Gerta Moray. 2006. Unsettling Encounters: First Nations Imagery in the Art of Emily Carr

Yves Laberge
Université d'Ottawa

Compte rendu de Gerta Moray. 2006. Unsettling Encounters: First Nations Imagery in the Art of Emily Carr. Vancouver, Toronto et Seattle: UBC Press et University of Washington Press.
Pp. xiv + 386, ISBN: 0-7748-1282-6, 75,00 $.

1 Ce livre d’art avec jaquette présente les œuvres d’une éminente artiste canadienne, Emily Carr (1871-1945), en se concentrant sur ses toiles inspirées par le monde autochtone de l’Ouest canadien. Artiste polyvalente ayant surtout travaillé en Colombie-Britannique au début du XXe siècle, Emily Carr a peint une multitude de portraits, des paysages, des aquarelles, et s’est pour ainsi dire spécialisée dans les représentations de totems. Pour ce faire, Emily Carr a maintes fois visité la côte ouest de la Colombie-Britannique entre 1899 et 1933, choisissant souvent pour modèles de véritables totems qu’elle peignait ensuite sous forme de toiles ou d’aquarelles. Comme le titre l’indique, ce livre rend compte de la manière dont Emily Carr a saisi, reproduit et jusqu’à un certain point réinterprété à sa manière des œuvres d’art déjà existantes, tout comme Picasso avait peint en 1957 sa propre vision des Ménines de Vélasquez (1656), qu’il a revisitées dans une cinquantaine de tableaux selon un style cubiste. Ici, Gerta Moray étudie le processus créatif selon une approche théorique plus proche de l’histoire de l’art que de l’anthropologie. Toutefois, la documentation est excellente et madame Moray a considéré diverses études présentant des perceptions et des jugements assez divergents sur l’art d’Emily Carr et qui lui attribuent diverses étiquettes, allant du naturalisme à l’exotisme, en passant par le « modernisme » (14) et le « baroque » (15).

2 L’ouvrage se subdivise en trois parties et 14 chapitres. Ici, le terme utilisé dans le titre (« imagery ») pourrait être traduit par « imaginaire », c’est-à-dire l’univers culturel cohérent émanant de l’ensemble des œuvres propres à un groupe, à une époque donnée, ou à un artiste. On peut considérer que l’imaginaire se nourrit principalement de la culture, des traditions, de l’histoire populaire, des mythes, des symboles, des représentations collectives, et qu’il constitue une référence commune en laquelle plusieurs peuvent se reconnaître. En ce sens, les transpositions culturelles offrent de riches perspectives interprétatives, autant pour les artistes explorant ces œuvres que pour les universitaires qui en font par la suite l’analyse.

3 La qualité de l’iconographie de cet ouvrage volumineux mérite d’être soulignée ; le généreux cahier de reproductions en couleurs est soigné et le rendu est particulièrement nuancé. On y trouve en tout près d’une centaine de reproductions en couleurs et environ 200 illustrations en noir et blanc, dont plusieurs photographies anciennes. De plus, la recherche iconographique permet d’offrir des comparaisons surprenantes, qui expliquent par des similitudes frappantes tel aspect de la méthode originale du travail d’Emily Carr, comme cette photographie d’un paysage montrant une allée bordée d’arbres avec un totem ayant servi de modèle pour une aquarelle datant de 1907, Totem Walk at Sitka, qui reprend exactement la même composition (82). On peut observer une comparaison similaire entre un original autochtone et sa transposition à l’aquarelle par Emily Carr dans une œuvre intitulée Gitwangak (1912), avec la photographie originelle des totems de Gitwangak lui ayant servi de modèles, en pp. 192-193. Ce travail de recherche comparative sur les véritables sources d’inspiration de l’artiste est impressionnant, bien que le fait de révéler les nombreuses références utilisées par Emily Carr risque peut-être de déprécier sa part réelle de créativité. 

4 J’ai particulièrement apprécié les passages de la deuxième moitié concernant l’histoire de la muséologie canadienne, car on comprend mieux le long processus d’institutionnalisation ayant permis l’acceptation progressive des travaux d’Emily Carr par les musées et leurs conservateurs. Par exemple, dans le dixième chapitre, on découvre les circonstances à l’origine de l’exposition de 1913 consacrée aux œuvres d’Emily Carr à Vancouver, qui donnait alors au grand public la juste mesure de l’impression générée par son approche. En organisant cette exposition, l’artiste voulait attirer les mécènes les plus ouverts parmi les habitants de Vancouver et espérait que le gouvernement de la Colombie-Britannique lui achèterait l’ensemble de ses toiles de thème autochtone ; mais elle s’est longtemps heurtée à un mur d’incompréhension (133). Ce n’est que quatorze ans plus tard qu’elle connaîtra la consécration, à Ottawa, après une période de découragement. Le onzième chapitre poursuit la réflexion sur l’entrée progressive des toiles d’Emily Carr au Musée national des beaux-arts du Canada à Ottawa, grâce entre autres aux encouragements de l’ethnologue Marius Barbeau, qui fut parmi les premiers à lui accorder de l’intérêt (277, 282 et 283). Par la suite, et jusqu’à la fin de sa vie, Emily Carr considérait son art fait de paysages et de totems comme une manifestation éminente de l’identité canadienne, comme elle l’exprima dans ses quelques écrits et conférences publiques (321).

5 Du point de vue sociologique, l’art d’Emily Carr pourrait être compris comme une réinterprétation d’une culture ancestrale, un exercice de transposition culturelle, ou si j’ose dire, un métadiscours sur l’art autochtone ; pour ainsi dire une « oeuvre au carré », en quelque sorte une « œuvre sur l’œuvre ». Sur certains points, il serait plutôt difficile de qualifier l’interprétation d’Emily Carr de réaliste, c’est-à-dire de la tenir pour une copie fidèle des modèles originaux, par exemple dans le cas des sculptures géantes transposées sur toile. En revanche, ses scènes de villages autochtones semblent absolument authentiques (155, 193, 219, 223). Cependant, j’hésiterais tout autant à parler ici de « réappropriation », car il faudrait nuancer davantage mon jugement. Néanmoins, en dépit d’une apparente harmonie des proportions et un respect absolu de l’esprit de l’art autochtone, on peut néanmoins affirmer que l’art d’Emily Carr transforme subtilement ses modèles, surtout par son travail sur la couleur. De plus, les influences subies par Emily Carr ne se résumeraient pas uniquement à l’art autochtone ; ses choix de couleurs intenses évoquent parfois le fauvisme et, en certains points, les contrastes qui furent la caractéristique de l’expressionnisme ayant cours en Europe seulement quelques années auparavant.

6 En dépit de la qualité de sa présentation, le livre Unsettling Encounters: First Nations Imagery in the Art of Emily Carr de Gerta Moray n’est peut-être pas la meilleure porte d’entrée pour découvrir les œuvres de cette artiste qui a déjà fait l’objet de nombreuses monographies, dont plusieurs à prix modique. Cet ouvrage savant et prolixe conviendra davantage aux universitaires et aux historiens de l’art déjà familiers de son univers pictural, mais il pourra également inspirer des chercheurs en anthropologie culturelle, en sociologie de l’art, en études visuelles, en études autochtones.