1 Ce texte consiste en une démarche d’histoire matérielle visant à mieux cerner les attentes et les besoins essentiels au succès d’une entreprise de pêche sédentaire en Nouvelle-France. Du moins, selon le point de vue des propriétaires soit Denys de La Ronde et ses associés. Ces derniers ont laissé dans les archives quelques documents permettant de mieux cerner leurs besoins en navires, en hommes, en matériaux, en infrastructures et en provisions. Il s’agit donc davantage d’une analyse de contenu quelque peu hypothétique, puisqu’il demeure difficile de déterminer jusqu’à quel point les demandes de ces entrepreneurs se sont matérialisées. Il n’en demeure pas moins que le dépouillement et la collecte des données disponibles, permettent de revisiter nos connaissances historiographiques sur les besoins d’une entreprise de pêche sédentaire du 17e siècle.
2 Notre analyse repose donc sur le dépouillement de cinq documents au contenu parfois redondant. Il a donc fallût élaguer l’information recueillie pour n’en retenir que l’essentiel. Bien que ces documents ne soient pas tous datés, il ne fait pas de doute qu’ils se situent tous dans la période 1672-1676. Ainsi, après avoir abordé le contenu jugé essentiel de chaque document, je présente une synthèse des connaissances relatives à l’opération d’une entreprise de pêche sédentaire du 17e siècle en Nouvelle-France.
3 Quoique l’historiographie de la Nouvelle-France accorde une grande place à Nicolas Denys et à son fils Richard Denys de Fronsac, il ne faudrait pas négliger les ambitions entrepreneuriales d’un neveu de Nicolas soit Pierre Denys de la Ronde.
4 Mario Mimeault rappelle qu’en 1672, « l’Intendant de la Nouvelle-France, Jean Talon, retranche un domaine dans l’immense concession de Nicolas Denys » pour créer la « seigneurie de l’île Percée » en faveur de Pierre Denys. Par la même occasion, Denys de La Ronde reçoit « le droit d’amiral sur les côtes de la concession, à l’encontre des arrêts du roi qui conféraient ce droit au premier capitaine de France débarqué à terre « au début de chaque saison de pêche » (Mimeault 2011: 61).1 Précisons dès maintenant que le poste de de la Ronde comprend en réalité deux établissements dont celui dans « l’anse de la Petite Rivière » et l’autre à Percée (Mimeault 2017: 95-96). En fait, cette concession se trouve à l’intérieur de « la première seigneurie concédée en Gaspésie », en 1652, et qui s’étend de Cap-des-Rosiers jusqu’à l’île Miscou. L’année suivante, en 1653, « l’exclusivité des droits de pêche » est accordée à Nicolas Denys, sur un très grand territoire « situé du Cap Canso jusqu’au Cap-des-Rosiers » (Francoeur 2008: 95). Plus récemment, deux chercheurs ont révélé que le terme basque « Fundamen », ou fondation, désignait alors l’établissement de Pierre Denys de La Ronde (Loewen et Miren 2014: 132).
5 Selon Francoeur, la seigneurie de Cap-des-Rosiers semble demeurer inactive quoique « les onze associés en étaient toujours propriétaires en 1668 ». Par après, elle aurait « probablement été réunie au domaine du roi » (Francoeur 2008: 95). C’est donc de ce vaste territoire que la seigneurie accordée en 1672 à Pierre Denys de la Ronde a été retranchée (Francoeur 2008: 96).
6 Précisons que la concession de 1672 mentionne deux autres bénéficiaires soit Charles Aubert de La Chesnaye et Charles Bazire (Grenier 2003).2 Ces entrepreneurs aspirent alors à y installer un « établissement de pêche sédentaire pour la morue, le marsouin, le loup-marin et tous autres poissons de mer et de rivière » (Lynn 2003).3 L’essentiel des infrastructures de l’entreprise se concentre à Petite-Rivière (Saint-Pierre de la Malbaie); du logement pour une « quinzaine d’hommes, un entrepôt, des bâtiments de ferme, un jardin, et 30 arpents de terre défrichée » (Lynne 2003).4 On y trouve aussi des ressources humaines soit « un ou deux missionnaires récollets et quatre ou cinq familles engagées ». Ces dernières demeuraient avec les pêcheurs restant sur place au départ des navires à la fin de la saison de pêche (Mimeault 2011: 64).5
7 Cette entreprise appelée « La Compagnie de l’île Percée », serait l’une « des premières tentatives d’installations canadiennes de pêche sédentaire »6 (Mimeault 2011: 68). Mais l’entreprise ne fait pas long feu puisque dès 1676, « les associés voulaient déjà se retrier »7 (Francoeur 2008: 40). C’est ainsi que le 18 octobre 1677, la plus grande partie de la concession était cédée à Jacques LeBer8 (Zoltvany 2003), de Montréal, et, en 1685, la seigneurie était simplement retournée au cousin de Denys de La Ronde soit Richard Denys de Fronsac (Lunn 2003). Le fils de Pierre Denys (Simon-Pierre Denys de Bonaventure) demeure sur place sans réussir à devenir propriétaire. L’établissement fonctionne jusqu’en 1689 mais en 1690, le poste est attaqué et pillé par les Anglais lors de la Guerre d’Augsbourg; 80 chaloupes sont incendiées (Francoeur 2008: 40-41).
8 Avant d’aborder l’analyse des documents comme tels, il est pertinent de s’en remettre à la description d’une entreprise de pêche typique du régime français, tel que dépeinte par Pelletier. Dans un premier temps, ce genre d’entreprise s’articule en un « lien entre la terre ferme et la mer ». Bref, il importe de bénéficier au maximum d’un « accès direct aux ressources marines » pour ensuite les ramener à terre afin de les transformer. Dans un deuxième temps, l’emplacement doit bénéficier d’un bon vent et du soleil pour bien sécher la morue sur un espace de grave suffisant (Pelletier 2012: 22). Cependant, Pelletier distingue les infrastructures de pêche de celles dites seigneuriales; « l’habitation, le magasin, la forge, l’église et le cimetière ». Les activités économiques hivernales incluraient la « foresterie et le trappage » (Pelletier 2012: 22). Lorsqu’il parle des bâtiments consacrés à la pêche au Mont-Louis, il s’attarde à la saline, aux échafauds et aux vigneaux (Pelletier 2012: 58).
9 Le premier document, daté du 12 juillet 1676, se veut comme étant un mémoire présentant les besoins d’un navire venant pêcher avec dix chaloupes. En réalité, il semble s’agir d’un contrat passé avec un habitant de Biarritz en France soit Jean de Cerraute (Mémoire de ce qu’un navire).9 Également, le titre même du mémoire indique que l’entrepreneur désire aussi que Cerraute lui trouve des engagés acceptant d’hiverner à l’établissement. On mentionne également que sur une cinquantaine d’hommes qui viendraient pêcher, une quinzaine seraient débarqués soit l’équivalent d’un équipage complet pour trois chaloupes. C’est-à-dire neuf hommes pour pêcher et six pour le travail de graviers. Ces derniers sont responsables de manutentionner la morue soit la nettoyer, la saler et la sécher. La question que l’on doit se poser est de savoir si tout ce monde est bien au service de l’entreprise De La Ronde? L’examen d’un autre document nous laisser croire que oui.
10 Un autre aspect important à ne pas négliger est le mode de rémunération, ayant depuis longtemps fait l’objet d’une attention serrée dans l’historiographie. Dans le cas présent, on sait que l’équipage du navire est rémunéré au 2/5, ce que le contrat qualifie de « coutume de Bayonne ». C’est-à-dire que l’équipage se partage les 2/5 de la morue prise et que les 3/5 vont aux armateurs. On suppose qu’un navire de dix chaloupes peut repartir avec une charge de 3000 quintaux soit l’équivalent de 300 par chaloupe. Ce qui signifie que l’équipage recevrait une part de 1200 quintaux.
11 Une fois les parts de chacun dûment chiffrées, le contrat aborde la question des avances. L’équipage du navire ne recevra pas de pot de vin, sauf ce que les bourgeois-armateurs doivent leur concéder soit « de l’argent à la grosse ». Le montant pourra atteindre 500 livres par chaloupe soit un total de 5000 livres. Vient ensuite l’énumération des articles et marchandises destinées à l’équipage; 140 caques de sel par chaloupe, 20 quintaux de pain soit 2,5 par homme, 10 barriques de vin par chaloupe (2 par homme), 80 livres d’huile d’olive par chaloupe (16 par homme).
12 Finalement, le contrat informe sur les conditions ou les obligations attendant ceux acceptant d’hiverner dans la seigneurie. Ils doivent à la fois pêcher et « travailler au bois » en attendant le printemps et ce, au profit de De La Ronde. Une fois la saison de pêche débutée, ils redeviennent indépendants puisqu’ils « travaillent pour leur compte suivant la coutume qui est 300 quintaux par chaloupe ». Sans doute à titre d’incitatif pour encourager des engagés à hiverner, De La Ronde leur promet un retour gratuit en France. Si certains de ces hommes s’engagent pour un deuxième hivernement, leur poisson leur sera acheté au prix de Plaisance (Landry 2008: 81).10 Doit-on en conclure que ce serait à un prix plus élevé? Du côté de Jean de Cerraute, il promet de composer l’équipage en respectant les clauses du contrat et ce, dès Noël. Même chose pour les marchandises et les chaloupes.
13 Le deuxième document à l’étude est un mémoire dressant la liste des « marchandises et victuailles nécessaires pour l’habitation de l’île Percée » (Mémoire des marchandises). Il n’est cependant pas signé ni daté de manière exacte. Cette liste est semble-t-il une commande de marchandises à être amenées de France, et dont une partie ira à la seigneurie de Gaspé et l’autre aux activités de Denys de La Ronde à Québec. Quoique la section des items destinés à la seigneurie ne contienne que des marchandises, celle pour Québec mentionne des besoins d’engagés à la fois pour travailler la terre mais aussi pour la pêche (tableau 2). La liste mentionne donc une gamme assez étendue de produits alimentaires tels que farine, vin, eau-de-vie, lard, huile d’olive et vinaigre. Dans une deuxième catégorie assez importante viennent les armes à feu et les munitions. S’ajoutent à cela des couteaux de travail, du tabac et beaucoup de clous de construction. Pour certains cas, on remarque des commentaires sur la qualité attendue par l’auteur du document, en principe De La Ronde ou ses associés. Par exemple, il ne lui importe guère que les fusils « soient vieux, pourvu qu’ils soient bons ». Les couvertures, elles, doivent pouvoir être coupées en deux pour répondre aux besoins des « sauvages », et ne pas dépasser 8 ou 10 francs pièce. À noter que dans les deux cas, aucune spécificité n’est mentionnée pour les marchandises de traite et le matériel nécessaire pour « équiper une chaloupe de pêche ».
14 Ceci n’est guère surprenant puisque les fournisseurs savent de quoi il s’agit. Nul besoin d’élaborer sur les mâts, les voiles, les ancres, les lignes, plombs, ains, grappins, cordages, etc. On se serait cependant attendu à la mention de quantités de sel, essentiel à la salaison des morues. Les marchandises de traite, elles, peuvent servir dans les échanges commerciaux avec les Amérindiens ou des Euro canadiens. Finalement, on aborde la question des engagés. On se souvient que dans le contrat passé avec Cerraute, on en apprend seulement sur les conditions contractuelles des pêcheurs-engagés. Ici, on se penche plutôt sur les 36 mois agricoles, si l’on peut dire. D’abord, « deux hommes de campagne pour travailler à la terre » pour un contrat de trois ans (36 mois) et rémunérés « selon leur capacité ». Ce qui signifie des salaires pouvant varier entre 50 et 60 francs, en plus d’une avance « la moins élevée possible ». Également, « Trois bons pêcheurs » dont un habilleur et un calfaiteur (calfat?). Un calfat est un artisan qui calfate un navire, une chaloupe en « garnissant d’étoupe goudronnée les joints et interstices des bordages de la coque pour les rendre étanches » (Robert 1981: 238). Si ces engagés demeurent en hivernement, ils seront rémunérés au moins jusqu’au printemps suivant.
15 Les trois autres documents de notre corpus doivent cependant être abordés ensemble, puisqu’ils contiennent essentiellement les mêmes informations, quoiqu’exprimées avec certaines nuances. Le premier, non signé, se compare cependant au tout premier abordé dans ce texte puisqu’il donne une liste de marchandises (Seconde manière pour l’embarquement). Les ressemblances sont encore plus frappantes entre les deux documents suivants, quoiqu’ils ne s’accompagnent d’aucune liste de marchandises. Une nuance se dégage toutefois puisque l’un identifie les associés comme étant les sieurs de La Chesnaye, Bazir et Genix (?), alors que l’autre mentionne Denys de La Ronde au lieu de Genix. Également, on sait que le dernier document a été rédigé par l’abbé Bernou (Dupré 2003).11 Genix, bourgeois de Québec, semble être à la tête de l’établissement et ce, à la satisfaction des autres associés. Éventuellement, Bazir meurt et on voit apparaitre le sieur de La Salle qui semble détenir une part dans l’entreprise et qui fait aussi la pêche avec des engagés.
16 Afin de regrouper le maximum d’information pour éliminer la redondance de contenu des documents énoncés, j’ai en quelque sorte créée des thématiques relatives à la faisabilité de l’établissement, à la main-d’œuvre, à la stratégie de peuplement, aux avantages environnementaux de Percée, aux investissements attendus, aux possibilités de fortification, avant de clore sur le document de l’abbé Bernou. Cette approche permet de dresser un portrait synthèse de la seigneurie et de ses besoins. Il y est grandement question du potentiel de l’établissement de De La Ronde et de ses avantages pour y installer des habitants-pêcheurs qui pourraient finir par cultiver la terre et ainsi suffire à leur subsistance alimentaire. C’est sans compter les profits pouvant provenir de l’exploitation des abondantes ressources marines (Francoeur 2008:20).12 Mais en plus des hommes, il faudrait aussi y amener des filles à marier mais pas de familles « déjà faites ». On assure aussi que l’endroit est facile à fortifier et qu’un commerce peut se faire avec la France et les îles d’Amérique. Mais comme c’était toujours le cas à l’époque, ce potentiel jugé d’immense, ne peut se concrétiser sans une aide royale, du moins pour les trois premières années de l’entreprise. Les demandes incluent donc des embarcations d’assez fort tonnage, des moyens facilitant le recrutement de pêcheurs et de colons, des marchandises de toutes sortes et même une garnison pour occuper un fort.
17 Le processus de démarrage initial de l’établissement, tel que mentionné plus haut, se déploierait sur trois ans. On insiste d’abord sur l’importance de synchroniser les départs et arrivés des navires pour ne pas retarder le chargement de la morue, afin d’éviter les pertes. La première année de ce plan triennal se limiterait à amener des marchandises, dont une partie à Québec. Le fret et le profit sur ces cargaisons, soit environ 100 tonneaux, pourraient rapporter jusqu’à 600 livres. On suggère d’acheter peut-être deux navires en Hollande, en priorisant un bâtiment « capable de longs voyages » et un autre pour des trajets plus courts en Amérique. L’équipage d’un navire peut aussi faire la pêche. Les engagés pour les travaux de la seigneurie seraient tous des 36 mois et formeraient un corps de travail séparé des pêcheurs. En plus des 36 mois et des pêcheurs-engagés, il faudrait tenter d’amener au moins « six bonnes filles de travail capables de donner envie à quelques pêcheurs d’habituer ». C’est-à-dire de s’implanter dans la seigneurie et fonder une famille.
18 L’un des deux navires suggérés serait donc préférablement de taille moyenne pour le «négoce des îles » (d’Amérique) et ce, à compter de la deuxième année. Idéalement, il serait alors envisageable d’effectuer deux voyages de commerce aux îles et un à Québec. L’équipement de pêche semble moins préoccupant puisqu’il y en a déjà en bonne quantité à l’habitation. Lorsque vient le temps de prévoir les provisions nécessaires pour les hivernants, « tant pour les Français que pour les sauvages », on mentionne des barriques de farine, de vin et au moins un tonneau d’eaude-vie (tableau 3). On ne spécifie toutefois pas les quantités nécessaires pour chaque homme. Lorsque la consommation de chacun dépasse les quantités fournies, « les hommes en prennent sur leur compte » personnel. On peut penser que s’enclenche alors un processus d’endettement. Dettes qui devraient théoriquement être remboursées sous forme de prélèvements des fruits de la pêche de chacun, l’été suivant. Aux besoins mentionnés plus haut s’ajoutent des victuailles telles « une barrique ou deux de vinaigre, de l’huile d’olive, quelques barils de lard ».
19 Finalement, le document insiste sur le fait qu’il y a des économies à réaliser pour les entrepreneurs de pêche puisqu’une fois construites, les infrastructures d’apprêtage de poisson peuvent être facilement préservées par les hivernants. Dans le cas contraire, chaque navire venant de France « dépense beaucoup à faire des échafauds et logements couverts de voiles ce qui les gâtent et dépérissent » et cela à tous les ans. Les coûts des travaux et des matériaux peuvent atteindre de 500 à 600 livres, en plus de nécessiter une quinzaine de jours de durs labeurs. Ce sont alors des jours perdus pour la pêche. On parle ici d’une fastidieuse préparation annuelle des « vigneaux, échafauds, graves, chaloupes, boyards14, timbres, charniers15, logements ». En confiant ces tâches à des hivernants d’un établissement de pêche sédentaire, le tout serait prêt à l’arrivée des navires métropolitains au printemps et serait entretenu «d’une année à l’autre ».
20 Au fur et à mesure que la seigneurie se peuplera d’une population permanente, il n’y aura plus lieu d’amener des pêcheurs-engagés saisonniers. Il ne faudra qu’un équipage pour manœuvrer le navire. Également, l’environnement naturel de l’établissement est décrit de manière positive puisqu’on vante les « meilleurs endroits de pêche ». Et la terre, elle, est bien meilleure pour la culture que ce qui existe dans les postes de pêche de Terre-Neuve qui sont Plaisance et Rognouse (Renews). Il est ici utile de mentionner qu’il existe alors d’autres entreprises de pêche sédentaire, possiblement encouragées par un arrêt royal de 1665. Cet arrêt permet d’importer en France la morue et autres poissons provenant des pêches des habitants des colonies. En retour, l’État ne demande que de modestes droits d’entrée variant entre 20 et 40 sols selon la qualité du produit (Mimeault 2011: 69). Ainsi, en plus de la Gaspésie et Plaisance, en 1682 est formée la Compagnie de la pêche sédentaire en Acadie (Landry 2012-13: 9-41).
21 Dans ce cas-ci comme dans le document précédent, on suggère « d’habituer » des pêcheurs au pays dès le début de l’entreprise. Ces derniers pourraient ensuite former les habitants à cette activité. Mais il semble y avoir préférence sur la provenance des pêcheurs à recruter soit les Bayonnais et les Basques. Ils sont mieux perçus que les Normands, les Rochelais et les Bretons qui seraient moins productifs! Le ratio d’efficacité des premiers se lit comme suit soit « une seule chaloupe bayonnaise pêche ordinairement plus de poisson que trois des autres pêcheurs ». Il faut aussi penser amener le plus de « garçons » possible. Une partie d’entre eux resterait à l’établissement une fois la pêche terminée et pêcherait jusqu’en novembre. Bref, le navire repartant en France ne ramènerait que le nombre d’hommes nécessaires à la manœuvre. Par exemple, s’il s’agit d’une flute de 200 tonneaux, des 50 hommes faisant la pêche, 25 suffisent pour le retour à titre d’équipage. En répétant ce processus à chaque année du plan triennal, on finirait par en avoir quelques-uns qui s’établiraient de manière permanente. Tel que mentionné auparavant, en France, les pêcheurs doivent être recrutés avant Noël soit au moment où les bourgeois renouvellent leurs équipages. Les départs pour le Canada se font à compter de mars. Contrairement au premier document examiné, celui-ci ne parle plus de six filles mais bien de 15 à 20 sur les trois années. Mais il est plausible que la moyenne annuelle d’arrivée se chiffre à 6 ou 7.
22 Un autre aspect important à mentionner est l’argument invoqué par les demandeurs d’amener des couples sans petits enfants. L’auteur du document estime qu’il est grandement souhaitable que ces couples s’établissent d’abord de manière à assurer leur subsistance, avant de fonder une famille. Il prétend que c’est l’erreur qui a été commise à Plaisance où des familles sans expérience dans la pêche arrivèrent « chargées d’enfants encore à la mamelle ».16 Il est probable qu’il force la note en prétendant que ces familles coutèrent très cher à faire subsister et que même « une grande partie d’eux sont morts de pauvreté et de fainéantise »! Quoiqu’un certain nombre de ces habitants aient éventuellement réussit dans la pêche, il demeure plus difficile de le faire qu’à l’île Percée. Dans trois ans, on pourrait escompter avoir établi une centaine de familles!
23 À Percée, il y a moyen de cultiver la terre et nul besoin d’aller pêcher à 8 ou 10 lieues du fort. L’auteur ne doute pas qu’au terme de la première année d’opération, l’établissement serait davantage productif et plus autonome que ne l’avait été Plaisance au même point. Il s’emballe encore davantage en écrivant que l’établissement « peut fournir aux habitants leurs victuailles à la réserve de peu de choses. Toutes sortes de grains et légumes y viennent aussi bien qu’à Québec. Les bestiaux même s’y élèvent très bien » et lui-même prétend s’adonner à l’élevage depuis huit ans (1669 environ). Il y aurait même moyen d’y faire de la bière! Pour la pêche, il y a parfois jusqu’à 15 navires sur place avec près de 2000 travailleurs, du moins l’été.
24 L’on revient ici à l’importance que le navire arrive à l’établissement rapidement au printemps pour amener le premier poisson au Levant17 puisque c’est celui-là qui rapporte le plus. Également, chaque année, il faut envoyer un navire dans les îles (d’Amérique) chargé de morue verte et sèche, de hareng, de saumon, de maquereau, de planches, de matériaux de construction, d’huiles « à brûler » (loup marin, phoques, marsouins) et de charbon de terre. Le reste du poisson irait en France.
25 On parle ici d’un navire avec une subvention de 20 000 livres soit 10 000 pour équiper le navire en pêche et 10 000 pour les avances et le coût du passage des filles de travail et des garçons de pêche. À cela s’ajoutent des provisions pour la première année, du moins pour ceux acceptant d’hiverner. Pour les années 2 et 3 du plan triennal, des octrois royaux de 10 000 livres par année sont souhaitées. Également, afin de concurrencer le poisson anglais et hollandais qui s’écoule à « si bas prix » quoiqu’il « ne vaille pas le nôtre », le roi pourrait remettre les droits d’entrée du poisson du royaume aux pêcheurs de l’habitation afin d’encourager d’autres entrepreneurs à faire de même.
26 Si le roi est d’accord, il serait préférable de fortifier l’établissement puisqu’il se situe à l’entrée du fleuve Saint-Laurent conduisant à Québec. Ce serait aussi un lieu de relâche pour que les navires y allant puissent se « rafraîchir».18 Ce lieu est plutôt facile à fortifier puisque situé sur une pointe « qui avance dans la mer et d’où on découvre de fort loin les vaisseaux ». Pour le défendre, le roi pourrait envoyer une compagnie d’infanterie « entretenue » pour trois ans. Encore-là, on souhaite que ces soldats aient le temps de prendre goût au pays pour s’installer. Ils demeureraient néanmoins aptes à participer à la défense de l’établissement en cas de besoin. Les habitants, installés à proximité du fort, comme à Plaisance, pourraient s’y réfugier et participer à sa défense à titre de miliciens. De plus, durant la pêche d’été, les pêcheurs métropolitains peuvent se joindre au groupe.19 La portée des canons du fort irait au-delà des graves et empêcherait tout débarquement ennemi. C’est d’ailleurs le seul endroit où il est possible de déployer des troupes puisque « Tout le rivage des deux côtés étant montagnes inaccessibles ». Cette description topographique se rapproche de celle du port de Plaisance et constitue effectivement un avantage défensif non négligeable. En effet, des batteries situées en hauteur peuvent facilement balayer le havre de leurs tirs et ainsi forcer l’ennemi à se retirer rapidement.
27 De tous les documents relatés jusqu’ici, celui rédigé par l’abbé Bernou est certes le plus soigné. Quoiqu’il renferme de nombreuses redondances, il en émane certaines précisions et ajouts ayant pour effet d’enrichir le contenu des documents précédents. D’abord, on ajoute les pelleteries aux ressources exploitables et exportables. On précise que la pêche des hivernants s’étendrait sur sept mois (mai à novembre), on ajoute quelques espèces de poissons à exploiter et même « quelques baleines ». Pour les marchés d’exportation on ajoute l’Espagne. Une information plutôt nova-trice pour l’époque consiste à encourager l’usage du goémon pour « engraisser la terre », qui est aussi efficace à cette fin que le « meilleur fumier » (Carabie 1959-60).21
28 L’étendue de terre « prête à labourer » se chiffrerait à près de 150 arpents et serait divisée en deux parcelles.22 On en apprend davantage sur les infrastructures en place soit « deux magasins, une grange, une étable, trois logis, une chapelle destinée aux deux pères récollets, une grande basse-cour avec un jardin bien clos ». On confirme également la présence de bestiaux, volailles, outils et ustensiles pour tous les métiers nécessaires à une colonie! On précise que le nombre d’hivernants se chiffrerait à 25 et que durant l’hiver leurs tâches consisteraient à couper du bois pour l’habitation, faire des planches, construire des logements et des chaloupes. Finalement, on indique que le poisson anglais et hollandais se pêche sur les côtes d’Écosse et de Norvège et qu’il y aurait une cinquantaine de havres de pêche en Acadie, à Terre-Neuve et au Cap-Breton qui pourraient bénéficier de la remise des droits d’entrée sur le poisson. Il revient également sur les conséquences fâcheuses d’un départ tardif des navires de France et ce, au détriment de la pêche.
29 Au terme de l’analyse de contenu des documents abordés dans ce texte, il est permis de conclure que l’historien doit demeurer prudent dans leur usage. Il s’y trouve nombre de redondances et ils sont difficiles à situer précisément dans le temps. Néanmoins, en effectuant des regroupements appropriés, il en émerge un portrait assez classique des besoins d’une entreprise de pêche sédentaire du 17e siècle en Nouvelle-France et ce; en res-sources humaines, financières, en marchandises et en infrastructures. Ce travail permet donc de rafraîchir nos connaissances historiographiques sur l’histoire des pêches sédentaires d’Ancien Régime en Amérique. Dans une publication récente, Mimeault admet que les projets de La Ronde peuvent paraître « ambitieux » mais pas forcément hors d’atteinte. Ce seraient plutôt les « appuis recherchés » qui seraient « quasi irréalistes » (Mimeault 2017: 81-83).