Research Reports Rapports de recherche

L’exposition : un nouvel objet de patrimoine ? Regards sur l’exposition Mémoires du Musée de la civilisation de Québec.

Vanessa Merminod
l’Université de Montréal

1 Cet article a été rédigé à partir d’une recherche menée entre octobre 2010 et août 2011 dans le cadre du programme de muséologie de l’Université de Montréal et de l’Université du Québec à Montréal. Le projet consiste à esquisser des éléments de réponse à la question suivante : l’exposition peut-elle être un objet de patrimoine ? Il semble que le sujet n’ait pas encore été étudié. Les recherches liant les domaines de l’exposition et du patrimoine s’orientent en effet sur la façon dont les objets de musée, souvent considérés comme étant eux-mêmes des patrimoines, sont mis en scène dans un processus de médiation, l’exposition étant un des médiums privilégiés (Davallon 2006 ; Montpetit 2002). Cet article tente d’apporter certains éléments de réponse au travers du recueil des réactions d’experts à qui il a été demandé s’ils considèrent l’exposition Mémoires comme un patrimoine.

Le cas Mémoires

2 Mémoires, qui a duré de 1989 à 2005, est une exposition inaugurale du Musée de la civilisation à Québec proposant un parcours thématique sur l’identité québécoise par le prisme de la mémoire. 1

3 Elle a été fréquentée de façon permanente et appréciée par tous les types de publics durant ses seize années au Musée (voir notamment Sauvage 2004). Elle a fait l’objet d’abondantes publications et des auteurs s’y réfèrent encore aujourd’hui (Leclerc 2010). En 2009, quatre ans après son démantèlement, est paru un ouvrage collectif intitulé Mémoire de Mémoires. Étude de l’exposition inaugurale au Musée de la civilisation, issu d’un colloque marquant le renouvellement de l’exposition permanente sur l’identité québécoise. Les auteurs, dont certains ont participé à l’exposition, parlent de son « succès », de son « exemplarité », témoignent de moments forts, ou mettent en contexte l’époque et le lieu de son développement. Cet ouvrage a pour objectif la réminiscence et la conservation de la mémoire de cette exposition (Bergeron et Dubé 2009). Ces constats nous ont orienté sur l’intuition suivante : Mémoires nous a semblé représentative d’un phénomène associé au champ sémantique du patrimoine, notion développée plus loin.

Les experts

4 Les «  experts  » sont des professionnels et chercheurs en muséologie et/ou patrimoine. Huit interlocuteurs ont été choisis à partir de l’ouvrage Mémoire de Mémoires : trois personnes ont écrit un article et ont participé à la création de l’exposition ; deux autres ont seulement rédigé un texte ; les trois derniers n’ont ni rédigé de texte ni participé à l’aventure Mémoires. Leur domaine d’expertise est caractérisé par deux facteurs principaux. Le premier est relatif aux domaines de la muséologie et du patrimoine : les experts sont enseignants, chercheurs ou professionnels de musée (chargé de projet par exemple), et certains d’entre eux sont auteurs d’articles sur la notion de patrimoine et/ou d’exposition. Le second facteur concerne le type de rapport avec Mémoires  : l’avoir visitée ou pas, avoir fait partie ou non de son équipe de création. Certains interlocuteurs possèdent plusieurs domaines d’expertise et tous connaissent Mémoires, qu’ils aient eu l’occasion de la voir ou d’en entendre parler (Table 1). Sans en exposer les résultats, l’influence des domaines d’expertise est relativement faible. Les expertises permettent de cerner les individus qui se sont exprimés sur le sujet et de justifier leur choix.

Table 1. Les experts et leurs domaines d’expertise.
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Les entretiens

5 Les entretiens, semi-directifs, comprennent deux parties. 2 La première a permis de recueillir les commentaires des personnes intéressées quant à l’exposition elle-même – notamment les critiques qui peuvent lui être adressées et sa place dans la muséologie – et quant à l’ouvrage Mémoire de Mémoires et le colloque, ainsi que d’aborder le rôle des interlocuteurs dans la création de l’exposition. Ces questions éclairent la relation de l’expert à l’exposition, et visent son confort en favorisant une prise sur l’objet Mémoires. La seconde partie comporte une seule question, appuyée de relances pour éclaircir le propos : « Selon vous, l’exposition Mémoires peut-elle être un objet de patrimoine ? » Cette démarche a favorisé des réponses spontanées, l’objectif étant précisément de capter une réaction sur le vif. Elle présente cependant certaines limites, puisqu’elle incite à s’exprimer sur un nouveau lien entre exposition et patrimoine et à combiner ces domaines que chacun appréhende de façon différente. Les réponses des personnes interrogées sont donc hétéroclites, car toutes n’abordent pas les mêmes axes de développement. La compilation des réponses ne permet donc pas de comparer systématiquement tous les points abordés.

6 Les résultats de l’étude suivent le développement suivant : un état des lieux de la notion de patrimoine et une mise en exergue des éléments constitutifs d’une exposition à partir d’une revue des publications. 3 Les réponses des experts sont ensuite compilées selon une grille d’analyse élaborée à partir d’une synthèse des données théoriques sur la notion de patrimoine. Puis, au regard de la majorité des experts s’étant prononcés sur le fait que Mémoires pouvait être un patrimoine, nous reconstituons à titre d’hypothèse la patrimonialisation de Mémoires et définissons ce nouveau patrimoine que serait l’exposition. Finalement, nous esquissons deux perspectives de recherche : étudier d’autres expositions sujettes à un même processus et soulever la question plus globale de la mise en mémoire des expositions de musées.

Patrimoine et patrimonialisation

7 Le patrimoine change dans le temps et se présente comme un concept polysémique (Desvallées 1995, entre autres). Dans son évolution, le patrimoine devient mondial, se démocratise, et peut inclure tout objet autant naturel que culturel (Argounes 2010), matériel (tangible) qu’immatériel (intangible) (Turgeon 2010). Sa dimension identitaire passe du mode de l’appartenance (« le patrimoine, c’est à nous ») au mode de l’être (« le patrimoine, c’est nous ») (Andrieux 2011). Aujourd’hui, le patrimoine est abordé selon différents points de vue. Deux approches font écho à notre démarche. La première est la qualification d’un patrimoine thématique—l’hypothèse d’un patrimoine expositionnel ou concernant l’exposition en général. Ce type d’approche définit un ensemble substantiel, une unité qui peut l’être en fonction d’un lieu de production, des objets invoqués et des usages qui peuvent en être faits. 4 La seconde approche est inférée à partir des perceptions et usages que certains acteurs font du patrimoine—Mémoires à la lumière de la notion de patrimoine telle qu’appréhendée par des experts. Elle a pour caractéristique d’être inclusive et dépend de la population interrogée. 5

8 La valeur patrimoniale n’est pas intrinsèque à un objet (au sens large). Elle résulte d’un mécanisme de patrimonialisation désignant

un processus de devenir des objets—et non un objet défini—qui implique un phénomène relationnel entre des individus, des groupes et des objets, au cours duquel les uns et les autres se construisent comme acteurs et comme patrimoines. (Tardy 2003 : 109).

Ce processus est mû par des pratiques spécifiques au centre desquelles un objet se voit attribuer certaines valeurs par des acteurs motivés par des enjeux qui leur sont propres (Bergeron 2003 ; Davallon 2006 ; Amougou 2004). Trois actions principales guident le processus de patrimonialisation. Reconnaître l’objet comme étant porteur de valeurs partagées par un groupe social, plus largement le « saisir par l’esprit en reliant entre elles des images, des perceptions qui le concernent  » et l’«  accepter pour vrai (ou pour tel) ». Conserver l’objet implique deux sens  : «  ne pas laisser disparaître, garantir de l’oubli »  et « maintenir en bon état, préserver de l’altération, de la destruction, faire durer ». Transmettre l’objet suppose de le communiquer, le mettre en valeur ou le diffuser au sens de « faire connaître, partager » (Grand Robert de la langue française). Les objets patrimoniaux se distinguent thématiquement (il existe des patrimoines industriels ou maritimes) et conceptuellement (matériel et immatériel). Les valeurs du champ patrimonial varient dans le temps et l’espace comme l’esthétique et l’ancienneté attribuées aux monuments témoins du passé dans les premières conceptions institutionnalisées françaises du patrimoine (Poulot 2001). Elles sont fonction des objets concernés (telle la valeur architecturale d’un édifice) et des acteurs sociaux qui les déterminent (comme la valeur marchande d’un tableau dans une galerie). Enfin, elles peuvent être cumulables—pour Bergeron (2003), la valeur patrimoniale est l’accumulation des valeurs historique (témoin du passé) et ethnographique (témoin d’une culture). Du côté des acteurs, l’attribution du label «  patrimoine  » n’est pas forcément basée sur une procédure scientifique. Elle découle d’un consensus entre plusieurs acteurs (Montpetit 2002, par exemple). De plus, les objets patrimoniaux appartiennent théoriquement à tous, mais dans la pratique ils appartiennent à ceux qui les conservent (tels les objets de collections qui ne sont accessibles qu’à certains conservateurs) (Bergeron 2003). Finalement, la patrimonialisation peut s’intensifier, s’accélérer ou s’interrompre. Son élaboration exige des opérations qui maintiennent l’objet dans un dialogue productif de sens dans le temps, et dans le présent surtout. Le statut de patrimoine est donc éphémère.

Les paramètres de l’exposition

9 Desvallées et Mairesse définissent l’exposition par plusieurs de ses constituants : « Le terme “exposition” signifie aussi bien le résultat de l’action d’exposer que l’ensemble de ce qui est exposé et le lieu où l’on expose » (2011 : 133). L’action d’exposer est une fonction de communication du musée, et elle résulte d’un type de processus de décontextualisation et de recontextualisation d’objets, tout comme d’un savoir-faire qui lui est propre. L’exposition est une forme de pratique ou d’expression culturelle propre à un temps et une époque donnée. Le contenu se rapporte à l’ensemble des choses exposées. D’un côté, les ob-jets choisis ou « muséalies », c’est-à-dire les objets exposés (artefacts, spécimens ou substituts), et les outils de la scénographie (supports, éclairage, aides à la visite, dispositifs multimédias)—les outils de la scénographie peuvent aussi être appréhendés comme des contenants. D’un autre côté, le thème, le message et l’approche de l’exposition sont des éléments conceptuels qui organisent les objets choisis selon un scénario présenté dans l’espace. Enfin,

l’espace d’exposition se définit alors non seulement par son contenant et son contenu, mais aussi par ses utilisateurs—visiteurs ou membres du personnel—, soit les personnes qui entrent dans cet espace spécifique et participent à l’expérience globale des autres visiteurs de l’exposition. Le lieu de l’exposition se présente comme un lieu spécifique d’interactions sociales, dont l’action est susceptible d’être évaluée. (Desvallées et Mairesse 2011 : 133)

Perceptions patrimoniales de Mémoires : regards croisés des experts

10 Au regard de notre question de départ, approche et cas, nous répondons aux questions suivantes : selon les experts consultés, l’exposition Mémoires est-elle un objet de patrimoine  ? Pourquoi l’inclure ou l’exclure de la catégorie patrimoniale ? Quelles sont ses caractéristiques patrimoniales ? Quels éléments sont-ils considérés comme patrimoine, la pratique expositionnelle ou la thématique abordée ? Quel serait son processus de patrimonialisation ? Et comment définir ce type de patrimoine qu’est l’exposition ? Tel est le questionnement proposé pour envisager un autre lien entre patrimoine et exposition.

Les catégories de réponse

11 Six des personnes interrogées envisagent Mémoires comme un objet de patrimoine. Une personne ne s’est pas exprimée sur le sujet et une autre ne la considère pas comme telle. À partir des résultats obtenus suite à la question de savoir si Mémoires peut être un objet de patrimoine, ont été identifiés quatre types de réponse. La catégorie « sans réponse » indique que la personne ne s’est pas exprimée à son sujet, car elle ne l’a pas visitée. La catégorie qualifiée « non, pas vraiment » cor- respond au fait que, pour l’interlocuteur, Mémoires n’entre pas dans sa conception du patrimoine. Ceux qui envisagent Mémoires comme un patrimoine se scindent en deux catégories. Les intervenants de la catégorie « potentiellement » ont une propension à projeter l’exposition dans la peau d’un patrimoine en l’imaginant comme telle. Ceux de la catégorie « manifestement » tendent vers une réponse affirmative en fournissant une argumentation fondée sur des preuves de sa patrimonialisation qu’ils ont observées.

Le contenu des réponses

12 La grille analytique, construite à partir de la notion de patrimoine incluant les actions, l’objet, les valeurs et les acteurs, nous permet d’organiser les réponses des experts.

A. Des actions

13 Plusieurs interlocuteurs déterminent la possibilité d’élire ou non Mémoires au rang de patrimoine en fonction d’actions, présentées ici selon leur degré d’importance dans la distinction des catégories susmentionnées.

14 La principale action expliquant la divergence d’opinion concernant l’inclusion ou non de Mémoires dans la catégorie patrimoniale est la mise en valeur—faisant partie de l’action plus large de transmission. La personne pour laquelle Mémoires n’est pas un patrimoine insiste en effet sur la dimension ostentatoire de l’objet labellisé « patrimonial ». Pour elle, il aurait fallu qu’il reste des traces physiques de Mémoires, mises en scène en tant qu’objets de patrimoine à l’intention de tous. Les intervenants envisageant l’exposition comme un patrimoine ne fondent pas, quant à eux, leur argumentation sur la mise en valeur, mais plutôt sur l’action plus générale de transmettre.

15 La transmission, au sens de « faire partager », apparaît chez tous les participants envisageant Mémoires comme un patrimoine et elle est considérée comme une nécessité patrimoniale. Elle est évoquée dans l’optique de transmettre la mémoire de ce qui n’existe plus physiquement par l’intermédiaire de supports. Ainsi, l’exposition peut être patrimoine pour les intervenants de la catégorie « potentiellement », car l’archivage des documents liés à l’exposition permet de transmettre un certain nombre d’informations à son propos notamment. Pour les intervenants de la catégorie « manifestement », l’ouvrage Mémoire de Mémoires a pour objectif explicite de diffuser la mémoire de l’exposition.

16 La reconnaissance est l’action clé des arguments de la catégorie « manifestement ». Pour l’un de nos interlocuteurs, Mémoires a été reconnue par ses publics, lesquels l’ont fréquentée assidûment durant son existence physique au Musée de la civilisation et l’ont globalement appréciée. Pour un autre, elle fait l’objet d’une reconnaissance par des chercheurs au sens où ils s’y réfèrent. Dans les deux cas, Mémoires est patrimoine, puisqu’elle est activée dans une culture vivante et fait sens à un moment donné. Toutefois, cette reconnaissance peut s’arrêter. Pour l’un des experts, l’exposition n’est plus reconnue par ses publics du fait de sa disparition. Pour un autre, son processus de reconnaissance dans le monde scientifique est seulement enclenché, puisqu’elle n’est pas (encore) officiellement labellisée patrimoine.

17 La conservation est l’élément commun à toutes les catégories de réponse, dans le sens où tous les experts avancent l’idée que le Musée de la civilisation aurait pu conserver une partie physique de l’exposition sous la forme d’une cristallisation d’une ou de plusieurs de ses mises en scène, notamment la « cuisine d’antan » (Fig. 1).

Fig. 1La cuisine dans Mémoires. (Photo copyright Bernard Schiele.)
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18 Pour les interlocuteurs qui considèrent « manifestement » Mémoires comme un patrimoine, il y a une conservation de l’exposition effective par le biais de l’ouvrage Mémoire de Mémoires.

19 Finalement, seuls les participants de la catégorie «  manifestement  » identifient cinq indices de patrimonialisation de l’exposition. Le premier est le constat du taux élevé de fréquentation de Mémoires par les publics. Le deuxième se rapporte au rôle des muséologues. Un intervenant constate que certains muséologues étrangers (du Musée d’ethnographie de Neuchâtel et du Musée de Grenoble cités en exemple) se sont référés à Mémoires. D’autres experts soulignent le rôle de relais de ces muséologues, chercheurs ou professeurs : ils sont des passeurs de mémoire qui transmettent l’exposition comme quelque chose d’important. Le troisième indice est l’identification d’un sentiment de perte—élément récurrent dans les scénarios patrimoniaux, signe d’appropriation et signe avant-coureur d’une volonté de conservation. En effet, un expert a observé une certaine « douleur » à se départir d’une exposition considérée comme fondatrice du Musée de la civilisation, et une « crainte » de la remplacer par une autre. Le quatrième indice est le colloque et l’ouvrage Mémoire de Mémoires qui sont assimilés à des gestes de reconnaissance réactivant, conservant et transmettant la mémoire de l’exposition. Le dernier indice est celui d’une « revendication de paternité », à savoir que certains muséologues veulent s’identifier à Mémoires ou revendiquer y avoir participé au regard du succès qu’elle a connu.

20 L’importance accordée à certaines actions dans l’argumentation des experts permet ou non d’inclure Mémoires dans la catégorie de patrimoine. Chacun établit des scénarios qui partagent plusieurs points communs, qu’il justifie ou non l’exposition comme un patrimoine.

B. Un objet

21 Nous l’avons vu, l’exposition est un système comprenant une multitude d’éléments. Les reprenant en partie, chaque expert décline Mémoires sous certaines formes de façon à la faire entrer dans la catégorie patrimoine telle qu’ils la conçoivent. Dépassant notre cas, nous pouvons avancer que toutes les personnes interrogées conçoivent l’exposition comme un potentiel objet de patrimoine selon certains critères.

22 L’exposition conçue comme un produit culturel propre à un temps et une époque donnée peut faire partie, selon un expert, de la catégorie de patrimoine. Prenant acte de l’élargissement de la notion dans sa perspective historique (à savoir que tout peut devenir patrimoine), cet expert propose une conception de l’exposition ayant pour équivalent toutes les productions humaines, comme un objet ou un savoir-faire par exemple. Mémoires peut ainsi entrer dans le cercle des objets patrimoniaux.

23 Peut aussi entrer dans le patrimoine l’exposition en tant qu’œuvre, au même titre qu’un film, une œuvre d’art ou une pièce de théâtre. Même si elle disparaît, l’œuvre laisse des traces permettant d’accéder à ce qui a disparu, à ce à quoi elle renvoyait, donc à sa dimension immatérielle. Son élection au rang de patrimoine dépend alors de ceux qui réactivent une partie de son passé dans le présent.

24 L’exposition en tant qu’expérience vécue par ses utilisateurs peut faire partie du patrimoine. Pour certains experts, le degré de patrimonialisation de Mémoires est mesurable, soit par la forte réaction des visiteurs, soit par l’intensité des souvenirs des concepteurs. L’exposition vue sous cet angle se rapporte au vécu, laissant une empreinte mémorielle. L’expérience ne fait pas de Mémoires un patrimoine, mais est conçue comme un élément déterminant sa valeur patrimoniale. En effet, il ne suffit pas d’avoir une expérience au contact d’un objet de patrimoine pour qu’il devienne patrimoine.

25 Pour d’autres personnes interrogées, l’exposition en tant que regardsur le passé permet son inscription patrimoniale. Ce qu’il en reste (spécialement ses archives) sont en effet autant de fenêtres sur ses contextes de production, tels que le Musée de la civilisation ou la muséologie de la fin des années 1980. La patrimonialité de Mémoires dépend alors de sa capacité à renvoyer à autre chose par l’intermédiaire des supports de sa mémoire. L’expert ne concevant pas Mémoires comme un patrimoine reconnaît le potentiel patrimonial de ses archives, ou de ses « référents », pour autant qu’ils soient mis en valeur en tant que tels, mais il n’inclut pas l’exposition dans sa réflexion.

26 L’ultime déclinaison patrimoniale de l’exposition prend forme dans la relation entre le contenu, à savoir les objets exposés considérés comme des patrimoines, et le contenant qu’est l’exposition. Selon un participant, la valeur patrimoniale des objets exposés peut influencer la valeur du contenant  : Mémoires, exposition de civilisation, se « fantasme en tant que patrimoine ». Selon un autre interlocuteur, le contenu à valeur émotionnelle de Mémoires a permis aux visiteurs d’en faire un patrimoine. Dans les deux cas, le contenu est le déclencheur d’une approche patrimoniale du contenant, l’exposition.

27 Nous constatons que les regards des experts forment l’exposition de telle sorte qu’elle puisse être un objet de patrimoine. Quel est alors le véritable objet du patrimoine ? La diversification des points de vue sur le patrimoine et sur l’exposition montre qu’il n’y a pas qu’une seule réponse. D’une part, nous pouvons concevoir qu’au regard de la disparition de l’exposition, son contenu (les objets exposés) et les documents d’archives 6 possèdent une valeur patrimoniale a priori. Ils sont ce qui reste de l’exposition : les premiers sont retournés dans les réserves du musée ou ont investi d’autres expositions, les autres se trouvent dans la réserve des archives. Le patrimoine est alors considéré comme un contenu ou un support (objet matériel) de la mémoire de l’exposition (immatérialité de l’exposition disparue et immatérialité de ce dont elle témoigne). D’autre part, nous pouvons considérer que l’objet du patrimoine est l’exposition dans son ensemble. Considérée dans son immatérialité (une expérience, un regard, un produit culturel), elle renvoie à une certaine matérialité qui a disparu (Mémoires alors exposée au Musée de la civilisation). Les dimensions matérielles et immatérielles inhérentes à l’exposition se renvoient l’une à l’autre : le contenu et les documents d’archives renvoient à la thématique ou au scénario de l’exposition et à ses contextes de productions ; l’expérience découle d’une visite physique de l’exposition ; en tant que produit culturel ou œuvre, l’exposition est le reflet matériel de son processus de production (le travail en amont du produit final). De par sa nature, l’exposition semble donc échapper à une seule perspective : soit certains de ses éléments ont un impact sur son potentiel de patrimonialisation, soit elle est un témoin privilégié du passé renvoyant à autre chose.

C. Des valeurs

28 Au vue du déroulement de l’entretien en deux parties, certaines valeurs véhiculées se réfèrent d’une part à la façon dont les intervenants qualifient Mémoires et, d’autre part, certaines valeurs sont mobilisées pour expliquer la valeur patrimoniale de cette exposition. Seules les valeurs se rapportant explicitement à la justification de l’identité patrimoniale de Mémoires sont exposées.

29 Mémoires est considérée comme une référence dans plusieurs domaines et selon divers critères. Pour certains, elle est une référence pour la muséologie québécoise (voire internationale) en ce qu’elle marque une rupture dans son histoire par le traitement de son contenu et sa pratique institutionnelle de mise en exposition. 7 Pour d’autres, cette exposition est identifiée comme exemplaire, car elle a valeur d’étalon. D’une part, ils expliquent que sa pratique de mise en exposition a servi de modèle pour les expositions qui lui ont succédé au Musée de la civilisation et pour l’élaboration d’expositions dans certains musées québécois. D’autre part, des musées autant québécois qu’étrangers se sont inspirés de son traitement thématique et de son design : ainsi le Musée de la Pulperie à Chicoutimi, celui de Pointe-à-Callières à Montréal ou encore le Musée de Bretagne à Rennes, cités en exemple. Mémoires est enfin perçue comme une référence pour certains chercheurs de la muséologie francophone (notamment dans l’enseignement ou la recherche) et pour le public québécois d’alors qui s’est reconnu dans l’exposition.

30 Mémoires est envisagée par les experts concernés comme patrimoine en fonction de sa valeur de témoignage en ce qu’elle est un révélateur de ses contextes de production. Elle est représentative du Musée de la civilisation, car elle matérialise la mission 8 de celui-ci et incarne sa façon de faire des expositions. Elle témoigne de la recherche historique de cette époque, à savoir les travaux de Pierre Nora sur la mémoire collective, axe narratif de l’exposition. Un autre argument émis par un des experts veut qu’elle reflète les recherches du département d’ethnologie de l’Université Laval qui portaient alors un regard nostalgique sur le passé caractérisé par un engouement pour les traditions orales et folkloriques.  Finalement, en tant que témoin privilégié d’un changement dans la muséologie, elle devient une référence.

31 La longévité de Mémoires est un facteur indiquant sa valeur patrimoniale pour deux de nos interlocuteurs. Selon eux, le fait qu’elle ait duré l’a inscrite dans le temps, l’amenant en quelque sorte à produire sa propre histoire. La durée de l’exposition, qui marque tous les discours, est expliquée selon certains par son succès. Pour d’autres, la durée est un élément explicatif de sa valeur référentielle : d’autres expositions ont aussi été marquantes, mais Mémoires est restée longtemps et s’est imposée avec le temps dans un contexte de changement régulier des expositions au Musée de la civilisation.

32 Pour un expert, le succès populaire est à l’origine de la patrimonialisation de Mémoires. Du fait qu’elle ait été visitée par un grand nombre et sur une longue durée, elle a acquis une valeur sociale importante. Cette valeur est, selon lui, un pilier fondamental dans la construction patrimoniale d’un objet.

33 La valeur de Mémoires liée à l’expérience renvoie au potentiel émotionnel de l’exposition. Des experts constatent que certains visiteurs ont été particulièrement touchés par la charge émotionnelle des objets choisis et leur mise en scène. Cette particularité de l’exposition aurait engendré une identification des visiteurs (surtout québécois) à l’histoire racontée, favorisant ainsi une appropriation de l’exposition—la « cuisine d’antan  » renvoie à un vécu, la cuisine de la grand-mère.

34 La valeur d’identité mentionnée par les experts est une valeur transversale. Mémoires reflète l’identité institutionnelle du Musée de la civilisation du fait qu’elle l’incarne, en est le témoin et la référence. Son contenu (les objets de patrimoine des Québécois et leur mise en scène) véhicule des valeurs québécoises auxquelles ces visiteurs se sont identifiés, s’associant ainsi à une certaine valeur émotionnelle. L’identité concerne également les muséologues et chercheurs se l’étant appropriée, au sens où Mémoires marque une carrière individuelle (en étant une exposition à succès, de par son rôle d’exposition pionnière dans la naissance d’un musée) et/ou fonctionne comme référence pour un groupe s’y rapportant.

35 Nous constatons que dans le discours des experts les valeurs sont cumulables et se recoupent. De plus, certaines sont propres à l’exposition et ne peuvent être attribuées à d’autres types d’objets patrimoniaux, comme l’expérience, la longévité ou le succès, alors que d’autres apparaissent plus largement dans le champ sémantique des théories patrimoniales, comme la valeur de témoignage servant de mémoire historique ou celle de référence comprise comme une condition sans laquelle l’objet n’aurait pas de sens dans le temps. Deux niveaux de valeurs patrimoniales se côtoient donc : celles applicables à un type d’objet et celles reconnues pour tous. Aussi, la prédominance des valeurs témoignage et référence révèle que l’objet change de fonction sociale. L’exposition n’est plus liée à sa valeur d’usage, mais assume celle de valeur patrimoniale en ce qu’elle participe à la connaissance du passé et représente celui-ci. Enfin, la valeur identitaire incarnée dans l’objet de patrimoine intervient pour nous aider à mieux répondre à la question de savoir qui l’on est, ce que l’on veut et voulons être (Smith 2006).

D. Des acteurs

36 Des experts parlent du rôle de certains acteurs dans le processus de patrimonialisation. Pour la majorité des interlocuteurs, ce sont des muséologues ou des chercheurs qui ont fabriqué Mémoires en tant qu’objet de patrimoine, car ils réactivent et transmettent sa mémoire. Le rôle des futurs muséologues est souligné dans la construction et la réappropriation de Mémoires : il s’agit de voir ce qu’ils vont faire de cet héritage. Un expert mentionne l’importance des visiteurs dans la fabrication du patrimoine, car ce sont les premiers à l’avoir reconnue et à se l’être appropriée. Quant à ceux auxquels appartient ce patrimoine, deux conceptions ressortent : Mémoires appartient « à tout le monde » et non pas à un individu ou à un groupe, et Mémoires est la propriété du lieu dont elle émane (le Musée de la civilisation, la muséologie québécoise, voire certains chercheurs). Un autre point de vue montre qu’il s’agit surtout d’un « patrimoine institutionnel » : Mémoires fait partie de la mémoire du Musée de la civilisation, mais n’appartient pas à la mémoire collective des Québécois—elle n’a pas autant marqué que l’émission citée en exemple, Le temps d’une paix. 9

37 Toutefois, certains acteurs sont absents des discours, comme l’instance officielle, qui permettrait de labéliser et légitimer Mémoires comme un patrimoine. Un expert affirme que l’exposition ne sera jamais reconnue officiellement comme le sont certains monuments. Pour un autre, une telle déclaration n’est pas nécessaire, car elle n’est qu’une étape de plus dans le processus de reconnaissance des objets de patrimoine : c’est la reconnaissance sociale qui compte le plus. Les principaux absents sont les experts eux-mêmes, hormis deux interlocuteurs déclarant participer eux-mêmes à la reconnaissance de l’exposition en tant qu’objet de patrimoine : l’un en tant que co-directeur de l’ouvrage Mémoire de Mémoires, l’autre en reconnaissant ce statut dans le contexte même de l’entrevue. Pourquoi dans la majorité des discours des experts, ceux-ci ne s’identifient-ils pas au groupe des muséologues et chercheurs si souvent mentionnés dans la construction de Mémoires en tant qu’objet de patrimoine ? En effet, la majorité reconnaît une valeur patrimoniale à Mémoires ou a œuvré, par le biais de l’ouvrage Mémoire de Mémoires, à sa conservation, à sa mise en scène écrite, à la transmission de sa mémoire et à sa reconnaissance en termes de valeurs patrimoniales. Les réponses sont hypothétiques. Le rapport entretenu à Mémoires pourrait intervenir au sens où l’acte d’attribuer une valeur patrimoniale est positive. Si l’expert n’a pas de bons rapports avec ses souvenirs, ceux-ci peuvent influencer une vision négative qui ne pourrait alors être patrimoniale, ou bien la mise en récit de leur regard sur Mémoires dans le contexte de l’entretien amènerait les interlocuteurs à poser un regard extérieur sur l’objet, assurant sa description et non l’action de patrimonialisation à laquelle ils semblent prendre part. Quel serait alors le rôle de ces experts ? Nous pensons que par leur statut même d’experts, par le fait d’attribuer des valeurs de type patrimonial à l’exposition, ils prennent part à la patrimonialisation de Mémoires. Ils sont les témoins et les porteurs de son histoire et offrent des visages au groupe de chercheurs et muséologues restés anonymes dans leur discours.

Brèves remarques : regards sur le patrimoine et l’exposition

38 Dans les argumentaires des experts présentés, nous n’avons pas précisé leurs domaines d’expertise, car nous n’avons pas mis en place de système permettant de mesurer leur influence. C’est principalement la conception de la notion de patrimoine qui influence le fait de considérer ou non Mémoires comme un patrimoine. À ce sujet, nous pouvons remarquer que les experts ne partagent pas une même conception de la notion de patrimoine et qu’elle reste lacunaire, malgré le fait que chacun travaille avec le patrimoine, qu’il soit théorisé ou qu’il intervienne dans la pratique muséale (Table 2).

Table 2. Les conceptions du patrimoine.
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39 La recherche présentée dans ce travail ne permet pas de tirer de conclusions par rapport aux conceptions qu’ont les experts de l’exposition en général. Nous pouvons toutefois affirmer que l’exposition est conçue sous des formes multiples étant donné les regards posés sur Mémoires dans ses différentes formes patrimoniales (produit culturel, œuvre, expérience, regard, contenu et contenant).

Une reconstitution de la patrimonialisation de Mémoires

40 La notion de patrimoine, bien qu’étant une notion aux contours incertains, a permis aux experts de construire un discours sur un phénomène. À partir d’une synthèse des approches de ceux qui considèrent Mémoires comme un objet de patrimoine, nous avons cerné et reconstitué trois systèmes de patrimonialisation de cette exposition. Ils prennent corps avec trois acteurs principaux, mobilisant chacun une conception de l’objet Mémoires dans un système de valeurs et d’actions qui font de cette exposition une partie de leur histoire et de leur mémoire.

41 Un premier processus de patrimonialisation, dont l’acteur principal est le Musée de la civilisation, est intitulé « patrimonialisation institution-nelle ». Les personnes interrogées ont noté que le Musée conserve les traces de son exposition, à savoir les documents qui ont participé à sa création. Par ce fait, le musée la reconnaît comme un élément de son identité. La patrimonialisation institutionnelle n’est pas développée plus spécifiquement par les intervenants. Ce mécanisme entre en jeu durant la vie de Mémoires et aboutira des années après son démantèlement. Les objets du patrimoine sont les archives, supports de la mémoire de l’exposition, et donc du Musée de la civilisation.

42 Un second processus est la patrimonialisation par les visiteurs que nous nommons « patrimonialisation populaire »—populaire renvoyant ici aux visiteurs en général, sans référence particulière à un champ scientifique. Peu d’intervenants ont expliqué ce processus. On retient que les visiteurs ont été identifiés comme les fabricants de l’exposition Mémoires en tant qu’objet de patrimoine par le fait qu’ils ont participé à son succès et se sont approprié l’exposition, cette dernière devenant une référence parmi les expositions du Musée. Ce processus aurait commencé dès l’ouverture de l’exposition et se serait terminé lors de son démantèlement. Au-delà de la disparition de Mémoires, le souvenir de la visite a été évoqué par un de nos interlocuteurs comme un patrimoine immatériel. Mémoires serait donc perpétuée à travers le souvenir des visiteurs et pourrait être réactualisée. Si Mémoires est un patrimoine pour ses visiteurs, l’objet renvoie à l’expérience vécue lors de la visite et l’émotion qu’elle a pu engendrer.

43 Le dernier est la patrimonialisation par les muséologues et chercheurs québécois, ici traduite par une «  patrimonialisation scientifique  » en ce qu’elle concerne un groupe d’experts, des chercheurs et des muséologues surtout québécois, issus de plusieurs domaines et concernés par Mémoires. La majorité des interlocuteurs ont parlé de ce phénomène. Ce processus de patrimonialisation aurait commencé par l’appropriation de l’exposition par ceux qui ont travaillé à créer Mémoires, et se serait cristallisé lors du constat du succès de fréquentation de l’exposition. Les visiteurs font donc partie de la reconnaissance de Mémoires par les « scientifiques », ils en sont une des conditions. Durant la vie de l’exposition au Musée de la civilisation et après son démantèlement, les muséologues et chercheurs se sont approprié l’exposition comme un modèle de succès. Ils ont participé à sa diffusion et à sa conservation, en lui attribuant notamment le statut de témoin historique. Dans sa perspective patrimoniale, l’exposition est un produit et une pratique culturels, une œuvre, une expérience, un regard et un contenant tout à la fois (Fig. 2). 10

Fig. 2Synthèse des processus de patrimonialisation.
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Définir le patrimoine expositionnel

44 Nous l’avons vu, les approches ou définitions du patrimoine dépendent du point de vue de la recherche, des acteurs en jeu et du type de patrimoine. Nous en avons construit une définition en fonction de notre cas, Mémoires, des différents processus de patrimonialisation reconstitués à partir du discours de certains experts, incluant l’expert n’ayant pas reconnu la valeur patrimoniale de Mémoires. La définition inclut tout type d’exposition et plusieurs types de patrimonialisation. Ainsi, le patrimoine expositionnel se définit comme un ensemble d’éléments polymorphes et polysémiques constitutifs d’une exposition appropriée et reconnue collectivement pour sa valeur identitaire et de référence, conservée et transmise.

45 La définition choisie s’inspire de celle du Rapport Arpin selon laquelle : « Peut être considéré comme patrimoine tout objet ou ensemble, matériel ou immatériel, reconnu et approprié collectivement pour sa valeur de témoignage et de mémoire historique et méritant d’être protégé, conservé et mis en valeur  » (Groupe-conseil 2002 : 33). Elle touche un large champ d’acteurs (appropriation collective) permettant d’inclure tous ceux mentionnés.

46 Au lieu de construire une définition substantielle, invoquant souvent un contenu détaillé dudit patrimoine, nous avons réduit l’exposition à la définition de Desvallées et Mairesse (2011), donc à tout ce qui peut la composer comme le lieu, les objets exposés, les individus qui la font et la fréquentent (un ensemble d’éléments), les formes que ces éléments peuvent prendre (polymorphes) et auxquels l’on peut attribuer plusieurs sens (polysémiques). La définition proposée n’a pas non plus recours à un champ du savoir spécifique, car les visiteurs sont autant concernés que les scientifiques : pour les muséologues, les traces révélatrices du passé sont importantes ; pour les visiteurs, il s’agit plutôt de l’expérience au moment de la visite de l’exposition qui laisse l’empreinte de son souvenir. Aussi, la patrimonialisation par les visiteurs n’est-elle pas élitiste.

47 Les valeurs d’identité et de référence ont été choisies, car elles sont les plus récurrentes et existent pour chaque acteur du processus de patrimonialisation. Mémoires a une valeur de référence pour le Musée en ce qu’elle est la première exposition permanente, qu’elle a servi de modèle pour la création d’autres expositions. Elle est une référence pour les visiteurs par sa durée, car elle reste, et devient avec le temps une des expositions les plus importantes du Musée, dans laquelle ils se rendent plusieurs fois. Elle est référence pour nos interlocuteurs, chercheurs et muséologues, en ce qu’elle témoigne d’un passé muséologique. Actions principales de la patrimonialisation, conserver renvoie dans notre cas au sens de « ne pas laisser disparaître », et transmettre à l’idée de « faire connaître » ou « partager » et non « mettre en valeur », qui ne permet pas d’intégrer Mémoires dans la catégorie patrimoniale selon l’expert ne considérant pas sa valeur patrimoniale.

Perspectives

La patrimonialisation des expositions : des cas dans le monde muséal

48 Peut-on esquisser des pistes sur l’usage d’un tel patrimoine  ? L’exposition Mémoires ne serait pas un cas isolé. D’autres expositions semblent s’inscrire dans le registre de la patrimonialisation. À titre d’exemple, la rénovation actuelle de l’exposition du Musée royal d’Afrique centrale à Tervuren prévoit de conserver et restaurer une partie de l’ancienne exposition permanente à laquelle sera apposé un métadiscours permettant d’expliquer, et donc de transmettre, les relations belgo-congolaises à l’époque de la colonisation et l’influence du Musée dans ce contexte (Gryseels, Landry et Claessens 2005). Dans le domaine des beaux-arts, il existe un genre particulier d’exposition, théorisé par Greenberg (2009) et intitulé remembering exhibition, à savoir la réalisation d’expositions qui rappellent des expositions passées. Ce procédé implique la reconnaissance d’une ancienne exposition comme révélatrice de sens, sa reconstitution (souvent partielle) et sa transmission. Des expositions possèdent même un titre proche de celui de patrimoine. Le Musée de l’Areuse à Boudry (Neuchâtel) et ses collections ont été « mis sous protection » par le Conseil d’État en 1997. Rien (ou presque) n’a été modifié depuis 1884 dans cet ancien musée scolaire. Au lieu de découvrir le monde à travers l’exposition, c’est elle que les visiteurs découvrent. Avec ses vitrines-dépôts, le Musée de l’Areuse appartient à

une espèce menacée d’extinction ... c’est un témoin irremplaçable à conserver scrupuleusement en défendant son caractère de musée « comme on n’en fait plus », faute de quoi une prochaine génération se verra obligée de créer, de toute pièce, des musées de musées !  (Kaehr 1997 : 137)

49 L’ensemble est considéré comme une œuvre d’art,tout comme pour le Musée du cinéma Henri-Langlois (Paris) reconnu «  œuvre de l’esprit » par la Cour d’appel de Paris en 1997 (Bouzet 1997). Le phénomène de cristallisation possède une valeur légale où entre en jeu une instance officielle. Ces exemples offrent un point d’appui pour mettre à l’épreuve la notion de patrimoine et se rendre compte des nouvelles fonctions de l’exposition.

La mémoire des expositions

50 Appréhender la mémoire des expositions dépasse la notion de patrimoine. Elle ouvre des pistes à explorer concernant la façon dont l’institution muséale se souvient de ses expositions : comment capter cette installation éphémère (vidéo, photographie), que garder (images, compte-rendu de recherche, documents de travail, correspondance, témoignage des concepteurs et des publics, etc.), comment et sous quelle forme la conserver (banque de données numérique—nous pouvons même imaginer une sorte d’expothèque interne ou externe aux institutions muséales). L’exposition fait partie de la mémoire institutionnelle du musée et elle permet de reconstituer son histoire. Le cas des Remembering Exhibitions, par exemple, pose la question du processus de reconstitution d’une exposition à partir de traces. Que reste-t-il ? Que mettent en lumière ces traces ? Quel processus mémoriel utiliser pour gérer un archivage systématique et complet des expositions ? Comment les musées réfléchissent-ils aujourd’hui à leur mémoire ? Le musée semble gérer davantage les archives liées à ses collections que les données qu’il génère lui-même et qui permettent aux chercheurs d’accéder à ses pratiques (Fink 2006) et à une manière de voir le monde. L’exercice de mise en mémoire est important, il permettrait aux musées d’élaborer un discours rétrospectif et prospectif sur eux-mêmes et les autres.

Références
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Notes
1 La notion de mémoire est abordée dans l’exposition selon six points de vue. La « mémoire nostalgique » s’axe sur les représentations symboliques d’un passé idéalisé. La « mémoire adaptative » raconte l’apport des générations à la construction du présent. La « mémoire refoulée » parcourt les lieux de la mémoire occultée par l’histoire. La « mémoire obligée » évoque les règles instaurées par l’État et l’Église.La « mémoire libre » renvoie à l’éclatement de la société lors de la Révolution tranquille. La « mémoire bilan » offre un constat des thèmes abordés et ouvre sur l’avenir.
2 Les entrevues avec les experts ont été menées par l’auteure d’octobre 2010 à avril 2011. Pour respecter leur anonymat, leurs noms n’apparaissent pas.
3 L’information est abondante pour les deux notions (ouvrages collectifs, périodiques, monographies, comptes rendus d’actes de colloque, sites Internet ou articles de journaux). Notre recherche s’est concentrée sur des textes scientifiques, principalement franco-phones par affinité de la langue, et des ouvrages de référence.
4 Pour illustrer cette approche, Boudia, Rassmussen et Soubiran parlent d’un « patrimoine des savoirs » : « en tant qu’issus des lieux de savoir, ils sont un ensemble polymorphe de données composant une nébuleuse qui englobe des champs multiples, à l’œuvre dans “l’action scientifique”, tels que les archives, instruments, lieux, édifices, monuments, collections d’enseignement et de recherche, ressources naturelles, personnages illustres, découvertes, énoncés scientifiques, dispositifs expérimentaux et narration qui leur donne sens  » (2009 : 14).
5 Pour exemple, le Rapport Arpin, proposant une politique patrimoniale, enquête auprès de regroupements de citoyens et spécialistes engagés dans la défense du patrimoine québécois et définit le patrimoine comme : «  tout objet ou ensemble, matériel ou immatériel, reconnu et approprié collectivement pour sa valeur de témoignage et de mémoire historique et méritant d’être protégé, conservé et mis en valeur » (Groupeconseil 2002 : 33).
6 Au Canada, le statut de patrimoine est attribué à toutes les archives des institutions étatiques, dont le Musée de la civilisation. Ces dernières passent par des stades de reconnaissance, conservation et transmission dont l’aboutissement est l’attribution de la valeur patrimoniale (Couture 1999).
7 Un expert explique qu’avant Mémoires, les expositions historiques développaient une identité nationale autour des grandes figures historiques ; traitaient le temps avec une approche chronologique ; se structuraient à partir des objets de collection ; étaient mises en place par les conservateurs. Après Mémoires, l’approche de l’histoire a fait une place majeure à la culture populaire ; les espaces sont devenus identitaires, hors du temps ; l’exposition a commencé à se préoccuper de ses publics ; et elle est devenue une œuvre commune pluridisciplinaire.
8 Le Musée de la civilisation fait « connaître l’histoire et les diverses composantes de notre civilisation, notamment les cultures matérielle et sociale des occupants du territoire québécois et celles qui les ont enrichies » (Culture et communications 2012).
9 Le Temps d’une paix est un feuilleton québécois diffusé de 1980 à 1986 sur la chaîne de télévision Radio-Canada. Il est qualifié de « série très importante des années 80 » sur un « site d’archives d’information télévisuelle propulsée par le souvenir collectif des téléspectateurs » (Emissions.ca 2010).
10 Une partie d’une recherche sur les sources écrites mentionnant Mémoires (ouvrages scientifiques, articles de presse ou blogs) a permis de documenter les trois processus de patrimonialisation en confirmant et complétant des éléments du discours des experts.