Éditorial

Rhona Richman Kenneally
Rédacteurs invités
Jordan L. LeBel
Rédacteurs invités

1 Les articles de ce numéro thématique proviennent, à l’exception d’un seul, d’un atelier qui s’était tenu à l’Université Concordia, à Montréal, en 2008, et intitulé Domestic Foodscapes : Towards Mindful Eating ? [Paysages alimentaires domestiques. Vers une alimentation consciente ?] Cet atelier avait pour objectif d’explorer un diagramme de Venn conceptuel constitué de trois ensembles se recoupant : le foyer, la culture alimentaire et le concept de conscience. Les personnes qui y assistaient représentaient, ce qui n’a rien d’étonnant, un entrecroisement de disciplines diverses, parmi lesquelles l’anthropologie, les études américaines, l’architecture, les études en communication, le design, la littérature anglaise, l’histoire, la géographie, les études en interface homme/machine, le marketing, la nutrition, la psychologie, la religion, les women’s studies et ah, oui, la recherche sur les modes d’alimentation, ainsi que sur la nourriture et la boisson.

2 De fait, au cœur de cet évènement, il y avait surtout la préoccupation de découvrir des moyens de travailler en collaboration avec des champs d’études se fondant sur des hypothèses et des méthodologies différentes. L’atelier des Paysages alimentaires domestiques avait été conçu à la suite d’incompréhensions qui s’étaient manifestées à partir de définitions alternatives du simple mot « domestique ». Pour Jordan LeBel, à l’époque professeur au School of Hotel Administration de l’Université Cornell, ce terme recouvrait un vaste ensemble de domaines, certains à l’échelle de la nation, comme dans le cas du « produit intérieur brut », en anglais gross domestic product. Pour Rhona Richman Kenneally, architecte de formation et professeure au Department of Design and Computation Arts de l’Université Concordia, penser en ces termes n’avait rien d’évident ; pour elle, le domestique relevait de l’orbe de la maisonnée. Néanmoins, malgré cette confusion initiale, ou peut-être grâce à elle, cet atelier fut profitable en raison des négociations qui y eurent lieu au sujet de la manière de considérer les données, de les analyser, de rapporter les découvertes, même de citer les sources utilisées. Non seulement cet exercice a-t-il permis à tous les participants de découvrir de nouvelles manières de faire et de penser, mais il les a également incités à interroger leurs habitudes et leurs croyances implicites, et à les confirmer – ou les modifier. Nous espérons que ce collectif contribuera à donner une certaine visibilité à ce qui est souvent transparent, à savoir les infrastructures du savoir relevant des différentes disciplines académiques, et la médiation qui doit nécessairement avoir lieu lorsque l’on passe d’un champ d’expertise à de nouveaux champs.

3 Ceci dit, concernant ce rassemblement d’articles, certaines définitions paraissent nécessaires à l’intention du lecteur. Le terme « domes-tique », dans ces travaux, désignera la maisonnée et la maison, « notre univers premier, le véritable cosmos dans tous les sens du mot », selon Gaston Bachelard (1994 : 4). Dans cet environnement, la culture alimentaire se transmet (ou non) au fil des générations et à divers publics ; certains rituels se créent, s’observent, ou sont abandonnés en vertu d’une multitude de stimuli ; et les usages consacrés de la préparation des repas et de l’alimentation, sans même parler des aliments déjà préparés aux divers stades de leur préparation, entrent dans la cuisine et sont personnalisés et modifiés (ou non) à l’intention de la maisonnée.

4 La genèse du terme foodscape est à rechercher dans la conceptualisation de scape [radical de landscape, « paysage »] d’Arjun Appadurai, qui renferme certaines dimensions des flux culturels mondiaux, et le préfixe qu’il ajoute à ce terme sert « à indiquer avant tout qu’il ne s’agit pas de relations objectives, qui paraissent semblables vues de n’importe quel angle, mais qui sont plutôt… des constructions dans une perspective longue, fortement infléchies par la situation historique, linguistique et politique des différents types d’acteurs » (1990 : 296-97)1.

5 Le préfixe « food » se découvre très tôt dans une étude de Lewis Holloway et Moya Kneafsey, pour qui le Royaume-Uni est dépourvu de « food-scape », de paysage alimentaire, ou du moins que celui-ci est quelque peu désincarné (2000 : 286) – quoique sur la voie d’une forme de réhabilitation en vertu de l’émergence du marché fermier britannique, valorisant les produits alimentaires locaux – comparativement à d’autres pays où la production alimentaire s’enracine fortement dans les particularismes régionaux. Avec le temps, la portée géographique des paysages alimentaires s’est étendue, de Glasgow à Bangkok, et davantage conceptualisée, dans les travaux d’autres chercheurs2. Dans ses recherches sur Bangkok, Gisèle Yasmeen était d’avis que, « à l’instar du concept de paysage, qui est un point de vue sur l’espace en fonction d’une certaine perspective, le paysage alimentaire peut se conceptualiser comme un point de vue sur un lieu donné » ; ce terme souligne donc « une spatialisation des modes alimentaires et les interconnexions entre les personnes, la nourriture et les lieux » (2007 : 525)3. Jeffery Sobal et Brian Wansink (2007) délimitent encore plus étroitement l’espace en explorant les « paysages de cuisines, de tables, d’assiettes et d’aliments », environnements construits d’échelles variables qui exercent une influence autant sur le type des aliments que sur la quantité qui en est consommée. Aux fins de ce recueil d’articles cependant, ce sont Juan E. Campo et Magda Campo qui articulent la conceptualisation la plus englobante de ce terme de « paysage » dans le syllabus de leurs cours portant sur « la nourriture, la religion et la culture au Moyen-Orient » à l’Université de Santa Barbara. Pour eux, un paysage alimentaire est « une manière de parler des cultures culinaires d’un lieu telles que les définissent les interactions d’une grande variété de facteurs : la géographie, le climat et l’environnement ; la religion, la langue et les pratiques culturelles ; l’histoire ; l’organisation sociale, l’ethnicité, le statut et le genre ; et la science et la technologie ». En tant qu’environnement sans cesse dynamique, il se fonde sur les tâches concrètes que réclament la préparation et la consommation de nourriture, mais « il peut aussi être représenté dans des textes, dans des œuvres d’art, d’architecture, et même dans des objets ordinaires liés à la production de nourriture, à la préparation des aliments, au service, et à l’acte de manger ou de boire ». Bref, les paysages alimentaires « tissent les fils qui relient le corps à la société et à la culture, à la nature et au monde en général »4.

6 Le concept de conscience prend pour point de départ l’étude de l’alimentation « sans conscience » que Brian Wanskin a définie dans son best seller Mindless Eating. Sous-titrée Why We Eat More Than We Think [Pourquoi nous mangeons plus que nous ne le pensons], cette monographie documente les découvertes qu’il a faites en tant que directeur du Food and Brand Lab de l’Université Cornell, et indique à quel niveau surviennent les habitudes alimentaires problématiques, qui résultent souvent des distractions qui détournent l’attention de l’acte de manger, ou des « incitations cachées » (dans la publicité ou les emballages, par exemple) qui manipulent implicitement le consommateur5. Cependant, la prise de conscience de l’alimentation amène à considérer les circonstances susceptibles d’enrichir les expériences culinaires de celui qui mange, de celui qui cuisine et des autres personnes impliquées dans la production et la préparation des aliments. Elle concentre les opportunités de créer le sentiment de communauté et de convivialité par le biais des expériences partagées, en même temps qu’elle augmente la conscience gustative, en incitant à mieux apprécier (sur les plans cognitif et sensoriel) ce que l’on mange, et où et comment. Elle envisage la transmission du savoir et de l’expérience gastronomique comme une manière de renforcer à la fois le plaisir et la responsabilité personnelle. Et elle évalue la possibilité d’entretenir des modes de vie plus durables en valorisant davantage les pratiques agricoles éthiques. Comme l’écrivait Carlo Petrini (2001) dans Slow Food, mouvement que l’on appelle en français écogastronomie, l’alimentation consciente consiste entre autres « à conférer à l’acte de se nourrir l’importance qu’il mérite, à apprendre à éprouver du plaisir devant la diversité des recettes et des saveurs, à reconnaître la diversité des lieux où sont produits les aliments et la diversité des personnes qui les produisent, et à respecter le rythme des saisons et des rassemblements humains » (xvii).

7 Cependant, si la « prise de conscience » se veut le thème d’ensemble de ce recueil, la possibilité que le paysage alimentaire domestique soit le lieu potentiel de l’alimentation consciente, ou le postulat qui le considère comme tel, sont ici abordés sur le mode interrogatif. Quelle preuve avons-nous qu’un environnement domestique donné puisse effectivement servir une culture alimentaire consciente ? Quelles sont les conditions ou les variables qui favorisent cet objectif, et quelles sont celles qui lui sont contraires ? De quelle manière est-il possible de progresser vers une alimentation consciente en tant qu’objectif d’avenir, et cet objectif est-il même souhaitable ?

8 Chacune des contributions de ce recueil (que nous résumons brièvement ci-dessous) aborde ces questions par le biais d’une approche unique, et leurs analyses respectives font état de degrés divers de stratégies d’alimentation consciente. Avant de les présenter, cependant, il est nécessaire de mentionner ce que les lecteurs de Material Culture Review/Revue de la culture matérielle n’auront pas manqué de remarquer : ce numéro spécial introduit une rupture dans la différenciation habituelle des articles et des notes de recherche, ces dernières consistant généralement en réflexions plus brèves sur des travaux en cours. Mais c’est justement en raison de ce grand éventail de méthodes et de sujets que ces travaux pourraient, en eux-mêmes, être considérés comme un moyen de repousser les limites de ce qui constitue les études en culture matérielle, et que nous avons jugé plus utile de les regrouper autour de points de convergence thématique qui contribuent à établir un contexte, plutôt que de leur ajouter un critère supplémentaire de séparation. Par conséquent, les deux notes de recherche (d’Alan Nash et de David Sutton) ont été intégrées à l’ensemble, pour permettre une représentation plus holistique des thèmes clés.

9 Les trois premières études de ce numéro thématique sur les « paysages alimentaires domestiques » forment un arrière-plan sur lequel se détachent diverses caractéristiques et divers moyens d’atteindre une prise de conscience, en interrogeant les perceptions construites culturellement de la nourriture que l’on mange à la maison. L’article de Jessica Mudry porte sur la pyramide alimentaire et d’autres moyens par lesquels l’information nutritionnelle est communiquée au public. Son argumentation éclaire le fossé conceptuel dans lequel le goût, et dans une plus grande mesure, la notion de plaisir, sont dévalorisés, en tant qu’éléments désirables du comportement alimentaire, au profit d’un discours scientifique et quantitatif qui privilégie les vitamines, les glucides et d’autres éléments de l’alimentation en lien avec la santé. L’étude de Nathalie Cooke explore en profondeur les prescriptions culturelles de ce qu’elle appelle les « livrets de cuisine », petits livrets publiés et diffusés par des entreprises comme un moyen de publiciser leurs produits. Grâce à de fines comparaisons (à la mesure de son expertise de critique littéraire) Cooke met en lumière des trajectoires que prennent certaines de ces recettes lorsqu’elles sont adoptées et modifiées dans différentes régions, Cooke évalue le degré par lequel ces publications servent d’indicateurs d’uniformisation, plus que de différence, des diverses pratiques alimentaires domestiques. Enfin, Charlene Elliott, suivant les méthodes du champ des communications et du marketing, attire notre attention sur les enfants et « la nourriture ludique », catégorie de produits prêts à consommer qui cible sans ambiguïté cette cohorte de consommateurs au moyen d’arguments directs d’amusement ou de jeu. Ces aliments ne font pas que modifier le contenu des garde-manger domestiques ; ils forment les représentations qu’ont les enfants de la nourriture, de même que leurs comportements alimentaires. Ce premier groupe d’articles nous amène donc à constater les complexités dont on doit tenir compte lorsque l’on évalue les habitudes alimentaires, étant donné les relations entre les représentations individuelles et collectives de la nourriture, qu’il s’agisse d’apport d’énergie, de donné culturel ou de marchandise.

10 Les quatre articles suivants présentent des approches davantage tournées vers l’espace du paysage alimentaire domestique, et envisagent la manière dont ce lieu, en tant qu’environnement interactif, module et négocie les signaux liés à la nourriture (sans même parler des objets) qui y sont admis. Alan Nash retrace l’évolution à Montréal, depuis le milieu du XXe siècle jusqu’en 2004, des restaurants où les consommateurs pouvaient commander leur nourriture et la faire livrer chez eux dans une même transaction. Il aborde deux thèmes : le fait que, dans ces commandes, les produits alimentaires « locaux » (comme les hot dogs, par exemple) aient été supplantés par ceux d’inspiration internationale (comme la cuisine chinoise ou italienne), et ce qu’implique cette transformation pour le paysage alimentaire domestique, de pair avec la passion grandissante pour la cuisine ethnique qui a caractérisé la culture populaire de cette époque. Lucia Terrenghi, quant à elle, envisage la cuisine comme un environnement sociotechnique, et la famille comme une « communauté de pratiques ». Elle explore plus spécifiquement la manière dont la technologie digitale, soigneusement planifiée et mise en œuvre, peut contribuer au développement de l’alimentation consciente en soutenant la transmission et l’épanouissement du patrimoine culinaire familial. L’anthropologue David Sutton examine la transmission récente des savoir-faire alimentaires au fil des générations sur l’île de Kalymnos, en Grèce, où les inquiétudes au sujet du sort de la cuisine traditionnelle devant la montée des fast-foods sont contrebalancées par les nouvelles pratiques que diffusent les émissions de cuisine de la télévision grecque. Sutton attire l’attention sur un paysage alimentaire domestique qui fait habituellement la distinction entre deux prototypes distincts de ce lieu qu’est la cuisine – la cuisine petite mais fonctionnelle de la femme âgée et, dans la maisonnée adjacente, la cuisine plus grande et plus décorative de sa fille adulte – dans laquelle les jeunes filles apprennent les « techniques du corps » qui prolongent les techniques anciennes de préparation des aliments, telles que par exemple le fait de couper les aliments en les tenant d’une main tandis que l’on utilise le couteau de l’autre main, plutôt que de les couper sur une surface plate. Enfin, dans une rencontre des esprits interdisciplinaires, Richman Keanneally et LeBel partent de l’hypothèse que l’architecture et la culture matérielle de l’environnement bâti ont une profonde influence sur la construction des identités liées à la nourriture parmi les membres d’une même maisonnée. Afin de vérifier leur hypothèse, ils ont sollicité des souvenirs de paysages alimentaires domestiques de l’enfance, qu’ils ont interprétés pour explorer les corrélations entre les expériences alimentaires enfantines et les comportements alimentaires adultes. Ces quatre essais éclairent donc l’importance de développer une prise de conscience du paysage alimentaire domestique en tant que « lieu » de la pratique d’une alimentation consciente.

11 En tant que rédacteurs invités, nous remercions Gerald Pocius de nous avoir permis de poursuivre le processus de dialogue et d’échanges initiés par l’atelier des Domestic Foodscapes, et nous sommes reconnaissants à Richard MacKinnon, rédacteur en chef, de nous avoir accueillis dans ce volume. Nous remercions en particulier Marie MacSween pour les efforts qu’elle a consacrés à la réalisation de ce volume, et pour sa patience tout au long de ce projet. Nous espérons que ces essais sauront inspirer d’autres recherches et un dialogue entre les disciplines, sur cet important sujet.

Rhona Richman Kenneally et Jordan L. LeBel
Rédacteurs invités

References

Appadurai, Arjun. 1990. Disjuncture and Difference in the Global Cultural Economy. Theory, Culture & Society 7:296-97.

Bachelard, Gaston. 1994. The Poetics of Space. Boston: Beacon Press.

Cummins, Steven Sally Macintyre. 2002. A Systemic Study of an Urban Foodscape: The Price and Availability of Food in Greater Glasgow. Urban Studies 39 (11): 2115-30.

Holloway, Lewis and Moya Kneafsey. 2000. Reading the Space of the Farmers’ Market: A Preliminary Investigation From the U.K. Sociologia Ruralis 40 (3): 285-99.

Packard, Vance. 1957. The Hidden Persuaders. New York: D. McKay Co.

Petrini, Carlo. 2001. Slow Food: The Case for Taste. New York: Columbia University Press.

Sobal, Jeffery and Brian Wansink. 2007. Kitchenscapes, Tablescapes, Platescapes, and Foodscapes: Influences of Microscale Built Environments on Food Intake. Environment and Behavior 39 (1): 124-42.

Wansink, Brian. 2007. Mindless Eating: Why We Eat More Than We Think. New York: Random House.

Yasmeen, Gisèle. 2006. Bangkok’s Foodscape: Public Eating, Gender Relations, and Urban Change. Bangkok: White Lotus Press.

Yasmeen, Gisèle. 2007. Plastic-bag Housewives’ and Postmodern Restaurants?: Public and Private in Bangkok’s Foodscape. In Food and Culture: A Reader • Second Edition, eds. Carole Counihan and Penny Van Esterik, 523-38. New York: Routledge.

Notes

1 . Il ajoute que ces « paysages ... sont les blocs de construction de ce que, à la suite de Benedict Anderson, j’aimerais appeler les “mondes imaginés”, c’est-à-dire les multiples mondes qui se constituent du fait de l’imagination historiquement située des personnes et des groupes dispersés autour du globe » (296-297, traduction libre).

2 . Voir Cummins et Macintyre (2002) et Yasmeen (2006).

3 . Voir aussi Yasmeen (2006).

4 . Voir le syllabus des Religious Studies 185, en ligne, http://www.religion.ucsb.edu/syllabus/185, consulté le 13 juin 2010.

5 . Ce terme « d’incitations cachées » provient de l’expression « hidden persuader » formulée par Vance Packard (1957) dans son étude incontournable du comportement des consommateurs et des manipulations médiatiques dans les années 1950.