Editorial / Éditorial

Gerald Pocius
Editor in Chief

Recouvrer les passés perdus : Comprendre l’idéalisation, la réutilisation, la fragmentation

1 Ce volume de la Revue de la culture matérielle rassemble des articles qui, à partir d’artefacts, nous donnent des aperçus sur diverses questions du passé. Alors que de nombreuses disciplines s’intéressent à la manière dont les objets reflètent les préoccupations des cultures historiques, les approches et les interprétations qu’impliquent cellesci sont souvent tout à fait différentes. Pour recouvrer les passés perdus, les universitaires tirent parti de différentes sources, certaines étant particulières à certains types d’artefacts, d’autres étant spécifiques aux cultures en question. Les recherches sur le passé matériel continuent de se baser sur la recherche comparative, les modifications des desseins originels et les préoccupations idéologiques des utilisateurs.

2 L’article de Meredith Quaile sur les fermières des laiteries de l’Ontario porte sur la dichotomie entre la réalité du travail des femmes à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle dans les fermes de l’Ontario, et les images idéalisées de ces femmes qu’utilisaient les publicitaires pour promouvoir les nouvelles techniques. Bien que les écrits des réformateurs économiques et sociaux apparaissant dans les guides promotionnels et les brochures de conseils puissent parfois être considérés comme des descriptions valables de la vie à la ferme, Quaile dévoile les problèmes inhérents à ces sources. Elle examine soigneusement la manière dont les femmes y étaient représentées, reconnaissant dans ces portraits non seulement une idéalisation, mais également une négation du travail physique des fermières. La réalité des laitières était bien loin des descriptions romantiques utilisées par ceux qui faisaient la promotion des nouveautés.

3 Les contributions de A. J. B. Johnston et Michael Gates abordent toutes deux le thème de la réutilisation des objets. Pendant de nombreuses années, les universitaires se sont penchés sur le phénomène des modifications que subit un objet en traversant le temps. La fonction première qui était à l’origine attribuée à un objet est redéfinie par les utilisateurs suivants au point que la fonction originelle n’ait plus que peu d’importance, voire aucune importance. Johnston se penche sur les raisons pour lesquelles les Acadiens ont modifié les zones de marécages des régions où ils se sont implantés afin de les rendre propres à l’agriculture, et la manière dont ils l’ont fait. Comme dans le roman de William Cronon, Changes in the Land, l’étude de Johnston révèle les différences dans les notions européennes du paysage, contribuant au débat sur l’utilisation des ressources à la manière européenne dans le contexte d’une agriculture amérindienne existante.

4 Michael Gates se penche sur un vaste éventail d’objets découverts au Yukon, en examinant plus spécifiquement les dynamiques de la réutilisation. Il s’agit d’une étude fascinante de la manière dont les habitants de lieux marginaux sur le plan géographique ou économique se tournent vers le recyclage d’objets existants pour répondre aux besoins de la vie quotidienne. Les objets que l’on ne trouve plus utiles dans leurs fonctions originelles sont reconceptualisés et réinterprétés à de nouvelles fins. Gates se base sur les travaux essentiels de Nicolaisen et d’autres pour proposer une étude de la réutilisation des objets dans d’autres contextes culturels.

5 On peut également considérer l’article de Pierrette Lafond comme une étude des réutilisations. Au cours de la longue histoire de l’influence prééminente de l’Église catholique dans la société québécoise, les livres étaient à la fois éclairants et potentiellement subversifs. Les livres eux-mêmes étaient sans cesse lus et relus, mais cet usage est rarement visible dans l’artefact existant. Lafond, cependant, examine les ajouts en marge et les différents addendas que portent les livres — marques mineures qui révèlent des commentaires fondamentaux sur la manière dont ceux qui étaient au pouvoir tentaient de modeler les comportements de ceux qu’ils conseillaient. Cet article représente une importante étude de cas sur les notations éphémères qui peuvent révéler autant que les objets premiers eux-mêmes.

6 L’étude du passé par l’intermédiaire des objets est parfois affectée par des questions méthodologiques auxquelles les chercheurs tentent continuellement de remédier. Les articles de Webb et Becker en constituent deux exemples, chacun étant mis à l’épreuve par les contraintes que représentent l’absence de certitudes. En utilisant les objets pour interpréter le passé, les chercheurs devraient dans l’idéal disposer à la fois d’un vaste éventail d’artefacts à analyser et d’un riche commentaire textuel de la part des observateurs et/ou utilisateurs afin de pouvoir placer les artifacts dans un contexte particulier. Ces deux articles abordent de front le problème qui se pose lorsqu’une de ces sources est absente.

7 Jeff Webb se penche sur le cas de Max Jules Gottschalk, un designer que l’on fit venir à Terre-Neuve et au Labrador pour mettre en oeuvre un programme économique destiné à soutenir l’économie défaillante. Le gouvernement de Terre-Neuve espérait créer à Markland une manufacture de mobilier sur le modèle des expériences scandinaves qui utilisaient les écoles de formation professionnelle pour produire des designs esthétiques et plaisants. Gottschalk devint le conseiller technique de ce projet. Son intention était de créer un nouveau style de mobilier pour la colonie, basé sur les lignes du design moderne. Cependant, il semble qu’il n’existe pas de dessins de ses conceptions ; il est possible que certains objets aient été produits, mais rien n’a été documenté. On ne peut qu’imaginer les meubles qui auraient pu résulter de sa manière d’envisager le design.

8 L’étude de cas de Marshall Becker sur les parures de poignet en wampum se penche sur un type d’ornement particulier qui a très peu fait l’objet de recherches. En examinant les caractéristiques spécifiques des motifs, Becker passe extensivement en revue de nombreux exemples documentés pour parvenir à établir une typologie soigneuse des principales variantes de cette forme culturelle particulière. Plus important, un examen des matériaux utilisés l’amène à commenter la fonction de ces parures et, à partir de là, il est possible de spéculer plus largement sur leur signification culturelle.

9 Enfin, la note de recherche de Nigel Selig, Colin Laroque et Sterling Marsh constitue un exemple de la quintessence de la méthode comparative dans l’étude des objets, la dendrochronologie, qui exige la constitution de bases de données extensives pour pouvoir identifier correctement des échantillons et les dater. De telles techniques sont encore embryonnaires dans la plus grande partie du Canada. Cette recherche montre la voie aux travaux ultérieurs qui utiliseront cet outil méthodologique précis.

10 Ainsi, les articles de ce volume fournissent des exemples de divers éventails de méthodes et d’interprétations pour comprendre le passé à travers le témoignage matériel. Le passé n’est pas seulement constitué de séries d’objets ; plutôt, à travers ces objets, on peut faire la lumière sur des questions telles que la censure, la représentation, la réforme économique, la subsistance quotidienne et l’identité de groupe. Chacune de ces études nous propose un chemin différent pour comprendre des comportements et des idées perdus. L’essentiel de notre travail doit donc tendre à retrouver ces voix perdues en élucidant les préoccupations des gens de différents passés, ainsi qu’à réfléchir à la manière dont leurs préoccupations s’apparentent aux nôtres. Gerald Pocius
Rédacteur en chef

Recovering Lost Pasts: Understanding the Ideal, the Reused, the Fragmentary

11 This volume of Material Culture Review contains essays that provide insight into various issues from the past, all using artifacts. While many disciplines are interested in how objects reflect the concerns of historic cultures, the approaches and interpretations involved are often quite different. To recover lost pasts, scholars avail themselves of different sources, some specific to particular artifact types, others peculiar to the cultures in question. Research on the material past continues to draw on comparative research, modifications from original design intent and ideological concerns of the users.

12 Meredith Quaile’s essay on dairy women in Ontario investigates the dichotomy between the reality of female work on the late 19th and early 20th century Ontario farm, and the idealized depictions of these women used by marketers to promote new technologies. While the writings of economic and social reformers that appeared in sales materials and advice guides are sometimes taken as a valid depiction of farm life, Quaile reveals problems with such sources. She carefully examines how women were portrayed, recognizing that these portrayals were not only idealistic, but that they also negated much of the physical labour performed by farmwomen. The reality of the dairywoman was a far cry from the romantic depictions used by these promoters of new things.

13 The contributions by A. J. B. Johnston and Michael Gates both deal with the theme of how things are reused. For many years, scholars have written about the phenomenon of the modifications of an object as it moves through time. What was originally intended as the primary function of an item gets redefined by future users to the degree that the original function is of little or no importance. Johnston writes about the reasons why and the ways in which Acadians modified the marsh areas of the regions they settled, to turn land into an agricultural commodity. As in William Cronon’s Changes in the Land, Johnston’s study reveals the differences in European notions of landscape, contributing to the debate on European resource use in the context of an existing Native American culture.

14 Michael Gates looks at a wide range of material goods found in the Yukon, specifically examining the dynamics of artifact reuse. His is a fascinating study of how places that are geographically or economically marginal turn to the recycling of existing objects to meet the needs of daily life. Objects no longer thought useful for their original functions are reconceptualized and reinterpreted to serve new purposes. Gates draws on the important work of Nicolaisen and others, and proposes a model to study the reuse of objects in other cultural contexts.

15 Pierrette Lafond’s essay can be considered, as well, a study of things reused. Over the long history of the pervasive influence of the Roman Catholic Church in Quebec society, books were both enlightening and potentially subversive. Books themselves are constantly read and reread, but that use rarely is evident in the existing artifact. Lafond, however, investigates the marginalia and other addenda that books have acquired—minor markings that reveal fundamental commentaries on how those in power attempted to shape the behaviours of those they advised. This essay provides an important case study of how ephemeral notations can reveal as much as the primary objects themselves.

16 The study of the past through objects is sometimes plagued with methodological issues that scholars continually attempt to redress. The essays by Webb and Becker are two such examples, each challenged by evidential constraints. In using objects to interpret the past, scholars would ideally have both a wide range of artifacts to analyze and a rich textual commentary from observers and/or users so as to place the artifacts in a particular context. These two essays face the challenge of one of these sources being lacking.

17 Jeff Webb examines Max Jules Gottschalk, a designer brought to Newfoundland and Labrador to develop an economic program to help the failing economy. The Government of Newfoundland hoped to start a furniture production facility at Markland, modelled on Scandinavian experiments that utilized training schools to produce aesthetically pleasing designs. Gottschalk became the chief advisor to this plan; his vision was to create a new furniture for the colony based on features of modern design. Yet, no drawings of his material visions seem to exist; some items may have been produced but nothing has been documented. One can only imagine the products that might have resulted from his design philosophy.

18 Marshall Becker’s report on Wampum cuffs is a case study of a particular type of adornment that has only been minimally researched. Looking specifically at design characteristics, Becker sifts through an extensive amount of documented examples to arrive at a careful typology of the major variants of this particular cultural form. More importantly, a look at the actual materials used leads him to comment on function and, from there, one can make broader speculations about cultural significance.

19 Finally, the research report by Nigel Selig, Colin Laroque and Sterling Marsh provides an example of the quintessential comparative method in the study of material things. Dendrochronology requires the establishment of extensive comparative databases in order to properly identify and then date samples; such resources are at their infancy in most parts of Canada. This report points the way to further work using this precise methodological tool.

20 The essays in this volume, then, provide examples of the diverse range of methods and interpretations on understanding the past through material evidence. The past is not simply a series of things; rather, through such things light can be shed on issues like censorship, representation, economic reform, daily subsistence and group identity. Each of these studies provides an example of a different path to understanding lost behaviours and ideas. The goal of much of our work, then, is to restore these lost voices by elucidating the concerns of people from different pasts and reflecting on how their concerns relate to our own.Gerald Pocius
Editor in Chief

Reference

Cronon, William. 1983. Changes in the Land. New York: Hill and Wang.