Sous la couverture :
le livre à l’index, objet de censure. Analyse et typologie

Pierrette Lafond
Université Laval

Résumé

Au Québec, l’histoire de la lecture a longtemps été régie par la censure ecclésiastique qui déterminait avec une autorité sans appel les « mauvais livres » et ceux qu’il était permis de lire. La censure devint alors le moyen de contrôler et de domestiquer la puissance que tout livre possède. Lieu de partage des savoirs, fréquentée depuis des générations, la bibliothèque est un lieu symbolique portant sa propre antithèse lorsqu’elle contient une section de livres interdits. En considérant la dimension de culture matérielle du livre, porteur des traces de cette exclusion, il devient possible de reconstituer la trajectoire inédite de cet objet. En s’attardant aux indices laissés par les différentes formes que prennent les marques de sa marginalisation, le livre à l’index est un témoin des pratiques de la censure.

Abstract

The history of the written word has for a long time in Quebec been governed by an ecclesiastical censorship that, with unequivocal authority, determined which were the “bad books” and which were permitted to be read. Censorship thus became a means to controlling and domesticating the power that all books possess. The library, as a site for the exchange of understanding, frequented as such for generations, is a symbolic place which bears its own antithesis when it contains a section of forbidden books. In considering the material culture dimension of the book, bearing traces of this exclusion, it becomes possible to reconstruct the book’s original trajectory. By paying attention to the clues left behind in the form of various marginalia and notations, the book as object testifies to a different account of the practice of censorship.

1 Le livre comme objet de culture matérielle, comme élément de mise en scène d’un espace social ou domestique ou encore comme témoin de pratiques culturelles offre les indices tangibles permettant de reconstituer les pratiques immatérielles de lecture (et, pour le livre à l’index, de censure) qui l’ont entouré.

2 Les bibliothèques présentaient autrefois ce paradoxe d’acquérir et de conserver des ouvrages frappés d’interdit par la censure ecclésiastique. La simple lecture d’une œuvre proscrite était frappée d’anathème et pouvait entraîner la damnation éternelle, d’où le surnom d’Enfer accolé à la section contenant ces ouvrages. Ainsi, parmi les milliers d’ouvrages conservés dans la bibliothèque historique du Séminaire de Québec se trouve une section de quarante-huit rayonnages abritant le corpus des livres mis à l’index, soit près d’un millier de documents. Le cadre censorial n’existant plus depuis une quarantaine d’années, les livres naguère interdits ont depuis longtemps été reclassés dans la collection « régulière » des bibliothèques, au milieu des documents circulant librement. Il est donc rare de pouvoir retrouver, comme au Séminaire, un fonds dont l’intégralité des livres à l’index a été préservée.

3 Reliquats d’une époque révolue, empreints d’une aura symbolique, ces ouvrages sont les témoins directs d’une pratique censoriale ecclésiastique qui s’est exercée avec rigueur pendant des siècles. Leur exclusion s’inscrit dans un cadre révélateur d’un type de pensée morale et sociale, du réseau des interdits et des représentations autour d’un pouvoir ecclésiastique dominant. « Les objets sont mis à contribution dans les rapports sociaux, ils participent à la construction des représentations symboliques et s’intègrent aux pratiques comme aux discours » (Bonnot 2002 : 6). Leur présence en si grand nombre devient donc l’occasion de pénétrer dans le territoire de l’interdit et de faire un voyage inusité dans le passé en prenant ces livres comme témoins.

Voyage au pays du livre défendu

4 Au Québec, l’étude de la censure a intéressé les disciplines de l’histoire, de la sociologie et surtout des lettres. L’ethnologie s’est peu penchée sur la censure comme phénomène d’encadrement de pratiques culturelles. Il n’existe pas de récits de vie collectés dans un cadre censorial, par exemple. En littérature, l’étude du livre et de l’imprimé s’est également peu attardée à examiner la relation entre censure et pratiques en bibliothèques. Les recherches sur la lecture personnelle (Galarneau et Lemire 1988) ou l’historique des bibliothèques collectives (bibliothèque de la Législature, Gallichan 2002) (Collège des Jésuites, Drolet 1961 ; Beaulieu 1972) ne s’attardent pas à relever ou analyser dans ces collections la présence de livres prohibés. Une étude sur les bibliothèques particulières au XIXe siècle (Lamonde et Montreuil, 2003) mentionne la présence de livres sur le spiritisme sans commenter plus amplement les possessions « illicites » des bibliophiles de l’époque. Les ouvrages de Pierre Hébert demeurent les plus complets sur la question. La publication récente d’un Dictionnaire de la censure, recensant les interdits au cinéma et en littérature, démontre l’intérêt actuel de la recherche pour ce champ d’étude.

5 Si les écritures ordinaires auxquelles s’intéresse Fabre (1997) ouvrent un nouveau champ d’intérêt à la discipline ethnologique, le livre comme objet de culture matérielle, comme élément de mise en scène d’un espace social ou domestique ou comme témoin de pratiques culturelles représente encore un terrain peu fréquenté. Ainsi, le fonds des livres à l’index que nous nous proposons d’étudier possède sa propre histoire qui tarde à être explorée. Il ne s’agit pas dans le cadre de cet article de produire une interprétation ou une histoire de la censure au Québec par le biais de ces ouvrages. Notre propos n’est pas de contester les circonstances de leur mise à l’index, mais bien d’étudier ce qui advient une fois la sentence prononcée. Il s’agit donc tout d’abord de comprendre la provenance d’un tel fonds, comment il s’est constitué, et surtout quelles sont les pratiques qui l’entourent. Dans cette optique, les commentaires historiographiques critiques seront volontairement succincts et serviront de compléments d’information.

6 La dimension matérielle du livre est rapidement apparue comme étant un élément incontournable pour l’étude de ce corpus particulier. Elle s’avère être l’une des seules clés pouvant permettre une reconstitution de pratiques immatérielles, tacites et occultes autour des livres à l’index. « Le plus souvent, le seul indice de l’usage du livre est le livre lui-même » (Chartier 1993 : 111). Dans un contexte de censure, l’examen du livre mis à l’index révèlera s’il est porteur de traces visibles et comment il peut témoigner des actions ou des pratiques censoriales le concernant. C’est donc sous cet angle particulier que seront abordées les données (partielles, compte tenu de l’inventaire en cours) présentées ici.

Livre et censure : une histoire ancienne

7 L’avènement de l’imprimerie vers 1450 révolutionne les formes du savoir dans le monde occidental et entraînent une diffusion massive des textes (Eisenstein, 1991). « Au seuil du XVIe siècle, le livre se met au service de l’esprit de renouveau et de contestation qui touche presque toute l’Europe. Ferment d’innovation, il est aussi objet de méfiance de la part du pouvoir politique et religieux » (Blasselle 1997 : 69). Pouvoir étatique et pouvoir dogmatique s’arrogent respectivement un rôle de censeurs. Afin d’encadrer la production croissante des imprimés et, plus particulièrement, de contrer l’action de la Réforme protestante, l’Église implante un important cadre censorial au nom de l’orthodoxie religieuse. Elle instaure en 1564 la Congrégation de l’Index qui sera chargée de veiller sur la moralité des écrits diffusés dans le monde catholique romain. Un appareil censorial structuré édicte désormais par règlements les interdictions et punitions auxquels doivent se soumettre le milieu de l’imprimerie, la production et le commerce des écrits, les pratiques publiques et privées de lecture. Malgré cette sévérité, l’appareil censorial ne contrôle que le contrôlable. Anonymat, presses clandestines et impressions à l’étranger, contrefaçons et trafic de livres censurés composent ce « marché de l’interdit » qui acquiert une importance comparable, peut-être supérieure, à celle du livre permis (Negroni, 1995) En France, la Déclaration des droits de l’homme de 1789 assure au citoyen la liberté de « parler, écrire, imprimer librement ». Elle semble l’affranchir de la censure cléricale qui demeure cependant active, le pouvoir étatique continuant d’exercer un contrôle serré. Censure théâtrale, censure politique en temps de guerre, censure morale de l’imprimé, l’institution censoriale a exercé sa vigilance au fil du temps dans bien des domaines.

8 Au Québec, le pouvoir politique n’a jamais organisé de véritable institution censoriale. C’est plutôt l’Église catholique qui exerce une censure effective, souvent sévère. Elle pouvait se traduire par la censure préalable, interdisant la diffusion d’une œuvre en tout ou en partie, ou par une censure punitive une fois l’ouvrage présent dans la sphère publique (Hébert 1997, 2004). « Vu l’ascendant du clergé, cette censure a été puissante » (Bernier 2004 : 88). Tout ce système s’effondrera au cours des années 1960 avec l’avènement de la Révolution tranquille.

9 Le Séminaire de Québec faisait indéniablement partie de ces autorités ecclésiastiques supervisant l’application de la censure. On pense ici à l’influence et à l’action de certains de ses membres les plus influents, tels Mgr Louis-Adolphe Paquet (1873-1972) doyen de la faculté de Théologie de l’Université Laval et directeur au Grand Séminaire, qui prône avec une extrême rigueur « les principes religieux qui entendent gouverner les activités artistiques, et en corollaire, entraînent la nécessité de la censure » (Hébert et Nicol 2004 : 21). Cette ligne de pensée institutionnelle devra forcément être prise en considération dans l’examen des titres de la section des livres à l’index de la bibliothèque du Séminaire.

Le Séminaire de Québec et sa bibliothèque : aux origines d’une institution

10 Fondé en 1663 et chargé de la formation des prêtres du clergé séculier, le Séminaire de Québec devint un collège classique en 1790 (Baillargeon, 1981). Par la suite, il fonda l’Université Laval en 1852. En usage depuis 1678, sa bibliothèque est considérée à la fin du XIXe siècle comme étant, avec celles de McGill et de Toronto, l’une des trois plus importantes bibliothèques universitaires du pays. En 1964, lors du déménagement de l’Université Laval sur le campus actuel, une partie de la collection de la bibliothèque du Séminaire fut cédée et transférée. « Selon l’entente de partage, l’université ne conservait que les volumes acquis après 1910 et ceux offerts spécifiquement à l’université par d’anciens diplômés et professeurs, ainsi que par des amis » (Lambert 2006 : 39). Théoriquement, la section des livres à l’index ne contient que des ouvrages antérieurs à cette date. S’inscrivant dans la tradition humaniste, cette riche collection à caractère encyclopédique contient aujourd’hui plus de 180 000 volumes dont des incunables canadiens et européens (Dubé 1998 : 212). La section des livres à l’index renferme près d’un millier de documents allant du XIVe jusqu’au début du XXe siècle. Loin d’être écartés ou détruits, ces livres à l’index sont présents sur les rayonnages depuis l’ouverture de la bibliothèque. Ils s’accumulent dans la collection et font figure d’oxymores dans la constitution de cette bibliothèque d’enseignement qui acquiert et conserve côte à côte les « bons » ouvrages indispensables à l’acquisition des connaissances académiques et morales, ainsi que ceux qui sont formellement interdits de lecture.

Lire… ou ne pas lire : peut-on interdire sans laisser de traces ?

11 Au cœur de ce côtoiement paradoxal, il y a une constante, il y a un objet : le livre. Dans sa dimension première, le livre est un objet de culture matérielle, porteur d’un sens, d’une histoire. Le livre à l’index porte en lui-même les marques de l’exclusion et les traces de la censure dès que le jugement ecclésiastique tombe et le condamne. Sous quelles formes se manifeste cette marginalisation ? Quelles marques porte le livre à l’index et comment témoignent-elles de son statut particulier de livre interdit ? Quels rapports à la lecture ces annotations expriment-elles ? Et en premier lieu, il convient de se demander d’où proviennent ces ouvrages. Par la méthode d’observation directe, le livre devient la source principale d’information d’où sont tirées les données le concernant, révélant le rapport à l’objet et les traces physiques que la censure y a laissées.

La collecte des données

12 Dans l’inventaire de ce corpus, seules les monographies ont été considérées. Les brochures et les dépliants mis à l’index (sermons, mandements, feuilles volantes ou circulaires à teneur religieuse) n’ont pas été retenus comme sujets d’étude. Jusqu’à présent, 470 titres représentant 848 ouvrages ont été analysés. Un bordereau a été spécialement conçu pour l’inscription de différentes catégories données : une zone affiche une description bibliographique détaillée ; une autre contient la notation structurée des indices ciblés présents dans chacun des ouvrages ; une autre zone s’attarde aux éléments historiographiques, etc. La méthode d’observation de l’objet procède de l’extérieur vers l’intérieur, soit de la couverture, des contreplats vers le corps du volume (Fig. 1). Les éléments observés sont donc notés dans cet ordre. Les données utilisées aux fins de cet article sont tirées de la section portant sur la description d’éléments physiques relevés dans chacun des ouvrages.

Critères de sélection des éléments colligés

13 L’observation portera ici sur cinq éléments distincts :

  1. Reliure : l’évaluation en pourcentage des ouvrages selon le type de reliures (livre à nu, reliures artisanales ou commerciales). On remarque qu’une part importante des volumes de la bibliothèque est reliée. Qu’en est-il pour les livres à l’Index ?
  2. Cote : l’observation de l’inscription de la cote selon la fréquence de son intitulé, Index ou Enfer : l’utilisation est-elle un simple automatisme ou le choix d’un terme plutôt que l’autre cache-t-il une signification relative au degré de controverse du contenu ?
  3. Indices de provenance : le relevé de signature manuscrite, de dédicace, d’ex-libris, de cachets de libraire ou d’imprimeur, de tampons de bibliothèques qui seront quantifiés et notés.
  4. Inscriptions ou annotations : évaluation de la fréquence et de la teneur du propos dans les annotations manuscrites ; les commentaires, jugements, prises de position contre le texte ou l’auteur ; les annotations en marge, le degré de virulence de certains propos s’il y a lieu, etc. La présence de tous ces rapports à « l’objet livre » sera signalée, les plus significatives seront notées et citées.
  5. Marques de désappropriation : observation de la fréquence de marques de désappropriation. La forme qu’elles prennent sera notée, les plus significatives seront décrites.

Portrait de livres à rayons fermés

14 Ce premier groupe de données recueillies permet d’acquérir une connaissance empirique du corpus de livres à l’index qui, pour la première fois, est analysé comme un ensemble cohérent, à partir duquel il est possible d’établir certaines constances et de brosser un premier portrait des traces laissées par la censure.

1. Reliure

15 Jusqu’au début du XIXe siècle, l’amateur de livres achète un ouvrage « nu » (Fig. 2), c’est-à-dire un livre constitué d’un ensemble des feuillets imprimés cousus en cahiers et recouvert d’une couverture de papier coloré ou marbré (Blasselle 1997 : 123). Il fait ensuite confectionner la reliure qu’il souhaite en fonction de ses goûts, de ses moyens financiers et de l’usage qu’il souhaite faire du livre. Certains relieurs proposaient même à leur clientèle des titres offerts en deux ou trois reliures de prix variables (Fleming 2004 : 115).

16 Cette pratique génère une activité économique destinée à combler les besoins de l’amateur de livres comme ceux des bibliothèques. Les étiquettes de relieurs sont habituellement apposées sur les contreplats de la couverture et leur diversité atteste du travail des ateliers de reliure artisanale (Galarneau 1983 ; 2004 : 86). L’adresse figurant sur le cachet des relieurs révèle la proximité de plusieurs de ces boutiques localisées sur les rues bordant l e p é r i m è t r e d u Séminaire de Québec (rue des Remparts, rue de Laval) (Fig. 3). Sur 470 titres inventoriés à ce jour, 37 portent une identification de libraire, relieur ou relieur-régleur. Le nom de Charles Hianveux revient le plus fréquemment (6), suivi de L.C. Chabot (2), puis de T. Lemieux (1) et de Bossange et Mosel (1), tous de Québec. Un relieur montréalais, James Brown, « a son magasin de livres anglois & françois & de papéterie », et précise qu’il se charge aussi de « relier les vieux livres ». Trois relieurs de Londres s’affichent, ainsi qu’un autre d’Edinburg, mais aucun relieur de France n’a été jusqu’à présent recensé.

Fig. 1 Quelques parties du livre : 1. Dos; 2. Nerfs; 3. Plat recto; 4. Contreplat verso; 5. Contreplat recto; 6. Page de garde; 7. Corps du livre (Source : Boucher, 1970.)

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Fig. 2 À gauche, reliure plein cuir, dos à nerfs apparents ; au premier plan, livre à « nu » recouvert d’un papier marbré. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec.

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Fig. 3 Étiquette de relieur sur le contreplat verso : Chs (Charles) Hianveux, Relieur. No. 4. rue Laval, près des Ramparts, Québec. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec.

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17 On constate en observant les rayonnages de l’Enfer que les livres à l’index sont presque tous reliés. On y trouve peu de livres nus, une quinzaine tout au plus. Vingt-cinq ouvrages possèdent une couverture de parchemin. Une cinquantaine d’ouvrages de 1829 à 1915 sont habillés d’une reliure commerciale nettement identifiée à l’éditeur. La plupart arborent une reliure avec dorure et pages de garde marbrées. Plusieurs revêtent même une reliure soignée et luxueuse, avec signet de soie et tranches dorées. Ce soin témoigne d’un souci de préservation d’un premier propriétaire et indique que les relieurs, à une certaine époque, exerçaient leur art même sur les ouvrages interdits.

2. Inscription de la cote Index ou Enfer

18 Chaque livre de cette section porte systématiquement l’inscription Index, parfois à l’encre, mais le plus souvent écrite à la mine de plomb sur la page titre. On observe fréquemment un rappel du terme sur la page en regard de la page titre ainsi qu’au contreplat verso de la couverture. Plus rarement, on le retrouve écrit à l’encre au dos de la reliure. Sur les 470 titres, 424 portent la mention Index. L’intitulé Enfer, toujours inscrit au plomb, accompagne le terme Index dans 69 ouvrages, toutes époques confondues. Il est utilisé seul dans 33 ouvrages seulement. La pratique locale semble donc avoir largement privilégié le nominatif Index, la désignation Enfer paraissant relever du langage familier. Le corpus des livres à l’index (tous sujets confondus) devient avec cette pratique un ensemble de livres identifiés sous une cote d’appellation spécifique (Fig 4). Cette inscription devient la première marque physique apposée sur le livre désormais marginalisé. Il est ensuite remisé en huis-clos une fois l’ouvrage considéré comme immoral ou à teneur hérétique par les autorités ecclésiastiques et officiellement mis à l’index. « Parfois des livres mis à l’index à une certaine époque pour des raisons d’opportunité en ont été ultérieurement retirés. Le dernier Index librorum prohibitorum, édité en 1930, ne contient guère de suppressions de cette sorte » (Bethléem 1932 : 21). La cote (Index ou Enfer) devient l’indicatif géographique du territoire de l’interdit par lequel il devient possible de reconstituer cet espace.

3. Traces de provenance et d’appartenance : l’ex-libris

19 L’ex-libris n’a rien d’anodin : il représente l’empreinte de possession du propriétaire de l’objet livre, la marque affirmée d’une appropriation, d’une appartenance (Roussel-Beaulieu 2004 : 219). Que ce soit par une signature manuscrite, un sceau ou une étiquette typographique arborant un écusson héraldique, l’ex-libris témoigne d’un statut particulier accordé au livre. Il lui permet de sortir de son anonymat et d’être incorporé avec cette valeur ajoutée – la personnalisation – dans l’espace intime du lecteur, c’est-à-dire parmi les autres volumes de sa bibliothèque. C’est également un acte de revendication sur un ouvrage qui témoigne de l’intérêt, du goût ou simplement de l’esprit de curiosité de son propriétaire.

20 Le livre est un objet matériel au pouvoir identitaire, ce qui signifie qu’il s’insère « dans l’espace social, joue un rôle et transforme éventuellement cet espace » (Martin 2000). Ainsi, il peut être approprié de diverses manières : sur le plan de la représentation de soi par le choix des reliures ; sur le plan de l’esthétisme littéraire et des échanges sociaux entre lecteurs ; et sur le plan intellectuel au niveau des idées, par un dialogue intime avec le texte comme en témoignent les annotations au fil des pages. Enfin, il devient doublement personnel lorsqu’il est identifié par un ex-libris qui s’affiche généralement avec ostentation. La forme la plus courante de ces marques de propriété rencontrées dans les livres de cette section est la signature manuscrite du propriétaire. On la découvre inscrite à l’encre ou (plus rarement) à la mine de plomb (Fig. 5) sur la page de titre ou quelquefois sur la page de garde. Quelques ex-libris typographiques avec étiquette personnalisée ou illustrée d’armoiries se retrouvent sur le contreplat verso du livre.

Fig. 4 Inscription au plomb sur le contreplat verso du livre : Enfer 26 Index. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec.

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Fig. 5 Signature manuscrite : Denis Bruneau, Québec 1810. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec.

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21 Dans l’inventaire analysé, trois cent deux marques de propriété apparaissant sous diverses formes (signature ou ex-libris) attestent d’un premier propriétaire autre que le Séminaire de Québec. Certains comportent la trace de plus d’un propriétaire, ce qui peut laisser présumer que mêmes les ouvrages interdits circulaient et que l’Enfer n’était pas si hermétique. Par exemple, un ouvrage de Nicolas Malebranche, publié anonymement en 1676, De la recherche de la verité, où l’on traitte de la nature de l’esprit de l’homme, & de l’usage qu’il en doit faire pour éviter l’erreur dans les sciences, et mis officiellement à l’Index librorum prohibitorum en 1707, porte le tampon Ex libris de Mgr Gosselin sur la page de titre, ainsi que la signature de St-Onge, ptre, une signature raturée Collet ptre , une note manuscrite illisible avec la date 1728 sur la page de garde et enfin une signature Silvain, non identifiée, sur la dernière page.

22 Certaines inscriptions manuscrites identifient des ouvrages de provenance connue : ainsi, dix-sept livres à l’index portent l’identification de la bibliothèque du Collège des Jésuites de Québec (Fig. 6). Les circonstances de la donation des Jésuites au Séminaire de Québec sont bien documentées (Drolet, 1961 ; Beaulieu, 1972 ; Gallichan 2004). Considérée comme étant la première bibliothèque canadienne et sans doute la plus importante collection à l’époque de la Nouvelle-France, ce fonds a été scindé et disséminé en 1797 pour être distribué auprès d’institutions religieuses, voire vendu. Une importante partie se trouve au Séminaire de Québec, ce qui permet de situer autant la provenance que la date d’entrée de ces ouvrages dans le corpus.

23 La date figurant près de l’inscription correspond à l’année d’inventaire et précise l’ancienneté de la présence de cet ouvrage en Nouvelle-France. On relève également la présence d’ex-libris d’une autre congrégation religieuse, ceux de l’Hôpital-Général de Québec sur cinq ouvrages dont un, Le chrestien interieur, ouvrage publié anonymement en 1663 par Jean de Bernières-Louvigny, porte également l’inscription du Collège des jésuites de Québec et les dates 1721, 1745.

Fig. 6 Ex-libris du Collège des Jésuites : Coll. Queb. Soc. Iesu, avec la date 1720. Une seconde date d’inscription au catalogue, 1745, est inscrite à droite de l’illustration. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec.

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24 Plusieurs signatures portent la mention manuscrite « ptre » (prêtre), et illustrent la coutume des ecclésiastiques d’inscrire à la fois leur nom et leur état civil dans la mention de propriété de leurs ouvrages. Il est possible que ces derniers proviennent de bibliothèques personnelles puisque les prêtres du Séminaire possédaient des objets personnels qui, selon le principe en vigueur de communauté des biens, revenaient à la « masse commune » lors de leur décès (Baillargeon, 1972 : 95).

25 Certains prêtres étaient ainsi connus pour être des bibliophiles à la bibliothèque personnelle bien garnie. Louis-Joseph Papineau raconte dans sa correspondance de 1860 ses boulimies de lecture au temps où il était élève au Petit Séminaire de Québec et qu’il « puisait dans les bibliothèques personnelles de trois prêtres de la maison, les abbés Jérôme Demers, Jean-Baptiste Lahaille et Antoine-Bernardin Robert » (Lebel 1993 : 64). De ces collections personnelles, un seul ouvrage, Controverse pacifique sur les principales questions qui divisent et troublent l’Église gallicane (1802), portant la signature de l’abbé Demers, se trouve dans la section Index.

26 Deux ouvrages, Institutiones theologicae ad usum seminariorum (1694) de Gaspare Juenin et Le bon pasteur (1702) de Jan Opstraet, portent l’ex-libris manuscrit de Mgr Briand (Jean-Olivier Briand, 1715-1794), évêque de Québec (1766-1784), tandis qu’un exemplaire Du contrat social (1762) de Jean-Jacques Rousseau est paraphé de la signature de Mgr d’Esgly (1710-1788). Six ouvrages arborent la vignette de l’Archevêché de Québec et quatre portent aussi la vignette de Mrg Plessis (1763-1825). La présence de ces documents dans la bibliothèque illustre les liens étroits qui ont toujours existés entre le Séminaire et les autorités épiscopales.

Fig. 7 Ex-libris de Sir James Stuart, Chief Justice of Lower Canada. L’illustration héraldique rappelle que Sir James - fils d’un pasteur anglican - fut créé baronnet en 1841. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec.

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Fig. 8 Découpe très nette du nom du propriétaire qui apparaissait en haut de la page de titre et dont un fragment de signature subsiste encore. On remarque sur cet ouvrage l’inscription ENFER encadré de traits parallèles. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec.

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27 Une trentaine d’ex-libris proviennent de propriétaires civils, identifiés d’après la mention d’un titre accompagnant leur nom précisant leur statut social (avocat, médecin, militaire, Madame veuve, etc.). Parmi ceux-ci se trouvent trois ouvrages appartenant à Sir James Stuart (1780-1853), « juge en chef » (1838-1853) du Bas-Canada (« Chief justice of Lower Canada ») (Fig. 7) ; des in-folios soigneusement reliés, Traitez des droits et preuves des libertez de l’église gallicane et Preuves des libertez de l’église gallicane, attribués à Pierre Pithou et mis à l’index en 1640 ; ainsi que la quatrième édition, datant de 1810, de l’Essai historique sur la puissance temporelle des papes, écrit par Pierre Daunou à la demande de Bonaparte. L’ex-libris de Stuart se présente comme une étiquette typographique apposée au contreplat recouvert d’un papier marbré coloré, et illustre la tendance des bibliophiles du XIXe siècle d’utiliser des ex-libris héraldiques, au dessin richement orné, pour identifier les ouvrages de leur collection (Roussel-Beaulieu 2004 : 221). Cette pratique s’étendait, comme en témoigne le cas illustré ici, à tous les ouvrages en leur possession, y compris les livres à l’index.

Fig. 9 Excision faite en milieu de page de titre afin d’« extraire » le nom du précédent propriétaire. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec.

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28 L’étude des provenances indique que, dans le corpus étudié, les propriétaires de ces ouvrages appartenaient à l’élite intellectuelle et sociale de la ville de Québec de l’époque (clercs, juriste, évêque) et, par conséquent, à la classe dominante.

4. Marques de désappropriation

29 Mettre un livre à l’index signifie qu’on le retire de l’espace de lecture et qu’il est interdit aux lecteurs ; cela signifie aussi que le propriétaire est jugé sur la moralité de sa propriété et qu’on lui dénie désormais ce droit de propriété ; et que le livre, comme son auteur, subissent le jugement moral des autorités ecclésiastiques (Fig. 8).

30 Si plusieurs ouvrages de ce corpus conservent toujours les ex-libris identifiant leurs propriétaires, certains ont subi des manipulations visant volontairement à masquer ou carrément à supprimer toute marque d’appartenance et de rendre le livre à son anonymat d’origine. Toute une gamme de procédures orientées dans ce but précis est observable : gribouillage sur la signature ; tache d’encre obscurcissant le nom ; étiquette d’ex-libris grattée ; hachures à gros traits d’encre ; découpe localisée ou déchirure partielle de la page, etc.

31 Derrière tous ces gestes s’exprime une intention nette et volontaire : faire disparaître le nom du propriétaire, rompre le lien entre le livre et le lecteur, isoler l’ouvrage de toute appartenance particulière. Certaines marques de désappropriation deviennent une atteinte directe à l’intégrité de l’objet et entraînent des mutilations visibles sur le livre (Fig. 9 et 10). Il est intéressant à cet égard de faire une analogie avec le corps humain en soulignant la terminologie anthropomorphique de certaines parties du livre : on parlera du dos du volume avec ses nerfs apparents, de la tranche de tête, des plats de la couverture (qui entrent en contact avec les plats de la main du lecteur). L’ensemble des feuillets imprimés cousus en cahiers constituera le corps du volume, etc. Le livre interdit subit donc symboliquement une scarification et une exclusion similaires au sort de certains auteurs qui ont eu à subir des châtiments sévères sous une censure punitive.

Fig. 10 Hachures masquant le nom du propriétaire. On devine « Ex-libris » sans pouvoir déchiffrer davantage le nom sous les traits obliques. Musée de la civilisation, depôt du Séminaire de Québec.

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Fig. 11 (à gauche) Actes d’appropriation et désappropriation côte à côte : le sceau de la bibliothèque du Séminaire de Québec à gauche et le nom du propriétaire rendu illisible sous un gribouillage à droite. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec.

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32 À ces marques de désappropriation s’ajoute une action de réappropriation. L’apposition systématique du sceau « Séminaire de Québec » sur la page de titre en remplacement du nom de l’ancien propriétaire entérine le passage du livre à l’index d’un environnement d’échanges et de circulation à un espace fermé (Fig. 11). Le tampon encré portant le cachet du Séminaire ferme le cycle du parcours de l’objet et scelle le jugement d’interdit. Il vient également confirmer le nom du gardien de la moralité, de la doxa. L’ouvrage comportant des dangers pour la moralité ou prêchant l’hérésie est donc mis sous bonne garde et voit son pouvoir se dissoudre, son influence être neutralisée. Certains livres sont acquis dans cet esprit. Ainsi une note inscrite dans la page de garde de l’ouvrage Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes (1780) de Raynald, annonce que « L’auteur de ce livre est un impie, on peut même prouver par son ouvrage qu’il est athée. Le Séminaire ne l’a acheté que pour le soustraire aux gens du monde qui auraient pu en abuser. Il doit être placé dans la bibliothèque hors la vue et personne sans permission et sans nécessité ne peut le lire sans courir le risque d’en recevoir le scandaleux poison ».

33 L’action de désappropriation des livres présents dans la section Enfer de la bibliothèque du Séminaire de Québec n’est donc pas systématique, puisque plusieurs ouvrages possèdent toujours un ex-libris permettant d’identifier leur premier propriétaire (accompagné, désormais, du sceau du Séminaire). Certains titres ayant visiblement connus un « sort » punitif d’une grande intensité, il sera peut-être possible, lors d’une vérification subséquente dans le processus de cette recherche lorsque sera abordé l’aspect historiographique du livre mis à l’index, d’établir une corrélation entre la réception de l’ouvrage, une mise à l’index locale ou officielle par Rome et le degré d’intensité des actes de désappropriation posés à l’endroit de l’objet livre.

5. Annotations

34 Plusieurs livres à l’index comportent des annotations manuscrites. Ces notes peuvent prendre la forme de commentaires de longueur variable portant sur l’auteur ou encore sur des éléments contenus dans le texte (Fig. 12).

35 Ce dialogue avec le livre à l’index se veut également un moyen de communiquer des impressions ou des opinions aux lecteurs éventuels qui auront la permission de prendre connaissance du contenu du volume. Il paraît important de commenter, de rétorquer, de réfuter des allégations avancées par l’auteur, d’inscrire sur le papier l’idéologie correcte en contrepoint du texte paradoxal, d’en rectifier ainsi le sens pour rétablir la norme. La communication de ces interventions est à ce point importante pour le censeur, qu’il intervient dans la langue du texte afin de parler le même langage que l’auteur dissident. Ainsi, certains textes publiés en latin porteront des annotations manuscrites dans la langue de Cicéron.

Fig. 12 Note manuscrite anonyme contenant un avertissement concernant Pasquier Quesnel, (1634-1719) chef de file du mouvement janséniste ainsi qu’une précision concernant l’édition de cet ouvrage. « Cette version contient les erreurs de Quesnel et on peut dire que c’est la version de Mons un peu retouchée ». Charles Hure, Nouveau Testament (…), 1702. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec.

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Fig. 13 Note manuscrite signée de l’abbé P.J.L. [Philippe-Jean-Louis] Desjardins : Livre abominable. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec.

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36 « La complexité de l’acte de lire n’apparaît pas d’emblée au lecteur d’aujourd’hui, qui a tendance à projeter son propre rapport au livre sur le lecteur d’hier » (Lamonde et Montreuil 2003 : 7). Ainsi les annotations d’un commentateur ne sont pas perçues comme une intrusion dans un rapport intime au livre, tel que nous le vivons et le concevons aujourd’hui, mais bien comme des commentaires publics inscrits pour le bénéfice des autres lecteurs qui pourront également y apporter leur contribution. Des écritures de plusieurs mains différentes sont quelquefois identifiables sur les documents annotés.

37 La teneur de ces interventions ira d’une simple mention résumant le contenu du livre et mesurant toute l’hérésie qu’il contient : ainsi « mauvais livre », voire « livre abominable » (Fig. 13) inscrit sur le contreplat de l’ouvrage ou sur la page de garde annoncent dès l’ouverture du volume la teneur de l’évaluation morale faite sur ces écrits et en avertissent le futur lecteur. Par contre, on découvre de longs préambules précisant dans le détail les circonstances dans lesquelles le volume a été publié. Ainsi, on note pour les ouvrages publiés anonymement un besoin d’identifier clairement l’auteur de l’ouvrage (Fig. 14), ce qui se traduit souvent par une démarche de recherche et l’inscription de certaines références à des ouvrages de bibliophilie (comme celui de Barbier, qui publie dès 1806 son Dictionnaire des auteurs anonymes) faisant autorité dans le domaine.

38 Ces annotations commandent une attitude et une représentation du corps puisque de tels livres constituent en eux-mêmes l’espace de leur lecture (Chartier 1993 : 118). Le censeur, chargé d’interdire aux lecteurs la lecture d’un livre, est lui-même un lecteur ; au verso de la page de titre d’un ouvrage de 1673, Deffense de la discipline qui s’observe dans le diocèse de Sens, figure une note manuscrite : « Ce livre est un peu suspect je n’ay pas eu le tems de l’examiner ». Cette phrase évoque toute la procédure qui se déroulera sous peu : l’environnement pour exécuter minutieusement cette tâche est commandé par la nature « équivoque » du livre lui-même et par celle du « devoir » à accomplir : lecture à plat sur un pupitre ou un bureau ; outils à portée de main (chandelle ou lampe, encrier ou mine de plomb) ; travail dans un lieu propice au sérieux, au silence et à la concentration, permettant de délivrer une sentence finale.

Le livre, objet de censure

39 Dans sa dimension première, le livre est un objet porteur d’une trajectoire, d’un vécu. « Pour le lecteur d’aujourd’hui qui se tourne vers le lecteur d’hier, le livre devient un artefact au même titre que des objets anciens exposés dans un musée » (Lamonde et Montreuil 2003 : 7). Le livre censuré porte les traces de l’exclusion, en commençant par cette première marque, le mot Index que l’on inscrit sur la page de titre sitôt que le jugement tombe. Les données présentées ici, quoique partielles, présentent l’esquisse d’une pratique ambivalente autour d’un même sujet : d’une part, la pratique du lecteur, qui acquiert le livre, le fait relier dans un but de préservation et de représentation dans sa bibliothèque personnelle et le marque d’un indice de propriété en y apposant un ex-libris ; et d’autre part, la pratique du censeur, qui imprime les traces de la censure selon une séquence dorénavant identifiée : en inscrivant une cote indicatrice d’une exclusion systématique (Index) ; en neutralisant les traces des anciens propriétaires de certains ouvrages, quitte à briser l’intégrité des pages par des marques ou des découpures ; en affirmant la réappropriation de l’œuvre par un sceau ecclésiastique.

Fig. 14 Les annotations qu’on retrouve sur cette page titre illustrent la variété des interventions que peut porter le livre à l’index. La cote « index » est écrite sur le contreplat ; deux ex-libris du Séminaire sont présents : un premier plus ancien sous forme manuscrite dont l’encre a bruni, écrit tout en haut de la page-titre Au Seminaire des missions etrangeres de Québec 1758. Le second d’époque moderne est un tampon encré circulaire Bibliothèque S.M.E. Québec. Le nom du propriétaire a été biffé mais demeure lisible. L’auteur de cet ouvrage ayant choisi l’anonymat (« Par un Solitaire »), une note manuscrite rectifie son identité : « Par Monsieur de Bernières-Louvigny ». Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec.

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40 Les annotations qui ornent certaines pages, parfois de plusieurs mains, engagent sur un ton sou-vent véhément le dialogue au sujet d’un propos qui visiblement interpelle et dérange. Ainsi l’ouvrage de Renan, Vie de Jésus (1863), est largement annoté d’une couverture à l’autre. Pour la première fois, un auteur – exégète et érudit en études hébraïques – osait aborder le sujet de l’humanité du Christ, provoquant ainsi une immense controverse, une mise à l’index immédiate (De Bujanda 2002 : 755-757) et… la critique acerbe du censeur de l’époque, inscrite dans l’exemplaire conservé à la bibliothèque du Séminaire de Québec. Près de cent cinquante ans plus tard, Dan Brown, un auteur américain, publie un thriller contemporain présentant une fiction sur la descendance de Jésus et obtient une réception aussi vive… sans toutefois subir de mise à l’index.

41 Un objet s’inscrit dans un contexte social, culturel ou technique tout comme dans une quête de sens symbolique. Ainsi, le fonds des livres à l’index possède sa propre histoire qu’il faut décoder : une longue histoire, en fait, composée d’interdits, de contrefaçons, d’anonymat, de mystère et de fascination. L’archéologie du livre devient une première porte d’accès à cet univers et permet d’écrire une grammaire sémiotique englobant tout le cycle de vie du livre, depuis sa production et ses usages de consommation (Douglas, 1996) jusqu’à son statut ultime d’ouvrage interdit. Ce premier examen nous amènera ensuite à questionner les pratiques et les discours entourant le livre à l’index, et les représentations de pouvoir que supposent ceux-ci, puis enfin à établir un portrait d’ensemble de ce corpus unique qui a renfermé pendant des siècles les peurs et les interdits de la société. C’est ainsi que le livre à l’index est un témoin privilégié de la censure, un artefact qu’on peut lire à livre ouvert

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