elle leur soit maintenue en invoquant « l’infirmité » de sa sœur Marie, 40 ans, pour qui elle fournit un certificat médical daté du 30 mars 1773. Rose va même jusqu’à dire que sa sœur pourrait être réduite à la « mendicité » (Bonnevie, Rose, BAC).
31 L’on retrouve la trace de Marie Bonnevie au Havre, où elle décède le 1er juin 1783. Elle bénéficiait alors d’une pension de 54 livres, fort convoitée après son décès. En effet, une demande de transfert de cette pension est formulée par Marguerite Lavergue. Cette dernière, 52 ans, native de Port-Royal en Acadie, est l’épouse de Charles Doucet, 60 ans. Le couple a une fille de 20 ans dont la santé est chancelante. Auparavant, Doucet était fendeur de bois mais il n’est plus en mesure de continuer. Alors que la fille est dentellière, Marguerite pourvoit à une partie de la subsistance de la famille à titre de « laissivière », mais pas pour longtemps. La demande de cette famille trouve des échos favorables alors qu’un administrateur vante leur décision courageuse d’avoir quitté l’Acadie pour éviter de « rester sujets du roi d’Angleterre ». En Acadie, Doucet possédait un commerce de bestiaux, exploitait 300 acres de terre et détenait cinq habitations rattachées au patrimoine familial. Avant d’acquiescer au transfert de la pension de la défunte Bonnevie au profit de Marguerite, les autorités disent avoir consulté d’autres Acadiens qui assurèrent que cette famille était bien « la plus misérable » de toutes (Bonnevie, Marie, BAC).
32 Sans qu’il soit possible d’en déterminer la raison, le dossier de Marie Bonnevie implique un deuxième cas englobant plusieurs personnes. L’on mentionne d’abord les deux frères Landry, soit Pierre (67 ans) et Georges (58 ans), tous deux « infirmes » et incapables de gagner leur vie. Leur sœur Anne (65 ans), elle aussi infirme, est l’épouse de Jean Melanson, un charpentier qui tente de faire subsister cette famille. Il s’agit encore ici d’une demande de transfert de pension. Ainsi, Marguerite d’Entremont décède le 10 avril 1783 à Cherbourg et on demande que sa pension de 54 livres par an soit transférée à Anne (Bonnevie, Marie, BAC). Marguerite était la veuve de Pierre Landry et elle laissait deux garçons et une fille d’un « âge très avancé » mais dans « la plus grande misère ». En août, Mistral confirme que les pensions de Marguerite d’Entremont et de Marie-Anne Bonnevie vont être « reverti » à Anne Landry et à Marguerite Lavergue, reversion effective au jour du décès des anciennes bénéficiaires (Bonnevie, Marie, BAC).
33 Un autre dossier implique un certain nombre de personnes regroupées sous un seul nom, celui de Jean-Baptiste Sire et de sa veuve, Marie-Lucie Caissy. En 1762, à leur arrivée en France, Marie-Lucie et sa fille Madeleine reçoivent les secours du roi jusqu’en 1768. Cette interruption s’explique par leurs mariages respectifs avec Charles de Basterode (Marie-Lucie) et Jean Pascal (Madeleine). Basterode est un militaire à la retraite s’étant mérité la croix de Saint-Louis et une pension annuelle de 410 livres. Quant à Pascal, capitaine de navire marchand, il disparaît en mer avec « toute sa fortune » en 1781. On ignore la date du décès de Basterode mais, en 1788, il est certain que les deux femmes sont veuves et dans « l’état le plus pitoyable ». Marie-Lucie est trop âgée pour travailler et Madeleine a deux enfants à nourrir. Elles demandent chacune une pension annuelle de 150 livres (Sire, Jean-Baptiste et Caissy, Marie-Lucie, BAC).
34 Les autres dossiers à venir dans ce texte ont ceci en commun qu’ils concernent tous des réfugiés, anciens habitants de l’île Royale réinstallés à Saint-Pierre-et-Miquelon. Dans les deux cas, ils ont donc été chassés de l’une ou l’autre des deux colonies26. Également, tout comme dans les extraits précédents, il s’y trouve un bon nombre de veuves. Ces réfugiés ayant demeuré ou voulant retourner dans l’archipel demandent souvent de recevoir ou de récupérer un établissement de pêche tombé aux mains des Anglais ou d’un autre habitant, l’obtention ou la reprise du versement de la subsistance royale ou encore, l’augmentation d’une pension annuelle.
35 Cela n’empêche pas que certains dossiers débutent avec les évènements de la Guerre de Sept Ans et se prolongent même jusqu’en 1815. C’est du moins le cas pour le dossier Bazille. Dès 1765, il s’y trouve une demande de subsistance pour quatre veuves du Canada réfugiées à Saint-Pierre. En incluant leurs enfants, on atteint un total de onze personnes. À l’instar de plusieurs autres réfugiées, elles prétendent avoir tout perdu au Canada. Mais à Saint-Pierre, Barbel leur refuse la subsistance au motif qu’elles et leurs enfants n’apparaissent pas sur « l’état du Roy ». Mais elles ont d’autres attentes à plus long terme. Ainsi, la veuve Douville souhaite qu’on lui accorde une « bonne habitation » à titre de dédommagement pour ses pertes au Canada. Elle en a reçu une, mais elle l’estime « mauvaise » en comparaison de celle accordée à un autre individu, qu’elle ne nomme pas. De plus, contrevenant aux prérogatives royales, il semble que celui-ci, au lieu de l’exploiter lui-même, la loue pour un « gros bénéfice » (Bazille, les veuves Peré, Treguy et Sabot, BAC)27.
36 À la même époque, François Dupont et Perrine Desroches, anciens habitants de l’île Royale ayant eux aussi « tout perdu » lors de la conquête de 1758, demandent également d’occuper une grave et d’établir un échafaud dans l’archipel. Ils insistent sur le fait que leur famille « entend très bien la pêche » et que le gouverneur François-Gabriel Dangeac a reçu l’ordre d’accorder « préférence » aux anciens habitants de l’île Royale dans l’octroi des graves (Dupont, François et Desroches, Perrine, BAC). Mais en 1783, pour Marguerite Dugas, 42 ans, veuve de Jean Sire, il s’agit plutôt de retrouver la propriété de son établissement. Elle et son mari avaient occupé cet établissement de 1763 à 1778, et il semble que ce dernier soit mort durant la Révolution américaine. La veuve Dugas a neuf enfants à sa charge, y compris une orpheline de 4 ans, Anastasie, qui vit dans la famille depuis 1780. Mais elle se rend compte que son ancien établissement est déjà aux mains d’un autre habitant et elle en demande la restitution, en plus de la subsistance royale de 12 sols par jour et d’une « petite gratification pour l’orpheline » (Sire, Jean et Dugas, Marguerite, BAC).
37 En marge de ces demandes visant à récupérer ou occuper une habitation de pêche dans l’archipel, se profilent les nombreux dossiers de familles réfugiées originaires de l’île Royale, invoquant elles aussi les pertes infligées lors de la chute de cette colonie en 1758, et partageant le sort des réfugiés acadiens et canadiens. Précisons aussi que la disposition de l’information, les demandes et les arguments invoqués à titre de justificatif se recoupent de manière plutôt frappante.
38 Le cas de Pierre Baron et de sa femme Marie-Anne Martin s’avère fort révélateur (Baron, Pierre et Martin, Marie-Anne, BAC). Pilote côtier à Saint-Pierre-et-Miquelon au moment de la conquête anglaise de 1778, il rappelle avoir aussi vécu les deux sièges de Louisbourg. Après le décès de Baron, on retrouve sa veuve à Cherbourg en février 1781. Elle était alors malade, incapable de travailler, « seule et sans appui » pour ses six enfants dont sa fille aînée, Marie-Josèphe, 17 ans, et son frère Sylvestre, 15 ans. Les quatre autres enfants étaient encore « en bas âge ». Étant donné que « l’ancienne paie » ne leur permettait déjà pas de vivre convenablement, la récente réduction place la famille « tout à fait dans la misère ». À l’hiver 1781, la seule ressource de la famille se résume à un total de 22 sols par jour, soit 6 sols pour Marie-Josèphe, et 3 sols pour chacun des enfants, mais rien pour Sylvestre qui est pourtant incapable de travailler. Pour pallier cette triste situation, le commissaire des classes de Cherbourg propose au commissaire général au Havre, Mistral, une manière de verser 12 sols par jour autant à Marie-Josèphe qu’à Silvestre. Il explique que la fille « prend soin de ses frères et sœurs et on peut lui accorder la même chose qu’aux veuves avec enfants ». Quant au frère, il peut être considéré sur le même « pied » qu’un chef de famille « hors d’état de travailler ». Le total quotidien versé à la famille passerait ainsi de 22 à 40 sols (Baron, Pierre et Martin, Marie-Anne, BAC).
39 Un autre cas impliquant une famille pratiquement complète est celui des trois sœurs Lemoyne, soit Jeanne, Geneviève et Françoise (Lemoyne, Jeanne, BAC). Leur père était Gilles Lemoyne, pilote côtier à Louisbourg.28 Quant à Jeanne, après avoir épousé Loustablet à Saint-Pierre-et-Miquelon, elle devient veuve. Les sœurs réclament deux choses, à savoir 8000 livres de dédommagement pour les pertes de leur père à Louisbourg et le rétablissement de leurs pensions annuelles de 108 livres chacune, interrompues en 1773 et en 1784. Mais, en tout et pour tout, elles obtiennent un rétablissement des pensions à compter de 1779 et 200 livres pour payer les dépenses de Jeanne à Saint-Malo lors de ses nombreuses démarches auprès des autorités.
40 La demoiselle Hiriard, elle, réfugiée à La Rochelle, demande une augmentation de sa pension en 1787 mais essuie un refus en 1788 (Hiriard, BAC). Il faut dire que ses attentes sont plutôt élevées puisqu’elle estime que sa pension devrait passer de 200 à 300 livres par an. À son avis, les 200 livres qu’elle touche déjà ne peuvent « pas lui suffire pour avoir le nécessaire ». Elle semble toutefois bien connaître les rouages administratifs régissant la distribution des fonds aux réfugiés. Par exemple, elle sait que le budget consacré « au soulagement des Acadiens » se chiffre à 40 000 livres. Elle rappelle aussi, comme dans le cas d’un autre dossier évoqué plus haut, qu’en cas de décès d’un bénéficiaire, il « a été d’usage de répartir les pensions vacantes sur les plus malheureux ». Elle fait alors référence au décès de madame Defontaine, survenu à Rochefort un mois auparavant. Elle sait aussi mettre de l’avant les services rendus au roi par sa famille pour plaider sa cause. D’abord, lors du siège de 1758, elle a perdu son père et son frère « au service du roi », de même qu’une « fortune honnête » et même « assez considérable ». Ensuite, au moment de réitérer sa demande en 1788, elle reçoit l’appui d’un parent, Monsieur de Chambly, ayant lui-même servi « 30 ans sans avoir obtenu de récompense » ! Monsieur de Granville seconde aussi sa demande mais, là encore, elle essuie un refus à Versailles en août 1788.
41 Une autre situation à prendre en compte est celle de Jean-Guillaume Laroche (Laroche, Jean-Guillaume, BAC), estimant avoir subi des pertes de 11 332 livres lors du siège de 1758 à Louisbourg. En plus des marchandises et de sa boutique, il perd quatre chaloupes de pêche. Il se dit toutefois fier d’avoir été en mesure de rembourser des dettes (2876 livres) à des particuliers. Pour appuyer ses dires, il exhibe des certificats d’administrateurs de Louisbourg, dont Franquet (Thorpe 2003) et Provost, confirmant sa ruine et demandant qu’on lui rembourse les fournitures faites aux magasins du roi et aux travaux de fortifications. Il ne semble pas que les choses s’arrangent pour lui puisqu’à Rochefort, il doit pratiquer le métier de charpentier jusqu’à ce qu’il se soit « estropié ». On sait qu’à son arrivée en France (1758 ?), il reçoit trois mois de subsistance et sa femme neuf mois. Dès 1760, il s’embarque sur le navire corsaire La Marguerite, de La Rochelle, commandé par Guillaume Desroches. Il est toutefois capturé et emprisonné à Plymouth en Angleterre durant trois ans (1760–1763).
42 De retour à Saint-Malo en mai 1763, Laroche sollicite cinq mois de subsistance pour lui et onze pour sa femme. Il entend également profiter de l’opportunité de se réinstaller à Saint-Pierre-et-Miquelon, en réclamant une gratification pour acheter un gréement de chaloupe de pêche et de l’avitaillement pour un an. Les archives laissent penser qu’il s’installe définitivement dans l’archipel puisqu’en 1780, il y est embarqué sur une chaloupe du roi. C’est justement le constat de cet emploi qui fait l’objet d’un questionnement administratif à Marseille en 1781 : Laroche était-il encore en état de « tirer sa subsistance de son travail ? » Que ce fût le cas ou non, Laroche, lui, réclamait la reprise du versement de la subsistance royale et un remboursement de 607 livres pour marchandises fournies à des navires ramenant des habitants de Miquelon en France, après la conquête anglaise de 1778. En ce qui a trait à sa présence à bord d’une chaloupe du roi, il exhibe des certificats des autorités de Saint-Pierre confirmant qu’on lui avait demandé de rester à Miquelon au service du roi. Vient ensuite la deuxième question, à savoir pourquoi Laroche était-il à la fois inscrit sur les « états » du baron de L’Espérance comme étant « hors d’état de gagner sa vie », tout en étant employé sur une « chaloupe canonnière » ? À sa décharge, le problème semble s’être réglé de lui-même, un autre de ces nombreux certificats administratifs assurant qu’il avait été nécessaire de « l’en débarquer pour cause d’infirmité ». Globalement, la Marine accepte de rétablir la subsistance de 12 sols par jour mais refuse de lui rembourser en entier la somme de 607 livres pour les fournitures. On s’en tient plutôt à un montant encore indéterminé qui se situera entre 300 et 400 livres.
43 Noël Ross et sa femme Marie Herpin sont eux aussi d’anciens habitants de Louisbourg qui se « fixent » dans l’archipel avant 1775 (Ross, Noël et Herpin, Marie, BAC). Lui aussi demande un dédommagement (de 7500 livres) pour une goélette perdue lors du siège de 1758, et une pension. Le refus qu’il essuie concernant le dédommagement le fait réagir. Ainsi, il assure qu’en 1770, Dangeac aurait fait parvenir les « pièces originales » au duc de Praslin à ce sujet. Toutefois, à défaut d’accorder un dédommagement, l’administration accepte de leur verser à chacun une pension annuelle de 54 livres. Le premier séjour de la famille dans l’archipel est interrompu en 1778 par la conquête anglaise. Mais, comme d’autres, cette famille désire se rétablir à Saint-Pierre en 1783 alors qu’elle compte 14 personnes au total (Ross, Noël et Herpin, Marie, BAC).
44 Le prochain cas à l’étude est assez particulier puisqu’il implique des interprétations fort divergentes entre demandeurs et administrateurs. Il concerne deux personnes, Robert Mancel et Pierre Darraspe (Mancel, Robert et Darraspe, Pierre, BAC). En 1780, Mancel semble jouir d’une certaine notoriété puisqu’il avait été désigné « député des habitants de Saint-Pierre et Miquelon ». L’histoire débute en 1777 alors qu’il envoie son fils Alexis (12 ans) en France, pour être formé au service de l’État afin qu’il serve dans la Marine. En 1778, à l’arrivée de la famille en France en tant que réfugiée, Mancel inscrit Alexis sur la liste des bénéficiaires des secours royaux. Il spécifie qu’il ne fallait pas confondre Alexis avec Jean et François, deux de ses cousins déjà inscrits. L’affaire traîne jusqu’en 1780, moment où Monsieur Reals, commissaire des classes à la Marine, suggère plutôt de verser une gratification de 150 à 180 livres au lieu d’une forme rétroactive de la subsistance. Il justifie cette décision en vertu des « pertes considérables » subies par Mancel dans l’archipel, à cause de la conquête anglaise de 1778. Ce n’est toutefois pas la même conclusion pour Darraspe. Il n’est pas éligible, ayant déménagé sa famille à La Rochelle un an avant la conquête de 1778. De plus, il a toujours « commandé une goélette sur laquelle il gagne 120 livres par mois ».
45 À l’instar d’autres dossiers déjà abordés dans cette recherche, celui de la famille Ross se prolonge au-delà de la Révolution. C’est alors la veuve Marie Herpin, 84 ans, qui demande, le 24 Germinal de l’An 12 (14 avril 1804), la reprise des versements de ce qu’elle appelle la « rente ». Elle avait été interrompue en 1796, et souhaite qu’on la lui verse sous forme rétroactive en remontant jusqu’au 10 mai 1799. Soumettant cette demande, elle se dit maintenant « privée de la vue » et dans la plus « affreuse situation » (Ross, Noël et Herpin, Marie, BAC). Un peu plus tard, en 1815, alors que la France reprend définitivement possession de l’archipel, se présente le cas de Cécile Detcheverry, veuve de Jean Bodin (Lery, Jean-Marie et veuve Detcheverry, BAC). En deuxièmes noces, elle avait épousé Jean-Marie Lery, habitant de l’archipel et propriétaire d’une maison, d’un jardin et d’une grave. Ces biens avaient dû être abandonnés lors de la dernière conquête anglaise, dires confirmés par Pierre Jean Desroche, enseigne de vaisseau et commandant de la station de Terre-Neuve. La veuve parlait aussi au nom de son fils Jean Policarpe Bodin, 22 ans. Quoiqu’elle désirât repasser immédiatement dans l’archipel pour récupérer ses biens, elle ne figurait pas sur la « liste des déportés » éligibles à partir sur le premier convoi. Elle prétendait savoir que certains habitants n’étaient pas prêts à partir et souhaitait y obtenir une place pour elle et son fils.
46 Finalement, un dossier non daté, mais semblant s’inscrire dans les années 1825 à 1827, relate les démarches de Marie-Jeanne Bunel qui cherchait à obtenir des informations sur la succession de son père François. Elle désirait aussi recevoir une copie de son propre acte de naissance, estimant être née en 1774 ou 1775 à Saint-Pierre-et-Miquelon. Dans sa requête auprès du ministère de la Marine et des Colonies, elle explique qu’après la mort de ses parents, elle s’était retrouvée sous la tutelle de son oncle Jean Bunel et du subrogé tuteur Robert Mancel. L’administration de la Marine et des colonies fut en mesure de lui faire parvenir son acte de baptême, lui apprenant qu’elle était née en décembre 1778. Quant aux suites de la succession, il lui fut confirmé que la liquidation avait laissé une « balance » de 1537 livres, 3 sols. C’est Mancel qui s’était occupé des « règlements de comptes » mais il ne reste aucune trace de la suite des choses (Bunel, François, 1784, BAC).
47 Ainsi que nous l’avons expliqué en introduction, ce texte est une analyse de contenu de la série des dossiers personnels (Série E) tenus par le ministère de la Marine et des Colonies durant l’ancien Régime, déjà amplement utilisé par d’autres chercheurs s’intéressant au sort des réfugiés acadiens de la Déportation (1755–1763). Cependant, notre démarche a ceci d’original qu’elle met de l’avant la situation d’un autre groupe de réfugiés, à savoir ceux de Saint-Pierreet-Miquelon. Eux aussi avaient été victimes des déplacements forcés résultant des guerres d’empires entre France et Angleterre, durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle. D’ailleurs, un certain nombre d’entre eux avaient déjà vécu ce genre d’évènements après la chute de l’île Royale.
48 Notre recherche se veut également novatrice en départageant les individus rencontrés dans une quarantaine de dossiers. Cette décision résulte d’un constat évident, celui que la nature de leurs demandes varie. Les membres des deux premières catégories de notre corpus se distinguent des deux autres en ce sens que les déplacements forcés font en quelque sorte partie de leurs impondérables professionnels et que même, en certaines occasions, ils en retirent des bénéfices. Il apparaît donc que les demandes et les sollicitations ont tendance à varier en fonction des réalités de chaque catégorie d’individus. Notons cependant certains liens ou réalités partagées occasionnellement par des membres des catégories trois et quatre. Cela tient au fait que les membres de la catégorie trois, occupant des postes publics, sont aussi des habitants.
49 Ainsi, les militaires, leurs subalternes et les fonctionnaires royaux ont tendance à demander des promotions et des augmentations de rémunération. Les membres de la troisième catégorie eux, mettent surtout l’emphase sur l’obtention d’une meilleure rémunération et, dans certains cas, sur la solde de subsistance royale pour les membres de leur famille déplacée. Il est à noter que les hommes de cette catégorie remplissent surtout des postes publics à caractère maritime. Finalement, les demandes des familles réfugiées gravitent en très grande majorité autour de l’obtention et du maintien de la solde de subsistance royale.
50 En guise de conclusion générale, il est donc permis d’espérer que les dossiers personnels seront davantage utilisés pour ajouter de précieuses informations aux projets biographiques des personnages d’Ancien Régime ayant marqué l’histoire coloniale du Canada atlantique.