Introduction

Culture matérielle et mobilité

Edward S. Cooke Jr.
Imogen Hart

1 Les racines intellectuelles du thème de ce numéro spécial de Material Culture Review / Revue de la culture matérielle et d’un certain nombre des articles qu’il renferme sont à rechercher dans les efforts du Groupe d’étude sur la culture matérielle de l’Université de Yale. Notre groupe souhaite faire partager son profond intérêt pour l’étude, l’analyse et l’interprétation de la culture matérielle ; il est essentiellement constitué de chercheurs et d’étudiants de second et troisième cycle de l’Université de Yale, ainsi que de professionnels des musées, mais il s’est également adjoint les chercheurs concernés, qu’ils travaillent sur place ou aient été invités. Tous les ans, depuis sa création en 1996, nous avons développé des thématiques qui associent clairement la « choséité » concrète des artefacts et l’examen attentif de la matérialité de l’objet, aux implications abstraites de l’usage ou de la valeur de ces objets et à la prise en considération plus imaginative de leur rôle culturel. Parmi nos thématiques récentes, on peut citer « La culture matérielle et l’intériorité » ; « Le chaud et le froid de la culture matérielle » ; et «  Rematérialisation  : recycler, réutiliser et rénover la culture matérielle ». De tels sujets ont contribué à rassembler une large communauté interdisciplinaire sur le campus de Yale.

2 Le groupe se rassemble, durant les semestres d’automne et de printemps, pour un lunch hebdomadaire  ; dix-huit communications, en moyenne, y sont présentées dans le courant de chaque année universitaire. Lors de chaque réunion, un intervenant donne une présentation informelle, de 15 à 20 minutes, d’un artefact ou d’un groupe d’artefacts pertinents pour le thème de l’année, présentation suivie d’une discussion animée sur la méthodologie, l’interprétation et le contexte. Les recherches motivées par l’artefact, plutôt que centrées sur l’artefact, permettent aux objets de servir de points de départ, de bases de discussion ou de point focal de la méthodologie. Ces réunions hebdomadaires ont donc un rôle de laboratoire dans lequel les participants testent leurs nouvelles approches méthodologiques, solidifient leurs fondations théoriques, ou enrichissent leur compréhension contextuelle. Nous espérons également attirer à Yale des chercheurs ne travaillant pas actuellement sur la culture matérielle pour leur procurer un forum leur permettant d’explorer les artefacts.

3 Au cours de l’année universitaire 20112012, le Groupe d’étude de la culture matérielle a exploré le thème «  Objets en mouvement  : culture matérielle et mobilité ». 1 Nous pensons souvent aux objets comme à des choses statiques, reposant dans leur contexte « originel », ou in situ. Dans des installations muséales ou sur des étagères d’entreposage, dans les livres ou dans les magazines, les objets sont souvent représentés comme fixes et isolés, comme s’ils avaient été figés dans un temps et un lieu particulier. Le fait de les placer sur un piédestal, en vitrine ou dans les pages d’un imprimé privilégie une affirmation visuelle exclusive et dénie souvent à l’objet la possibilité de sens supplémentaires. Des tissus encadrés ou aplatis sous verre ont pu autrefois être suspendus en drapés, ou bien avoir changé de position sous la main de chaque personne tentant, en passant, de créer un nouvel effet, ou bien avoir pris une autre signification en étant dépliés ou déroulés en différents lieux. Par contraste, les soft sculptures ou « antiformes » d’artistes tels que Robert Morris, dans les années 1960, ont attiré l’attention sur le rôle du hasard, de la gravité et de la décomposition en tant que forces imprévisibles s’exerçant sur l’apparence et la nature des objets. Nous évoquons souvent « l’état d’origine » d’un objet comme étant non seulement désirable, mais aussi idéal, tandis que nous dévalorisons l’objet qui a subi des changements ou des altérations, et essayons souvent de le ramener à son état premier. Et pourtant, les objets sont rarement inertes ; non seulement la plupart d’entre eux effectuent-ils de nombreuses pérégrinations avant d’arriver à destination, mais de nombreuses sortes d’objets continuent d’être déménagés, déplacés ou replacés au cours de leur existence. On pourrait aller jusqu’à dire que la mobilité est une propriété inhérente à la culture matérielle, sinon un élément qui la définit.

4 Dans les études actuelles de la culture matérielle, la mobilité tend à être davantage conçue en termes de travail et d’origine des matériaux. Par exemple, le concept de « chaîne marchande » cherche à identifier les différents réseaux par lesquels circulent les matériaux et les pièces détachées, par lesquels ils sont assemblés et mis en marché (voir Bair 2009). De même, la migration des artisans fournit souvent l’explication du développement de nouveaux styles et de nouvelles techniques (Quimby 1984). Et, bien entendu, le design et les moyens par lesquels les choses et les gens se déplacent sont également des concepts clés dans les études culturelles. Les vélos, les charrettes, les voitures, les trains, les bateaux et les avions représentent tous un sous-ensemble spécifique de la culture matérielle, puisqu’ils ont été créés pour le transport. Dans de tels cas, la mobilité est littérale, une exigence fonctionnelle, plutôt qu’une abstraction, un phénomène contribuant au pouvoir culturel d’un objet. L’objet facilite la mobilité plutôt qu’il ne prend un sens par le biais de son propre mouvement concret. D’autres artefacts, tels que les objets industriels profilés des années 1930, sont stylisés pour suggérer le mouvement, capitalisant sur les notions de modernité ou de rêve. De nombreux auteurs conçoivent ce groupe d’objets, qu’ils relèvent d’une mobilité réelle ou imaginaire, comme des œuvres se référant au transport en tant que fin en soi, plutôt que d’admettre que la mobilité puisse être une condition qui contribue au sens (voir par exemple Bush 1975).

5 Paradoxalement, dans le monde globalisé d’aujourd’hui où tout est lié par la rapidité de l’échange des informations et le transport maritime international, il reste une étrange dissociation des objets et de la mobilité. Nous nous intéressons aux moyens de la mobilité ou au design du véhicule servant au transport, plutôt qu’au sens même de la mobilité des artefacts. Et le spectre de l’obsolescence programmée nous impose de nous concentrer davantage sur l’achat premier, sur la relation personnelle entre l’artisan et son client ou sur l’avènement des grands magasins, que sur les marchés secondaires et tertiaires des boutiques de mobilier d’occasion du 18e siècle, des prêteurs sur gages de la fin du 19e siècle ou du e-Bay du 21e siècle.

6 Certains objets, tels que les chaises ou tables à roulettes, peuvent être catalogués comme des exemples de mobilité intentionnelle. Ils ont été conçus et fabriqués pour incorporer le mouvement dans leurs fonctions au sein d’emplacements spécifiques dans l’espace domestique. D’autres artefacts, tels que les chopes, les pichets ou les théières, sont moins explicites sur le plan du mouvement et peuvent se classer dans la catégorie de la mobilité non intentionnelle. Ils sont soulevés, tenus et reposés ailleurs lors d’usages normaux, voire aberrants. Les rythmes saisonniers et le cycle de vie des objets achetés favorisent encore davantage la mobilité, car ces artefacts, et d’autres, tels que la vaisselle, le mobilier et les rideaux, se déplacent dans un intérieur, s’échangent entre les ménages, sont légués, vendus, abîmés ou remplacés. Les chopes d’argent que l’on s’offrait et qui faisaient partie des loisirs sociaux domestiques dans les salons du 18e siècle ont souvent été reconverties, par l’ajout d’un bec verseur, en pichets à eau sur les tables familiales durant les mouvements de tempérance du 19e siècle, puis retirées de l’usage courant pour devenir, gravées d’armoiries dans l’esprit « antiquaire » du début du 20e siècle, des objets de collection que l’on exposait (voir Ward 1977). Certains objets, tels que le chintz d’Asie du Sud à la fin du 17e siècle, ou la poterie pueblo à la fin du 19e siècle, ne faisaient pas que naviguer sur de longues distances mais, plus important, permettaient à leurs propriétaires anglophones d’Angleterre ou d’Amérique de faire eux-mêmes des voyages imaginaires. Leurs formes, leurs matériaux ou leurs techniques décoratives évoquaient des contrées et des expériences étranges (Crill 2008 ; Batkin 2008). Les objets nous font donc constamment entrer dans de nouveaux espaces, négocier différentes situations sociales ou expérimenter des usages variés. Le mouvement, la mémoire, le toucher, l’usage et le sens sont tous inextricablement liés.

7 L’importation, la répartition dans les propriétés et la collection permettent toutes la mobilité de l’objet, ce qui résulte en réseaux primaires et secondaires imbriqués et étendus de biens et d’échanges. Même le terme « importation » est plus compliqué qu’il n’y paraît. L’objet passait et passe encore rarement directement de son point de production à son point d’achat et de consommation. Il existe et existait plutôt une série d’étapes progressives et un grand nombre de différents agents dans la mise en marché et la distribution d’un objet. En même temps que nous comprenons mieux, sur un plan global, des personnages tels que Elihu Yale (né à Boston, employé de la Compagnie des Indes orientales et gouverneur de Madras, puis membre de la gentry anglaise), Christian Herter (né en Allemagne et ébéniste qualifié installé dans la ville de New York, qui entretenait également des liens étroits avec le monde artistique français et le marché des années 1870), voire les habitants ruraux de la Nouvelle-Angleterre, qui achetaient des poteries de grès à glaçure au sel au début des années 1740 ou des objets décoratifs japonais dans les années 1870, notre compréhension de la circulation des objets ménagers gagne en profondeur. Le mouvement d’un objet est au cœur de la « vie sociale » de cet objet ; le mouvement permet à l’objet d’accroître son sens (Appadurai 1986).

8 Les objets peuvent également être donnés en cadeau ou passer par des générations successives à travers de grandes distances. L’achat de céramiques et de textiles importés de pays lointains se comprend aisément, mais on remarque moins les types de possessions personnelles qui voyagent par bateau vers d’autres régions ou continents lorsque les patrimoines sont divisés. Les partages lors des successions signifient également qu’un lot de vaisselle, ou même des objets tels qu’une commode, puissent être divisés et partir dans différentes directions. Ce type de répartition familiale a suscité beaucoup d’intérêt de la part des chercheurs qui se penchaient sur la provenance de la documentation ou sur l’ascendance généalogique d’un objet particulier, mais elle a rarement été utilisée en tant que moyen d’exploration des réseaux de circulation plus étendus et des changements de sens. Le développement des collections des férus d’objets iconiques ou exotiques, voire même d’ensembles intérieurs complets, a procuré de nouveaux moyens à la distribution des objets d’occasion. Même des objets apparemment inamovibles comme des maisons, des dépendances, des pierres tombales ou des monuments, ne sont pas nécessairement fixés en un lieu particulier. Ils peuvent être déplacés, réorganisés et trouver une nouvelle fonction ; certains peuvent même être cannibalisés pour fournir des matériaux à un autre type d’objet. Les maisons coloniales américaines en bois ont souvent été déplacées intégralement, ou bien désossées, leurs différentes parties servant à d’autres constructions. Même les pierres tombales, que l’on aurait pu croire inviolables, ont été réarrangées en rangs serrés ou déplacées dans d’autres cimetières au début du19e siècle, puis ont subi vol et vandalisme à la fin du 20e siècle. Certaines pierres tombales d’époque coloniale ont même été reconverties en tables à café.

9 Si les objets ne sont pas statiques, ceux qui les regardent et ceux qui les utilisent ne le sont pas non plus. Depuis la mobilité à petite échelle de l’occupant(e) d’une maison qui entretient une relation depuis des points de vue divers avec les objets de son espace domestique, jusqu’à la mobilité sur de grandes distances de celui ou celle qui voyage à travers le monde avec ses bagages qui prennent de nouveaux sens dans différents contextes, le mouvement est souvent le médiateur de notre rencontre avec la culture matérielle. La tridimensionnalité des objets peut accentuer cet effet : les objets ont différents côtés et ont des parties multiples, intérieures autant qu’extérieures. Même lorsqu’un objet est statique dans un musée, le visiteur peut en faire le tour et le percevoir de différents points de vue, et il peut changer de sens du fait de sa juxtaposition avec d’autres objets qu’il perçoit ou non dans son champ de vision. Les observateurs et les usagers mobiles ont donc accès aux différentes interprétations d’un objet unique, ce qui contrarie la tendance à privilégier un point de vue particulier. Les possibilités politiques des perspectives multiples sont essentielles aux études postcoloniales, et les historiens de la sculpture ont commencé à explorer la relation productive entre le mouvement autour des objets, le mouvement des objets, et le mouvement transculturel et global (Edwards 2010 : 153).

10 Penser les objets en mouvement nous invite donc à reconsidérer le concept de mouvement, à la fois dans ses interprétations littérales et abstraites. « Mouvement » est le mot que nous utilisons pour parler d’efforts conjoints pour amener le changement. D’après le dictionnaire Larousse, un mouvement est « une action collective orientée vers un changement social, politique, psychologique » (Larousse, en ligne, « mouvement »). Les spécialistes de la culture matérielle sont familiers de cette définition. Par exemple, lorsque les mentions « art nouveau » ou « moderne » sont accolées au mot « mouvement », nous comprenons que ce terme évoque un grand changement dans les conditions politiques, sociales et esthétiques de la production et de la consommation des artefacts. En ce sens collectif, le mouvement implique la force du nombre qui rend le changement effectif. Puisqu’il permet aux gens et aux choses d’avoir un impact sur le monde qui les environne, on associe souvent le mouvement et l’agir. On oppose, en particulier, le fait d’être actif au fait d’être passif, opposition fréquente évoquée par l’histoire de l’art et l’attention qu’elle porte au regard. Les observations sur le caractère actif de celui qui regarde et de la passivité de l’objet contemplé ont souvent un caractère politique—par exemple dans les analyses féministes d’œuvres d’art. Le lien conceptuel entre le mouvement, l’action et le pouvoir peut également s’appliquer de manière fructueuse aux objets en trois dimensions.

11 Afin de démontrer la signification à multiples facettes du concept de mouvement, nous pouvons prendre l’exemple du mouvement des Suffragettes en Grande-Bretagne au début du 20e siècle. Lors des manifestations pour le suffrage féminin, les banderoles prirent la place des armes de guerre et de conquête. Les banderoles étaient utilisées depuis un certain temps par les syndicats, et les Suffragettes leur emboîtaient le pas, mais ce faisant, elles posaient un geste politique spécifique. La fabrication des banderoles permettait aux femmes de recourir à un artisanat traditionnellement féminin, le travail d’aiguille, pour construire des armes au service de leurs propres visées politiques Les travaux d’aiguille—qui, traditionnellement, servaient à tenir les femmes occupées dans l’espace domestique—se transformèrent en un médium qui pouvait non seulement être mis au service de l’émancipation politique des femmes, mais qui en même temps était physiquement transporté hors de la maison, dans l’arène publique (voir Tickner 1987 : 60-73 en particulier).

12 En contexte militaire, nous parlons de la mobilisation des troupes  ; de même, les banderoles des suffragettes ont mobilisé celles qui étaient en faveur du droit de vote pour les femmes. Une participante mentionna « le spectacle ahurissant de trois kilomètres de femmes » (Emmeline Pethick-Lawrence, cité dans Tickner 1987 : 47) ; mais il ne s’agissait pas simplement du fait qu’elles étaient si nombreuses. C’était que celles qui étaient auparavant statiques et passives ont été entraînées dans le mouvement derrière les banderoles.

13 Ainsi que le révèlent les photographies des manifestations des Suffragettes, les banderoles étaient elles-mêmes conçues pour le mouvement. L’une des conceptrices des banderoles déclara qu’elles étaient destinées « à flotter dans le vent, à s’agiter dans la brise » (Mary Lowndes, citée dans Tickner 1987 : 66). Et, de fait, ce potentiel de mouvement—en vue du changement—a contribué à leur efficacité. Les banderoles sont donc devenues des objets en mouvement à plusieurs niveaux : elles flottaient dans la brise, elles étaient transportées de place en place comme des symboles portatifs et elles représentaient un mouvement qui cherchait à faire advenir un changement social et politique.

14 Au cours de l’année universitaire 2011-2012, le Groupe d’étude de la culture matérielle s’est concentré sur le mouvement des objets à travers l’espace et le temps, en gardant une préoccupation pour les questions de sens, de mémoire et d’identité, cherchant à mieux comprendre la complexité des travaux en trois dimensions au sein de leur propre logique de circulation, plutôt que dans le cadre de représentations statiques qui présentent une image unique et fixe d’un objet. Les articles qui suivent nous présentent de riches études de cas de cette intention d’élargir la notion de mobilité inhérente à la culture matérielle.

Bibliographie
Appadurai, Arjun, ed. 1986. The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective. New York: Cambridge University Press.
Bair, Jennifer, ed. 2009. Frontiers of Commodity Chain Research. Palo Alto, CA: Stanford University Press.
Batkin, Jonathan. 2008. The Native American Curio Trade in New Mexico. Santa Fe, NM: Wheelwright Museum of the American Indian.
Bellion, Wendy and Monica Dominguez Torres. 2011. Editors’ Introduction. Winterthur Portfolio 45 (2/3): 101-106.
Bush, Donald. 1975. The Streamlined Decade. New York: Braziller.
Crill, Rosemary. 2008. Chintz: Indian Textiles for the West. London: V & A Publishing.
Edwards, Jason. 2010. Introduction: From the East India Company to the West Indies and Beyond: The World of British Sculpture, c. 1757–1947. Visual Culture in Britain 11 (2): 147-72.
Quimby, Ian, ed. 1984. The Craftsman in Early America. New York: Norton.
Tickner, Lisa. 1987. The Spectacle of Women: Imagery of the Suffrage Campaign, 1907-14. London: Chatto and Windus.
Ward, Gerald W. R., ed. 1977. The Eye of the Beholder: Fakes, Replicas, and Alterations in American Art. New Haven: Yale University Art Gallery.
1 Ce thème est une prolongation de la conférence de 2008 à l’Université du Delaware intitulée Objects in Motion: Art and Material Culture Across Colonial North America [Objets en mouvement : art et culture matérielle dans l’Amérique du Nord de l’époque coloniale]. Cette conférence avait pour but d’élargir la notion d’Amérique coloniale au-delà de sa définition simplement anglo-américaine et de se concentrer sur les identités culturelles. Plusieurs des articles ont été récemment publiés dans Winterthur Portfolio (voir Bellion et Torres 2011 : 101-106). En contraste avec les questions historiques qui avaient été soulevées lors de cette conférence, nous cherchons ici à approfondir les concepts plus larges de mobilité et de mouvement.