Savatier,Thierry. 2006. L’Origine du monde : Histoire d’un tableau de Gustave Courbet

Yves Laberge
Université Laval

Compte rendu de Savatier,Thierry. 2006. L’Origine du monde : Histoire d’un tableau de Gustave Courbet. Paris : Bartillat.
Pp. 250, illustrations en couleurs, 12 pl., index, ISBN 2-84100-377-9, 20€.

1 Il fallait oser : consacrer un ouvrage complet uniquement à la toile la plus controversée de tout le XIXe siècle, « L’Origine du monde », de Gustave Courbet. Cette toile unique, créée en 1866, a eu une histoire à la fois curieuse et rocambolesque en raison de son sujet même, la représentation sans complaisance et sans voile de l’intimité féminine avec une audace autrefois inimaginable. Plus qu’un simple tableau montrant une femme nue, « L’Origine du monde » offre un gros plan sans équivoque qui laisse hors-champ tout ce qui n’est pas érotique.

2 Avec intelligence, Thierry Savatier présente l’œuvre de Courbet avec des superlatifs précis mais néanmoins appropriés, tous hérités du passé : « une symbolique puissante qui fait peur (aux hommes, bien entendu). Sujet scabreux, provocation choquante, pochade pornographique sans importance » (11). La quatrième de couverture ajoute d’autres jugements éloquents : « scandale majeur de l’histoire de l’art, objet de fascination et de répulsion ».

3 L’intérêt du livre de Thierry Savatier est double : à la fois historique et sociologique. Puisque « L’Origine du monde » n’est visible au Musée d’Orsay que depuis 1995, cette accessibilité relativement récente signifie que le tableau a circulé durant plus d’un siècle d’une manière restreinte. Beaucoup en ont entendu parler, mais bien peu d’amateurs avaient pu voir l’original avant cette date. De la Hongrie au Japon, des collectionneurs privés — dont le baron Hatvany et le psychanalyste Jacques Lacan — en ont été les propriétaires successifs et discrets. Avant 1995, les rares reproductions apparaissant dans des catalogues consacrés aux œuvres de Courbet (ou à des ouvrages sur l’érotisme dans l’art) ne mentionnaient jamais le nom du propriétaire du tableau, mais uniquement qu’il appartenait à une « collection privée ». Discrètement, la toile a été tour à tour revendue, confisquée, volée, dissimulée, portée disparue, retrouvée, puis offerte en dation à l’État français (155 et 201). Des reproductions d’origines diverses (et parfois douteuses) ont circulé clandestinement (186). Des copies ou des adaptations en ont été réalisées, entre autres par André Masson, en 1954 (157). Exceptionnellement, la toile fut exposée publiquement au Musée de Brooklyn, à New York, en 1988, lors d’une rétrospective consacrée à Courbet (186).

4 Au départ, cette toile auréolée de mystère était une commande du riche diplomate turc Khalil-Bey, en mission à Paris, qui demanda à Courbet une « toile impossible » (49). L’œuvre fut réalisée au cours de l’été 1866, contre une forte somme. Par la suite, « le diplomate accrocha “L’Origine du monde” dans la salle de bain » (69). Afin d’éviter les regards indiscrets, Khalil-Bey fit installer un rideau devant la toile (69). Il l’observait en secret et ne la montra seulement qu’à quelques-uns de ses proches.

5 L’ouvrage de Thierry Savatier est très bien documenté à tous les niveaux et pour toutes les époques. L’auteur a même réussi à reproduire de rares commentaires émanant des premiers observateurs de « L’Origine du monde », en 1866. L’un d’entre deux avait écrit : C’était chez Khalil-Bey, là où se trouvait ce fameux tableau, le chef-d’œuvre, paraît-il, de Courbet : « L’Origine du monde ». Une femme nue, sans pieds et sans tête. Après le dîner, on était là, regardant ... admirant.... On s’épuisait en phrases enthousiastes : C’est merveilleux. […] On recommençait.... Cela durait depuis dix minutes. Courbet n’en avait pas assez. A la fin, on s’arrêta, on ne trouvait plus rien. (75)En dépit de quelques digressions hasardeuses au troisième chapitre, on doit reconnaître que Thierry Savatier écrit admirablement bien ; son essai a parfois les qualités des meilleurs romans de notre temps, par exemple lorsqu’il parle d’un « Courbet au paroxysme de l’autosatisfaction » (75). L’auteur connaît très bien l’histoire culturelle et littéraire de la France. Son livre est fascinant et instructif ; je prédis qu’il sera bientôt introuvable, un peu comme les premiers livres des Éditions Jean-Jacques Pauvert.