Articles

La dialectique de la tradition et de la modernité dans un bourg français au tournant des XIX e et XX e siècles : consommation et alimentation à Ancy-le-Franc 1

Cécile Retg
University of Quebec

Abstract

Positioned halfway between an economic and social history perspective, and a cultural history and mindset perspective, this article aims to highlight the conditions of passage from a pattern of “traditional” consumption to a pattern of “modern” consumption, where the pleasure of buying replaces the need to purchase, in a rural French village at the turn of nineteenth and twentieth centuries. In this regard, the archives of a grocery store offer an invaluable evidence of change in consumer behaviour. The goal is to better understand, in a particular space and time, the relationships that people have with objects.

Résumé

En s’inscrivant à mi-chemin entre les perspectives de l’histoire économique et sociale, et celles de l’histoire culturelle et des mentalités, cet article vise à mettre en lumière les conditions de passage d’un schéma de consommation « traditionnel » à « moderne », où le plaisir d’acheter remplace la nécessité d’acheter, et ce, dans un bourg rural français au tournant des XIXe et XXe siècles. À ce sujet, les archives d’une épicerie offrent un précieux témoignage de la modification des comportements de consommation. L’objectif étant de mieux comprendre, dans un espace-temps particulier, les rapports que les hommes entretiennent avec les objets.

1. Pour commencer : un petit détour par la théorie et l’historiographie

1 On pourrait dire que l’histoire de la consommation est née des grands travaux des sociologues des années 60-70 et 80. Ainsi, il faut noter l’influence considérable de la pensée et de l’œuvre de Jean Baudrillard sur la théorisation de la consommation. Son Système des objets (1968), où il dresse une analyse structurelle, fonctionnelle et formelle des objets, est profondément marqué par la problématique de la signification des biens, puisque, pour lui, les objets constituent un « langage », un système complexe de signes.

2 Il reprend cette idée deux ans plus tard dans La Société de consommation (1970), et définit la consommation comme une morale (normes et valeurs) et un mode de communication (langage des objets). C’est un système de signes par lequel le consommateur s’intègre dans la société. De même, l’influence des travaux de Pierre Bourdieu a connu une résonance très forte en histoire de la consommation. Dans, La Distinction critique sociale du jugement (1979), cet auteur développe une notion clé, celle de «  distinction  ». Il s’intéresse à la question du « goût », et, montre que les individus se différencient socialement par les distinctions qu’ils opèrent entre les objets, entre le beau et le laid, le distingué et le vulgaire. C’est donc cette volonté de « distinction » qui oriente les choix des consommateurs dans une logique de différenciation par le haut. Du côté anglo-saxon, il faut aussi citer l’œuvre, désormais incontournable pour la théorisation de la consommation, de Mary Douglas et Baron Isherwood (2008 [1979]). Ces deux auteurs définissent la consommation comme un ensemble de pratiques signifiantes par lesquelles les individus échangent de la valeur, du sens et entretiennent des liens sociaux. C’est un ensemble de pratiques qui permettent au consommateur de s’inscrire dans des réseaux sociaux. Ainsi, la consommation est un phénomène social et culturel en cela que « l’homme a besoin de biens pour communiquer avec les autres et pour faire sens de ce qui se passe autour de lui » (2008 : 116). Après eux, ce sont les travaux d’Arjun Appadurai (1986) et de Daniel Miller (1987) sur les objets de consommation qui ont connu une résonance considérable.

3 Les historiens se sont nourris de ces travaux, en même temps qu’ils y ont ajouté leurs propres théories. En effet, l’histoire étant la science des faits passés, elle s’inscrit dans une perspective temporelle, d’où l’intérêt, en histoire de la consommation, pour une rhétorique bipolaire structurée autour des notions de « consommation traditionnelle »/ « consommation moderne ».

4 Avant d’aller plus loin, nous devons nous attarder un instant sur ces notions. De façon synthétique, les sociétés « traditionnelles » sont définies comme des sociétés fermées (imperméabilité sociale et communautaire), religieuses, guerrières, et profondément non consuméristes, même si un certain sentiment consommateur peut apparaître chez l’élite (Stearns 2001). Ainsi, dans de telles sociétés, la consommation est marquée par l’emploi utilitaire des objets, les individus ayant principalement recours à des objets liés à des gestuels d’effort et de travail ; ce sont des objets utiles au premier degré, car débarrassés de toute valeur symbolique (Baudrillard 1968). Aussi, ces objets de consommation « traditionnelle » répondent-ils à des besoins physiologiques, biologiques, ou encore primaires, comme manger, dormir, se vêtir (Baudrillard 1968 ; Moles 1972). Dans une société de consommation « tradition-nelle », les individus sont donc des « utilisateurs d’objets » (Glennies 1995), puisqu’ils s’en servent pour prolonger leurs actions (Moles 1972). Ce sont des « objets-outils » profondément utiles, d’où l’idée de nécessité (Douglas, Isherwood 2008 [1979]). Enfin, dans ces sociétés, les objets ont une durée de vie longue (usure maximale, réparation, transmission de génération en génération 2) (Moles 1972 ; Perrot 1981 ; Roche 1997), et s’inscrivent souvent dans des logiques d’autoconsommation (Raybaud 1981), ou s’ils sont intégrés aux circuits des échanges march-ands, proviennent principalement des marchés locaux (Purser 1992).

5 À l’inverse, dans une société où la consommation est « moderne », les individus deviennent des « consommateurs de marchandises » (Glennies 1995). En effet, dans ces sociétés, l’objet est d’abord un « objet-signe », il n’est donc plus strictement utile (Baudrillard 1968). En plus de sa fonction pratique, l’objet recèle désormais un sens et devient un messager (Miller 1987 ; Parker 2003 ; Douglas, Isherwood 2008 [1979]). De ce fait, si l’on parle en termes de besoins, on peut dire que la consommation « moderne » fait appel à des besoins de nature primaires, mais plus seulement. En effet, dans ces sociétés, les besoins des individus se complexifient du faitde l’utilisation croissante d’« objets-signes », et de l’utilisation décroissante d’« objets-outils ». Il s’agit donc désormais de besoins dits secondaires, c’est-à-dire sociaux (régis par la société), et psychologiques (propres à chaque individu) (Halbwach 1912 ; Baudrillard 1968 ; Douglas, Isherwood 2008 [1979]). Ce sont des besoins superflus3 dans le sens où ils ne reposent plus sur la stricte nécessité, les objets n’étant plus utilisés comme moyens de subsistance (Stearns 2001). En outre, dans ces sociétés, la durée de vie des objets est courte puisque l’« objet-signe » est lié au désir4 et à la mode5. Il est donc soumis à un rythme de renouvellement rapide (Baudrillard 1970 ; Lipovetsky 2006). Enfin, dans ce contexte, les objets sont majoritairement des produits manufacturés (Daviet 1997 ; Roche 1997), et proviennent de marchés élargis, soit locaux, nationaux et internationaux (Purser 1992 ; Stearns 2001 ; Trentmann 2004).

6 Évidemment, il faut bien voir que les définitions que nous venons de donner sont loin d’êtres figées. En effet, les concepts mêmes de « tradition » et « modernité » sont problématiques et sujets à des débats de fond, débats reflétant les querelles entre les historiens de la consommation. Les historiens modernistes sont ainsi parmi les plus critiques, et pour causes, comme on a d’abord pensé, à tort, que la consommation « moderne » était inexistante avant la révolution industrielle et commerciale du 19e siècle (Coquery 2011 : 10), ils se sont attachés à faire reculer les limites de cette prétendue « modernité ». Ils ont ainsi dévoilé des différences d’échelles, de nature, et de structure entre époques, et ont montré que le 19e siècle ne faisait qu’amplifier, de manière spectaculaire certes, un bouleversement déjà en cours depuis plusieurs siècles6 (Shammas 1990 ; Coquery 2011 ; Trentmann 2012). Selon Frank Trentmann, ce qui divise aujourd’hui la communauté historienne tiens alors à deux façons de faire l’histoire, et, en conséquence, à deux façons de concevoir la modernité. Ainsi, tandis que pour les uns la modernité est associée à un phénomène économique et social de masse7 ; pour les autres, ce sont des modifications culturelles et mentales restreintes qui témoignent de l’entrée dans une consommation dite « moderne »8 (Trentmann 2004, 2012). De la sorte, vouloir à tout prix distinguer «  tradition  » et «  modernité  » est absurde tant ces notions sont finalement subjectives, évolutives et interpénétrées (Galland, Lemel 2006 ; Breward 2012). Aussi, plus qu’un absolu, la rhétorique « tradition »/ « modernité » est-elle d’abord pour nous un outil d’analyse, outil qui se révèle pratique pour saisir des mutations dans les comportements de consommation.

7 Si nous avons tenu à commencer cet article par un court bilan théorique, c’est bien pour rappeler la variété et la complexité des études sur la consommation, ainsi que les discussions que cela suscite. De notre côté, nous nous inscrivons à mi-chemin entre l’histoire économique et sociale, et entre l’ethnologie historique, en nous intéressant plus particulièrement à la question de la signification des biens.

2. La consommation en milieu rural : sujet, sources et méthode de recherche

8 Notre cadre théorique étant défini, on peut désormais s’attarder sur les raisons qui nous ont poussés à nous intéresser à la consommation des habitants d’un bourg rural français au tournant des 19e et 20e siècles. En premier lieu, il nous semble que faire d’un bourg rural le cadre de notre étude permet de mieux intégrer cet espace, encore trop négligé, dans le champ des études historiques françaises sur la consommation. En effet, la majorité des travaux historiques d’importance se sont concentrés sur le monde des villes, ce qui, en France, signifie Paris et ses grands-magasins9.

9 De la même manière, notre étude s’intéresse aux habitants du bourg, c’est-à-dire à des ruraux, dont, pour la plupart, nous ignorons le statut social. Or, ici encore, nous avons affaire à des acteurs délaissés par l’historiographie française. On trouve ainsi beaucoup de bonnes études sur la consommation bourgeoise et ouvrière des villes, mais trop peu concernant le consommateur rural10. Notre démarche ici est justement de mettre au premier plan ce consommateur, et de l’étudier pour lui-même, c’est-à-dire sans forcément faire référence à une classe sociale.

10 Notre choix s’est donc porté sur le bourg français d’Ancy-le-Franc (Côte d’Or), bourg pour lequel nous disposions des archives privées du commerce de la famille Boivin/ Michaud. Ancy-le-Franc appartient au département de la Côte d’Or (Bourgogne) depuis la Révolution française. Au 19e siècle, le bourg bénéficie d’un réseau d’infrastructures performant qui le relie à l’économie régionale et à la zone d’influence parisienne11. C’est un bourg qui a tenté l’expérience industrielle sans grand succès12, et qui est, de ce fait, constitué d’une population à caractère essentiellement rural, dont les activités sont notamment tournées vers l’agriculture et la viticulture.

11 Or, en tant que bourg rural, on s’attend à trouver à Ancy-le-Franc un modèle de consommation particulier. En effet, dans les années 1975, une série d’études françaises menées par l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) ont mis à jours les caractéristiques, et les transformations historiques, des régimes alimentaires urbains et ruraux. Dans ce cadre, les travaux de Cécile Dauphin et Pierrette Pézerat (1975), qui s’appuient sur les monographies dressées par LePlay et ses disciples, révèlent de façon très précise les différences de structures entre ces deux régimes alimentaires au 19e siècle. Il apparaît ainsi que les urbains consomment plus de viande, de poisson et d’oeufs que les ruraux ; mais, surtout, c’est à travers leur consommation de produits d’épicerie qu’ils se distinguent. En effet, les urbains, qui consacrent une part de leur budget plus importante à ces produits13, consomment trois fois plus de sucre, et deux fois plus de café que les ruraux. En revanche, les ruraux consomment presque deux fois plus de fruits et légumes (secs et frais). Ils consomment aussi davantage de pain et de produits laitiers. Aussi, la consommation rurale est-elle plutôt végétarienne, et la consommation urbaine plutôt carnée14.

12 Dans le même ordre d’idées, Rolande Bonnain-Moerdijk (1975), qui s’intéresse préférentiellement aux questions de timing, montre que l’uniformisation entre l’alimentation rurale et citadine progresse entre 1850 et 193615.

13 En pratique, les spécificités de l’alimentation rurale, que nous avons décrites plus haut, s’estompent. L’auteure observe alors un accroissement de l’alimentation carnée, ainsi que de la part des produits d’épicerie (café, sucre, chocolat, conserves, etc.), des pâtes, et du riz. Les champignons, auparavant regardés avec méfiance, sont également de plus en plus consommés. En parallèle, elle montre qu’il y a une diminution de la part des laitages, des légumes secs, et une augmentation de celle des fruits et légumes frais, des produits qui étaient déjà bien représentés. À cela s’ajoute un phénomène de diversification, les consommateurs ayant davantage de choix, du fait, notamment, de la modernisation industrielle et commerciale. En outre, tandis que les produits locaux (fromage et huiles notamment) sont remplacés par des produits industriels, certaines habitudes se substituent à d’autres16. Enfin, selon l’auteure, les phénomènes d’autoconsommation, bien que toujours présents en 1936, tendent à à diminuer.

14 À la lumière de ces études, il apparaît que le tournant des 19e et 20e siècles entame une période de restructuration de la consommation alimentaire rurale. Or, de 1870 à 1930, le corps de consommateurs du bourg s’effrite. Effectivement, la population du bourg passe de 1851 habitants en 1872 à 1266 habitants en 1906 et à 1103 habitants en 193117. Ces résultats sont sans doute le fait du vieillissement de la population du bourg, conjugué à l’exode rural des jeunes, ce qui provoque le départ d’une partie de la population du bourg vers les villes environnantes (Troyes, Paris, Auxerre)18. Il ne faut pas non plus négliger l’impact de la Grande Guerre sur la démographie régionale. Ceci étant dit, il est intéressant de noter que, du fait du déclin de la population, et de l’augmentation parallèle du nombre de commerces, on observe une légère augmentation, suivie d’une stagnation, du nombre de commerces par habitant. Ainsi, de 18 commerces pour 1000 habitants en 1872, on passe à 24 en 1906, et enfin à 22 en 193119. Il y a donc, au cours de la période, un gonflement du nombre de commerces dans les années 1890, puis un ajustement progressif de l’appareil commercial à la réalité villageoise dans les années qui suivent. Cela est peut-être dû à la nécessité, pour les commerçants, de se professionnaliser à travers le développement d’une comptabilité plus précise, la mise en place de nouvelles techniques de vente, etc. Ainsi, les commerçants qui n’ont pas su s’adapter à l’évolution de leur clientèle auront été contraints de fermer boutique. C’est peut-être l’une des explications de l’évolution de l’appareil commercial d’Ancy-le-Franc.

15 Or, l’épicerie sur laquelle nous avons choisi de travailler est justement parvenue à traverser les décennies, tout en nous laissant des traces de son passage20. Ces traces sont les sources (d’origines privées) qui ont servi de base à cette étude sur la consommation au tournant des 19 e et 20e siècles. Il s’agit des livres de comptes établis par les propriétaires successifs de ce commerce21 où sont détaillés tous les achats des clients22. À partir de ces archives, nous pouvons mesurer les achats réalisés par chaque client dans l’épicerie, ce qui nous permet en définitive de percevoir les évolutions, tant dans l’activité de l’épicerie, que dans la consommation de la clientèle. Pour que cette évolution soit visible, nous avons préféré une périodisation longue. Ainsi, les années 1880 sont celles qui correspondent, au niveau national, à une diversification de la demande dans les villes et villages, c’est donc une date primordiale dans l’histoire de la consommation rurale23. Notre date finale l’est tout autant, car c’est dans les années 1930 que se dessine la future « société de consommation », visible à travers le développement du « choix » en matière de consommation (Bonnain-Moerdijk 1975  ; Berstein et Milza 2009 [1990]). À partir de là, notre objectif est d’analyser l’évolution de la consommation et des modes de vie de la population d’un bourg français à partir des achats faits en épicerie. Or, étant donné que nous sommes en présence de sources comptables, il nous est possible de dresser des séries statistiques qui nous permettront ensuite d’établir le budget des consommateurs et de voir ainsi la part consacrée par chaque client de l’épicerie à chaque poste de consommation, et à chaque produit.

16 Cependant, si ces sources sont très riches d’enseignement, elles n’en comportent pas moins des lacunes sur lesquelles nous devons maintenant nous attarder. L’une des premières, et non des moindres, consiste en la possibilité pour le propriétaire du commerce d’occulter consciemment certains achats ou certaines ventes afin de bénéficier d’avantages fiscaux (détournement de marchandises pour éviter certaines taxes) ou mêmes humains (problématique de la prostitution des clientes les plus pauvres24). Or, il est impossible de mesurer ces occultations, nous ne pouvons que les deviner et les mentionner. De plus, il faut bien voir que de nombreux produits vendus dans l’épicerie peuvent être trouvés dans diverses boutiques du bourg, qu’il s’agisse également d’épiceries, ou de boutiques plus spécialisées comme les boucheries, boulangeries, cafés, limonadiers et autres 25 . Ainsi, nous n’avons à notre disposition qu’une partie des achats réalisés par les clients, ce qui ne nous donne qu’un aperçu de la réalité consommatrice. Enfin, nous devons nous interroger sur la clientèle même du commerce du fait de la pluralité de boutiques. En effet, il est très probable que notre épicerie ne draine qu’une portion spécifique de la population du bourg.

17 D’un point de vue méthodologique, nous avons procédé à des coupes dans les sources afin de cerner au mieux l’évolution des achats effectués dans la boutique. Pour chaque client, nous avons donc relevé les achats pour deux mois d’été et deux mois d’hiver par tranches de dix ans. Puis, à partir des résultats des coupes, nous avons procédé à la répartition des achats en postes de dépenses afin de calculer le plus précisément possible le pourcentage que chaque client consacrait à chaque poste. Nous avons ainsi obtenu deux postes généraux (alimentaire et divers) sous-divisés en postes secondaires. La seconde étape de notre méthodologie a été de mettre en rapport les différents budgets ainsi obtenus de manière à définir une moyenne de la consommation à Ancy-le-Franc en 1880 et en 1930. Nous avons alors dressé tableaux et graphiques afin de percevoir au mieux cette évolution. Nous avons ensuite analysé précisément l’évolution de la consommation, et de ses objets, à partir des dépenses des clients, afin de voir quelles étaient les particularités de la consommation à Ancy-le-Franc. Ainsi, notre objectif est double. Il s’appuie d’une part sur une historiographie socio-économique de la quantification par le budget, et d’autre part, sur une historiographie du « langage des objets » où le mental et le culturel sont mis au premier plan.

18 Ceci étant dit, il faut bien voir que l’analyse qui est au cœur de cet article ne synthétise que la partie I notre mémoire de maîtrise, celle ayant trait à l’alimentation. Aussi s’appuie-t-elle sur deux tableaux, que nous avons reproduits, et qui sont issus d’une analyse statistique de notre corpus de sources26; or, du fait de cette volonté de synthèse, nous n’avons retenu que l’essentiel de notre travail, c’est pourquoi le lecteur qui désirerait avoir plus de détails sur la consommation alimentaire, et sur la consommation en général à Ancy-le-Franc, pourrait, soit se reporter au mémoire, soit entrer en contact avec nous.

19 Sommes toutes, l’analyse quantitative et qualitative de notre corpus a témoigné de l’aspect changeant de la consommation à Ancy-le-Franc au tournant des 19e et 20e siècles. En effet, tandis qu’en 1880 les résultats font émerger une consommation plutôt « traditionnelle », en 1930, on assiste à une modernisation des modalités de consommation, selon les modèles décrits plus haut. En ce sens, le rapport des hommes aux choses a subi une transformation ; c’est cela que nous avons tenté de définir et de comprendre.

3. La consommation en 1880 : une consommation de type « traditionnelle »27

Les ventes de l’épicerie en 1880 (en%)
Thumbnail of Table 1Display large image of Table 1

20 En 1880, on peut encore parler de consommation de type « traditionnelle » à Ancy-le-Franc. En effet, au sein même des dépenses alimentaires, la nécessité prime le superflu, en témoignent l’importance des dépenses réservées au sucre, au sel, aux épices et aux condiments. Or, si l’on regarde dans le détail, on s’aperçoit que les deux produits les plus achetés de cette catégorie sont le sucre (35 % des achats) et le sel (21 % des achats), soit deux produits basiques en cuisine. Ce qui est intéressant, et c’est notre hypothèse, c’est que ces deux produits, en plus d’êtres nécessaires28, sont profondément liés à l’autoproduction, et à l’autoconsommation. Ainsi, le sucre29, d’abord utilisé comme sucrerie, est surtout très énergétique puisqu’il permet de fabriquer des plats consistants et nourrissants, comme les gâteaux et les galettes (Dauphin et Pézérat 1975). En outre, le sucre est un agent conservateur, en témoigne son utilisation dans les confitures et les conserves de fruits ; le sel lui aussi remplit cette fonction (Bourdeau 1894). Il était ainsi beaucoup utilisé pour garder les viandes, en plus de son utilisation quotidienne pour assaisonner plats et soupes (Dauphin et Pézérat 1975). Or, cette logique de transformation/ conservation se retrouve aussi dans les dépenses associées aux bouchons30. Et pour causes, ce produit, lié à la conservation du lait, des jus de fruits, du vin maison, du bouillon, etc., est un autre indice d’un mode de consommation basé sur la production familiale (Toussaint-Samat 1997 [1987] ; Schweitz 1997).

21 Or, il est tout autant probable que la faiblesse des achats de viande/poissons/produits laitiers, de fruits/légumes, et de céréales/féculents, soit, elle aussi, le fait des pratiques d’autoconsommation. En effet, si l’on regarde plus en profondeur, on voit que les clients se procurent des légumineuses (haricots, pois cassés, lentilles), soit des produits associés à l’alimentation rurale traditionnelle (Dauphin et Pézérat 1975 ; Moulin 1988). En outre, ils achètent surtout des aliments qu’ils ne peuvent pas produire eux-mêmes, c’est-à-dire, des fruits et légumes rares (raisin et oranges), des pâtes alimentaires (vermicelles essentiellement), du riz et du fromage… En revanche, les produits comme la viande ou les fruits et légumes du jardin (pommes, poires, carottes, navets, choux, volailles...) semblent très peu intégrés au circuit des échanges marchands.

22 Bien sûr, il nous faut relativiser cette hypothèse du fait du caractère très problématique de nos sources. En effet, comme nous l’avons annoncé dans notre première partie, il est très probable que les clients de notre épicerie s’approvisionnent également dans d’autres boutiques31, ou encore aux marchés hebdomadaires et dans les fermes alentours. Toutefois, on remarque tout de même la prédominance d’une consommation de nécessité où les produits de base représentent la majorité des achats. En outre, nous avons affaire à un type de consommation plutôt autoproductif, où l’on n’achète essentiellement ce que l’on ne peut pas produire, et où l’on transforme sois même ses aliments.

23 De même, les dépenses de boissons alcoolisées témoignent d’une consommation plutôt populaire et traditionnelle32. En effet, à l’intérieur même de cette catégorie, 90 % des achats concernent la goutte et l’eau de vie, c’està-dire des boissons fortes, souvent liées au travailmanuel et à la reconstitution de la force de travail (Nourrisson 1990 ; Bologne 1991). De plus, le cas de la goutte, que l’on se partage entre collègues et connaissances dans la partie cabaret de l’épicerie, renvoie à des rituels de sociabilité populaire33.

24 Cependant, les dépenses des clients laissent aussi entrevoir plaisir et innovation alimentaire. On remarque ainsi, d’une part, l’importance des achats de boissons chaudes, et plus particulièrement de café (72  % des achats de boissons chaudes). Or, il faut bien voir qu’au tournant des 19e et 20e siècles, selon Rolande Bonnain-Moerdijk (1975), le café, accompagné de tartines, tend à remplacer le petit-déjeuner rural tradition-nel composé d’une soupe. Ici, le fait que ce produit soit le plus plébiscité par les clients de l’épicerie est probablement l’indice de cette transformation, en même temps qu’il témoigne de l’adoption de nouvelles habitudes de consommation (Bologne 1991 ; Barjot 1995). D’autre part, la consommation de friandises est quant à elle révélatrice d’achats de plaisir, même si ceux-ci restent rares et ponctuels puisqu’ils ne représentent que 5,4 % des dépenses de la clientèle de Charles Boivin. Parmi ces achats, c’est le chocolat en tablette qui remporte la majorité des suffrages (68 % des achats de la catégorie) ; or, cette popularité semble être associée au caractère luxueux de ce produit (Bonnain-Moerdijk 1975 ; Dauphin et Pézerat 1975), que l’on se procure pour des occasions telles que les fêtes de fin d’année. Dans ce cas, le chocolat est bien souvent conjugué à d’autres friandises34.

25 Cela m’amène logiquement à l’alimentation festive. Et, effectivement, les achats de produits matériels sont assez rares pour les fêtes35, puisque l’on reste dans une consommation festive largement alimentaire où dominent les achats de fruits rares (oranges, mandarines…), de chocolats, et de mets et alcools fins (kirch, liqueur de menthe). Cela montre bien l’aspect encore « traditionnel » de la consommation à Ancy-le-Franc. En effet, nous sommes dans un schéma de consommation où le nécessaire domine, et dans le nécessaire, il s’agit surtout des dépenses alimentaires. Or, les fêtes sont l’occasion de se procurer du superflu alimentaire. Ainsi, le fait que ce superflu reste lié à l’alimentaire indique une certaine pauvreté de l’alimentation de tous les jours, et donc une consommation marquée par la nécessité. Ainsi, la consommation alimentaire festive est un bon indicateur d’une consommation de type « traditionnelle ».

26 De la sorte, la consommation alimentaire à Ancy-le-Franc en 1880 revêt plusieurs caractères. D’abord, elle est marquée par des achats de produits basiques et nécessaires. Ensuite, elle est dominée par l’autoconsommation et l’autoproduction. Enfin, elle admet des zones de plaisir et d’innovations.

4. La consommation en 1930 : vers une consommation « moderne »36

Les ventes de l’épicerie en 1930 (en%)
Thumbnail of Table 2Display large image of Table 2

27 Les années 1930 sont caractérisées par le passage d’un schéma de consommation « traditionnel » à un schéma de consommation « moderne ». Ainsi, on est forcé de constater le rééquilibrage qui s’est effectué entre les différents sous-postes. Ce rééquilibrage est le fait de l’enrichissement de la population (Bernstein et Milza 2009 [1990]), du déplacement des besoins et du glissement de la notion de nécessité37, et de la multiplication des produits disponibles. Tout cela permet l’essor du choix en matière d’alimentation.

28 Aussi, la transformation des modes de consommation alimentaires est-elle tout d’abord singularisée par une baisse de l’autoconsommation rurale, et par le développement des achats en épicerie ((Bernstein et Milza 2009 [1990]). Dans notre cas, on perçoit cela à travers l’essor de la part des fruits et légumes, qui est passée de 3 à 11% des dépenses. Le détail est tout autant révélateur puisque les clients préfèrent maintenant les légumes verts (choux, salade, épinards, haricots verts, petits pois) aux traditionnelles légumineuses. Ils achètent également des racines comme les carottes et les navets, et des champignons. De même, l’offre de fruits s’est diversifiée avec l’arrivée des produits du verger (pommes, poires, abricots, pêches) et des fruits exotiques, dont la banane est la plus plébiscitée (47 % des clients s’en sont procurés). Toutefois, si le développement des ventes de fruits et légumes témoigne sans doute d’une baisse de l’autoconsommation, il faut bien voir que ces pratiques persistent, comme le signalent les achats de graines de jardin38.

29 En outre, l’alimentation de 1930 est caractérisée par toute une série d’innovations. Ainsi, le groupe des céréales et féculents est marqué par l’essor des pâtes italiennes (Dessaux 2004), au détriment des vermicelles. Or, l’affaiblissement de la part des vermicelles est synonyme de l’abandon des pratiques alimentaires rurales « tradition-nelles », puisque ces pâtes étaient surtout consommées en soupes, en bouillons et en bouillies (Toussaint-Samat 1997 [1987]). De même, le sous-poste des épices et condiments voit sa part se normaliser par rapport à ce qu’elle était en 1880. C’est un sous-poste marqué par la diminution de la part du sucre et du sel (25 % et 20 % des achats de la catégorie) au profit des autres produits, dont certains sont des innovations de l’industrie agroalimentaire. C’est par exemple le cas des arômes, du sucre vanillé et de la maïzena. Or, il faut bien voir que l’introduction de ces produits correspond à un bouleversement des habitudes de cuisine (Drouard 2005). Avec la maïzena et le sucre vanillé, les étapes de réalisation des plats sont simplifiées, et les arômes suggèrent l’essor d’une cuisine plus industrielle, plus scientifique.

30 Dans le même ordre d’idées, la hausse de la part des achats de viande/ poisson/ produits laitiers est due, en partie, à la démocratisation de la boîte de conserve (Bruegel 1997). Un exemple servira à illustrer mon propos. En 1880, 3 % de la clientèle de l’épicerie avait acheté une boîte de sardines ; ils sont 19 % à s’en être procuré en 1930. Or, encore une fois, avec la conserve, la cuisine se fait plus industrielle, plus rationnelle, plus rapide (Bruegel 1997), reflétant ainsi la modernisation des campagnes françaises (Bonnain-Moerdijk 1975 ; Bernstein et Milza 2009 [1990]). La modernisation passe aussi par un certain délaissement des spécificités alimentaires régionales au profit d’une alimentation plus homogène (Bernstein et Milza 2009). C’est quelque chose que l’on voit très bien avec les produits laitiers en général, et le fromage en particulier. En effet, alors qu’en 1880, on ne trouvait chez Charles Boivin qu’un produit générique dénommé « fromage », l’épicier de 1930 y a ajouté du Gruyère, du Camembert, du Roquefort, et du Port-Salut. Or, l’accroissement de l’offre semble plus tenir d’une modification des habitudes alimentaires plutôt que d’une stratégie de mise en valeur de certains produits par l’épicier. Et pour causes, tandis que 33 % des clients s’étaient procuré du « fromage » en 1880, ils ne sont plus que 24 % en 1930. Le manque à gagner se fait au profit des nouveaux produits fromagers, dont le Gruyère sort grand favori (33 % des clients en ont acheté en 1930).

31 En outre, les années 1920 correspondent à l’introduction d’une autre nouveauté : le lait stérilisé en poudre. C’est très probablement Raymond Michaud, le troisième propriétaire de l’épicerie, qui est à l’origine de la mise en valeur de cette innovation39. Ce produit, qui représente 2,7 % des achats des clients en 1930, est moderne, car il est issu d’un procédé industriel, et car il vient remplacer des produits traditionnels, comme le lait de vache ou le lait maternel. Et, en effet, les laits les plus recensés dans l’épicerie étaient des marques Nestlé et Blédine, deux marques visant les mères et leurs nourrissons, et promouvant une alimentation saine, équilibrée et hygiénique (Rollet-Echalier 1990 ; Roques 2001).

32 Cet aspect hygiénique de l’alimentation est tout autant perceptible à travers les dépenses d’eaux/sirops/alcools. En effet, les années 1930 sont marquées par un ralentissement des ventes d’alcools en général, et d’eau de vie en particulier, qui va de pair avec l’augmentation des ventes d’eaux minérales et de sirops. Or, il faut noter le rôle des épiciers successifs dans la mise en place de cette nouvelle « hygiène » de la boisson. En effet, de 1870 à 1910 environ, l’épicerie semble disposer d’une partie cabaret où l’on vend de la goutte au verre40. Mais, à la mort de Charles Boivin, et la reprise de l’épicerie par son fils Émile vers 189741, les ventes de goutte ne cessent de diminuer jusqu’à leur disparition totale vers 1910, ce qui donne à penser qu’Émile supprime le cabaret. En outre, vers 1915, l’épicerie passe entre les mains de Raymond Michaud 42 ; or, dans les années qui suivent, les ventes d’eaux minérales explosent littéralement 43 . Ainsi, les trois épiciers successifs ont joué un rôle primordial dans l’évolution du rapport à la boisson et dans la mise en place d’une « hygiène » de la boisson. En effet, en 1930, la consommation d’eaux minérales se fait encore largement dans une optique hygiénique voir médicinale puisque l’on consomme ces produits pour leurs vertus nutritives, mais surtout thermales (Maneglier 1991). Ainsi, la baisse des achats d’alcools au profit des achats d’eaux minérales témoigne d’une transformation des mentalités, et d’une préférence pour des boissons saines et nutritives, conformes aux idéaux bourgeois de santé, de tenue et de vitalité (Bologne 1991).

33 De plus, les années 1930 sont marquées par l’accroissement de la présence des marques dans l’épicerie à l’étude. On trouve dorénavant régulièrement la mention des biscuits LU, du chocolat des Gourmets ou Menier, du cacao Banania, des soupes Liebig, du sel Cérébos, des bonbons Créma, de la margarine Astra, des eaux minérales Vichy, Vittel, St-Yorre, de l’apéritif Pernod, etc44. Il est tout autant probable que cela soit la conséquence d’une mise en avant de ces produits par l’épicier, ou d’une demande accrue de la part de la population, ou encore de l’absence d’un produit générique équivalent. Quoi qu’il en soit, le poids croissant des marques, et leur reconnaissance par les consommateurs, donne à voir un schéma de pensée « moderne » où ce n’est plus le produit en lui-même qui compte, mais ce qu’il représente (Baudrillard 1970 ; Daviet 1997). Bien sûr, si l’on peut deviner un intérêt grandissant pour les marques en 1930, il nous faut tout de même relativiser son importance, du fait de la faible représentativité de tels achats.

34 Finalement, tandis que des nouveautés apparaissent, des évolutions amorcées en 1880 se renforcent. Ainsi, on se souvient que les dépenses associées au café, à la chicorée, au cacao et aux infusions révélaient la progression du petitdéjeuner moderne. En 1930, cela semble acquis, la chicorée et le cacao représentant dorénavant respectivement 38 et 34% des achats de la catégorie. Or, si le déclin du café peut sembler surprenant, il faut bien voir qu’en 1930, la crise de 1929 touche la France de plein fouet et provoque un ralentissement de la consommation (Caron 1995). À Ancy-le-Franc, cela passe par l’essor de succédanés, comme ici la chicorée qui remplace le café, désormais trop cher. Or, le fait que l’on remplace le café par un produit similaire et moins cher montre bien que le petit-déjeuner moderne, et ses excitants sont devenus nécessaires45.

35 Le cacao nous dit aussi autre chose. Il est intéressant de noter que ce produit, présenté sous la forme de chocolat en poudre, n’apparaît pas dans l’épicerie avant les années 192046 ; ce qui coïncide, encore une fois, avec la présence de Raymond Michaud. Or, dès son introduction, ce produit remporte un certain succès, avant d’atteindre 34 % des ventes de boissons chaudes dix ans plus tard. La rapidité de ce succès démontre sans doute deux choses, soit, d’une part, la capacité de l’épicier de pressentir et de répondre à une demande particulière, et, d’autre part, la prise en compte croissante de la spécificité enfantine, avec ses besoins et ses goûts propres47. C’est quelque chose qui se dégage de cette période et qu’on retrouve lié à d’autres produits comme les friandises et les jouets48.

36 Finalement, la consommation de friandises a presque triplé en l’espace de 50 ans, passant de 5,4 à 14,8 % des achats, ce qui donne à penser que ces produits sont passés du statut de superflus à celui de nécessaires entre 1880 et 1930. Cela montre qu’il y a eu un déplacement des besoins puisque certains produits qui étaient luxueux deviennent des produits de consommation courante (Baudrillard 1970). Ainsi, le déplacement des besoins produit un glissement du statut de produit d’exception, à celui de produit quotidien. Or, le fait que des produits changent de statut témoigne de leur diffusion à l’ensemble de la population, et donc d’une facilitation de l’accès au plaisir alimentaire. Concrètement, les produits que les clients préfèrent en 1930 sont désormais les bonbons et les pastilles Vichy (43 % de la clientèle s’en est procuré), puis le chocolat en tablette et les biscuits (33 % de la clientèle en ont acheté). Les pastilles Vichy sont intéressantes, car elles évoquent des friandises à vocation hygiénique, et signent l’alliance de la santé et du plaisir (Chambriard 1999). Enfin, il faut signaler l’arrivée des chocolats de Pâques vers 1900, des friandises saisonnières et festives vraisemblablement introduites dans l’épicerie par Émile Boivin49. Encore une fois, on peut se demander si l’épicier anticipe ou répond à une demande déjà présente à Ancy-le-Franc.

5. Conclusion : « tradition » et « modernité » vues au microscope

37 Malgré leurs lacunes, nos sources demeurent riches et précieuses. Elles nous ont ainsi permis de nous rapprocher d’une figure trop souvent oubliée en histoire de la consommation : le consommateur-client (Chatriot et al. 2005). Dans les limites de notre étude, nous avons ainsi pu faire émerger des comportements particuliers, des habitudes, des préférences personnelles. En cela, nous avons été à même de percevoir d’infimes détails liés aux achats alimentaires quotidiens, à leur trivialité, à leur nécessité, et à la fréquence de leurs renouvellements. De plus, le fait d’étudier une épicerie, et donc d’être située au coeur des processus d’échanges, nous a permis de mieux comprendre les rapports entre l’offre et la demande. Ces rapports, faits d’influences réciproques, nous ont donné la possibilité d’observer au microscope la mutation des comportements de consommation dans un milieu bien spécifique : celui d’une épicerie rurale au tournant des 19e et 20e siècles.

38 Ainsi, nous avons vu constaté que, de 1880 à 1930, la consommation de produits alimentaires s’est profondément renouvelée à Ancy-le-Franc : l’autoconsommation a faibli, les innovations industrielles et les marques se sont développées, de nouvelles habitudes alimentaires sont apparues et se sont renforcées, tandis que le plaisir est devenu plus constant. L’alimentation rurale «  traditionnelle  » s’est alors estompée au profit de la « modernité ». Mais s’il y a bien modernisation, qu’est-ce que cela signifie ? De quelle « modernité » parle-t-on ? En effet, rien n’est plus subjectif que cette notion, André Gide l’a bien compris, lui qui nous dit : «Ce qui paraîtra bientôt le plus vieux, c’est ce qui d’abord aura paru le plus moderne. » (1925 : 79). Selon nous, la modernisation de la consommation alimentaire à Ancy-le-Franc est d’abord liée à une modification du rapport des hommes aux choses ; et, en effet, nos sources nous montrent que la signification de la consommation est en constante redéfinition. C’est cela qui est profondément « moderne ». Aussi, plus qu’une réalité figée, la « modernité » est-elle subtile et fugitive. C’est une fuite en avant (Breward 2012).

Réferences
Sources primaires
Archives Départementales de l’Yonne, Registre des décès (2E 5 21), 1893-1901.
Archives Départementales de l’Yonne, Registre des demandes de mutation après décès (3 Q 111 52), 1897-1898.
Archives Départementales de l’Yonne, Recensement (7M2 25), 1872, 1891, 1906, 1911, 1921 et 1931.
Archives Départementales de l’Yonne, 3Q109 26, Successions et absences à Ancy-le-Franc.
Fond d’archives privées de l’épicerie de Charles Boivin, d’Émile Boivin et de Raymond Michaud (propriétaires successifs dans l’ordre chronologique) : « bouchers » (années 1870 à 1908) ; « mensuelle 6 » (années 1870 à 1890) ; « grand livre 2 » (années 1870 à 1890) ; « grand livre 3 » (années 1890 à 1910) ; « mensuelle 22 » (années 1922 à 1923) ; « mensuelle 23 » (années 1923 à 1925) ; « mensuelle 24 » (années 1925 à 1928) ; « mensuelle [X] » (années 1930 à 1933) ; « main courante 8 » (année 1880) ; « main courante 9 » (années 1880 à 1885) ; « journal I » (années 1900 à 1905) ; « journal II » (années 1910) ; « journal III » (années 1920).Albertini, Pierre. 1995. La France au XIXe siècle. Paris : Hachette.
Bibliographie sélective
Albertini, Pierre. 1995. La France au XIXe siècle. Paris : Hachette
Appadurai, Arjun et al. 1986. The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective. Cambridge : Cambridge University Press.
Barjot, Dominique. 1995. Histoire économique de la France au XIXe siècle. Paris : Nathan.
Baudrillard, Jean. 1970. La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris : Denoël.
Bernard, Bruno, Jean-Claude Bologne. 1996. Chocolat : de la boisson élitaire au bâton populaire, XVIe-XX siècle. Bruxelles : CGER de Belgique.
Berstein, Serge, Pierre Milza. 2009 [1990]. Histoire de la France au XXe siècle. Tome I. 1900-1930. s.l. : Perrin.
Bologne, Jean-Claude. 1991. Histoire morale et culturelle de nos boissons. Paris : Robert Laffont.
Bonnain-Moerdijk, Rolande. 1975. L’alimentation paysanne en France entre 1850 et 1936. Études Rurales 58 : 29-49.
Bourdieu, Pierre. 1979. La distinction, critique sociale du jugement, Paris : Les Éditions de Minuit.
Bruegel, Martin. 1997. Du temps annuel au temps quotidien : la conserve appertisée à la conquête du marché, 1810-1920. Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine 44 (1) : 40-67.
Campbell, Colin. 1998. Consumption and the Rhetorics of Need and Want. Journal of Design History 11 (3) : 235-246.
Caron, François. 1995. Histoire économique de la France XIXe-XXe siècles. Paris :Armand Colin.
Charle, Christophe. 1991. Histoire sociale de la France au XIXe siècle. Paris : Éditions du Seuil.
Dauphin, Cécile, Pierrette Pézerat. 1975. Les consommations populaires dans la seconde moitié du XIXe siècle à travers les monographies de Le Play. Annales. Histoire, Sciences Sociales 30 (2/3) : 537-552.
Daviet, Jean-Pierre. 1997. La société industrielle en France 1814-1914, Productions, échanges, représentations. Paris : Éditions du Seuil.
Douglas, Mary, Baron Isherwood. 2008 [1979]. Pour une anthropologie de la consommation. Le monde des biens. Paris : Éditions du Regard.
Douglas, Mary et al. 1987. Constructive Drinking : Perspectives on Drink from Anthropology. London : Routledge.
Drouard, Alain. 2005. Les Français et la table. Alimentation, cuisine, gastronomie du Moyen-âge à nos jours. Paris : Ellipses.
Ferrieres, Madelaine. 2002. Histoire des peurs alimentaires du Moyen-âge à l’aube du XXe siècle. Paris : Éditions du Seuil.
Flandrin, Jean-Louis, Massimo Montanari et al. 1996. Histoire de l’alimentation. Paris : Fayard.
Halbwachs, Maurice. 1912. La classe ouvrière et les niveaux de vie. Recherches sur la hiérarchie desbesoins dans les sociétés industrielles contemporaines. Paris : Félix Alcan.
Kingery, W. David, Steven Lubar et al. 1993. History from Things. Essays on Material Culture. Washington : Smithsonian Institution Press.
Kingery, W. David et al. 1996. Learning from Things : Methods and Theory of Material Culture Studies. Washington : Smithsonian Institution Press.
Miller, Daniel. 1987. Material Culture and Mass Consumption. Oxford: Blackwell.
Mintz, Sindney Wilfred. 1985. Sweetness and Power: the Place of Sugar in Modern History. Harmondsworth: Penguin.
Moulin, Léo. 1988. Les liturgies de la table, une histoire culturelle du manger et du boire. Anvers : Fond Mercator.
Nourrisson, Didier. 1990. Le buveur du XIXe siècle. Paris : Albin Michel.
Roche, Daniel. 1997. Histoire des choses banales. Naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles XVII XIXes siècles. Paris : Fayard.
Schweitz, Arlette. 1997. La maison tourangelle au quotidien, façons de bâtir, manières de vivre (1850-1930). Paris : Publications de la Sorbonne.
Stearns, Peter N. 2001. Consumerism in World History : The Global Transformation of Desire. London : Routledge.
Toussaint-Samat, Maguelonne. 1997 [1987]. Histoire naturelle et morale de la nourriture. Paris : Larousse-Bordas.
Trentmann, Frank. 2004. Beyond Consumerism: New Historical Perspectives on Consumption. Journal of Contemporary History. 39 (3): 373-401.
Trentmann, Frank et al. 2012. The Oxford Handbook of the History of Consumption. Oxford: Oxford University Press.
Warde, Alain. 2012. Eating. Dans The Oxford Handbook of the History of Consumption, 376-395. Oxford: Oxford University Press.
Notes
1 1. Cet article est tiré de notre mémoire de maîtrise intitulé Consommation et modes de vie à Ancyle-Franc de 1880 à 1930. D’après les archives d’une épicerie. Ce mémoire a été achevé en juin 2011 sous la direction de Jean-Claude Daumas. Il est disponible à l’Université de Franche-Comté SHLS (Besançon, France), pour toute information complémentaire. Je tiens à remercier chaleureusement Joanne Burgess, Jean-Claude Daumas et Julien Rueff pour leurs relectures attentives de cet article, et pour les commentaires qu’ils ont bien voulu me faire. Je remercie de même toute l’équipe de la Revue de la culture matérielle pour leur aide et leurs suggestions critiques 
2 2. À ce sujet, Sara Pennell a montré que le fait de préserver les objets, de les réparer, de les protéger de l’usure, etc., en plus d’être synonyme de consommation utilitaire, témoignait également de la valeur émotionnelle accordée à certains biens. De tels biens, chargés de valeurs symboliques, étaient ainsi transmis de génération en génération et transformés (Pennell 2012).
3 3. Les auteurs marxistes, tels Christian Baudelot, Roger Establet et Jacques Toisier, définissent le « superflu » comme toute consommation qui n’est pas strictement nécessaire à la reproduction de la force de travail. Ils définissent alors les classes sociales ainsi : la classe ouvrière « consomme » (nécessaire), tandis que la classe bourgeoise « surconsomme » (superflu) (Baudelot, Establet et Toisier 1979).
4 4. Collin Campbell nous dit ainsi : « L’esprit de la consommation moderne que nous appelons hédonisme auto-illusoire est caractérisé par un désir d’éprouver réellement des plaisirs crées par l’imagination et dont la jouissance et tout aussi imaginaire. Ce désir entraîne une consommation sans fin de la nouveauté. Une telle approche caractérisée par son insatisfaction dans la vie réelle et son avidité d’expériences nouvelles est au cœur des conduites les plus typiques de la vie moderne. » (Campbell 1987). Dans un texte plus tardif, cet auteur précise son idée. Pour lui, on peut parler de consommation « moderne » à partir du moment où « besoin » (achat rationnel, légitime et nécessaire) et « désir » (achat irrationnel associé à une expérience subjective et sensorielle) de consommer peuvent dialoguer (Campbell 1998).
5 5. Le mot « mode » est ici utilisé au sens large du terme. Dans ces circonstances, selon le diction-naire Larousse, la mode est une « manière de vivre, de se comporter, propre à une époque, à un pays » ou encore une « manière passagère de se conduire, de penser, considérée comme de bon ton dans un milieu, à un moment donné » (Larousse 2008). Avec cette définition, la consommation ne se réduit pas seulement aux produits issus de l’industrie de la mode, mais englobe au contraire tous ce qui est « à la mode », qu’il s’agisse de vêtements, d’aliments, de voitures, d’éléments de décoration, de musique, et bien d’autres.
6 6. On remonte actuellement jusqu’au Moyen-âge. Voir, entre autres, les travaux de Christopher Dyer (Dyer 2005) et de Peter Stabel (Stabel 2011).
7 7. En cela, la consommation « moderne » est caractérisée par le dépassement de la « nécessité », et par l’accès à une multitude de biens.
8 8. Les modifications en question sont notamment le goût pour la nouveauté et l’exotisme.
9 9. À ce sujet, voir les ouvrages classiques de Michael B. Miller (Miller 1987) et Rosalind H. Williams sur les Grands- magasins parisiens (Williams 1991), ainsi que l’article de Haejeong Hazel Hahn sur les Grands Boulevards Parisiens (Hazel Hahn 2006), ou encore la thèse de Manuel Charpy (2010) sur la consommation de la bourgeoisie parisienne.
10 10. Sur la bourgeoisie parisienne, citons, entresautres, les travaux d’Adeline Daumard et de Philippe Perrot (Daumard 1970; Perrot 1981,1995). De même, pour une très bonne étude de la bourgeoisie d’une ville provinciale, voir l’ouvrage de Jean-Pierre Chaline sur « les bourgeois de Rouen » (Chaline 1982). En ce qui concerne la consommation des ouvriers en ville, se reporter aux travaux de Lenard R. Berlanstein sur Paris (Berlanstein 1984), à ceux de Jean-Paul Burdy sur le quartier du « Soleil noir » à Saint-Étienne (Burdy 1989), et à ceux de Béatrice Craig sur les villes du Nord (Craig 1998).
11 11. L’ouvrage de Jules Veuillot indique le passage de la ligne de chemin de fer Paris-Lyon-Méditerranée par Cusy (village annexé à Ancy-le-Franc), ainsi que l’existence du Canal de Bourgogne, et d’un réseau télégraphique à Ancy-le-Franc au 19e siècle (Veuillot 1993 [1898 et 1902]). En outre, concernant l’influence parisienne proprement dite, le cas d’une d’une femme associée à l’épicerie est tout à fait exemplaire. Il s’agit d’Éliza Grospretre, née Boivin. Cette femme, la soeur d’Émile Boivin, second propriétaire de l’épicerie, réside à Paris avec son époux: Stéphane Alfred Grospretre. Or, Élisa profite de son implantation parisienne pour approvisionner l’épicerie familiale d’Ancy-le-Franc. Elle fournit ainsi, entres-autres, des articles de mode, des boissons, une enseigne et des marchandises provenant du célèbre Bon Marché (Archives Départementales de l’Yonne, 3Q 111 52, Registre des mutations après décès d’Ancy-le-Franc, 1897-1898, 79-81 ; Archives privées). On le voit, avec Élisa, Paris et ses produits pénètrent directement à Ancy-le-Franc.
12 12. En 1822, le marquis de Louvois crée une forge dans le bourg. Malheureusement, elle ferme en 1881 suite à l’éloignement des matières premières (Veuillot 1993 [1898 et 1902]).
13 13. La catégorie « Condiments », qui regroupe des produits comme le sel, les épices, le vinaigre, le café, le chocolat, le thé et le sucre, ne représente pas plus de 5% du budget alimentaire des ruraux. En revanche, chez les urbains, sa part se situe entre 5 et 10% du budget, et parfois au-delà (Dauphin, Pézerat 1975).
14 14. Pour plus de détails sur les différences entre régimes alimentaires ruraux et urbains, voir notamment le Tableau I de l’article de Cécile Dauphin et Pierrette Pézerat (Dauphin, Pézerat 1975).
15 15. En effet, plusieurs auteurs considèrent que les transformations des modes alimentaires touchent d’abord les villes, avant de se diffuser dans les campagnes environnantes (Bonnain-Moerdijk 1975 ; Barjot 1995). Ce modèle de diffusion, même s’il est aujourd’hui nuancé (Margairaz 2012), permet de mieux comprendre la temporalité des phénomènes de consommation.
16 16. À titre d’exemple, la soupe du matin tend ainsi à être détrônée par le petit-déjeuner, désormais classique, composé d’une boisson chaude (café, thé, cacao) et de tartines. De même, les bouillies à base de céréales disparaissent au cours du siècle (Bonnain-Moerdijik 1975).
17 17. Archives Départementales de l’Yonne 7M2 25, Recensement d’Ancy-le-Franc 1872-1891-1906-1911-1921-1931.
18 18. Sur la question du vieillissement de la population et de l’exode rural au tournant du 19e et du 20e siècle, voir l’ouvrage dirigé par Jean Richard sur l’histoire de la Bourgogne (Richard et al. 1978).
19 19. Archives Départementales de l’Yonne, 7M2 25, Recensement d’Ancy-le-Franc 1872-1891-1906-1911-1921-1931.
20 20. Les archives privées de l’épicerie courent de 1870 à 1960, même si, pour notre part, nous nous sommes arrêtés en 1930.
21 21. Dans le cadre de nos bornes chronologiques, on dénombre pas moins de trois propriétaires, tous membres de la même famille. On a d’abord Charles Boivin (propriétaire de 1870 à 1897 environ), puis son fils, Émile Boivin (propriétaire de 1897 à 1915 environ), et enfin, le filleul de ce dernier, Raymond Michaud (propriétaire de 1915 à 1930 environ).
22 22. Concernant le détail des achats par clients, il faut bien voir que, jusqu’au début du 20e siècle, les petits commerces fonctionnaient sur la base du crédit populaire (Faure 1979 ; Jaumain 1995). De cette manière, chaque client avait son « ardoise » et payait ses achats de façon ponctuelle. C’est pourquoi nos sources, basées sur cette logique du crédit, font état des dépenses par clients. Il s’agit, pour les épiciers successifs, de savoir où en sont les dépenses de chacun, quitte à emmètre de temps à autre des lettres de rappel de paiements à destination des retardataires.
23 23. Dans son étude sur l’histoire économique et sociale de la France au 19e siècle, Dominique Barjot indique que la consommation des ménages parisiens commence à se diversifier dans les années 1850, mais qu’il faut attendre au moins les années 1875 pour que cette diversification touche les villes et villages secondaires, ainsi que les franges les plus pauvres de la population (Barjot 1995).
24 24. C’est quelque chose que l’on voit beaucoup dans la littérature d’époque. Ainsi, dans Germinal, Émile Zola évoque cette problématique à travers l’exemple de la prostitution des femmes des mineurs auprès de Maigrat, l’épicier du coron (Zola 1978 [1885]).
25 25. En effet, au recensement de 1872, il n’y a dans le bourg qu’une seule épicerie, la nôtre. Toutefois, si l’épicerie Boivin est dans une situation favorable, elle n’en subit pas moins la concurrence de dix autres commerces alimentaires spécialisés et de quatre débits de boissons. En 1906, il y a désormais sept épiceries, dont la nôtre, ainsi que sept commerces alimentaires spécialisés, et deux débits de boissons. Finalement, le recensement de 1931 liste six épiceries, la nôtre comprise. Il y a en outre toujours sept commerces alimentaires spécialisés et trois débits de boissons. Pour plus d’information sur la nature des commerces comptabilisés, et pour plus de détails, se reporter à notre mémoire de maîtrise (Retg, Cécile. 2011. Avant Propos. Ancy-le-Franc : son histoire et ses commerces. Dans Consommation et modes de vie à Ancy-le-Franc de 1880 à 1930, 13-17. Besançon : UFC SLHS).
26 26. Il s’agit principalement des 5 livrets de comptes suivants : « bouchers », « mensuelle 6 », « grand livre 2 », et « mensuelle [X] ». Ces livrets concernent les années 1870-1890 et 1930. Ce sont eux qui ont servi à la construction des deux tableaux qui sont analysés ici.
27 27. « Il s’agit principalement des 5 livrets de comptes suivants : « bouchers », « mensuelle 6 », « grand livre 2 », et « mensuelle [X] ». Ces livrets concernent les années 1870-1890 et 1930. Ce sont eux qui ont servi à la construction des deux tableaux qui sont analysés ici.»
28 28. C’est tout particulièrement vrai pour le sel. En effet, ce produit permet de maintenir l’équilibre hydrique du corps humain. Sans sel, et cela peut sembler paradoxal, l’organisme risque la déshydratation (Toussaint-Samat 1997 [1987]).
29 29. Pour plus de détails sur ce produit, on peut se reporter aux travaux de Sidney Mintz (Mintz 1985) et de Martin Bruegel (Bruegel 2001).
30 30. En 1880, 8% de la clientèle avait acheté des bouchons.
31 31. En 1880, on ne trouve pas de trace de vente de viande dans les archives de notre épicerie. Cela s’explique sans doute par la présence de plusieurs bouchers, qui doivent centraliser une grande partie de ces achats.
32 32. La représentation de la goutte et de l’eau de vie comme alcools du pauvre et du peuple est très présente chez les artistes et les écrivains du 19e siècle. On voit ainsi très bien cette image de la boisson dans le roman L’Assommoir d’Émile Zola (Zola 1960 [1876]).
33 33. Trois exemples tirés de nos sources serviront à illustrer notre propos. En février 1880, monsieur Pauthier s’est payé une goutte à 0,20 franc et a payé 0,80 franc supplémentaire pour en offrir à ses ouvriers (Archives privées, « main courante 8 » : 105). De même, plusieurs clients se retrouvent pour boire ensemble. C’est le cas de monsieur Choquenot et de monsieur Michaud (14 janvier 1881) et de monsieur Legris et de monsieur Verdin (décembre 1881), pour ne citer que ceux-là (Archives privées, « main courante 8 » : 186; Archives privées, « main courante 9 » : 23).
34 34. Deux exemples éclaireront notre propos : en décembre 1880, monsieur Giboin (employé) a profité de Noël pour se faire plaisir, et s’est acheté pour 2 francs de chocolat et pour 2 francs de figues et d’oranges (Archives privées, « mensuelle 6 » : 6). En décembre 1881, un autre employé, monsieur Froment, s’est, de la même manière, procuré pour 1,8 franc de chocolat et pour 0,90 franc d’oranges (Archives privées, « mensuelle 6 » : 43).
35 35. Pour plus de détails sur la consommation matérielle festive, se reporter à notre mémoire (Retg, Cécile. 2011. Chapitre 8/ Culture, loisirs et fêtes. Dans Consommation et modes de vie à Ancy-le-Franc de 1880 à 1930, 13-17. Besançon : UFC SLHS).
36 36. Cette partie s’appuie essentiellement sur l’analyse du livret « mensuelle [X] » de notre corpus.
37 37. Le glissement de la nécessité alimentaire est visible à travers certains objets, qui, de superflus en 1880 deviennent nécessaires en 1930. C’est notamment le cas du chocolat. Selon Rolande Bonnain-Moerdijk, en 1850, la consommation de ce produit est de 0,058 kg/ habitant, ce qui en fait un produit de luxe. En 1913, à l’aube de la Première Guerre mondiale, sa consommation, qui se popularise, est désormais de 0,36 kg/ habitant. Finalement, en 1936, il est devenu un produit courant puisque sa consommation atteint dorénavant 0,69 kg/ habitant ( Bonnain-Moerdijk 1975: 37).
38 38. En 1930, 29% de la clientèle s’est procuré des graines de jardin. La plupart du temps, il s’agit de graines de légumes (navets, épinards, etc.), mais cela recoupe aussi les graines de fleurs.
39 39. En effet, alors que les laits en poudre apparaissent sur le marché français vers les années 1870, ils ne sont pas mentionnés dans nos sources avant 1920. Or, cela coïncide avec la direction de l’épicerie par Raymond Michaud (1915 à 1930 environ).
40 40. Archives privées : livrets « bouchers », « mensuelle 6 », « grand livre 2 », « grand livre3 », «  main courante 8  », «  main courante 9  », « journal I », et « journal II ». On remarque dans ces livrets de nombreuses références à des achats de goutte au verre. En outre, plus on avance dans le temps, plus ces achats se raréfient, jusqu’à leur disparition vers 1910. Or, la formule d’achats au verre témoigne d’une consommation de la boisson sur place. Ceci indique donc très certainement l’existence d’une partie cabaret dans l’épicerie.
41 41. Archives Départementales de l’Yonne, 3Q109 26, Successions et absences à Ancy-le-Franc : 18.
42 42. Sans document de succession, nous ne pouvons donner une date précise pour la transmission de l’épicerie à Raymond Michaud. Toutefois, en 1911, on sait que le propriétaire est encore Émile Boivin, tandis qu’en 1921 il s’agit de son filleul (Archives Départementales de l’Yonne, Recensements de 1911 et 1921 (7M2 25)). On peut donc supposer que la transmission a eu lieu entre 1911 et 1921. On a préféré trancher pour la date de 1915 pour éviter les formulations trop lourdes.
43 43. En 1880, l’eau minérale et les sirops ne représentaient que 2% des achats de la catégorie; en 1930, ils atteignent 47% des achats d’eaux/sirops/ alcools.
44 44. Archives privées, « mensuelle 22 », « mensuelle 23 », « mensuelle 24 » et « mensuelle [X] ».
45 45. En effet, les historiens ont bien montré le lien entre industrialisation et essor des excitants, le travail répétitif en industrie demandant une forte concentration, les boissons excitantes et le tabac sont donc de plus en plus sollicités.
46 46. Avant cette date, si le cacao en tant que tel n’existe pas dans l’épicerie, il faut bien garder en tête que le chocolat en tablette remplit la même fonction. Il était ainsi possible de le faire fondre et d’y ajouter du lait pour obtenir une boisson chocolatée.
47 47. L’imagerie publicitaire de l’époque donne un bon aperçu de l’association entre enfance, chocolat et cacao (Bernard et Bologne 1996).
48 48. Retg, Cécile. 2011. Chapitre 8/ Culture, loisirs et fêtes. Dans Consommation et modes de vie à Ancy-le-Franc de 1880 à 1930, 13-17. Besançon : UFC SLHS.
49 49. Quelques exemples d’achats de chocolats de Pâques : en mars 1902, monsieur Brouilly a acheté « deux oeufs de Pâques en chocolat » à 0,70 franc; et madame Forestier (bonne) « un oiseau oeuf » et des « petits oeufs », pour un total de 2 francs (Archives privées, « journal I » : 10). Dans son cas, il est très probable que ces produits ne soient pas destinés à ses propres enfants, mais plutôt à ceux de la famille qui l’emploie. On aurait donc affaire à des friandises somme toute bourgeoises.