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Le musée de région au Québec et les Premières Nations. Le cas du Musée de Charlevoix

Maggie Savard

Abstract

L’exposition Les Premières Nations dans Charlevoix et dans l’art québécois, exhibited at the Musée de Charlevoix, provided an opportunity to explore the collaboration between a regional museum institution and First Nations in Quebec. This analysis of the decision-making that shaped the exhibit, allows us to examine two processes: the tradional museum practice at a regional level, and a new practice of museology in collaboration with Aboriginal people. Analyzing this exhibit project in a fair, honest, and balanced way is a challenge, each party having invested different interests in the project, which takes place in a complex political setting. The intersection of the two approaches raises questions that are difficult to address, but it is precisely because they are difficult that they need to be addressed.

Résumé

L’exposition Les Premières Nations dans Charlevoix et dans l’art québécois présentée au Musée de Charlevoix permet d’examiner la collaboration entre une institution muséale régionale et des Premières Nations au Québec. L’analyse de l’ensemble du processus décisionnel permet de mettre en relief deux problématiques : la pratique de la muséologie en région et la pratique d’une nouvelle muséologie basée sur la collaboration avec des peuples autochtones. Analyser ce projet d’exposition dans une publication sans user de langue de bois représente un réel défi, étant donné les intérêts de chacun dans ce projet ainsi que la complexité de la conjoncture politique. Autrement dit, il y a beaucoup à dire mais il semble que rien ne devrait être dit. C’est pourquoi il est si important d’écrire sur le sujet.

Le contexte

1.1 Un musée de région1

1 Le sujet des musées en région au Québec n’est que peu couvert par les publications scientifiques de la muséologie. Leurs caractéristiques, leur mode de fonctionnement et les défis auxquels ils doivent faire face sont méconnus. Cela est fort probablement attribuable au fait que la notion de « région » elle-même n’est pas précisément définie. Les sociologues, ethnologues, géographes, urban-istes et historiens ont tous leur propre conception du phénomène régional. Toutefois, certaines positions similaires permettent de penser qu’une région est d’abord une production sociale et ne peut être réduite à un simple territoire dont les limites auraient été déterminées par un gouvernement (Savard 2010:54).

2 Certaines des caractéristiques des musées de région peuvent être repérées, car elles correspondent à certains problèmes récurrents: moyens financiers plus limités que ceux des musées de grands centres urbains, personnel moins expérimenté, manque de stabilité des ressources humaines (départs fréquents), éloignement de la clientèle scolaire et problèmes de transport.Toutes proportions gardées, les budgets d’exposition des musées situés en région sont beaucoup plus restreints que ceux des grands musées. De plus, les musées en région doivent s’approvisionner auprès de fournisseurs moins nombreux et offrant souvent de moins bons prix que ceux des centres urbains. Par le fait même, il est important de souligner que les ressources matérielles ou humaines requises pour la réalisation d’expositions se trouvent souvent à l’extérieur de la région, ce qui implique des frais de transport et de déplacement que les musées des centres urbains n’ont pas à débourser (2010:51).

1.2 Un projet d’exposition

3 À l’automne 2011, une grande entreprise possédant une des plus importantes collections d’oeuvres d’art du Canada propose un prêt au Musée de Charlevoix. Sa collection compte plusieurs oeuvres exécutées par d’importants artistes québécois ou canadiens. Le corpus de pièces offertes en prêt est composé de peintures et de sculptures mettant en scène des Autochtones, dont plusieurs toiles du peintre de ce genre Cornelius Krieghoff. Né à Amsterdam en 1815 et décédé à Chicago en 1872, Krieghoff a passé une importante partie de sa vie au Québec et a marqué l’histoire de l’art national.

4 La direction de l’institution souhaite présenter ces œuvres sous forme d’une exposition de type beaux-arts en proposant une analyse de l’évolution du motif autochtone sur les plans stylistiques et sémantiques dans l’art canadien. Cette exposition devra ouvrir ses portes le 17 juin 2012, soit environ huit mois après la confirmation du prêt des oeuvres. Ainsi, je dispose de huit mois pour concevoir et réaliser une exposition dans une salle de 218 mètres carrés. On m’alloue un petit budget.

1.3 Une prise de position

5 Jeune professionnelle en début de carrière et détenant une maîtrise en muséologie, je dispose d’une bonne connaissance des milieux régionaux québécois. Occuper un poste de conservateur dans un musée régional est avantageux. En effet, ce poste me permet d’acquérir une solide expérience de travail, d’en apprendre beaucoup et de me faire connaître dans le milieu de la muséologie.

6 Dès le début du processus de conception, il m’apparaît fondamental d’élargir le propos de l’exposition et de l’orienter vers l’histoire et l’ethnologie. Divers éléments fondent mon sentiment. Dans un premier temps, ce projet représente une intéressante occasion d’aborder un sujet méconnu de la population, soit la présence antérieure des Autochtones dans la région. De surcroît, cette ouverture permettra au Musée de Charlevoix de travailler en partenariat avec les communautés autochtones situées à proximité, de créer de nouvelles relations avec elles et de jeter les bases de partenariats variés.

7 Dans un autre ordre d’idées, la présentation d’une telle exposition est un véhicule permettant de sensibiliser la population locale à la situation actuelle des Premières Nations. Ces peuples ne disposent pas des mêmes droits que les autres citoyens canadiens et sont aux prises avec plusieurs problèmes sociaux et économiques, héritage de plus de trois siècles de colonisation, domination et tentatives d’acculturation. Les institutions muséales du monde entier ont une importante responsabilité d’éducation et ceci est d’autant plus vrai qu’en région, le musée constitue souvent un des seuls diffuseurs de culture en sus de l’école.

8 En outre, une exposition qui n’aborderait que l’histoire de l’art par le biais des œuvres présentées serait moins susceptible de créer des liens entre l’institution et la population locale (non-autochtone) qu’elle est supposée servir. Elle renforcerait en effet une perception élitiste des musées qui est déjà largement répandue dans le public. Le sujet de l’exposition rejoindrait davantage une clientèle touristique ou locale possédant déjà une certaine connaissance de l’histoire de l’art. Ce serait regrettable, car le rôle d’un conservateur de musée de région est notamment de rapprocher l’institution de la population locale par le biais de la conception des expositions et de la documentation des collections (2010:51). Le Musée de Charlevoix souhaite travailler sur les perceptions de la population locale à son sujet. Finalement, la présentation d’une exposition « d’histoire de l’art » aurait probablement un effet négatif sur l’image de l’institution au sein de la région en renforçant l’idée (fausse, toutefois) que le Musée de Charlevoix est majoritairement financé et potentiellement contrôlé par une entreprise qui figure parmi les plus prospères du pays. .

9 Autre point à considérer : la présentation d’oeuvres d’artistes du Québec tels que Cornelius Krieghoff est certes intéressante. Cependant, elle n’a pas de lien avec l’histoire de la région, avec le patrimoine local que le Musée de Charlevoix a la responsabilité et la mission de documenter, ainsi que de diffuser.

10 La région de Charlevoix a été fréquentée par des Autochtones pendant des milliers d’années pour ses ressources fauniques et halieutiques. Le fait que leur présence sur le territoire précède celle des Européens est depuis longtemps attestée. La région a également été un important point de rencontre des Autochtones avec les touristes. De plus, comme ces populations ont été déplacées et n’occupent plus le territoire, il est important d’aborder leur présence par le biais d’une exposition. Ce projet permet donc de mettre de l’avant un aspect essentiel du mode de vie de plusieurs populations autochtones : le nomadisme. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’à ce jour aucune trace de présence permanente (village, habitations permanentes ou semi-permanentes, etc.) n’a été découverte sur le territoire qu’il n’était pas habité d’une autre manière par ces peuples.

Le cas

2.1 Le Musée de Charlevoix

11 La région de Charlevoix est située sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent, dans la province de Québec, au Canada. D’une population d’environ 30 000 habitants, son économie est essentiellement basée sur le tourisme, l’industrie forestière et l’agriculture. D’après les sociologues Fernand Harvey et Andrée Fortin, Charlevoix est une région de type « satellite », caractérisée par la quasi absence d’infrastructures culturelles complètes : « Autour de ces régions centrales s’articulent des régions qu’on pourrait qualifier de « satellites » dans la mesure où la gamme de leurs activités culturelles est limitée, compte tenu du fait que ces régions se situent à proximité d’une région centrale où l’on retrouve une multiplicité d’activités et d’infrastructures » (Harvey et Fortin 1995:31). Par contre, comme le mentionnent également ces auteurs, ces régions peuvent bénéficier de la présence de l’important bassin de population des centres urbains pour attirer un plus vaste public à leurs événements. Il est également important de rappeler que, comparativement aux grands centres urbains, le taux de scolarisation y est plus bas. De plus, le taux de chômage (9,5% en juin 2012) est plus élevé que celui de la moyenne nationale (8,1%). La population locale fréquente un peu moins le Musée de Charlevoix que les touristes : 40% de la clientèle provient de la région.

12 Le Musée de Charlevoix a été fondé en 1975 par un groupe de citoyens désireux de conserver et de protéger la collection amassée par un collectionneur de l’endroit. De plus, ce groupe a été fortement encouragé par un villégiateur, le peintre Patrick Morgan, désireux de faire la promotion de l’art populaire. L’institution est actuellement dirigée par un conseil d’administration de neuf membres et soutenue par une équipe de sept employés permanents : directrice, conservatrice, responsable de l’animation et des communications, agente d’administration, technicien aux collections, régisseur du bâtiment, préposée à l’accueil. L’été, deux guides animateurs et préposés à l’accueil sont engagés à l’aide de subventions gouvernementales.

13 Le musée a une mission essentiellement orientée vers le patrimoine régional :

En tant qu’institution permanente, le Musée de Charlevoix a pour mission de conserver, d’étudier et de communiquer les patrimoines artistiques, historiques et ethnologiques de la région de Charlevoix, tout en offrant à la population charlevoisienne une programmation ouverte sur le monde 2

14 Comme le mentionne la Société des musées québécois dans son analyse de la profession de conservateur de musée, la majorité des professionnels québécois se retrouvent en région et occupent souvent de multiples fonctions en plus de celles qui caractérisent leur profession (SMQ 2000:16). Dans le cas du Musée de Charlevoix, le conservateur est seul responsable de certaines tâches liées à la gestion qui, normalement, sont réalisées en collaboration avec la direction générale : planification des besoins en matière de ressources humaines, financières et matérielles, établissement du calendrier de mise en œuvre des différentes étapes du projet (2000:16). Finalement, l’institution s’attend à ce que le conservateur participe activement à la réalisation de l’exposition en étant dans la salle avec les techniciens en quasi-permanence. Autrement dit, on s’attend à ce que ce professionnel fasse également un travail de technicien en clouant, vissant, sciant, peinturant !

2.3 L’exposition Les Premières Nations dans Charlevoix et dans l’art québécois

15 Je dispose de beaucoup de latitude quant à l’orientation de l’exposition. Je conviens donc avec la direction que l’exposition, qui s’intitulera Les Premières Nations dans Charlevoix et dans l’art québécois, aura deux volets: l’un sera orienté vers la représentation des Premières Nations dans l’histoire de l’art du Québec3, notamment à travers les peintures de Kriegoff, tandis que l’autre sera orienté vers leur présence dans Charlevoix à travers l’histoire. De plus, une section de l’exposition servira àprésenter les peuples autochtones du Québec aux visiteurs. Des lacunes dans les programmes scolaires et de nombreux préjugés laissent des traces tangibles : on remarque une méconnaissance généralisée des Autochtones dans la société québécoise.

16 Si une exposition présente une personne ou un peuple, qu’il soit d’origine autochtone ou non, il est essentiel de contacter la ou les personnes visées. C’est non seulement une question de crédibilité scientifique, mais également une question de respect. En adoptant cette position, Les Premières Nations dans Charlevoix et dans l’art québécois s’insère dans une nouvelle tendance en muséologie.

17 Ainsi que le mentionne Élise Dubuc (2006:22-33), des changements dans la manière d’aborder le patrimoine autochtone ont débuté en 1988, avec l’appel au boycott international de l’exposition The Spirit Sings, organisé par les Cris du lac Lubicon4. Avec la prise de conscience que cet événement a fait naître, certains changements se sont opérés dans la conception et la réalisation des expositions liées au patrimoine des Premiers Peuples. Toujours comme le résume madame Dubuc, des changements ont été induits, suite à une pression externe de la part des cultures qui ont été minorisées et suite à la revendication de certains droits, notamment celui de la représentation et celui d’un meilleur contrôle sur leur patrimoine.

2.4 Une conjoncture problématique

18 Par le biais de quelques lectures et quelques entretiens avec des spécialistes, je cible les nations autochtones ayant fréquenté davantage le territoire de Charlevoix. Je contacte par la suite les conseils de bande5 des communautés liées à ces nations et se trouvant le plus à proximité de la région : la Première Nation Huronne-Wendat de Wendake, la Première Nation des Innu Essipit et la Première Nation des Montagnais du Lac-Saint-Jean. On me réfère aux personnes connaissant le mieux l’histoire de la communauté et étant, de surcroît, très impliquées dans les questions politiques touchant le territoire. Il s’agit des anthropologues ou historiens chargés d’effectuer des recherches pour les nations.

19 Après ces démarches, le projet s’est révélé beaucoup plus complexe que prévu. En effet la conjoncture actuelle, très particulière, est caractérisée par des revendications territoriales croisées opposant les Nations Innu d’Essipit, Pessamit et Mashteuiatsh à la Nation Huronne-Wendat de Wendake. Autrement dit, les Innu et les Hurons-Wendat revendiquent tous deux leurs droits territoriaux sur un immense territoire dont Charlevoix fait partie. Ce qui était de mon point de vue une simple recherche sur l’histoire de la présence autochtone au Charlevoix s’est avéré être en fait un terrain extrêmement miné : afin d’appuyer leurs revendications territoriales, ces groupes se basent notamment sur l’antériorité de leur présence sur ce territoire. Par conséquent, l’exposition pourrait servir d’outil pour l’une ou l‘autre des nations impliquées. De plus, ces débats politiques ont repris de plus belle et avec une ampleur inégalée depuis septembre 2011. Comme l’a mentionné un partenaire autochtone: «Le moment est vraiment mal choisi pour faire une exposition comme celle-là ».

20 Malgré la situation, je décide de continuer les démarches de partenariat et de conserver les mêmes objectifs de communication, car le sujet de la présence autochtone dans Charlevoix à travers l’histoire est important et pertinent à plusieurs niveaux. Il intéresse le grand public, répond à une demande et est un sujet lié aux programmes scolaires des écoles. Ce projet d’exposition permet de sensibiliser les visiteurs aux questions autochtones. De plus, le sujet de la présence de ces peuples dans la région permet de lier davantage l’exposition des œuvres du corpus proposé à la mission du Musée. Finalement, ce projet représente une belle occasion de documenter les quelques artefacts autochtones présents dans la collection du Musée, et de les montrer au public.

3. Des problèmes et leurs solutions privilégiées

21 Dès le début, ce projet d’exposition est basé sur des compromis, des négociations et de l’écoute. Or, les revendications territoriales teinteront tout le processus, rendant le partenariat très complexe. Le projet d’exposition sera inséré, malgré lui, dans un conflit politique.

3.1 Définir la position du Musée de Charlevoix face aux partenaires

22 Dans un premier temps, il importe de position-ner le Musée face aux intérêts de chacun des partenaires, c’est-à-dire aux intérêts politiques de l’entreprise prêteuse et aux intérêts politiques des Nations Innu et Huronne-Wendat.

23 Un musée est un acteur social important et joue un rôle d’expert en matière d’histoire et de patrimoine. En tant qu’institution scientifique, il doit demeurer le plus impartial et le plus objectif possible dans sa manière de présenter l’histoire et il n’a donc pas se prononcer sur des questions politiques. Toutes les décisions prises dans le cadre de ce projet devront donc refléter cette position de neutralité et d’observateur objectif. Le choix d’objets, de photographies à exposer, d’informations à présenter et même la scénographie d’exposition ne devront donc jamais démontrer un parti-pris du Musée pour la cause de l’une ou l’autre des nations autochtones en conflit. En conclusion, il faut user de jugement pour présenter l’histoire de la manière la plus objective possible, tout en évitant de s’impliquer dans un conflit dont l’une des armes est justement cette histoire. Cela implique donc de ne pas mentionner certaines informations qui pour-raient orienter le contenu général de l’exposition vers le discours de l’un ou l’autre des partenaires.

24 J’expose cette position de manière très claire dès le début du projet. Les partenaires autochtones ainsi que l’entreprise prêteuse savent depuis le début que je ne pourrai probablement pas accepter toutes leurs suggestions, ni acquiescer à toutes leurs demandes. J’insiste également auprès de la direction du Musée (responsable des communications avec l’entreprise prêteuse) pour que l’implication de l’entreprise prêteuse dans le projet soit clairement délimitée par le biais de contrats, d’ententes signées. Jusqu’où souhaite-elle s’impliquer dans le projet ? Que veut-elle approuver ? Qu’espère-t-elle retirer de ce partenariat ? Or-ces échanges et ententes n’ont jamais eu lieu, ce qui a occasionné d’importants problèmes en fin de parcours. À l’instar des collaborateurs autochtones, le prêteur a tenu à orienter les textes, essayant d’imposer son point de vue sur l’histoire du Québec.

3.2 Écrire sur l’histoire des Premières Nations

25 Au Québec, la recherche constitue un défi de taille pour les institutions muséales en région. En effet, l’éloignement rend difficile l’accès à des bibliothèques universitaires, à des spécialistes, à des centres de recherches et à des sources d’information autres que numériques.

26 Par le biais de plusieurs appels téléphoniques, je retrace certains spécialistes6 afin de former un comité de révision. Tous ces scientifiques, déjà débordés, acceptent avec générosité de consacrer un peu de leur temps à la réussite de ce projet. Les membres du comité sont choisis en fonction de l’un ou de l’autre des critères suivants : leurs connaissances d’un ou de plusieurs des thèmes ciblés par l’exposition, leur indépendance face au conflit engendré par les revendications territoriales actuelles ainsi que leur crédibilité dans le milieu scientifique.

27 Par la suite, j’écris à certains spécialistes, afin de créer une liste de documents importants à consulter. Avec l’aide de la bibliothèque municipale Laure-Conan de La Malbaie, je commande ces documents et commence ma recherche. Parmi les auteurs consultés, signalons l’historienne de l’art Louise Vigneault7 (2008; 2006) ainsi que l’historien Alain Beaulieu (2000). Madame Vigneault est l’une des rares chercheures à avoir étudié l’indianité dans l’art québécois. Elle analyse notamment la dichotomie entre le traitement de ce motif chez les artistes anglophones et francophones du Québec. Cette ressource est particulièrement indiquée pour la compréhension des oeuvres du corpus proposé pour l’exposition. Alain Beaulieu, quant à lui, a réalisé un ouvrage qui constitue une base importante pour la rédaction des textes d’exposition. En effet, monsieur Beaulieu semble avoir poursuivi les mêmes objectifs que ceux liés au projet d’exposition du Musée de Charlevoix : synthétiser une histoire riche et complexe, en résumer les multiples nuances et prendre en compte le point de vue autochtone de l’histoire. Il a également contourné une interprétation très occidentale de l’histoire du Québec et présenté une vision évolutive des cultures autochtones au lieu de les présenter comme étant figées dans le temps.

28 Des démarches et recherches effectuées auprès d’autres institutions muséales et de collectionneurs privés ont permis de retracer plusieurs objets et photographies en lien avec la présence autochtone au Charlevoix. Le découpage thématique de la portion historique de l’exposition est basé sur les objets disponibles, étant donné que si l’on aborde un sujet, il faut qu’il soit supporté par des artefacts. Les visiteurs souhaitent non seulement apprendre et découvrir, mais également être en contact avec «de vraies choses», avec des témoins réels de l‘histoire. Il s’avère également très important de créer une zone de transition dans l‘exposition afin de permettre une certaine mise à jour des connaissances qu’ont les visiteurs de l’histoire et de la réalité autochtones.

3.3 Respecter les partenaires sans négliger la mission du Musée de Charlevoix

29 Le code de déontologie du Conseil international des musées (ICOM) 8 stipule clairement que « Les musées doivent travailler en étroite coopération avec les communautés d’où proviennent les collections, ainsi qu’avec les communautés qu’ils servent ». Bien que ce point concerne surtout le secteur des collections, il est également lié aux expositions qui mettent en valeur ce patrimoine, de même qu’aux nouvelles approches en muséologie sociales et responsables. De plus, depuis 2005, l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador a mis sur pied un protocole de recherche encadrant les activités de recherche les concernant. Ce faisant, l’Assemblée démontre clairement une ouverture aux partenariats afin d’assurer le respect de la culture, de la langue, des valeurs, des connaissances et des normes de chacune des Premières Nations.

30 Dans le cadre de la conception de l’exposition Les Premières Nations dans Charlevoix et dans l’art québécois, le partenariat proposé aux communautés autochtones est de nature consultative et est lié à la rédaction des textes d’exposition. Les représentants contactés doivent donc lire et commenter les textes d’exposition.

31 Afin de s’assurer le respect de leurs attentes sans négliger la mission du Musée, un processus de révision est mis sur pied et la transparence est de mise. Après réception des textes d’exposition commentés, j’identifie tous les commentaires ne pouvant faire l’objet d’un ajout ou d’une modification. Je contacte alors chaque membre du comité scientifique afin que tous ces commentaires posant problème pour le Musée soient analysés et discutés. Nous nous entendons sur des solutions et arrivons à un consensus. L’essentiel c’est de respecter tous les participants et de trouver un point d’équilibre entre les informations transmises. Les spécificités du média qu’est l’exposition, de même que les contraintes liées à la gestion de ce type de projet doivent être également comprises par les partenaires, l’exposition devant être réalisée dans un court laps de temps et ouvrir à la date prévue. En outre, les textes d’exposition doivent être courts et le moins nombreux possible.

32 Une autre Nation autochtone, contactée au début du projet mais n’ayant répondu ni aux courriels ni aux appels, manifeste son intérêt à participer au projet tout juste quelques semaines avant le lancement de l’exposition. Malheureusement, à ce stade, il était impossible de prendre en compte leur point de vue sur les textes : ceux-ci étaient tous déjà envoyés pour traduction. Ce problème illustre bien certains problèmes propres aux partenariats interculturels : les personnes impliquées sont issues de cultures différentes, ce qui peut se refléter dans les méthodes de travail et de gestion. De plus, les impératifs des musées en termes de temps de réalisation peuvent être très contraignants pour des partenaires ayant d’autres calendriers et d’autres priorités.

3.4 Surmonter la pression exercée par les différents partenaires

33 Les deux nations autochtones qui répondent à temps à l’offre de collaboration sont en conflit entre elles sur des questions territoriales. Très vite, les premiers échanges avec ces nations s’avèrent complexes et teintés de méfiance, de préjugés, de manipulation, et parfois d’une certaine agressivité. Ces phénomènes sont basés sur une longue histoire coloniale, orientée pendant plus de trois siècles vers le contrôle et l’assimilation de ces Premiers peuples (Lepage 2009).

34 L’un des plus grands défis est de maintenir le cap sur l’objectif de l’exposition et le mandat du Musée de Charlevoix. En effet, tel que mentionné plus haut, l’institution a dès le départ exprimé clairement sa position de neutralité dans le conflit politique opposant les nations autochtones. Malgré la pression exercée par les nations impliquées, plusieurs décisions sont prises. Dans un premier temps et autant que possible, aucune nation autochtone en particulier ne sera ciblée dans les textes. Si nous devons absolument le faire, nous tenterons alors d’être équitable et de mentionner la présence des deux nations impliquées dans le conflit sur un territoire donné. Dans un deuxième temps, nous éviterons autant que possible de mettre de l’avant des toponymes autochtones désignant des lieux géographiques. Chaque nation autochtone semble avoir tout un ensemble de toponymes anciens lui permettant de désigner cette région qu’elle a fréquentée. Par le fait même, nous éviterons d’exposer des cartes anciennes où se retrouvent ces toponymes. Finalement, l’équipe du Musée devra être bien informée de la situation, et de toute la prudence qu’elle requiert, en étant consciente que les paroles et les actions de n’importe quel membre de l’équipe du Musée peuvent avoir un impact dans ce dossier.

Conclusion

35 Le 18 juin 2012, l’exposition Les Premières Nations dans Charlevoix et dans l’art québécois a ouvert ses portes au public, présentant une trentaine d’œuvres d’art, plus de 150 artefacts et environ 50 photographies. Elle permet aux visiteurs de s’informer sur une portion de l’art québécois et sur les Premières Nations. Un livret de visite mis à disposition permet aux visiteurs de pousser plus loin leurs découvertes en fournissant de l’information spécifique sur certains objets ou sur certains moments de l’histoire. Dans la troisième salle portant sur la présence autochtone dans la région, on retrouve notamment plusieurs photographies, des artefacts reliés à la pêche, à la chasse et à la confection d’artisanat, des produits artisanaux, des pièces archéologiques trouvées au Charlevoix et le magnifique portrait de Nicolas Aubin, Métis de la région (appartenant à un collectionneur de Charlevoix). Plusieurs de ces pièces et de ces images n’avaient jamais été exposées auparavant et constituent des découvertes potentielles.

36 Depuis plus d’une vingtaine d’années, des modifications dans la manière de présenter le patrimoine autochtone s’opèrent, permettant aux Premières Nations de se présenter elles-mêmes au lieu de laisser les non-Autochtones le faire pour elles. Or ces changements se sont produits au sein de grands musées disposant de ressources suffisantes pour instaurer des processus de consultation et même parfois d’engager du personnel occasionnel, d’origine autochtone. Qu’advient-il lorsqu’une petite institution muséale tente d’établir une collaboration avec des Premières Nations, suivant sans le savoir cette nouvelle tendance en muséologie ? Est-ce que cette nouvelle approche est une avenue possible pour des musées régionaux ayant moins de ressources que les grands musées d’État ?

37 Le musée appartient également aux communautés autochtones, tout comme il appartient à l’ensemble des citoyens du territoire, car l’institution collectionne et met en valeur une partie de leur patrimoine. Les intérêts des deux parties devraient se rejoindre dans un projet respectant, dans la mesure du possible, les besoins de l’institution muséale et des communautés autochtones. Jusqu’où le Musée peut-il aller pour rejoindre leurs besoins et leurs attentes ? Cette question fait actuellement le sujet de recherches menées par l’ethnomuséologue Élise Dubuc où l’autorité des musées centraux est remise en question par les nouvelles volontés et capacités des communautés de prendre en main leur patrimoine.

38 Comme le mentionne madame Dubuc dans son article «La nouvelle muséologie autochtone» (Dubuc 2006), plusieurs défis attendent les communautés souhaitant développer leur muséologie et prendre en main leur patrimoine. L’un de ces défis est lié aux attentes, souvent immenses et parfois inconsidérées, des Premières Nations face à ce que peut réaliser l’institution muséale de leur communauté. Dans une certaine mesure, ces attentes sont peut-être pertinentes lors de la réalisation de projets en partenariat avec des institutions muséales gérées par des non-Autochtones. En effet, la discipline qu’est la muséologie a semblé être méconnue par les partenaires scientifiques qui nous ont été désignés par les communautés autochtones que nous avons contactées au début du projet décrit précédemment. Ce manque de connaissance a donné lieu à des jugements sévères de leur part, et à une certaine tentative d’ingérence, source de problèmes du moins pour le musée, et de frustrations pour les partenaires.

39 Certaines actions auraient pu être entreprises pour faciliter le partenariat avec les communautés autochtones impliquées dans des revendications territoriales croisées. Dans un premier temps, plutôt que de travailler avec des personnes liées aux conseils de bande et étant par le fait même directement impliquées dans les conflits politiques, il aurait peut-être été préférable de contacter d’abord les musées des communautés. Le personnel y œuvrant est déjà sensibilisé au patrimoine et aux défis liés à la conception d’expositions. Dans un deuxième temps, une étude préliminaire de l’état des relations entre les Premières Nations concernées et les non-Autochtones aurait également apporté une aide considérable à la réalisation du projet. Comment ces communautés nous perçoivent-elles ? Quelles sont leurs méthodes de travail ? Quelle perception ont-elles du patrimoine et du rôle d’un musée ? En consultant certains spécialistes, j’aurais été mieux préparée à des échanges et à un éventuel partenariat. Finalement, il aurait été préférable que je conserve des traces écrites de tous les échanges avec ces partenaires. Beaucoup de ceux-ci se sont déroulés par téléphone. Lorsqu’un problème survient, il est très important de pouvoir se référer à ces documents.

40 La conjoncture des revendications territoriales croisées a considérablement compliqué la conception et la réalisation de ce projet d’exposition. Elle a du moins causé une augmentation de la méfiance des partenaires autochtones envers l’institution ; et l’impossibilité de mention-ner certains faits historiques ou de montrer certains artefacts ou documents, la complexité des négociations avec les nations impliquées, ont causé de multiples tensions. Toutefois, l’expérience du Musée de Charlevoix montre qu’il est possible de mettre sur pied des projets en partenariat avec des Premières Nations même dans un contexte de revendications territoriales qui complexifient le processus.

References
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Lepage, Pierre. 2009. Mythes et réalités sur les peuples autochtones. Québec : Direction des l’éducation et de la coopération, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec.
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Savard, Meggie. 2010 Les expositions permanentes. Leur place dans la problématique des musées en région au Québec, (travail dirigé, programme de maîtrise en muséologie), Université de Montréal
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Notes
1 . L’appellation «  musée régional  » réfère ici à l’institution qui a pour mission la protection et la diffusion du patrimoine régional et qui possède donc une collection qui représente l’ensemble des communautés du territoire administratif. De plus, cette institution de plus grande dimension que les autres assure un leadership en matière de muséologie et doit aider dans la mesure du possible les autres institutions muséales à se développer. Un « musée de région » est simplement entendu au sens d’un musée situé sur un territoire qui n’est pas celui d’un grand centre urbain.
2 . Musée de Charlevoix, Mission et historique, (page consultée le 13 août 2012), [En ligne],http://www.museedecharlevoix.qc.ca/fr/musee-de-charlevoix/mission-historique
3 . La sélection d’œuvres effectuée à partir du corpus proposé par l’entreprise est basée sur le lien des artistes avec le Québec (originaire de la province ou y ayant résidé de manière significative). En effet, les sources d’informations dont nous disposions nous permettaient de présenter une analyse de l’art québécois, et non canadien.
4 . L’exposition The Spirit Sings était l’événement culturel des Jeux olympiques d’hiver se tenant alors à Calgary. Par ce boycott, les Cris souhaitaient dénoncer l’implication financière d’une compagnie pétrolière dans le projet (impliquée dans des forages portant atteinte à la terre et aux droits des Autochtones) ainsi que l’utilisation du patrimoine autochtone à des fins de divertissement et de promotion du Canada alors que les Autochtones eux-mêmes et leurs intérêts étaient ignorés.
5 . D’après le gouvernement fédéral, un conseil de bande est un organisme privé, entièrement autonome, qui doit respecter certains règlements et dispositions de la Loi sur les Indiens. Des pouvoirs lui sont conférés, entre autres, dans les domaines de l’éducation, des services sociaux et de la santé, etc. Consultez à ce sujet le Thésaurus de l’activité gouvernementale  : http://www.thesaurus.gouv.qc.ca/tag/terme.do?id=3117.
6 . Je souhaite remercier les membres du comité scientifique pour le temps et l’énergie qu’ils ont investis dans ce projet. En ordre alphabétique, il s’agit de Denis Brassard, Élise Dubuc, Florence Parcoret, Francine Saint-Aubin, Jean-François Richard, Louise Vigneault, Mathieu Lainé, Marcel Laliberté, Marie-Paule Robitaille, Michel Plourde. De plus, je souhaite souligner l’importante participation de madame Nicole O’Bomsawin au niveau de la documentation des artefacts autochtones présents dans la collection du Musée.
7 . Soulignons le fait que madame Vigneault a fait partie du comité scientifique de l’exposition.
8 . Conseil international des musées, Code de déontologie, (page consultée le 9 août 2012), [En ligne], http://icom.museum/la-vision/code-de-deontologie//L/2/