1 Cet ouvrage issu d’un mémoire de maîtrise en sociologie propose de saisir la dimension symbol-ique de la place publique et de sa transformation à travers l’examen de l’interprétation architecturale et urbanistique dans le contexte de la reconstruction nationale d’après-guerre à Beyrouth. La place des Martyrs située au centre-ville possède une forte charge symbolique. À partir de la guerre en 1975, le lieu de sociabilité devient le symbole de la destruction et de la division. Depuis la fin de la guerre civile en 1990, la Place devient l’emblème souhaité de la réconciliation nationale. Guillaume Éthier propose une analyse critique de l’interprétation qu’ont faite de la place des Martyrs, dans le cadre du Concours d’idées en planification urbaine pour la reconstruction de la place des Martyrs et du grand axe de Beyrouth en 2004-2005, trois équipes d’architectes.
2 La question de départ est ambitieuse : en étudiant la reconstruction du centre-ville, c’est le devenir collectif de la société libanaise que l’auteur vise. Son hypothèse de départ postule que la place reconstruite offrira aux usagers un discours sur le passé et le présent et par le fait même structurera leur interprétation de l’histoire et des enjeux qui l’animent. Rédigé dans une conjoncture politique et sociale marquée par la réactivation du conflit, ce livre propose une réflexion critique sur la problématique du traitement de la mémoire conflictuelle et notamment le pouvoir d’une société foncière privée sur un espace public central de la ville. L’auteur avance que le concours organisé par la société privée Solidaire occulte les questions mémorielles, en orientant les projets selon une logique purement économique afin d’en faire un espace ludique et fantasmé qui se réfère essentiellement à l’âge d’or de Beyrouth, créant des lieux idéalisés et sans références au passé conflictuel de la ville. Les enjeux de l’histoire et de la mémoire sont articulés par la dichotomie entre la préservation du patrimoine ou la modernisation et la revitalisation économique. La question centrale d’une telle organisation est de savoir s’il faut sauvegarder les traces du conflit et, si oui, jusqu’où, ou bien s’il faut passer l’éponge et mettre l’accent sur la reconstruction symbolique d’une société tournée vers l’avenir.
3 Publiée dans la collection Cahiers de l’Institut du patrimoine de l’UQAM, ce livre, basé sur une perspective sociologique au croisement de l’architecture et des études patrimoniales, intéressera les lecteurs que la problématique épineuse de la reconstruction des lieux symboliques de guerres préoccupe. Il interroge l’intégration de la mémoire des conflits dans les projets de reconstruction et de revitalisation des villes.
4 Ce livre propose une analyse fine de la lecture sociologique des projets architecturaux, de la problématique de la mémoire et de la patrimonialisation, ainsi que la situation de la société libanaise contemporaine et de ses attentes telles que vues par l’auteur : une volonté d’unification nationale.
5 Après une mise en contexte, la première partie retrace l’histoire millénaire de la place des Martyrs. L’histoire complexe de la ville et de la symbolique de la place sont très clairement résumées par l’auteur, incluant les événements du dernier conflit, nommé le printemps libanais, et les enjeux qui l’animent. Diverses strates historiques se superposent et se chevauchent dans ce lieu, ainsi que divers rôles et fonctions : à l’origine espace ouvert (maidan) utilisé pour les grands rassemblements militaires et les parades, la prospérité de la ville au XIXe siècle favorisera le réaménagement et la modernisation de l’espace par les Ottomans. La prospérité et la mixité d’usages caractérisent la place à cette époque. Le quartier abrite des maisons artisanales et commerciales, des restaurants, des cafés, des souks et des commerces de toutes sortes. En 1918, la domination française a remplacé l’Empire ottoman. Ce nouveau pouvoir aménage un nouvel espace, créant ainsi la place de l’Étoile en hommage à sa capitale. La concurrence des deux places, l’une symbole du pouvoir officiel et l’autre du pouvoir populaire, se maintiendra. La place devient un lieu d’opposition culturelle et identitaire populaire et prend son nom actuel en 1931, pour commémorer les patriotes pendus par les Ottomans en 1915 et 1916.
6 La place devient ensuite le symbole de l’âge d’or de Beyrouth dans la mémoire collective, l’époque suivant l’Indépendance de 1943. La ville devient une destination touristique et économique ; son surnom de « Suisse de l’Orient » date de cette période. En 1975, l’image de la destruction remplace celle de la prospérité. Sur la ligne de front, pendant la guerre civile (1975-1990), la place des Martyrs, nommée la ligne verte, divisait la ville de Beyrouth Ouest (majoritairement musulmane) de Beyrouth Est (majoritairement chrétienne). Suite aux destructions, elle est devenue un espace vide et désaffecté avec la seule statue des Martyrs comme point de repère. Utilisée depuis comme lieu de protestation, de manifestation ou de célébrations diverses, elle est maintenant un symbole pour la société libanaise.
7 Dans la deuxième partie du livre, l’auteur développe la problématique de la revalorisation de la place et explique la méthodologie qu’il a utilisée. À partir d’une étude de cas, l’auteur compare les trois réflexions distinctes sur un espace qui symbolise avant tout le conflit, l’identité et la mixité des habitants de Beyrouth.
8 La troisième partie du livre est l’analyse fine des propositions au concours d’architecture : les énoncés des projets et l’interprétation du lieu de mémoire et du lieu de rencontre couplés à la lecture de la perception visuelle de l’espace, des plans et des projections 3D. L’analyse des projets finalistes lui sert de base à une analyse comparative des formes de ritualisation du dépassement de la mémoire du conflit.
9 L’auteur constate trois transformations complètement différentes de la place : l’implosion de la place, son nivèlement et sa fragmentation. Il interprète la qualité des projets selon la manière dont ils surmontent le traumatisme de la guerre – qu’il définit en tant que rituel du dépassement du traumatisme et comment les projets répondent à l’objectif formulé dans le concours de la création d’un lieu de mémoire et d’un lieu de rencontre.
10 Les références aux travaux sur la mémoire de Paul Ricœur et de Régine Robin sont à la base de la construction des interprétations. Les références aux concepts de modernité et au contexte de postmodernité, marquées par la fragmentation et la crise de la place publique centrale en tant que mise en commun de la société, ne sont qu’effleurées en conclusion. Le développement de cette réflexion aurait permis de dépasser le cas étudié et de rendre les interprétations applicables à une situation élargie.
11 La question de la sélection des strates à laisser dans l’oubli et de celles à mettre en valeur est au cœur de la reconstruction d’après-guerre. En choisissant de mettre l’accent sur le passé récent, l’auteur donne nécessairement moins d’importance et ainsi moins de place au passé plus éloigné incarné par le site archéologique découvert sur le lieu. Son intérêt porte essentiellement sur les enjeux de la mémoire du passé récent. Par exemple, dans l’analyse des projets gagnants, il reproche la place donnée au passé éloigné au détriment du passé récent. En effet, les vestiges archéologiques témoignent de la diversité des occupations de l’espace : phénicienne, romaine, médiévale, ottomane ainsi que les traces de la période de la domination française. Le projet gagnant propose une lecture consensuelle de l’histoire qui ne discrimine aucune période historique. L’auteur interprète cette approche comme une volonté de neutraliser le débat et la tension en renvoyant à un patrimoine éloigné, muséifié, donc peu conflictuel. L’argumentation reposant sur les seuls enjeux politiques risque d’être limitée pour traiter de la revitalisation des sites patrimoniaux d’après-guerre. Même si l’auteur examine des formes architecturales et la proposition urbanistique, ces analyses restent au second plan. On peut supposer qu’une analyse qui prendrait davantage en compte des éléments architecturaux et urbanistiques aurait donné une interprétation différente. La politisation de la reconstruction du centre-ville est mise au premier plan au risque de limiter la compréhension de l’entreprise complexe qui exige une approche intégrée tenant compte de divers enjeux : politiques, sociaux, patrimoniaux, historiques et culturels. L’analyse proposée ici s’inscrit aussi dans la problématique du processus de la patrimonialisation d’après-guerre discutée par de nombreux auteurs. La question de la sélection des traces du passé et notamment du passé controversé des conflits part des mêmes questions : que faut-il reconstruire ? Et que faut-il détruire ? Quelle couche de strates historiques mettre en valeur et dans quelle mesure conserver les ruines et les traces des destructions, elles-mêmes vestiges historiques ? L’auteur porte son regard sur la seule réalité libanaise. La mise en contexte élargi, la comparaison de la situation de Beyrouth avec les situations d’autres villes d’après-guerre, en d’autres lieux, aurait permis un état des lieux plus riche. Les pratiques sont à la fois diversifiées et très semblables.
12 L’immersion de l’auteur dans la réalité crue de Beyrouth, prise entre les apparences de paix et la possible immanence du conflit, la proximité de la vraie guerre, ce passage à travers le miroir en dehors de l’écran des médias a laissé l’empreinte la plus intéressante sur ce texte qui est parfois poétique. Son étude est portée par son expérience de la vie à Beyrouth et cet aspect n’enlève rien à l’objectivité de l’étude, au contraire. L’auteur a mené sa recherche avec un souci d’exactitude et dans le respect des sources et des acteurs historiques. Élaborer les questions de l’actualité et, de plus, de l’actualité marquée par les conflits et la guerre, présente toujours un risque de dérapage dans la mesure où la situation politique est instable –comme cela a été le cas ici avec la reprise des hostilités en 2006 et où les sources sont sensibles émotionnellement et politiquement. Le manque de distance temporelle et la complexité de la situation géopolitique de Beyrouth, dont les enjeux mémoriaux et patrimoniaux sont en grande partie liés et hypothéqués par la guerre civile, représentent un défi majeur. Guillaume Éthier a su éviter ce piège, ou au moins le contrôler, en resserrant son corpus autour d’un concours d’architecture et de trois pro-jets, ce qui lui a permis de bien cerner sa recherche et ses sources. L’analyse critique des approches de l’interprétation patrimoniale qu’il propose s’appuie sur deux variables : lieu de rencontre et lieu de mémoire et l’argumentation repose sur la manière de répondre à ces objectifs.
13 La critique principale avancée dans ce livre est que les architectes ne sont pas soumis à des projets proposant des processus de mémorisation très critiques envers le passé. La tâche de l’architecte et de tous ceux qui ont à travailler avec la mémoire des conflits est d’éviter le piège consistant à occulter un passé traumatique ou à le surexposer. Ni l’un ni l’autre ne peuvent servir au dépassement du traumatisme, ce que l’auteur nuance bien dans sa conclusion. Dans l’ensemble, le livre porte un nouveau regard sur la situation spécifique de la reconstruction de la place des Martyrs. Il a le mérite de proposer des interprétations fraîches et audacieuses sur un sujet sensible et de montrer la complexité de la reconstruction d’un lieu brisé de l’expression commune de la culture libanaise.