1 Ce livre paraît en France en pleine « valse des musées » (l’expression est de l’auteur), singulière danse faite de disparitions, de transferts, de reconfigurations, de projets dont l’inauguration en juin 2006 du Musée du Quai Branly fut le point d’orgue, tout au moins sur le plan médiatique. Mais le livre de Benoît de l’Estoile n’est pas consacré au musée du Quai Branly et à sa genèse, ni aux polémiques qu’il a suscitées, ni aux discours de ses contempteurs ou de ses thuriféraires1. Car le « moment du quai Branly »2 s’inscrit dans une histoire, et dans un contexte contemporain imprégné d’un ensemble de représentations, une tendance lourde grevant le regard du grand public sur « l’Autre », allégorie désignant en l’occurrence les peuples non occidentaux.
2 Le livre est divisé en deux parties principales : une première partie historique, consacrée au « triomphe de l’ethnologie » dans les années 1930 en France, et décrivant par le menu deux moments clés de l’époque, l’Exposition coloniale de 1931 et la création du musée de l’Homme en 1937. Durant cette période, l’ethnologie se professionnalise en se distinguant du colonialisme conquérant pour s’inscrire dans une démarche humaniste. En même temps se déroulent les grandes expéditions dont Benoît de l’Estoile retrace l’histoire : le terrain ethnographique est alors conçu comme le prolongement du musée, mettant en œuvre une ethnologie de sauvegarde et popularisant la discipline, comme l’atteste alors le succès certain rencontré par les expositions temporaires du musée de l’Homme, dont l’ambition fut d’abord de mettre « des mondes sous vitrines » (175). La seconde partie du livre est beaucoup plus théorique. En ébauchant une « généalogie des musées des Autres », L’Estoile montre que l’émergence d’un mythe des peuples premiers a contribué à transformer en œuvres d’art des objets ethnographiques, et que c’est sous l’influence conjointe des collectionneurs d’art et d’un architecte imprégné d’une vision idéalisée des « peuples de la forêt » qu’a été pensé le Musée du Quai Branly. Revenant ensuite sur la question patrimoniale – « À qui appartiennent les objets des autres ? » – et en s’appuyant sur diverses expériences muséales menées dans le monde, l’auteur en appelle à un musée de la relation, qui prenne en compte le regard réflexif des chercheurs et l’histoire complexe des objets et des peuples. Il s’agit de passer de l’altérité à l’interlocution, en ne figeant pas les données du terrain dans un exotisme désuet et irréel.
3 Le travail historique très synthétique de Benoît de l’Estoile vient combler un vide – pour ce qui est de la France – concernant non seulement l’histoire des musées d’ethnographie mais plus largement les mises en scènes de l’homme non occidental et plus spécialement du colonisé. Les années 1930 sont fondatrices de ce « goût des Autres » dont l’auteur discerne de nombreuses manifestations aujourd’hui, et qui mêle à l’époque art nègre et ethnologie. L’Exposition coloniale de 1931 à Paris – « le plus beau voyage à travers le monde » comme l’annoncent les affiches de l’époque – ou plus précisément à Vincennes, avait pour ambition de faire découvrir aux Européens la diversité des peuples et des cultures composant alors les empires coloniaux. Elle était conçue comme un lieu de connaissance, et Benoît de l’Estoile a raison d’y voir bien autre chose qu’un exotisme de pacotille, même s’il n’oublie pas de mentionner les aspects commerciaux, propagandistes et touristiques de l’événement. Il montre par une minutieuse description de son contenu que l’exposition se voulait avant tout une réponse aux critiques de la colonisation par la défense d’un certain humanisme colonial présentant de façon novatrice la diversité humaine comme une valeur positive. Cette tendance fut incarnée par quelques personnages dont les biographies sont utilement rappelées – tels que Maurice Delafosse, l’un des cofondateurs de la Société Française d’Ethnographie, et Georges Hardy, son disciple à l’école coloniale (81 et suivantes). En 1931, l’époque n’est plus aux « zoos humains », contrairement à certaines idées reçues, et il n’est plus convenable d’exhiber des sauvages comme à la fin du XIXe siècle. Ainsi, pour le village indigène de l’Afrique Équatoriale Française présenté à l’Exposition Coloniale de Vincennes, furent recrutés et rémunérés – modérément toutefois – des artisans et des artistes afin de mettre en scène leurs activités et leurs productions « typiques » que le public pouvait acheter.
4 Dans le prolongement de cette exposition, le musée de l’Homme fut la vitrine de l’ethnologie triomphante : « Ce qu’incarne le musée de l’Homme pour ses créateurs, c’est précisément le projet d’une modernité occidentale caractérisée par un humanisme conçu comme un universalisme pluriel » (101) ; en étayant cette affirmation, Benoît de l’Estoile prend le contre-pied des détracteurs tardifs de ce musée, dont ceux qui en firent l’emblème d’un colonialisme archaïque pour mieux prôner l’avènement d’un grand musée des arts premiers. Mais il ne s’emploie pas à une réhabilitation sans nuance : ne sont dissimulées ni les tares ni les lacunes de ce laboratoire de la science de l’homme, son fixisme anhistorique, sa réduction des individus à des types. Cependant l’objectif encyclopédique du musée, ambitionnant de rassembler les archives de l’humanité en classifiant hommes et objets, en fait incontestablement un jalon essentiel dans l’histoire de la discipline anthropologique, portant sur l’Autre un regard certes encore racialiste mais anti-raciste ; en 1937, il est le « centre nerveux » du « vaste organisme » qu’est alors l’ethnologie (125).
5 Mais rapidement, par son immobilisme, par son incapacité à se renouveler après-guerre, par le retour dans les années 1990 à « l’illusionnisme exotique » (199), par certains choix muséographiques, l’établissement phare des années 1930 échoua à transmettre le discours scientifique raisonné des ethnologues sur l’altérité (203). C’est finalement en s’appuyant sur cet échec qu’est lancé dans les années 2000 le projet de « musée des arts premiers » devenu Musée du Quai Branly après de multiples tergiversations sur son intitulé, initié essentiellement par le président de la République française Jacques Chirac et son ami Jacques Kerchache. Celui-ci, collectionneur et marchand d’art décédé en 2001, fut l’introducteur en France de la notion d’arts premiers. Sa réputation quelque peu sulfureuse est l’un des arguments privilégiés des critiques les plus sévères du musée. En France, l’engouement médiatique autour de l’ouverture du Musée du Quai Branly fut tellement assourdissant qu’il empêcha d’entendre les critiques émanant de l’étranger mais aussi celles agitant la discipline ethnologique dans ce pays, virulentes depuis les origines du projet. Benoît de l’Estoile aurait pu être tenté d’instruire un procès entièrement à charge contre ce « Luna Park »3 dont les options scientifiques assument leur manque de considération pour l’ethnologie non essentialiste. Il n’en est rien, même si l’ouvrage souligne justement sans forcément les dénoncer certains partis pris – et pas seulement architecturaux. L’essentiel du propos du livre réside dans la mise en évidence de l’adéquation de ce musée de l’Autre avec le mythe des peuples premiers. C’est « une croyance largement partagée dont la cohérence n’est pas de l’ordre de la rationalité, et qui n’est pas non plus évaluée par son adéquation au réel » (291), selon laquelle certains peuples, lointains dans le sens où ils sont éloignés de l’Europe, seraient demeurés authentiques malgré les altérations répétées de la modernité, c’est-à-dire de la civilisation occidentale aux effets nocifs. L’Estoile parvient à montrer comment le succès public du Musée du Quai Branly depuis son ouverture (plus de deux millions de visiteurs jusqu’en janvier 2008) est largement dû à la popularité de ce mythe essentialiste des peuples et des arts premiers, et que le discours distillé vise largement à l’entretenir, sans le recul critique que l’anthropologie a pourtant intégré depuis plusieurs années.
6 En témoigne, hors de France, l’affirmation depuis plusieurs décennies d’un « Nous » indigène qui rend caduque la traditionnelle dichotomie entre Nous et les Autres et se traduit par de multiples expériences pratiques. L’Estoile se penche surtout sur l’exemple de l’Amérique du Nord à partir des années 1980, se référant notamment à l’exposition permanente du Musée de la civilisation de Québec, « Nous, les premières nations », pour laquelle le musée a travaillé en concertation avec les onze nations autochtones. Autre événement important, l’inauguration en 2004 du National Museum of the American Indian à Washington (Smithsonian Institution), un musée national, mais dont les collections sont propriétés des communautés dont elles sont originaires. Il s’agit là d’un véritable partenariat, avec un objectif culturel actif. Ce type d’expérience entraîne une redéfinition de l’authenticité : « le garant de l’authenticité d’une exposition, c’est dorénavant la participation des membres de la communauté » (352). Ce qui n’est pas sans une certaine ambiguïté quant au rôle des responsables de musées dans les conflits politiques liés aux revendications identitaires portées par le discours savant. Évoquant d’autres exemples (African Voices à la Smithsonian Institution, le musée d’ethnographie de Göteborg en Suède devenu musée des Cultures du monde, le musée d’anthropologie de Mexico), l’Estoile voit en quelque sorte dans la transformation du musée des autres en musée du Nous une forme de réparation non explicite, le pendant du processus de restitution (356) : dans ce cas, les objets vont du musée aux groupes d’origine, dans l’autre les groupes (re)prennent possession des objets en s’appropriant le musée.
7 Cette analyse conduit l’auteur à appeler de ses vœux un musée de la relation, ou de l’interlocution, qui s’inscrirait dans l’Histoire sans chercher à l’abolir. Car « l’altérité est une façon de qualifier une relation, non une réalité qui existerait dans le monde : c’est une catégorie de lecture du monde, précisément en termes dichotomiques » (390). L’objet serait dans ce cadre étudié comme un nœud de relations sociales, et non pas comme un porteur de sens symbolique ou un témoin d’une structure sociale. En effet, « l’idée, au cœur du projet du musée d’ethnographie, que l’on peut reconstituer en son sein une société à partir de ses objets, a cessé d’être crédible » (17). Il n’existe pas d’« objets des autres » en tant que tels, mais des objets qui circulent ou sont conservés, sont échangés, sont utilisés, etc. Bref, des objets qui sont inscrits dans des relations sociales. Pour les étudier, un certain effort réflexif est indispensable, non comme fin en soi, mais comme « condition d’accès à autrui » (395).
8 Il existe donc une voie entre le scientisme de l’objet-témoin à travers lequel il serait possible d’expliquer tous les mystères d’une société, et l’objet esthétisé à l’extrême, pur moyen de jouissance artistique. C’est cette voie intermédiaire que Benoît de l’Estoile veut déceler dans les différentes expériences menées au Québec, aux États-Unis, mais aussi au Brésil et en Italie. C’est sans doute la partie la plus stimulante de l’ouvrage, où l’auteur nous fait profiter de sa parfaite connaissance des musées du monde et laisse entrevoir des perspectives enrichissantes pour la continuité des relations privilégiées entre musée et ethnologie, même si cette discipline a perdu une grande partie de son influence au bénéfice de l’histoire de l’art dans le domaine muséal – du moins en France.
9 Peut-être avons-nous assisté dans ce pays à la fin d’une époque, celle de la mainmise de l’ethnologie sur les musées des Autres. Mais le livre de Benoît de l’Estoile nous laisse espérer une nouvelle ère, peut-être plus réfléchie et sereine, dans laquelle une ethnologie critique et réflexive aura encore son mot à dire au musée, si celui-ci veut bien lui laisser la parole.
Notes