Debary, Octave et Laurier Turgeon (collectif sous la dir. de.) 2007. Objets et Mémoires

Catherine Arseneault
Université Laval

Compte rendu de Debary, Octave et Laurier Turgeon (collectif sous la dir. de.) 2007. Objets et Mémoires. Paris et Québec : Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme et Presses de l’Université Laval.
Pp. 249, ISBN 978-2-7637-8521-9, 30,00$.

1 La matière, sous toutes ses formes, n’est pas un objet d’étude privilégié des sciences sociales et humaines. Aujourd’hui pourtant, les chercheurs s’activent autour de l’objet et enrichissent notre regard sur l’environnement matériel qui nous entoure. Dans l’ouvrage Objets et Mémoires, Octave Debary et Laurier Turgeon nous proposent un recueil d’une douzaine de contributions sur le rapport entre les objets et les mémoires. Cette publication est le résultat de rencontres et de discussions entre différents spécialistes de la culture matérielle, lors d’une journée d’études intitulée Objets et Mémoires, organisée en novembre 2004 par le CELAT (Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts, les traditions) à Montréal (Québec, Canada).

2 L’intention première des directeurs de l’ouvrage « a été de mettre en parenthèses l’objet, de le placer sous le signe de la disparition pour interroger les processus de qualification dont il est l’opérateur » (1-2). Dès lors, la ligne directrice d’Objets et Mémoires s’inscrit d’une part dans le dialogue autour de la relation entre la culture matérielle et les mémoires et, d’autre part, dans la question de l’objet face au vide, au manque, à l’oubli, à l’absence et au temps. Les contributions enrichissent ainsi la réflexion scientifique sur notre approche de l’objet, sa définition dans notre société actuelle, son utilité, son implication, son sens, son champ d’action et ses interactions avec l’homme.

3 Ce collectif s’ouvre sur une revue des écrits scientifiques récents en culture matérielle : « La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire ». Laurier Turgeon, spécialiste des patrimoines de l’interculturel et du métissage, a pour objectif de présenter une vision d’ensemble de l’évolution de ce champ d’étude. C’est selon quatre grands thèmes qu’il retrace les principales approches de l’objet en culture matérielle : l’objet témoin, l’objet signe, l’objet social et l’objet mémoire. Il résume les principales approches épistémologiques afin d’offrir un portrait d’ensemble de la discipline en devenir. Mais, loin de réduire son texte à une brève présentation des études « incontournables », l’analyse de Turgeon permet tout autant de distinguer les différences doctrinales que de reconnaître leurs similitudes. La démarche de l’auteur a le mérite de stimuler l’intérêt scientifique pour la poursuite de la recherche, mais également pour la relecture de ces différents auteurs. Le texte est un bon prélude aux articles qui l’accompagnent.

4 La deuxième participation au collectif est la réédition de l’article de Bruno Latour, «Une sociologie sans objets ? Remarque sur l’interobjectivité» (1994: 587-607). Au regard des sciences sociales, l’auteur propose un programme pour « une nouvelle sociologie de l’objet » qui invite à la compréhension et à l’analyse de l’objet comme opérateur social. Si l’objectif des sciences sociales est d’expliquer la complexité de notre vie sociale, l’auteur remet tout autant en question les capacités de l’interactionnisme et des « tenants de la structure sociale sui generis » (41) à prendre en compte adéquatement les nombreuses situations humaines. Son constat est sévère : les sciences sociales se sont volontairement éloignées des objets. Pourtant, les objets ont un rôle indéniable dans le « tissage du lien social ». Plus que de simples intermédiaires entre individus, entre le temps, la mémoire, les interactions et les relations sociales, les objets sont la clé d’interprétation de nos sociétés, car ils composent et « raccordent » notre existence sociale. Les objets sont alors perçus comme médiateurs d’actions dont la nature leur permet de « tenir l’ensemble du réseau social ». Leur champ d’intervention sociale est ici exposé à la fois comme un processus et un médiateur. Prônant une sociologie de la médiation des objets, le texte de Bruno Latour est un plaidoyer pour rendre « fréquentable les objets aux théories sociologiques ».

5 La contribution de Gérard Lenclud questionne la nature ontologique des objets et leurs identités: « Qu’est-ce qui fait un artefact ? » Tout au long de sa démonstration, l’auteur décortique la notion d’artefact. Plus que de simplement définir l’objet, il cherche à identifier le « seuil de transformation, de forme et de composition à partir duquel un artefact cesse d’être lui-même ». Comment naissent les artefacts ? Quelles identités les artefacts ont-ils dans le temps ? Comment deviennent-ils autre chose ? Quel est leur pouvoir d’action ? Les objets détiennent plusieurs propriétés, mais ils n’existent que par nos représentations (62). Ainsi, au cours d’une vie, l’objet se voit assigner plusieurs propriétés selon les valeurs et les fonctions qu’on lui attribue. Grâce à ce travail qualificatif, les objets n’existent que par les intentions humaines. Malgré cela, connaissons-nous l’artefact qui se présente à nous ? Faute de réponses concrètes à ce questionnement, Lenclud introduit la notion d’identité relative aux artefacts. Une identité qui se métamorphose dans le temps selon les fonctions attribuées à l’objet. Ainsi, l’homme est capable d’identifier l’artefact selon un tri conceptuel, soit par l’établissement de catégories. De quelle sorte est l’artefact ? Selon quelles conditions l’objet appartient-il à sa catégorie ? Ces questions restent non élucidées ; les discours et les perceptions des hommes peuvent par contre nous donner des pistes de réflexion. Par sa nature, l’objet semble foncièrement indéfinissable. « Les artefacts nous échappent y compris conceptuellement ! » (79) Pourtant, les hommes hiérarchisent les objets selon leurs valeurs. Le statut d’objet d’art n’est-il pas la consécration ultime d’un objet ? Par sa tentative de conceptualiser l’objet, l’auteur oriente notre perception et influence la continuité de notre lecture vers la problématique générale de la qualification des objets.

6 Si nous avons résumé ici plus longuement les trois premières contributions, c’est qu’elles nous apparaissent comme la pierre angulaire du collectif Objets et Mémoires. La lecture de ces analyses situe la réflexion en culture matérielle vers les régimes d’énonciations des objets. Quel rôle joue la mémoire dans ces processus, ces médiations ? Comment s’opèrent les qualifications données aux objets ? Quels sont les enjeux qui les sous-tendent ? Les contributions suivantes d’Objets et Mémoires développent sous plusieurs aspects cette problématique.

7 Les analyses de James Clifford (« Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska », qui est la version traduite, abrégée et remaniée de l’article « Looking Several Ways : Anthropology and Native Heritage in Alaska » (2004: 5-30) et de Jacques Hainard (« Le trou : un concept utile pour penser les rapports entre objets et mémoire ») mettent en lumière les enjeux actuels d’une application concrète de mise en valeur d’objets : l’exposition muséale. Les textes étudient les implications et les relations entre les principaux protagonistes lors de la création d’une « performance patrimoniale », mais aussi les enjeux mémoriels de cette mise en valeur. Par l’analyse de l’exemple de l’exposition Looking Both Ways, James Clifford retrace les processus constitutifs d’une logique patrimoniale et de ses différentes articulations. Monter une exposition est un exercice d’écriture de l’histoire, mais comment éviter le piège du repli identitaire ? Peut-on manipuler la mémoire ? Comment combiner la mémoire de l’objet et l’histoire qu’il représente ? Face aux objets, quel est le travail d’histoire que les intermédiaires peuvent se permettre ? (Jacques Hainard) L’article de Clifford démontre combien l’aspect polyphonique d’une exposition, l’intégration de la diversité et la valorisation d’une pluralité des sources et des discours, ne peut qu’être bénéfique à l’objet de patrimoine. Sans représentativité absolue, l’objet patrimonial est en constante évolution. Il doit illustrer et coordonner une multitude d’identités dont les mémoires, les valeurs et les objectifs s’entremêlent. Tel un dialogue entre le passé et le présent, le soi et l’autre, le patrimoine s’invente et se réaménage au fil d’échanges et de collaborations. Dans cette optique, Jacques Hainard prône une muséologie de la mémoire qui « n’interprète pas les autres » (129), mais qui permet avec surprise de remettre en question la pratique sociale habituellement accordée à l’objet. Le musée devient alors un espace privilégié de respect des mémoires et de réinterprétation de l’histoire des objets. Dans son « plaidoyer pour un droit à la manipulation muséale », Jacques Hainard propose de réinscrire l’objet dans le présent par le concept du trou ; le « trou de mémoire », telle une absence du sens initialement attribué à l’objet. Il engage ainsi le visiteur à travailler ses souvenirs et à remettre en question sa conception initiale de la culture matérielle. Le discours autour des objets se réactualise constamment par ce va-et-vient entre la mémoire et l’histoire (134).

8 Les articles suivants traitent de différents sujets qui illustrent comment les objets permettent la connaissance de « l’expérience humaine ». L’ouvrage nous éclaire sur les processus par lesquels les objets sont parties prenantes de notre vie sociale. Les objets se composent de la mémoire des hommes de différentes manières, mais principalement par la valeur d’histoire qu’on leur associe. Ils deviennent des outils fort puissants et évocateurs qui permettent de redéfinir, entre autres, tout autant la mémoire familiale (Hoskins) que les histoires nationales (Poulot). Les objets s’affichent en premier lieu sous des « formes singulières de traces des ancêtres pour maintenir l’héritage ancestral », quel qu’il soit. De cette manière, ils créent des passerelles entre les hommes, leurs interactions, leurs idéaux, leurs cultures et le passage du temps. Les objets incarnent les représentations grâce aux images, aux représentations, aux intentions humaines et à notre conceptualisation du monde. Par leur usage, ils sont porteurs d’histoires et subissent maintes manipulations : politiques, mémorielles, autobiographiques, usuelles, esthétiques etc. L’enjeu de ce maniement est de réconcilier, à l’image de la « collection des corps historiques » d’Alexandre Lenoir (Poulot), le passé et le présent par le biais d’un jeu de mémoire. Ainsi, appréhendés comme la grammaire de nos représentations, les objets correspondent aux attaches qui tissent le lien social. À l’image des palimpsestes (ces manuscrits qui portent les traces de plusieurs écritures superposées), les différentes histoires transmises et communiquées par les objets s’entrecroisent et se chevauchent pour permettre à l’homme d’en effectuer une lecture plurielle et subjective, toujours dépendante de son contexte d’approche. L’exemple le plus évident est celui du livre usagé. Toujours par analogie avec le palimpseste, le livre usagé donne à voir dans sa matérialité une combinaison de différentes écritures, typographiques et manuscrites, qui se superposent et se font concurrence. Dès lors, la lecture de cet objet usagé devient une promesse de rencontres avec ses anciens possesseurs (Paquot). Ouvrir ce livre permet au lecteur de découvrir une multitude de possibilités d’histoires, de commentaires et d’expressions d’identités diverses. Chaque objet mis en pratique offre cette possibilité. L’usager peut choisir selon plusieurs facteurs, ou à sa guise, la trame narrative qu’il va privilégier. Octave Debary, dans son texte, « L’indignité de la marchandise », précise qu’à la mémoire des choses se rattache une dignité. La dignité résulte-elle de la qualification des objets, de leur relecture ? Dans les « ressourceries », les hommes doivent effacer les traces d’usure d’un objet et désinvestir la matière de ses identités afin de réussir son réemploi et sa réappropriation. Les objets semblent vouloir, telle une destinée, être utilisés de nouveau, être réinterprétés, être constamment requalifiés. La pratique des objets, sous toutes ses formes, devient la modalité de leur présence, mais également le moyen d’expression de l’existence humaine.

9 Qu’advient-il pourtant quand les objets sont absents ? La performance d’un objet absent est abordée dans les trois autres contributions du livre (Uzel, Lapradelle et Lallemant, Tellier) par les exemples de l’art contemporain, de l’événement « Paris Plage » et du témoignage de Primo Lévi. À la lecture de ces textes, le lecteur saisit que la construction d’un événement autour d’un objet absent, qu’il soit festif, littéraire, ou encore artistique, ne fait que souligner le rôle de la fonction mémorielle des objets dans la distinction de leur singularité évocatrice. L’absence de l’objet demande un travail de souvenir de la part du protagoniste. Tel un jeu de mémoire, à « Paris Plage » cette absence invite à la performance d’une nouvelle mise en pratique de l’objet. Le réemploi ou la création d’objets et la performance remplissent le vide et le malaise que l’homme peut éprouver. Jouer avec cette absence c’est « s’affranchir du poids de l’Histoire » (Tellier, 248), se permettre de vivre de nouveau et à notre manière la mémoire des objets. Le détournement de mémoire, parfois présent dans les objets d’art, nous permet une réflexion continuelle sur l’importance des objets dans nos sociétés contemporaines (Uzel).

10 Les auteurs d’Objets et Mémoires se sont livrés à l’exercice, forcément ardu, de confronter des réflexions, analyses, bilans et études de cas à une seule et même thématique de la culture matérielle, voire à une thématique « en devenir ». La vue panoramique ici offerte par l’ouvrage appelle à une mobilisation scientifique à la fois disciplinaire, épistémologique et méthodologique autour des objets. Elle offre un bilan des plus intéressants des études et des approches du sujet. La ligne directrice entre ces textes est certes la grande thématique des objets/mémoires ; pourtant, tout au long de la lecture, cette ligne nous semble parfois fragile, voire ténue. Le volume aurait gagné à être structuré en différents sous-thèmes ou parties afin de faciliter sa lecture. Réunir les textes de chercheurs provenant de disciplines aussi variées que la sociologie, l’histoire, l’ethnologie, l’histoire de l’art, l’anthropologie et la littérature pour composer un ouvrage cohérent est le défi maladroitement relevé par les auteurs. L’ouvrage ne manque pas de cohérence ; au contraire, il est stimulant et enrichissant, mais la continuité lui fait défaut. Néanmoins, la richesse de l’ouvrage réside dans sa vision d’ensemble et sa capacité à réitérer la place de la mémoire dans les processus sociaux de qualification de l’objet.

Références

Clifford, James. 2004. Looking Several Ways: Anthropology and Native Heritage in Alaska. Current Anthropology 45 (1): 5-30.

Latour, Bruno. 1994. Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité. Sociologie du travail 36 (4): 587–607.