Un objet qui devient un récit :
la construction sociale du patrimoine À propos des cinq livres suivants :

Yves Laberge
Université Laval

Arbour, Gérald, Fernand Caron et Jean Lefrançois. 2005. Les Ponts couverts au Québec. Québec : Les Publications du Québec et le Ministère des Transports.
Pp. 216, 230 illustrations, préface, cartes, photographies, annexes, glossaire, index, ISBN 2-551-19636-1, 34,95$.

Girardville, Nadine, Yves Beauregard, Jean-Marie Lebel et Jacques Saint-Pierre. 2007. Québec : Un siècle de souvenirs en cartes postales. Québec : Anne Sigier.
Pp. 152, préface, cartes postales, photographies, ISBN 978 2-89129-521-5, 39,95$.

Williams, Paul. 2007. Memorial Museums: The Global Rush to Commemorate Atrocities. Oxford and New York: Berg.
Pp. 226, préface, photographies, index, ISBN 978 1-84520-489-1, 38,50$.

Carly, Michel. 2006. Cent chemins de Daudet en Provence. Photographies de Jean-Luc Bertini. Paris : Omnibus.
Pp. 216, photographies, chronologie, ISBN 2-258-06745-6, 29,50€.

Laliberté, Louise-Andrée, Daniel Tremblay et Denyse Légaré. 2008. Art sacré, actes créateurs. Québec : Sylvain Harvey et Commission de la capitale nationale du Québec.
Pp. 173, préface, photographies, index des lieux photographiés avec les adresses des églises, ISBN 978 2-921703-82-6, 39,95$.

1. Construire le patrimoine

1 Ces cinq ouvrages, qui semblent on ne peut plus différents, ont en commun de porter sur le patrimoine en élaboration ou, si l’on veut, sur un patrimoine en voie de mutation, par opposition à sa fonction initiale. Voici en quoi le propos de ces ouvrages leur permet de se distinguer. Comme on le sait, certains objets, comme les statues de nos « grands hommes », qui avaient été conçues à l’origine pour servir de moyens de commémoration, ont accédé automatiquement au statut de patrimoine dès le moment de leur inauguration. C’est leur raison d’être. En revanche, il existe des objets et des lieux que l’on ne prévoit pas faire accéder au rang de patrimoine au moment de leur élaboration, mais qui en feront partie par la suite — parfois contre toute attente. L’étude de ces cinq cas permettra de mieux comprendre le patrimoine qui se constitue progressivement, dans un processus semblable à celui de l’institutionnalisation.

2 Les ponts couverts, les cartes postales, les sites où des actes violents se sont produits, les lieux de détention du passé, les lieux historiques et les anciennes églises n’ont apparemment rien en commun et n’étaient pas au départ destinés à devenir des objets de collection, de vénération, de pèlerinage, ou des lieux de mémoire (Nora 1984). Pourtant, avec le passage du temps, et dans certains cas à la suite de leur disparition progressive, plusieurs personnes ont voulu préserver ces objets et ces sites, ou du moins ralentir leur inévitable raréfaction ou leur oubli. Or, les concepteurs des premiers ponts couverts, des cartes postales d’autrefois, des lieux de détention (ou de violence) et des églises des siècles précédents ne se doutaient pas que ces produits de la culture matérielle pourraient un jour changer de fonction au lieu d’être simplement détruits pour être remplacés. Une prison n’est pas faite pour devenir un jour un musée, comme c’est le cas à Québec et en Afrique du Sud. De même, le nouveau propriétaire de la vieille maison d’un illustre personnage ignore peut-être qui furent autrefois les prestigieux locataires de ce même espace, comme c’est le cas par exemple pour les lieux habités au XIXe siècle par l’écrivain Alphonse Daudet. La présente note critique portera spécifiquement sur des études qui illustrent ce processus de constitution du patrimoine, au Québec et ailleurs. Ces cinq ouvrages choisis seront présentés succinctement et successivement. Au passage, quelques remarques ponctuelles porteront spécifiquement sur le contenu de chaque livre.

2. Les ponts couverts

3 Ce livre méconnu touche un sujet relativement peu étudié : l’histoire de ces centaines de ponts couverts construits au Québec depuis le XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe siècle (voir aussi Clusiau 2000). Selon les auteurs Gérald Arbour, Fernand Caron et Jean Lefrançois, environ un millier de ces ponts couverts auraient été construits dans la province de Québec, mais la plupart ont été détruits, parfois incendiés (16). Au Québec, il en restait seulement 88 au moment où ce livre a été publié (153). Il n’y en aurait plus qu’un seul en Ontario, et aucun dans l’Ouest canadien (17). La plupart de ceux qui subsistent au Québec se trouvent dans des endroits isolés, loin des chemins plus fréquentés, ce qui explique qu’ils n’aient pas tous été remplacés par des ponts en béton. L’histoire mondiale des ponts couverts remonterait à plusieurs siècles en Europe et à deux millénaires en Chine (14). Il n’en existerait aucun sur le continent africain (17).

4 L’ouvrage mélange les textes explicatifs, quelques documents d’époque (un article tiré du quotidien Le Nouvelliste de 1929, 44-47) et en outre des illustrations de deux types : des images anciennes (gravures et photos, 108), le plus souvent pour témoigner de l’existence d’un pont couvert ayant été détruit, mais aussi des photos récentes, en couleur, pour montrer les rares ponts couverts qui subsistent. L’entreprise des auteurs reste assez systématique : plusieurs dizaines de ces ponts de bois sont situés, décrits, racontés, photographiés, catégorisés, en fonction des styles et des époques. C’est l’un des plus beaux ouvrages sur ce sujet.

5 Dans l’avant-dernier chapitre (« De ponts à patrimoine »), les auteurs abordent la dimension patrimoniale que représentent les ponts couverts du Québec. Le processus menant à la reconnaissance de la valeur patrimoniale résulte souvent d’un choc, d’un élément déclencheur. Généralement, une « prise de conscience » a lieu juste avant qu’il ne soit trop tard (153). Plutôt que de remplacer les ponts couverts ou les détruire, des groupes de citoyens ont parfois voulu les déplacer ou les faire classer comme monuments historiques afin de les préserver (137 et 149). Dans certains villages québécois, par exemple à Saint-Bruno-de-Guigues dans le Témiscamingue, un pont couvert constitue parfois « une des seules richesses importantes de [leur] patrimoine qui [ait] été conservée » (131). C’était d’ailleurs l’image d’un pont couvert québécois (le « Pont du Faubourg », à L’Anse-Saint-Jean), qui orna le dos de l’ancien billet de 1000 dollars émis par la Banque du Canada en 1954 (132). Autre signe de cette volonté populaire de préserver ce patrimoine bâti, la « Société québécoise des ponts couverts » a été officiellement créée en 1981, un peu comme il en existait déjà aux États-Unis, et ce regroupement a déjà atteint près de 300 membres (153).

3. L’histoire par la carte postale

6 Selon l’historien Yves Beauregard, l’origine des cartes postales telles que nous les connaissons au Canada remonterait à 1897 (14). Quatre historiens de Québec, Nadine Girardville, Yves Beauregard, Jean-Marie Lebel et Jacques Saint-Pierre réussis-sent à raconter un siècle d’histoire de la capitale uniquement à partir de cartes postales anciennes, dans un livre somptueux intitulé Québec. Un siècle de souvenirs en cartes postales. Les auteurs sont cartophiles et collectionneurs, mais également connaisseurs. En nous faisant partager les joyaux de leurs collections réunies, nous pouvons admirer les monuments les plus célèbres, mais aussi des rues pittoresques, des restaurants, des événements marquants, comme la basilique de Québec, incendiée en 1922 (56). L’ouvrage Québec. Un siècle de souvenirs en cartes postales est magnifique et préserve de nombreuses images rares : les vitrines du restaurant Kerhulu ou du magasin G. Seifert and Sons, tous deux situés sur la Côte de la Fabrique (81), l’ancien Colisée de Québec avec son toit arrondi (101), la plage (bondée) de l’Anse-aux-Foulons (99), le Centre Durocher dans le quartier Saint-Sauveur (99), ou encore cette vue aérienne du secteur de la Pointe-aux-Lièvres, bien avant les travaux d’enfouissement partiel du méandre de la rivière Saint-Charles (98). Tous ces lieux ont disparu ou ont été considérablement transformés.

7 La rareté de ces cartes plus ou moins anciennes est toute relative. Les cartes postales existent toujours, mais ces images d’autrefois circulent très peu de nos jours : les vieilles cartes postales sont souvent usagées et se trouvent principalement chez les antiquaires ; des rééditions de cartes postales anciennes sont parfois vendues dans certaines librairies. La valorisation des cartes postales a probablement débuté au moment où certaines personnes ont voulu les conserver au lieu de les jeter : soit en guise de souvenir des messages échangés brièvement, ou simplement pour conserver une image d’un passé plus ou moins révolu. Un groupe de collectionneurs québécois s’est même constitué en société : le « Club des cartophiles québécois », dont les auteurs du présent ouvrage sont des membres actifs (7). Leur ouvrage incomparable propose une manière originale de raconter l’histoire urbaine.

4. Les lieux de détention et les mémoriaux de la violence

8 Professeur de muséologie à l’Université de New York, Paul Williams explique comment des lieux liés à des destins tragiques peuvent devenir des centres de commémoration. Beaucoup de ces endroits sont d’anciennes prisons, mais on compte aussi divers sites où des catastrophes majeures ont eu lieu. Les exemples qu’il étudie dans son livre, Memorial Museums : The Global Rush to Commemorate Atrocities, sont tristement célèbres et tous relativement récents : le Hiroshima Peace Memorial Museum au Japon, ce qui fut la « Maison des esclaves » au Sénégal, le Robben Island Museum de Cape Town, en Afrique du Sud, le Ground Zero, ancien site du World Trade Center à New York, et plusieurs autres. Au-delà des études de cas soignées et détaillées, l’intérêt principal du livre de Paul Williams réside dans son cadre conceptuel et dans la théorisation qu’il introduit à partir des nombreux exemples qu’il propose. Ainsi, la question de l’abstraction dans l’architecture des monuments peut causer des problèmes pour une majorité de visiteurs qui ne parviennent pas toujours à relier l’événement commémoré et le style de la construction érigée pour l’occasion (2). En réalité, compte tenu de l’indispensable travail de deuil qui doit faire suite à tout traumatisme, même collectif, l’objet commémoratif ne parvient pas toujours à restituer ce qui est mort ou ce qui a disparu ; tout au plus, il évoque partiellement, parfois symboliquement, le passé (50). C’est précisément la force du symbole de pouvoir évoquer quelque chose qui n’existe plus, qui est impalpable, comme une émotion diffuse.

9 Se référant à un hypothétique « memory boom », Paul Williams remarque qu’il existe de nos jours une sorte d’urgence de la commémoration, provoquée ici encore par la disparition progressive non pas des lieux ou des objets, mais surtout des principaux témoins de ces événements (169). La valeur du témoignage semble ici essentielle pour l’historien, mais également pour les musées. C’est d’ailleurs ainsi que débute son ouvrage : à partir de l’exemple des archéologues qui ne parviennent pas à s’entendre sur l’emplacement exact de l’ancienne ville de Lot, là où Sodome et Gomorrhe auraient jadis existé (1). Ailleurs, Paul Williams cite le livre phare de Pierre Nora sur les lieux de mémoire pour en prolonger les applications dans d’autres contextes (102 et 161). Ouvrage essentiel et novateur, Memorial Museums : The Global Rush to Commemorate Atrocities prolonge admirablement la pensée de Nora.

5. Le pèlerinage littéraire

10 Depuis plusieurs années, l’écrivain Michel Carly sert de guide aux visiteurs voulant parcourir les lieux de la Provence où vécut Alphonse Daudet (1840-1897). Grâce aux photographies de Jean-Luc Bertini, l’album Cent chemins de Daudet en Provence permet de découvrir des lieux fréquentés par l’auteur des Lettres de mon moulin. L’aspect le plus intéressant pour nous réside dans l’apport même de ce livre et de ses auteurs, qui créent une forme de pèlerinage culturel à travers des endroits qui, à quelques exceptions près, ne sont pas identifiés comme tels, comme étant les lieux mêmes par lesquels Daudet est passé. Autrement dit, pour localiser ces lieux, il a fallu aux deux auteurs une recherche auprès des descendants des témoins, dans des archives, dans la correspondance et les œuvres de Daudet, afin de repérer ces endroits plus ou moins imaginaires et ensuite de les photographier. On imagine que la plupart des passants traversent nonchalamment ces mêmes lieux sans savoir qui les habita, puisque pratiquement rien n’indique la marque particulière de leur passé. Peut-être seraient-ils indifférents de savoir que Daudet passa par là deux siècles plus tôt. Or, cette situation et ces interprétations nous permettent de comprendre que l’un des rôles primordiaux du patrimoine est d’expliquer l’invisible, de donner une signification à des objets ou à des lieux qui ne semblent pas en avoir, car la valeur historique d’un lieu ou d’un objet est souvent invisible ou imperceptible.

11 Le livre Cent chemins de Daudet en Provence décrit avec précision des lieux célèbres de la Provence : Saint-Rémy, Avignon, Arles et plusieurs villages. Il ne s’agit pas d’un guide touristique, mais d’un aller-retour entre des extraits des ouvrages de Daudet et des lieux propres à son univers particulier. Les auteurs présentent tout autant des lieux réels comme la maison familiale, l’église et les cafés, mais aussi des paysages plus ou moins imaginaires, naguère décrits dans les contes et les romans de Daudet : une « allée de hauts platanes » (comme dans Le Petit Chose), la maison de Frédéric Mistral, le mas du juge (74), et bien sûr des moulins (114). En ce sens, ces images donnent une existence à des lieux fictifs, mais néanmoins proches de la réalité. L’ouvrage Cent chemins de Daudet en Provence est en soi somptueux et magnifie la Provence.

6. Une autre forme de patrimoine en voie de disparition : les anciennes églises

12 Paru sous le titre Art sacré, actes créateurs, l’ouvrage de Louise-Andrée Laliberté, Daniel Tremblay et Denyse Légaré est assez unique et audacieux : il présente — avec respect et dignité — les églises désertées de Québec. Une cinquantaine d’exemples sont réunis et désormais préservés par l’image. En montrant l’intérieur de ces lieux aujourd’hui désincarnés et abandonnés, les auteurs ont pu préserver le souvenir de plusieurs lieux qui, déjà, n’existent plus : l’église de Saint-Paul-Apôtre, l’église Saint-Joseph (au pied de la Côte de la Pente-Douce) (155), l’église de Notre-Dame-de-Grâce (154) et l’église Saint-Esprit dans le quartier Limoilou (avant qu’elle ait été transformée en une école de cirque) (156). Les photographies (en couleur et en noir et blanc) sont adéquatement composées et variées : des perspectives larges montrent les lieux vides ; des détails soulignent parfois la beauté ou la délicatesse d’une statue ou d’une ornementation.

13 Chose rare, Art sacré, actes créateurs est l’un des seuls ouvrages à décrire en images cette mutation de plusieurs églises anciennes de Québec qui sont progressivement désacralisées et dépouillées de leurs attraits avant d’être transformées ou recyclées, et quelquefois anéanties. Puisque ces églises sont condamnées à ne plus exister, le visiteur intéressé ne peut plus les visiter ni en mesurer la valeur patrimoniale. Comme une mince consolation face à tant de trésors perdus, ce livre soigné comblera une lacune et servira de témoignage sur la splendeur d’autrefois. On comprend en outre la fragilité du patrimoine et le caractère irrévocable de ces destructions. On s’étonne de voir disparaître tant de beauté. Un index situe les lieux photographiés en fournissant les adresses des églises visitées.

7. Conclusion

14 Seul le livre Memorial Museums : The Global Rush to Commemorate Atrocities de Paul Williams contient une réflexion théorique sur le patrimoine en formation ; les autres décrivent ces phénomènes sans les identifier conceptuellement. Comme tous ces livres le démontrent de différentes manières, la constitution du patrimoine est inséparable d’un sentiment partagé : de la mobilisation populaire, d’une prise de conscience de l’entourage, et par la suite d’un important travail d’interprétation de ces lieux ou de ces objets. La vie associative, des clubs de collectionneurs, les actions des amateurs ou des admirateurs et d’autres groupes de pression parviennent souvent à mobiliser les esprits et à donner du poids à une noble cause liée à la préservation des objets et sites.

15 L’expérience prouve que la constitution du patrimoine exige des efforts à long terme et ne se produit pas automatiquement. De ce fait, l’éducation doit jouer un rôle primordial afin de « donner un sens » à la fois historique, patrimonial et identitaire à ces lieux et objets qui ne parlent pas d’eux-mêmes. Il faut également convaincre les médias — en dépit de l’obsession de beaucoup de journalistes pour les nouveautés — de l’intérêt de préserver non seulement le patrimoine, mais aussi tout ce qui pourrait un jour en faire partie. Pour le définir simplement, le patrimoine sert à raconter l’histoire ; il est le support privilégié pour exprimer notre histoire à travers son propre récit, qui prend force de témoignage. En soi, le patrimoine en voie de perdition ne peut pas s’exprimer lui-même, ni crier toute la valeur historique et symbolique qu’il recèle. C’est à ceux qui en connaissent le prix d’en manifester l’existence et d’en communiquer l’importance, par exemple en publiant des livres comme ceux-ci.

Références

Clusiau, Éric. 2000. Des toits sur nos rivières : Les ponts couverts de l’est du Canada. Montréal : Éditions Hurtubise HMH.

Nora, Pierre (dir.). 1984. Les lieux de mémoire. Paris : Gallimard.