Editorial / Éditorial

Objets sexués : Connexions matérielles et immatérielles

Richard MacKinnon
Rédacteur en chef

1 Ces articles, à partir de différents points de vue disciplinaires, démontrent la nature polysémique des objets sexués et soulignent les liens inextricables entre la culture immatérielle et le patrimoine matériel. Une connaissance approfondie de l’artefact et du patrimoine culturel immatériel qui lui est associé – qu’il s’agisse d’une maison de maître, d’une aire de patrimoine culturel significative au niveau national, d’un objet de tricot ou d’objets présentés dans une exposition muséale – permet une interprétation plus profonde et plus porteuse de sens de la culture matérielle et de ses utilisateurs.

2 L’article d’Adams, Minnett, Poutanen et Theodore montre de quelle manière les vies publiques et privées des individus se négocient par l’intermédiaire de l’architecture. En analysant la mort subite et inexpliquée de deux des membres de l’une des familles canadiennes les plus riches, en 1901, les auteurs explorent les connexions entre la culture matérielle, la notion de vie privée et la manière dont la classe sociale renforce les comportements associés à la respectabilité bourgeoise du début du XX e siècle. Leur analyse se concentre sur le comportement de la survivante de cette famille, qui a manipulé la culture matérielle, l’architecture domestique privée et l’architecture monumentale après la mort de sa mère et de son frère. Comme le disent les auteurs : « Le manoir de l’industriel, au lieu d’être un royaume domestique privé, est dans ce cas, simultanément, le lieu de la vie publique – surtout pour les femmes et les malades qui ne participent pas aux affaires civiques ou économiques – des performances publiques, de l’identité familiale et de classe » (13).

3 Dans leur article, Shipley, Kovacs et Fitzpatrick plaident pour une nouvelle approche de la gestion du système de parcs nationaux et provinciaux du Canada. Après avoir passé en revue les modèles de gestion canadiens et internationaux – dont la plupart sont fondés sur la propriété publique des terres sauvages et naturelles – ils en arrivent, entre autres, à la conclusion qu’un modèle incorporant la propriété publique et privée constituerait une approche plus pertinente de la gestion du patrimoine culturel canadien le plus significatif. En faisant porter leur analyse sur la campagne mennonite de Waterloo, en Ontario, les auteurs suggèrent l’idée d’un nouveau type de parc national qui pourrait s’appeler « Zone de patrimoine culturel de signification nationale ». Leur modèle implique que le patrimoine culturel immatériel représente une partie importante de ce plan d’ensemble. Ils terminent par un plaidoyer pour un cadre législatif qui permettrait d’améliorer la gestion des paysages canadiens significatifs sur un plan culturel, et ils y ajoutent une liste d’initiatives susceptibles de faciliter ce processus. Ainsi qu’ils le disent : « Ce que nous recommandons ici, en ce qui concerne un nouveau type de parc national, devrait être entrepris en coopération avec les provinces et les territoires, mais bénéficierait grandement d’une coordination nationale et d’un engagement financier au niveau national, à l’instar de l’initiative Lieux patrimoniaux du Canada » (36).

4 Minahan et Wolfram Cox explorent le monde du tricot et ses significations. Elles examinent la manière dont l’identité est développée et explorée, « alors que la tricoteuse, dans ses créations, monte ses mailles ou fait ses diminutions, et ajoute aux traditions de la féminité tout en s’en distanciant » (38). Elles avancent que les groupes de tricot sont des lieux de construction de l’identité sexuée. Au moyen d’entrevues réalisées avec des grands-mères et leurs petites-filles, leurs trouvailles en appellent à d’autres recherches empiriques de la construction de l’identité par les travaux artisanaux. Soulignant à nouveau les connexions entre la culture matérielle et la culture immatérielle, elles avancent, en outre, que c’est le jeu sexué entre les images et les histoires des grands-mères et des mères qui permet d’interpréter les travaux contemporains des jeunes femmes. Elles ont basé leur analyse, non seulement sur ce qui était présent et matériel, mais aussi sur ce qui était absent ou intangible. Elles pensent également que des recherches plus approfondies sur la séparation ou la frontière entre présence et absence, entre ce dont on parle et ce qui reste en suspens, contribueront à développer les idées soulevées dans leur travail. Ainsi qu’elles le soulignent : « cette étude montre l’importance d’explorer à la fois l’immatériel et le matériel dans les références nostalgiques, car l’identité tient beaucoup à la distinction entre qui nous sommes (et avec qui nous voulons nous voir) et qui nous ne sommes pas » (48).

5 L’article de Loren Lerner est une analyse critique de deux expositions muséales reflétant la vie du docteur Norman Bethune, né au Canada, qui fut qualifié en 1972, par le Bureau national des sites et des monuments du Canada, de personne «  d’importance historique nationale  ». Lerner analyse en profondeur l’exposition Ding Ho/Group of Seven, qui s’est tenue au McMichael Canadian Art Collection de Kleinburg, en Ontario, en 2000, et Norman Bethune – La trace solidaire, au musée McCord d’histoire canadienne, à Montréal, en 2009. En raison du temps qu’il a passé à prendre soin des blessés de la Guerre d’Espagne (1936) et en Chine (de 1936 à 1939), Bethune a pris une importance historique dans ces deux pays, comme l’illustrent les objets qui composent ces expositions. Lerner signale que les objets acquièrent des significations nouvelles et différentes au fil du temps si on les situe dans des contextes différents, ce qui résulte en ce qu’elle appelle la biographie de l’objet. Avec ces deux expositions, les objets biographiques génèrent aussi des récits; ils racontent des histoires sur la vie de Bethune en même temps que leur propre histoire. Lerner montre que grâce à des études plus approfondies des objets biographiques, nous pouvons apprendre la manière par laquelle on leur attribue une signification biographique et la manière dont ils fonctionnent en tant que véhicules de l’identité, du savoir et de l’action.

6 Julia Lum analyse l’exposition Playing With Pictures : The Art of Victorian Photocollage, qui a été présentée à l’Art Institute de Chicago à la fin de 2009, puis au Metropolitan Museum of Art et à l’Art Gallery of Ontario. Elle explorait la tradition jusqu’ici non examinée de l’artisanat sexué du photocollage, qui était d’une grande importance pour les femmes de l’époque victorienne. Elle fait remarquer que Playing With Pictures attire l’attention du public sur ces albums de photocollages méticuleusement composés par les femmes de la haute société. Ces photocollages sont pleins d’humour et d’esprit, de jeux de mots, de puzzles et de combinaisons curieuses. Ces objets de signification culturelle ont été largement ignorés, et nombre d’entre eux n’avaient même jamais été montrés avant cette exposition. Lum, en faisant remarquer que les créatrices de ces albums faisaient souvent référence aux matériaux et aux produits de leur passe-temps, ajoute qu’elles créaient « des méta affirmations autoréflexives au sujet de leur art » (64). Ces objets sexués sont très révélateurs de la production visuelle des femmes et pourraient inaugurer de nouveaux dialogues au sein de la communauté muséale.

7 À partir de différents points de vue disciplinaires, les articles de ce recueil démontrent à quel point les travaux en collaboration peuvent introduire de nouvelles perspectives, révéler de nouveaux aperçus et permettre des interprétations changeantes. Ce numéro de la Revue de la culture matérielle représente aussi en lui-même une étape du changement, celui d’une triste fin et d’un renouveau attendu. Les lecteurs, les collègues et les nombreux contributeurs avec lesquels il a travaillé au cours de ces dernières années en tant que rédacteur des comptes rendus en anglais de la Revue de la culture matérielle seront attristés par la lecture de la notice nécrologique de Garth Wilson, qui a contribué à la production de cette revue durant de nombreuses années de par son rôle au Musée des sciences et de la technologie du Canada. Quand on sait à quel point Garth était dévoué à la Revue de la culture matérielle et à quel point il s’intéressait à la technologie, il aurait été heureux d’apprendre que nous avons franchi une étape en ce que, avec ce numéro, la Revue de la culture matérielle est à présent disponible en ligne, par le biais de l’Open Journal Systems (OJS). Nous espérons que ce changement sera favorablement accueilli par nos abonnés et par ceux qui, comme Garth, s’enthousiasment pour la culture matérielle.