1 Nous côtoyons quotidiennement de l’art public. Y sommes-nous attentifs ? Poser la question, c’est en quelque sorte y répondre. L’ouvrage de Jacques Keable a la très grande qualité de nous entraîner au cœur de l’épopée vécue par l’une de ces œuvres, et non la moindre, qui a connu un destin étonnant depuis sa création au tournant des années 1970. Aujourd’hui située dans le Quartier international de Montréal, c’est-à-dire en plein cœur du centre-ville, sur la place Jean-Paul-Riopelle, du nom de son créateur, la sculpture, intitulée La Joute, est venue contribuer au lustre d’un projet de réaménagement urbain, réalisé au début des années 2000 grâce à un investissement de plus de 90 millions de dollars pour favoriser le rayonnement international de Montréal (www.qimtl.qc.ca, 13 juin 2009). C’est justement la vive polémique entourant le déménagement de l’œuvre du quartier Hochalaga-Maisonneuve, au pied du stade olympique où elle était installée depuis 1976, que nous relate Jacques Keable. Sans se restreindre à la seule controverse, l’auteur jette un regard beaucoup plus large sur l’histoire de l’œuvre qui le conduit à amorcer une réflexion sur la permanence et la pérennité de l’art dans l’espace public.
2 L’auteur le confesse dès les premières pages : il s’est impliqué activement dans le débat et fut l’un des fondateurs du comité de citoyens qui s’opposait activement au déplacement de l’œuvre de Riopelle. S’il est un militant déçu et que le biais d’une telle émotivité peut teinter les pages de l’ouvrage, il n’en demeure pas moins que Keable est avant tout un journaliste. C’est un homme de métier, voué à l’information, qui a longuement travaillé à Radio-Canada et a inscrit à sa feuille de route de nombreux ouvrages. Le nouvel opus, intitulé Les folles vies de La Joute de Riopelle, qu’un sous-titre qualifie en termes clairs : Les mésaventures de l’art public, doit être lu en gardant en tête ce contexte. Est-ce une tare ou une qualité ? Il faudra répondre un peu des deux, puisque des affirmations parfois un peu insistantes sont compensées par la passion d’un témoin aux premières loges des événements. Ajoutons enfin que la préface est signée par François-Marc Gagnon, historien de l’art, spécialiste du mouvement automatiste, directeur de l’Institut de recherche en art canadien Gail, et Stephen A. Jarislowsky de l’Université Concordia et membre, comme Keable, du comité S.O.S La Joute.
3 L’ouvrage se présente en deux parties d’inégales longueurs qui succèdent à la préface, à la présentation et à l’introduction de l’auteur. La première partie campe l’aventure de La Joute dans la perspective plus large du destin, souvent ingrat, de l’art public. À la réception des contemporains, qui n’accueillent pas toujours convenablement l’arrivée d’une sculpture ou d’une installation dans le domaine public, abordée au premier chapitre, suivra, dans le chapitre suivant, le rôle des commanditaires qui, eux, n’assurent pas toujours – et c’est un euphémisme ! – le soin nécessaire à son entretien. Les exemples puisés à travers le monde et dans l’histoire sont éloquents pour l’illustration du propos de l’auteur. Si l’incurie des propriétaires ne fait aucun doute, l’affection graduelle du public pour les œuvres côtoyées au quotidien est moins évidente. Pourtant, Keable en fait une clef importante de son argumentation. En effet, l’inscription d’une œuvre dans un lieu pendant un temps donné influence, selon l’auteur, le processus d’attachement qui permet de qualifier l’œuvre de patrimoine. À la page 57, il écrit ainsi : « son rôle changera avec le passage du temps. L’œuvre d’hier devenant patrimoniale, c’est lui, le public, qui se fera le défenseur contre les menaces représentées par les institutions publiques, sinon l’État lui-même. Les rôles, d’une certaine façon, s’inverseront donc, le méchant d’hier devenant le bon d’aujourd’hui ». On l’aura compris, il ne s’agit plus simplement de protéger une œuvre d’art, fût-elle exceptionnelle, mais un patrimoine qui, par le sens qu’il porte de bien collectif, appartient à tous. Dans la bataille contre le déménagement de La Joute, cette perspective aura un grand rôle.
4 La deuxième partie s’attache plus spécifiquement à la biographie de l’œuvre de Riopelle, depuis sa création jusqu’à aujourd’hui. Sept chapitres s’organisent de façon chronologique. Le lecteur rencontre tout d’abord l’œuvre alors qu’elle se matérialise en terre glaise pour ensuite être transformée en plâtre afin d’être exposée en 1971 à Saint-Paul-de-Vence à la Fondation Maeght. Les péripéties de l’achat de l’œuvre par un groupe de mécènes québécois, le coulage dans une fonderie italienne et l’installation in extremis à l’occasion des Jeux olympiques de 1976 se succèdent dans les pages suivantes. Vient ensuite la description du long purgatoire durant lequel La Joute est presque oubliée, voire malmenée. L’intérêt pour la sculpture renaît à la fin des années 1990 lors du réaménagement urbain du Quartier international de Montréal : le projet de déménagement est alors esquissé. De façon spectaculaire, c’est à l’occasion des funérailles de Jean-Paul Riopelle que l’un des grands amis de l’artiste, le docteur Champlain Charest, annonce que La Joute allait être réinstallée au centre-ville. Outrés par une décision prise sans consultation, des citoyens créent S.O.S. La Joute afin de contester le projet. S’en suivent plus spécifiquement les tribulations qui entourèrent la tentative de maintenir l’œuvre dans le quartier qui l’héberge depuis plus de vingt-cinq ans. Les deux derniers chapitres de l’ouvrage s’intéressent plus particulièrement au choix de son installation actuelle et aux gestes des personnes impliquées dans le déménagement.
5 La lecture de l’ouvrage est des plus intéressantes. La plume de Keable, précise et incisive, guide intelligemment le lecteur. Pour documenter l’affaire, le journaliste est allé rencontrer les principaux acteurs du déménagement, du moins ceux qui ont accepté d’être interviewés. Il donne ainsi une vision de l’intérieur avec ses logiques propres qui, si elles sont condamnées par l’auteur, n’en demeurent pas moins éclairantes pour la compréhension du dossier. Certains chapitres sont très forts en raison de la structure de leur argumentation, des faits présentés et de la volonté de questionner des décisions ou des prises de position. Si le lecteur peut sourire à la description de situations habilement décrites, il peut aussi être choqué à la lecture de certains passages qui illustrent les difficultés de l’art public. Il faut également souligner l’intérêt de l’ouvrage de dépasser le seul cadre de la polémique de la relocalisation pour retracer la vie sociale de la sculpture selon les termes pionniers d’Igor Kopytoff. On peut toutefois se sentir mal à l’aise devant l’insistance de l’auteur sur certains points, que ce soit par rapport au choix initial du site, au rôle de la députée d’Hochelaga-Maisonneuve et ministre responsable de la métropole, ou face à l’opposition quasi-manichéenne entre riches et pauvres, entre déménageurs et dépossédés. Enfin, on aurait aimé que l’ouvrage soit davantage illustré. Il aurait en effet été intéressant d’utiliser des photos d’archives pour mieux comprendre l’installation de l’oeuvre au stade olympique ou encore la monumentalité de la sculpture pour un lecteur non montréalais.
6 Au cours des dernières décennies, des citoyens sont intervenus, de plus en plus nombreux sur la place publique, pour questionner des projets d’aménagement urbain ou condamner le laxisme des autorités envers la préservation du patrimoine. Avec Les folles vies de La Joute de Riopelle, on quitte un domaine habituellement occupé par l’architecture ou l’urbanisme pour celui, moins fréquenté, de l’art public. En ce sens, l’ouvrage de Keable remplit un vide important. Il démontre aussi, encore une fois, l’importance de la parole citoyenne dans les débats publics. C’est souvent elle qui, face à une menace, révèle la valeur des lieux pour en faire de véritables objets de patrimoine, c’est-à-dire désirés et appartenant symboliquement à la collectivité. C’est véritablement lors de la polémique du déplacement de l’œuvre que les résidents de quartier Hochelaga-Maisonneuve, puis les Montréalais, prirent conscience de la présence de la sculpture de Riopelle. Il sera cependant trop tard car ce sont aujourd’hui les touristes qui goûtent la poésie de l’ensemble monumental. L’ouvrage soulève un autre point douloureux dans la gestion du patrimoine montréalais, celui du legs des Jeux olympiques de 1976. Après le départ des équipes sportives professionnelles, que ce soit les Alouettes vers le stade Percival-Molson ou les Expos vers Washington, le déménagement de La Joute ne serait-il pas simplement un autre épisode du feuilleton qui a débuté au lendemain des Jeux ? La mauvaise fortune critique des installations olympiques aura-t-elle encore une fois eu raison de la pérennité de l’œuvre architecturale qu’elle représente ? L’aventure de La Joute semble démontrer que oui.